Comme d'habitude, la prof' de français m'a donné un livre à lire. Enfin, là j'exagère un peu (comment ça, comme d'habitude?) Quand je dis "un livre", en réalité il tient sur quelques feuilles polycopiées donc c'est plutôt rapide à lire et les chapitres s’enchaînent vraiment vite tant ils sont courts.

C'est un récit à la première personne : Leïla nous raconte en direct son arrivée en France. Ce choix de narration sous forme de témoignage direct rend l'histoire racontée percutante, intime et nous rapproche dangereusement des émotions évoquées, jusqu'à nous les faire ressentir au plus profond de nous-même.

"Il y a deux jours j'étais en Algérie. J'imaginais que la France était le paradis. La pays des livres qu'on m'avait lus à l'école, Victor Hugo, La Fontaine, la comtesse de Ségur, le pays du Mont-Saint-Michel, de Versailles et de la tour Eiffel que mon instituteur nous avait montrés en cartes postales. Je serrais sur mon cœur le cahier Calligraphe à couverture rose et noire que mon père m'avait rapporté de France, un été, et que j'avais rangé dans une boîte pour ne m'en servir que dans une vraie école, une école de France, je me l'étais juré."

 

Une jeune fille qui vient en France, pour suivre ses parents, mais elle vient avec ses propres rêves, des images plein la tête, des espérances aussi fortes qu'ancrées en elle et une promesse : l'école en France, comme synonyme d'un avenir qui serait meilleur.

Leïla m'a beaucoup touchée, en particulier à travers le rapport qu'elle a avec les livres. Elle voit ses objets, non pas comme de simples pages agglutinées les unes aux autres, mais bien comme des richesses renfermant ses espoirs, ses chances et des merveilles à vivre. Il suffit de suivre son regard et ses pensées lorsqu'elle découvre, pour la première fois, sa salle de classe pour comprendre que l'accès à la connaissance fait battre son cœur plus fort que n'importe quelle richesse matérielle. Cette petite a tout compris !

Et puis après l'arrivée en France, les premiers chocs que Leïla nous raconte, sans cacher ses douleurs, ses larmes et les difficultés de la vie elle nous montre tout de même comment, avec optimisme, avancer encore.

 

"J'étais sûre de moi, pas une faute ! Mon cœur battait tellement vite ! Rachida me dévisageait comme si j'avais insulté quelqu'un. La boulangère a répondu :


- J'y vais t'y l'y dire... T'y tournes à droite, t'y vas traverses lé boulevard, t'y vas l'y trouver !

Elle imitait mon accent à merveille. Elle a éclaté de rire. J'ai eu envie de pleurer. "

 

La confrontation brutale entre les idéaux rêvés, entre la volonté d'une petite fille de mettre en avant, avec fierté sa maîtrise du français et la réalité brute, la bêtise humaine et l'arrogance mêlée de racisme dans une époque troublée par la fin de la guerre d'Algérie. L'ascenseur émotionnel de Leïla m'a bouleversée à ce moment-là. Cette scène-ci m'a vraiment stoppée nette. Elle résonne forcément en chacun de nous. Nous avons tous vécu des instants semblables à celui-ci. Des moments où, plein de fierté, nous allions présenter le fruit de notre travail, de notre investissement parfois émotionnel et en l'espace de quelques secondes, la situation se renversait brutalement et la réaction n'était pas celle prévue. Lorsque nous avions mis nos tripes et notre cœur dans une action ou dans quelques phrases et qu'en retour, nous nous prenions moqueries et mépris en pleine face, avec une réelle violence. Rien n'est comparable avec cette sensation et ces blessures qui marquent l'âme bien plus durement que certains coups physiques. Et pourtant, Leïla, aussi blessée soit-elle, va puiser dans son optimisme pour se relever, et avec fierté, continuer.

Le personnage de la mère de Leïla, que l'on suit aussi, tel un fantôme, en fond de l'histoire familiale, est aussi extrêmement révélateur des bouleversements des migrations. Entre les chocs culturels et religieux, elle permet d'observer une migration parfois plus subie que choisie, l'enfermement et la mise à l'écart dans une société que l'on ne comprend pas (tant au niveau de la culture que de la langue) : la peine est double, voire triple. Et cette ombre, au fond du logement, errant sur la famille, ne vivant plus réellement, dont on observe l'évolution en filigrane, est touchante à l'extrême, tout en pudeur et par petites touches. Comme quoi, la question de l'identité, des sentiments d'appartenance se pose pour tous, à différentes échelles, que se soit pour les enfants ou leurs parents.

"Le soir du déménagement, mon père a dit : "tu dois apprendre le français à ta mère."

Rien que ça ! Je fais faire ses devoirs à Bahia, je passe une partie de mes nuits à écrire les miens, je remplis les papiers de la maison, de l'école, et en plus je dois m'occuper de ma mère, qui est analphabète pour ne rien arranger !"

 

Car un enfant n'est plus tellement un enfant dans ce genre de situation. Il est bien plus. Il n'est plus l'insouciance et la candeur lorsqu'il doit remplir les papiers administratifs, faire les comptes ou gérer les problèmes de ses parents. Il n'est plus l'être en apprentissage de responsabilisation lorsqu'il prend lui-même en charge la bonne tenue des devoirs des petits frères et sœurs et lorsqu'en plus, son propre avenir doit être assuré par lui-même et lui seul. Dans ce cas, l'enfant est plus que cela. Il est l'espoir de tout sa famille. Il est le bien le plus précieux pour la bonne marche du présent, mais aussi le meilleur investissement pour l'avenir. Et pourtant, que cette charge est lourde à porter pour lui ou elle. Autant d'inquiétudes pour un enfant, l'inquiétude pour lui-même, l'inquiétude pour les siens, l'inquiétude pour que la vie continue et s'améliore. Que j'admire ces enfants qui, sans avoir le choix, doivent porter toutes ces responsabilités, le font avec honnêteté et savent aussi, accepter l'aide extérieure pour ne pas sombrer parfois, devant ces charges qui ne sont pas faites pour leurs épaules.

"Le mlême, c'est le sentiment bizarre de flotter entre deux endroits, d'avoir deux cœurs, ou bien un cœur coupé en deux, un morceau en France, l'autre en Algérie."

 

J'adore ce nouveau mot, et j'adore l'idée de créer son propre langage. Il démontre à la fois l'inventivité, la créativité de Leïla, mais aussi la nécessité pour elle de créer de nouvelles expressions pour définir son identité entrain d 'évoluer. Ses sentiments d'appartenance se complexifient: elle n'a pas envie de rejeter ses attaches algériennes mais ressent tout de même de l'attirance pour son nouveau pays qu'est la France et prend conscience de la complexité de ses sentiments. L'évolution de ce mot là, dont le sens va, petit à petit, se pacifier malgré quelques crises et questionnements, s'apaiser pour acquérir un sens plein de richesse à la fin de l'histoire.

Leïla nous montre le chemin pour traverser les épreuves de la vie et faire, soi-même, avancer les choses en essayant de voir le positif de chaque situation. Ou du moins, de ne pas se laisser couler lors des moments de désespoir. Ne pas se laisser plomber par la bêtise, la méchanceté et les préjugés des autres. Tirer le meilleur même de ce qui peut sembler terrifiant, intimidant, inaccessible, pour être plus forte et se construire un bel avenir, plein de bonheurs.

Je me suis dis : « J'ai de la chance d'avoir deux pays aussi magnifiques. » Le mlême, c'est devenu une aubaine.

Mme P.