Comme molière en Son tempS le fit avec plaute, philippe Adrien et Jean-louis Bauer réécrivent molière: un Malade imaginaire pour notre époque, celle d’une pharmacie du profit et d’une médecine de l’anticipation.
Pourquoi avoir choisi d’ainsi réécrire Molière ?
Philippe Adrien: Argan est un hypocondriaque. à notre époque, la situation d’un tempérament pareil a beaucoup évolué. Au temps de molière, la médecine n’était qu’un amalgame de diagnostics erronés et de faux remèdes. Aujourd’hui tout «malade imaginaire» se voit à la tête d’une pharmacopée pléthorique et de protocoles de soins complexes à défaut d’être toujours efficaces. à cela s’ajoutent les ressources d’internet pour toutes informations, diagnostics et traitements. Voilà qui change la donne ! Adapter Le Malade, j’y songeais depuis longtemps, Jean-louis Bauer aussi ; nous nous sommes rencontrés et entre autres envies, ce projet de réécriture s’est imposé. il nous correspond bien. le fonds moliéresque nous permet de conjuguer nos singularités et qualités respectives tout en partageant avec l’auteur de l’original le même goût du jeu. C’est avec enthousiasme et beaucoup de plaisir que nous avons mis en scène cette folie du genre humain qu’internet ne fait jamais qu’amplifier.
Que devient Argan dans La Grande Nouvelle ?
Ph. Adrien: Chez molière, c’est un bourgeois; chez nous,
il fricote avec la finance et l’industrie pharmaceutique. la
manière, le ton sont venus tout seuls, modernes certes, mais
sur un fond hérité du 19e ; notre époque est abordée de façon
provocante, parfois même farcesque, sur le mode d’une satire
délirante. il y a des rapports de structure avec Le Malade
mais pas une ligne de molière ni, du reste, une quelconque
reprise de tel ou tel moment précis. nous gardons, sinon les
personnages, au moins des éléments qui feront percevoir les
nôtres comme cousins des siens. les souvenirs que nous avons
tous de la pièce originale produisent autre chose. Ce qui se
passe chez molière est à chaque instant cohérent avec le 17e
siècle ; il nous fallait constituer une correspondance similaire
avec le 21e siècle. Ainsi, les deux Diafoirus sont devenus Hippolyte Dupont de la roche et son fils thomas, des financiers qui viennent proposer à Argan un plan d’investissement sur de nouveaux produits pharmaceutiques et des gadgets à usage diagnostique. C’est une constante des pièces de molière: mettre en scène la folie et l’aveuglement d’une figure centrale en proie à une passion qui exclut tout le reste. Argan, seul personnage de notre pièce à porter le même nom que dans Le Malade, en constitue bien le foyer, mais tout se passe comme si son égocentrisme et son avidité étaient aussi bien le fait du temps que de sa nature : obsédé, comme l’original, par la mort et la maladie, notre Argan est aussi persuadé qu’« une nouvelle jeunesse commence à soixante ans ». Son entourage n’a qu’à bien se tenir; la moindre allusion à son âge et au déclin qui risque de s’ensuivre le rend fou. et puis, bien sûr, nous avons repris, en les déclinant, certains morceaux de bravoure, comme la scène du poumon qui devient ici la scène de la prostate !
Quel est le rire que vous voulez faire naître ?
Ph. Adrien : notre position est critique de l’époque, mais tant qu’on peut en rire... Depuis trois ans que nous travaillons sur ce projet sont apparues différentes nouveautés, entre autres la banalisation des examens génomiques : le moindre péquin peut aujourd’hui passer commande de son séquençage. par ailleurs, les biotechnologies et nanotechnologies permettent d’envisager que la maladie soit traitée avant même son surgissement. Comme l’annonce un transhumaniste californien qu’Argan croise sur le net: «la mort de la mort a commencé » et ce, grâce à la modification - à loisir - du corps humain. Folie? Grotesque? le rire attendu ou souhaité frôle le sarcasme. J’ai toujours eu le rêve d’un théâtre dont l’aspect de catharsis opère dans l’immédiat, provoquant des réactions brutales, viscérales. il faut pour cela ne pas craindre de courir le risque de la trivialité. la pièce de molière est scatologique, méchante, effrayante : comment atteindre cette liberté à notre époque où l’on peut, semble-t-il, tout dire et peut-être même tout faire ?
propos recueillis par Catherine robert