Etait-il important de faire rentrer ce type d'écriture né dans le travail même du plateau au programme du Bac Théâtre ?
Joël Pommerat est aujourd’hui l’une des figures majeures de la création théâtrale contemporaine. Dans les deux voies majeures de son travail dramatique (réécritures de conte et pièces traitant directement des grandes questions sociales et humaines), il excelle et rencontre déjà un large public. Revendiquant son appartenance à la génération des «écrivains de plateau», ces auteurs de théâtre nés du travail de troupe, chez lesquels l’écriture se nourrit des propositions de l’acteur, refondues au creuset d’une sensibilité singulière qui les alimente à son tour, il pose à l’histoire du théâtre, et notamment à la distinction auteur / metteur en scène, un certain nombre de questions essentielles. Si Pommerat ne fait pas l’objet d’une monographie dans la série que Bruno Tackels a publiée sous le titre Les Ecrivains de plateau, le phénomène, dans son ampleur, concerne bel et bien l’auteur des Marchands ou deMa Chambre froide : l’enjeu est bien de sortir de la dualité auteur / metteur en scène qui a traversé le théâtre du XXe siècle. Un engagement esthétique et dramaturgique de cette importance ne peut que se recommander à l’attention de jeunes étudiants de série littéraire ayant opté pour la spécialité «Théâtre».
Chez Pommerat, le travail de l’écriture se nourrit donc au plus près des réalités du plateau, et d’abord de la performance des acteurs. Il travaille avec les mêmes acteurs depuis de nombreuses années et écrit souvent à partir d’eux, de leurs improvisations sur scène. Son écriture faussement simple est ciselée, soutenue par le souffle de l’acteur qui va la porter. L’arrivée d’acteurs extérieurs au noyau originel (les acteurs belges) coïncide avec une orientation de son écriture vers une veine plus comique dans un ensemble toujours aussi poétique et profond. La distribution des rôles dans Cendrillon conduit les cinq acteurs de la Compagnie Louis Brouillard à se répartir neuf personnages : la même actrice, Noémie Carcaud, est ainsi à la fois sœur de Cendrillon et sa bonne fée ; l’autre sœur est interprétée par Caroline Donnelly, qui joue aussi le jeune prince… Un seul interprète masculin, Alfredo Canavate, incarne tour à tour le père de Cendrillon et le roi. D’un rôle à l’autre, la transformation produite par le costume ou le maquillage ne cherche pas l’illusion totale, mais laisse percevoir le retour, sous une autre identité, de l’acteur ou de l’actrice déjà vus dans un premier emploi. Sans conclure à un «brechtisme» de Pommerat, on ne peut que constater qu’un double plaisir simultané est ici offert, celui de la fable et celui de son interprétation. Plaisir qui, pour user de termes freudiens, relève plus du processus secondaire, que du processus primaire lié à l’identification non critique aux «bons» et «beaux» protagonistes du drame.
Dans cet artisanat du spectacle qui ne craint pas de se donner à voir, il faut naturellement relever la grande leçon de lumières et de scénographie signée Eric Soyer, et le parti optimal tiré de la profondeur de plateau dans un jeu virtuose, pourtant jamais gratuit, d’apparitions, de disparitions, et de trouble des plans qui fait une des caractéristiques majeures de la dramaturgie de Pommerat. Loin d’être oubliée dans cette histoire, la magie du conte ici y est confiée à la puissance d’illusion, optique et onirique qui sommeille en chaque spectateur et que la dramaturgie de Pommerat sert magnifiquement.
Un conte a servi de support à Joël Pommerat pour la réécriture d'un texte qui lui est désormais propre. En quoi cette dimension de réécriture vous semble-t-elle conférer un intérêt pédagogique à cette oeuvre ?
Reconnaissables dès les premières secondes pour l’univers poétique dont elles sont tissées, mêlant intimement le clair-obscur des rêves à l’accusation, au sens plastique du terme, des rapports économiques entre individus, les fables de Pommerat empruntent en effet parfois leur inspiration au fond anthropologique des contes, ce qui a valu à leur auteur trois retentissants succès dans cette veine : Le Petit Chaperon rouge, Pinocchio d’après Carlo Collodi, et Cendrillon.
Avec Cendrillon, l’occasion va donc être offerte aux élèves de Terminale de vérifier que la connaissance préalable d’une histoire qu’ils connaissent, ou croient connaître, n’épuise en vérité pas la connaissance de l’œuvre. Que l’œuvre, en l’occurrence théâtrale, se définit moins par «ce qu’elle raconte» (ainsi que l’accoutumance à une certaine réception télévisuelle tendrait à en convaincre les jeunes spectateurs) que par le chemin qu’elle prend pour y parvenir. Question non seulement de «forme», mais de poétique : c’est ici l’occasion, pour une classe de Terminale, de mesurer le chemin parcouru depuis la lecture des contes menée en 6e sept ans plus tôt. La Cendrillon de Pommerat est une réécriture actuelle d’un fonds mythique et millénaire, dont Perrault et les frères Grimm sont les collecteurs et non les inventeurs. Les élèves de Terminale L, ayant étudié en classe de première l’objet d’étude spécifique à la série L : «Les réécritures», approfondiront donc cette démarche, en lien avec la philosophie. Ils pourront mesurer dans l’œuvre de Pommerat le ressort important de l’interprétation psychanalytique (la «très jeune fille» s’inflige une servitude volontaire liée à un secret sentiment de trahison, et la rencontre qu’elle fait du «très jeune prince» met en coïncidence deux poignantes souffrances autant qu’elle vérifie le «coup de foudre» attendu). Ils pourront à cette occasion découvrir l’analyse «classique» que font Bettelheim et d’autres du rôle cathartique du conte chez l’enfant. Mais ils pourront tout autant prendre plaisir à l’identification des ressorts du burlesque parodique chez plus d’un personnage (la belle-mère ou la fée, notamment). Le tout dans une perspective anthropologique, lourde de questions humaines majeures, qui permet de dépasser la simple perception «anecdotique» du conte, sans pour autant réfuter le plaisir de ce premier degré.
Par ailleurs, le passage du conte au théâtre exige une transposition générique stimulante, et le savoir-faire dramaturgique d’un auteur habile à créer la surprise et l’attente au sein d’une histoire réputée connue fera aussi admirablement entrer les élèves dans le laboratoire scénaristique du monteur de spectacles.
Pourquoi Cendrillon plutôt qu’une autre œuvre de Pommerat ?
Avant-dernière création de l’artiste et troisième pièce de Pommerat reprenant les éléments d’un conte, Cendrillon présente de nombreux intérêts dans le cadre de l’option théâtre-expression dramatique de Terminale. Pour le travail pratique, la pièce se compose de nombreux tableaux pour 2, 3, 4 ou 5 élèves, lesquels présentent une véritable unité (rencontre de Sandra avec sa marraine, conversation père-belle-mère, scènes de famille avec les sœurs, rencontre avec le prince, etc). Ces «saynètes» permettent aux élèves de questionner la notion incontournable des enjeux de la scène qu’ils travaillent (rapports variés des personnages entre eux : complicité, confrontation, culpabilité, naissance de l’attirance et le choix de leur traitement ; registre subtilement comique et grave tout à la fois ; lien au public), de mettre en branle leur imaginaire scénique (quelle scénographie pour l’espace de l’étrange maison aux hautes vitres, la cave). L’écriture faussement simple, jubilatoire par sa drôlerie constante et la gravité qui affleure, amène les élèves à chercher un endroit juste pour le jeu qui évite les écueils de l’approche psychologique. Elle implique une recherche fine dans l’intime qui doit s’articuler aux ressorts comiques du dialogue et des situations. Par ailleurs, les choix de traitement de la narratrice qui intervient régulièrement dans la pièce peuvent être divers et riches et invitent à se pencher sur cette figure du narrateur-présentateur omniprésente dans l’œuvre de Pommerat. Enfin, comme toute réécriture digne de ce nom, cette pièce pose, par le détour du conte, des questions très actuelles (la place dans la famille recomposée, la hantise du vieillissement du corps, la «people-isation») liées à des thèmes universels (le deuil, la différence, l’isolement, la relation de couple, l’amour). À ce titre, la pièce est exemplaire et essentielle pour les jeunes gens en construction que sont nos terminales.
La richesse de Cendrillon permet en outre une variété de sujets d’imagination (le sujet type I du baccalauréat théâtre) : traitement de Cendrillon, de la belle-mère, des sœurs, de la fée ; choix d’une scénographie qui prenne en compte de manière pertinente les différents espaces de la fiction ; plaquette de spectacle avec note d’intention qui montrerait, notamment, que les élèves ont compris l’intérêt de la réécriture. Quant aux sujets d’analyse de spectacles (type II), ils entreraient dans le cadre du nouveau texte du B.O. et se fonderaient sur la mise en scène de Pommerat lui-même. Le fait que la pièce soit récente permettra sans doute à de nombreux lycéens de la voir jouer, si ce n’est déjà fait. À défaut, ils pourront voir la captation vidéo.
L’inscription de Cendrillon au programme, ce choix singulier, n’exclut pas cependant de s’intéresser au travail de Pommerat. Il serait judicieux que les élèves puissent lire, voir les autres contes de Pommerat (Le Petit chaperon rouge, Pinocchio) et quelques pièces majeures (Les Marchands, Cercles/Fictions, Je tremble I et II) pour goûter la richesse de son œuvre dramatique et percevoir aussi les récurrences thématiques (les relations parents-enfants ; le travail et son sens). Le dramaturge a une palette infinie de situations dramatiques pour le même thème et la mise en relation des pièces sous cet angle est assez passionnante.
Plus techniquement, comment s'opère le choix d’un tel programme ?
C’est l’inspection générale qui a la responsabilité du choix. Evidemment, il ne s’agit pas de mes goûts personnels. Il faut d’abord tenir compte du programme dans sa globalité. Les élèves pendant leur année de Terminale ont trois œuvres au programme, une du répertoire classique, une œuvre liée à une question de dramaturgie et une œuvre contemporaine. Il s ‘agissait, à la rentrée 2013, de remplacer l’Acte inconnu de Valère Novarina qui est resté trois années au programme (le programme se renouvelle par tiers chaque année). Les élèves étudient actuellement deux pièces de Feydeau (Un fil à la patte et On purge bébé) et Hamlet, de Shakespeare, en lien avec une question : «énigmes du texte, réponses de la scène». Une petite commission travaille avec moi à mûrir le choix, je rencontre en outre beaucoup de professeurs, j’essaie d’entendre leur souhait et de décider, in fine, de l’œuvre qui aura pour les élèves le plus d’intérêt. Certes, à la différence d’un texte classique, ce texte ne dispose pas de mises en scène variées, sur la comparaison desquelles travailler. Mais c’est nécessairement le prix à payer pour pouvoir inscrire de temps à autre au programme de Terminale des créations très contemporaines, ce qui me paraît très nécessaire. Bien sûr, et c’est une chance, les élèves auront vu et connaîtront le travail de Pommerat. Il ne faudra certes pas que les élèves se contentent de reproduire mécaniquement ce qu’ils ont vu ; même si «marcher dans les pas des acteurs confirmés», pour reprendre une expression d’Ariane Mnouchkine, est une possibilité, tout le travail consistera à trouver des cheminements singuliers pour y parvenir.
Le choix de Cendrillon était quasi fait au sein de l'œuvre de Pommerat. Pour l’anecdote, je me suis cependant offert le luxe d’interroger Joël Pommerat lui-même, qui connaît d’ailleurs bien les options théâtre, et lui demander laquelle de ses œuvres il verrait bien qu’on propose aux élèves. Sa propre réflexion l’a conduit à me proposer lui-même Cendrillon et mon choix à ce moment-là s’en est donc trouvé définitivement confirmé.
J’espère que nous faisons un cadeau aux élèves. De fait, spectacle appelé sans doute à rester l’une des réussites artistiques majeures de son créateur, Cendrillon est une œuvre scénique capable de porter à un haut degré de maturité chez nos élèves les trois grands types de compétences travaillées en classe de spécialité Théâtre : compétences culturelles, pratiques et techniques. Issu certes de l’univers des contes, c’est un spectacle cependant très «adulte», si l’on entend par là un spectacle qui donne à goûter, mais aussi à comprendre des questions humaines profondes très actuelles ainsi que les moyens littéraires, philosophiques et dramaturgiques par lesquels une œuvre s’élabore sur un plateau.
Et il ne s’agira pas pour le futur bachelier de tourner le dos à l’enfance ou de lui solder son compte, mais de nouer un vrai dialogue avec elle par la médiation de l’art. Un mythe, s’il est vivant, se décline à tous les âges.