Voyons ce qui caractérise, entre autres, le genre théâtral : l’existence dans le corps du texte de pauses, d’absence de parole, d’un « sous-texte », lesquels peuvent donner prise à un commentaire fécond. Plus que dans le roman et dans la poésie, c’est dans les « absences » du texte, dans ce que les personnages ne disent pas, dans la présence de personnage muets, dans les pauses, temps ou suspens de la parole que le sens d’une scène ou d’un tableau peut apparaître. La singularité de l’explication littéraire d’un extrait de pièce réside en ce qu’elle sollicite une interprétation de ce que l’auteur n’a pas écrit, ne l’ayant pas fait dire à ses personnages. L’en- deçà et l’au-delà du discours s’invitent donc dans l’exercice herméneutique du genre. 

- Spectacle de Bob Wilson Le regard du sourd, 4 heures de tableaux silencieux, en 1971 fait événement : http://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00415/le-regard-du-sourd-de-robert-wilson.html

- « Il faut que le mot passe afin que la phrase existe, il faut que le son s’éteigne afin que le sens demeure. » Paul Claudel

- "les pauses sont fondamentales dans le théâtre de Tchekhov : elles ne doivent pas faire résonner le silence intérieur des personnages, ce ne sont pas des silences de gêne ou de non-dits, mais ce sont les silences du monde. Quand ça s’arrête, il faudrait que ça renvoie aux grands espaces et au grand silence." Alain Françon, 2010

- entretien avec Joël Pommerat sur son spectacle Les Marchands (2006), pièce sans dialogue avec une seule narratrice.http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Les-Marchands/entretiens/

- Jacques Lecoq et le silence : 

Le silence donne vie à des regards jamais vus, à des gestes pas encore osés.

Tout est prêt, pour qu'un bras qui se lève ait un sens, nous attendions cela dans le silence de l'attente qui donne à l'acte qui s'ensuit toute sa valeur; ainsi la parole est attendue comme nécessaire à la rencontre.

Le silence éloigne aussi avec lui‑même des adieux qui n'ont jamais eu lieu.

Dans une solitude qui se ferme et se clôt, dans un silence qui se termine...

C'est à partir du silence que naît la qualité du geste et de la parole. C'est dans ce creuset que se préparent les élans et les pulsions qui organisent, dans l'espace du dedans, des rythmes en urgence d'émergence : Va‑t‑il parler ? Va‑t‑il agir ? Il s'est levé, il a marché, il s'est retourné, il m'a regardé juste un instant, cet instant suffisant pour comprendre, et il a continué son chemin.

Le silence est chargé de qualités très différentes suivant qu'il commence ou termine une action, un acte, une parole. L'urgence d'une action qui nous mobilise entièrement requiert un silence favorable à cette action.

L'action oblige. Un alpiniste qui escalade une paroi n'éprouve pas le besoin de parler. Une petite action routinière qui ne nécessite pas une grande concentration, mais un genre d'automatisme, peut proposer la parole pour faciliter l'acte même et pour qu'il ne soit pas accompli avec ennui. Les vieilles parlent en tricotant et surtout pas de ce qu'elles font.

Le silence du départ s'apparente à la concentration qui doit favoriser l'action qui s'ensuivra. Le stade s'est tu : l'athlète immobile, concentré sur lui‑même, va tenter le record du monde du saut en hauteur, cela dans un silence étonnant. Silence, action, réaction. Les ovations éclatent, le vainqueur a passé la barre de la victoire.

Le silence se cache toujours au fond, là où il faut le chercher si on veut le trouver.

Il n'y a pas de conflit entre la parole et le silence, le silence offre à la parole sa qualité. Un discours qui se passerait de la qualité du silence ne serait que verbiage. On aurait le désir de dire : « Assez ! Tais‑toi ! ta parole ne tient plus le silence nécessaire où elle prend sa véritable valeur. »

Jacques Lecoq, Le théâtre du geste, 1987