"DE L’ENSEMBLE DES PIÈCES de Tchekhov, on pourrait dire que le personnage principal est sinon la maison du moins la maisonnée : « Rappelez-vous, écrivait Tchekhov à Meyerhold, que de nos jours presque tout homme, même le plus sain, n’éprouve nulle part une irritation aussi vive qu’à la maison, dans sa propre famille, car la dysharmonie entre le passé et le pré- sent est d’abord ressentie dans la famille. C’est une irritation chronique, sans emphase, sans attaques convulsives, une irritation que ne remarquent pas les visiteurs, mais qui pèse de tout son poids au premier chef sur les per- sonnes les plus proches – la mère, la femme –, c’est une irritation pour ainsi dire intime, familiale. »
Plus ces personnages provinciaux parlent de quitter la maison et de partir pour Moscou, pour Paris, pour l’Amérique, moins ils nous paraissent croire à cet espace extérieur qu’ils appellent de leurs vœux. Chacun, pourrait reprendre à son compte le leitmotiv radoteur militaire des Trois Sœurs : « Nous n’existons pas, rien n’existe dans ce monde »... Et si le monde est ainsi réduit à des limbes, c’est qu’il est devenu, par cancérisation autour de la maison, entièrement domestique : « Le monde va à sa perte, dit un personnage d’Oncle Vania, non pas à cause des incendies, mais à cause de la haine, de l’inimitié, de toutes ces petites histoires sordides. »
Plus encore que le paradis perdu ou l’enfer, la maison tchékhovienne évoque le purgatoire. Un séjour d’attente indéfinie dans lequel la vie quotidienne serait rongée par la distraction et le divertissement au sens pascalien (sur ce point, Tchekhov annonce Beckett et Thomas Bernhard). L’étendue qui isole la maison du monde ne se mesure pas en kilomètres – ou en verstes – mais en années, voire en siècles. Sur le mode millénariste, la maisonnée attend une délivrance, une Rédemption, des temps heureux – généralement pour « dans deux ou trois siècles » ! – et ne fait ainsi que confirmer son incurable apathie. André, dans Les Trois Sœurs : « Le présent est dégoûtant, mais quand je pense à l’avenir, comme tout devient merveilleux ! On se sent léger, on se sent au large et on voit au loin luire une lumière... Je vois la liberté, je nous vois, mes enfants et moi, libérés de l’oisiveté, de la limonade, de l’oie aux choux, du sommeil après dîner, de la basse fainéantise... »
A l’opposé des personnages d’Ibsen, ceux de Tchekhov sont moins captifs du passé que d’un futur en trompe-l’œil dont ils entretiennent l’illusion et qui les incite à une permanente conduite de mauvaise foi."
Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes, Actes Sud, 1989.