l'aventure

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

le temps vécu

Fil des billets

27 novembre 2013

introduction au temps vécu

« [Le temps :] ce mot, quand nous le prononçons, nous en avons, à coup sûr, l’intelligence et de même quand nous l’entendons prononcer par d’autres. Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore » : par cette remarque célèbre, Saint Augustin, initiateur au IVème siècle du basculement d’une appréhension du temps objectif, nombre du mouvement, mesure de l’instant, passage des choses hors de moi, comme dans la Physique d’Aristote, dans les Principes de la philosophie de Descartes et dans la physique mécanique classique ( Newton) jusqu’à la théorie de la relativité d’Einstein, vers une perception intérieure de la durée, vécue par et dans l’âme, la conscience affectée par le passage du temps et donc temporalisée, ne dénonce pas seulement l’inadéquation du langage conceptuel au temps, en soi peut-être inexistant et d’une nature aporétique pour la raison. Le théologien de la distensio animi, dilatation en même temps que scission de la conscience, pointe l’une des causes des contradictions flagrantes de l’interrogation humaine sur le temps : si la chose dont on me parle quand on me parle du temps m’est familière, de sorte que j’en ai une sûre intuition, c’est que je ne fais pas qu’observer la chose. Si je ne parviens pas à ressaisir, à savoir intellectuellement, à connaître rationnellement l’exacte nature du temps, c’est qu’il ne s’agit pas d’un attribut extérieur à l’existence, mais qu’il lui est consubstantiel. La temporalité[1] ne saurait être extraite de la conscience qu’elle définit. La temporalité épouse la subjectivité et, pour une part, la finitude. Pour l’homme, l’unité du temps n’est pas à l’extérieur de lui. Elle n’est possible que par la conscience, comprise comme flux et non réduite à l’intellection d’une idée de temps. On ne peut donc pas objectiver le temps pour l’abstraire de l’expérience humaine, car il n’y a pas de temps en dehors de la conscience du temps. Il n’y a pas de perception du temps sans la conscience, il n’y a pas d’expérience sans le temps. S’intéresser au « temps vécu », c’est donc moins s’interroger sur l’être et la nature du temps en soi, énigme de la pensée, que sur le rapport que l’homme entretient dans son existence au temps, moins objectif que subjectif, moins pensé comme mesurable de l’extérieur, à l’aune d’une mesure transcendante au passage du temps et qui seule aurait le surplomb nécessaire pour en appréhender la logique comme une abstraction intelligible, hors mouvement, donc hors durée, que perçu, physiquement éprouvé, vécu par des existants qui l’expérimentent parce que, vivant non seulement dans le temps, mais vivant le temps, ils sont affectés par le passage ressenti d’un temps immanent, qu’ils affectent eux-mêmes en le (re)créant.

En effet nous sommes des êtres dans le temps : avant les jours de notre vie, il y avait des jours ; après, il y en aura encore. Notre temps fait partie de la condition humaine, avec laquelle il se confond, parce que notre existence individuelle n’est pas nécessaire : elle doit finir un jour. Le temps de notre existence nous est compté[2]. Notre vie se déploie entre deux limites temporelles : l'heure de notre naissance[3] et celle de notre mort[4]. Dans l’intervalle entre ces deux instants, qui prouvent, selon la formule de Merleau-Ponty, que « je ne suis pas l’auteur du temps » et que « ce n’est pas moi qui prends l’initiative de la temporalisation », je fais l’expérience- 2ème raison pour laquelle le temps fait partie intégrante de la condition humaine - du changement, mode d’expression de l’altération du monde et du moi par le passage irréversible du temps : les personnages de Mrs Dalloway semblent très concernés par le vieillissement[5]. Le temps se manifeste donc prioritairement en nous, non pas comme un concept, un objet construit, élaboré, choisi, mais comme une réalité, expérimentée par rapport à nous-mêmes, dans notre existence, sur le mode de la multiplicité et de la transitivité. Or l’un des corollaires de cette loi de succession des instants, des événements, des âges de la vie, d’autant + discontinus que les formes que prend pour nous le temps sont multiples[6] : temps biologique, temps historique[7], temps social et opératoire des montres et des horloges, que la vie instaurant dans le temps une discontinuité, il n’y aurait pas « le » temps, mais « des » temps, de soi incommensurables : le temps du monde, objectif, extérieur au sujet, linéaire, homogène, discontinu, mesurable et soumis à une loi de succession, ce qui induit des rapports de causalité proches du déterminisme, et dont le récit chronologique par un narrateur omniscient serait la forme littéraire privilégiée; le temps de l’âme, de la conscience, du sujet, qui ne vit pas le temps comme une succession d’instants homogènes et discontinus, mais qui a la double capacité, par la distensio animi  présidant à la dilatation du temps dans la conscience et du moi dans le temps comme par la subjectivisation du temps affectif, de donner de l’épaisseur et de la valeur non + quantitative, mais qualitative au temps, ce qu’expriment sur le plan de la narratologie les effets d’arythmie produits par le découplage du temps de l’action et du temps de la narration, le bouleversement, voire le brouillage da la chronologie des événements dans une fiction privilégiant récit rétrospectif à la 1ère personne ou les va-et-vient entre temps de l’histoire et plongées dans la conscience, dans la mémoire des personnages à travers la polyfocalisation du flux de conscience.

Moderne – les 3 œuvres au programme sont écrites et publiées à 70 ans de distance, entre 1853, au lendemain de l’échec de la révolution de 1848, qui sonne le glas d’un romantisme marqué au coin des illusions perdues, et 1923, au lendemain de la 1ère guerre mondiale qui a marqué à la fois l’apogée et le début de la décadence de l’empire britannique en pleine mutation, mais au moment aussi où Joyce vient de publier Ulysse, en passant par 1886, en plein scientisme néo-kantien et en plein associationnisme-, la question du temps vécu soulève d’abord le problème de l’articulation du temps objectif, étroitement corrélé à l’espace et mesurable, et du temps subjectif, dont l’unité n’est rendue possible que par la conscience, comprise comme flux et non réduite à l’intellection d’une idée du temps. Alors que le temps de l’expérience est, dans le principe kantien du classement des phénomènes selon la succession et la simultanéité, une « forme » a priori de la sensibilité, forme du sens interne qui renvoie à la sensibilité externe et à la détermination de l’objet, forme de la constitution de l’objet entièrement relative à l’extérieur, l’expérience du temps vécu ne renvoie + au temps comme repère par rapport auquel situer les événements, comme cadre ou processus objectif que le sujet percevrait de l’extérieur ou dont il prendrait seulement conscience. Avec l’expérience indépassable et irréductible que le sujet fait d’un temps qui ne se confond pas avec la mesure et l’utilisation du temps, nous avons affaire à « cette forme de temporalité qui est propre à la vie de la conscience, au temps comme structure de la vie égologique », pour reprendre les termes de François Chenet. Nous retracerons dans un 1er temps les étapes et les motifs du passage d’une approche objective du temps spatialisé et mesuré à une approche phénoménologique du temps de la conscience.

Ce temps de l’ego est susceptible lui-même d’une triple approche, selon qu’on met l’accent sur la manière dont la conscience vit le temps, sur la dimension affective du temps vécu ou sur l’aspect accompli du participe passé « temps vécu ».

La 1ère approche, phénoménologique, s’attachera à montrer que si l’homme est l’être qui est toujours en devenir pour autant qu’il se temporalise et se fait l’être qui instaure le temps, c’est que le « la sensation de succession est irréductible à une succession de sensations », comme le dit Husserl dans ses Leçons pour une conscience intime du temps, de 20 ans postérieures à l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson. La conscience ne vit pas le temps comme une succession d’instants discontinus, mais comme une durée mouvante, durante, qui refuse d’évincer le problème du passage à l’intérieur de la durée et de rabattre le présent sur l’instant, défini comme limite, partant jamais présent. Pour les tenants d’une phénoménologie, dont Augustin est le lointain initiateur avec sa théorie du triple présent autorisée par la distensio animi et parmi lesquels on peut compter Bergson, même si son concept de durée pure diffère un peu de la durée vécue dans le champ de présence incluant un double horizon de rétention et de protention, qui fait l’étoffe de la vie de la conscience dans la phénoménologie de Husserl, le temps n’est pas perçu comme temps présent du monde, mais comme temps durant , comme flux non-sécable de la conscience. Pour qu’il y ait durée perçue, temps vécu, il faut qu’il y ait dans la perception tout à la fois du présent et du passé, un avant et un après qui soient tenus dans la même impression, un déroulement de type vocal qui tienne ensemble et à proximité un passé, un présent et un futur. Au triple présent de l’attention, du souvenir et de l’attente, par quoi Augustin réfutait la thèse de l’inexistence du temps en tissant un continuum entre le présent et les deux « eksates » du temps que sont le passé et le futur, font pendant la conception husserlienne d’un moment de présence, incluant son double horizon de rétention, souvenir primaire -à distinguer du ressouvenir par quoi le passé s’objective) et propriété du temps vécu en vertu de laquelle ce qui a été vécu reste enveloppé dans le champ de présence, et de protention, horizon d’avenir inclus dans le présent d’une conscience tendue vers ce qui est à venir, et le concept bergsonien de durée, multiplicité hétérogène et mille feuilles temporel procédant de la confusion et de l’interpénétration des états de conscience et des strates temporelles constitutives du moi profond.

« Le temps voyage à diverses allures selon différentes personnes. Je vais vous dire avec qui le temps va l’amble, avec qui le Temps trotte, avec qui le Temps galope, et avec qui il reste immobile », écrit Shakespeare dans Comme il vous plaira (III,3). L’approche psychologique du temps vécu sera attentive aux variations de l’expérience humaine du temps, qui n’affecte pas de la même manière les individus. L’expérience du temps vécu diffère en fonction non seulement de la personnalité, du  caractère, de l’humeur ou de la représentation idéologique du temps à laquelle les personnes adhèrent, consciemment ou inconsciemment, explicitement ou implicitement. La qualité, l’intensité du temps vécu varie aussi en fonction des âges de la vie, de l’émotion, voire de la passion qui colore la manière dont le temps affecte le sujet dans l’instant ou dans la durée. Elastique, le temps vécu se contracte ou se dilate en fonction de la valeur que le ° d’intensité confère au vécu des états de conscience.

Enfin l’articulation de la mémoire et de l’oubli, au cœur de l’enquête sur l’identité (narrative), fera l’objet d’une approche psychologique et narratologique du temps vécu, entendu non + comme temps perçu, senti, mais, selon la valeur d’aspect accompli du participe passé, comme temps révolu, ayant été vécu par l’homme qui se souvient, laisse affleurer le souvenir à sa conscience, le retient le revit, le rêve, ou le recompose, selon le rapport qu’il a au passé, la valeur qu’il lui accorde et les modalités de l’écriture du souvenir. Ces trois points feront l’objet de la 2ème partie de cette introduction, qui se terminera par une première approche des rapports entre le temps vécu et l’art.

En effet, si le temps, réalité rationnelle, est une énigme pour la pensée logique et rationnelle, c’est aussi que les catégories du langage, conceptuel comme usuel, sont, par leur caractère impersonnel et figé, inadéquates à l’expression du temps vécu. Celui-ci trouve son expression la + fine et la + approchée dans l’art, notamment la musique et la littérature, sous les deux espèces de la poésie et du récit.

 

 

 

I-                    Du temps objectif au temps subjectif 

I-1 L’articulation de l’espace et du temps

Complémentaires[8] quoique asymétriques[9], l’espace et le temps, formes a priori de la sensibilité pour Kant, sont corrélés pour le sens commun et indissociables pour la physique. Ils sont du reste étroitement intriqués dans l’imaginaire nostalgique de Nerval comme dans le flux de conscience qui préside au récit de la journée que les personnages du roman de Virginia Woolf : Mrs Dalloway, passent à Londres. Révolution épistémologique, l’analyse critique de l’illusion qui préside à la spatialisation du temps conduit en revanche Bergson à découpler le temps de l’espace pour purifier les concepts de mouvement et de durée de toute contamination par des mixtes d’espace et de temps.

Le 1er titre projeté par Nerval était Souvenirs du Valois. Ce titre soulignait d’entrée de jeu l’intrication de l’espace et du temps, historique et individuel, vécu et recomposé, dans le récit rétrospectif de souvenirs d’enfance et de jeunesse comme de voyage qui sous-tend l’imaginaire nervalien du temps vécu. En effet, les signes spatiaux étant systématiquement accompagnés d’indicateurs temporels, l’espace nervalien n’existe pas en dehors du temps vécu, lequel temps vécu ne s’incarne que dans l’espace, produit d’une géographie subjective et d’une polarisation des lieux. Polarisée en même temps que temporalisée et historicisée, la géographie intime du narrateur repose sur une opposition, romantique, entre Paris, la ville, capitale du temps vécu par une « génération perdue », et le Valois, espace-temps de l’enfance, mais aussi de l’Histoire, quasi sacralisée par la médiation d’un imaginaire historique et artistique.

[Polarités ] La capitale est associée, dans le 1er chapitre de la nouvelle, à un temps historique et collectif dévalué ainsi qu’à une expérience douloureuse d’amour impossible pour une actrice quasi divinisée, La capitale est donc le lieu négatif de la dilapidation du temps et de l’argent dans le temps perdu de la jeunesse, au lendemain de l’échec de la révolution de 1830. Ce temps est celui de la morne solitude dans une époque déceptive, de l’impuissance du narrateur à désacraliser le mythe de l’actrice comme à échapper à la confusion de deux figures féminines reliées par la magie artificielle du clair-obscur théâtral, mais relevant d’espaces temps radicalement différents. L’analyse rétrospective de la juxtaposition du récit de la « soirée perdue » (I), et du souvenir de la 1ère rencontre d’ »Adrienne » (II) nous apprend qu’Aurélie, l’actrice adulée dans le temps de la jeunesse, n’est que le fantôme d’Adrienne, l’aristocrate toujours déjà interdite, puisque sociologiquement inatteignable, rencontrée dans l’enfance, promise par sa famille à l’Eglise et de surcroît toujours déjà morte, et surgie d’un imaginaire historique , personnel et littéraire : celui des rois de France, de la Renaissance et des chansons de toile médiévale. Pour fuir cet espace temps et cet amour destructeurs, le «petit parisien » retourne, d’abord par le souvenir, puis physiquement, dans le Valois où, enfant et adolescent il passait des vacances d’abord régulières, puis + intermittentes.

 Or dans ce Valois de l’enfance et de l’adolescence se mêlent aux souvenirs personnels des images empruntées à l’Histoire, à la peinture et à la littérature. Cela contribue à sacraliser des lieux d’exception, templa où le narrateur voudrait célébrer le culte du passé en transformant le voyage en pèlerinage et en demandant successivement à Sylvie et à Aurélie de le libérer du poids du passé en l’embaumant.

[Le motif du voyage] Dès le chapitre III, la saisie du temps est donc inséparable d’une mise en mouvement effective du sujet à travers le motif du voyage : le sujet se met en mouvement dans l’espace pour franchir la frontière invisible qui le sépare du passé qu’il espère retrouver intact (p. 24,44).

Mais la poésie des ruines (p.32) et le pragmatisme de la petite paysanne, de dentelière, (avatar de la figure archétypale de la Parque) devenue « gantière » (figure liée à la « mécanique ») et qui « phrase » en chantant des opéras, comme l’actrice qui refuse de s’identifier au fantôme d’Adrienne viennent rappeler au narrateur le principe de réalité présidant à l’irréversible course du temps qui passe, temps transitif et linéaire du changement par quoi on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.

A partir du moment où le temps du voyage en voiture, voyage de quelques heures, jalonné de plongées dans le temps des souvenirs recomposés par le narrateur (IV à VII), rejoint le temps vécu par le jeune adulte désireux de voir le passé recouvrir le présent et polariser l’avenir (VII à XIII), un retournement axiologique s’opère et l’expérience du changement nourrit la mélancolie du narrateur : le cadre idyllique du Valois de l’enfance n’est +, car le pays, lieu des mutations sociales, économiques, affectives est métamorphosé par la modernité (relire notamment le ch X). L’expérience, déceptive, du retour sur les lieux idéalisés, transfigurés, de l’enfance, atteste de la temporalisation de l’espace, en devenir : la chambre de Sylvie ayant changé, le narrateur n’y retrouve par exemple rien du passé. Sylvie elle-même a changé : devenue gantière, la fileuse a lu Walter Scott, « phrase » quand elle chante et songe aux réalités matérielles. Dégradé, le Valois industrieux s’est dépoétisé à mesure que l’industrie s’y implantait, consacrant le caractère intempestif du protagoniste, guéri des « chimères » de la jeunesse par l’expérience des « illusions perdues », ce dont témoigne l’ironie du narrateur « 20 ans après », mais demeuré dans la « tour d’ivoire » des poètes et partant condamné à n’agir que pour créer un récit empreint certes d’ironie (en cela on peut lire Sylvie comme un roman d’apprentissage), mais aussi de mélancolie et de nostalgie.

 

Le va-et-vient entre l’espace-temps des 24 heures vécues à Londres par les personnages, dont le lecteur suit les déambulations dans la capitale d’un empire britannique en pleine mutation, entre tradition et modernité, apogée et déclin de la civilisation, explosion de vie et stigmates de la Grande Guerre, et les « grottes » du souvenir convoqué par le flux de conscience des personnages et souvent relatif à des ailleurs, fait aussi de l’espace-temps de Mrs Dalloway un espace-temps historicisé et temporalisé. Mais alors que la nostalgie et l’ironie romantique accordent le primat au passé recomposé sur le présent dévalué et à l’expérience de la désillusion sur la jouissance de l’instant, la conjugaison de la satire sociale, de l’ouverture de l’espace-temps londonien sur des espaces du souvenir construits comme des fantômes ressurgissant d’un passé collectif ou individuel et du primat accordé à l’ouverture des  consciences capables de faire l’épreuve de l’immersion dans la chair sensible et temporelle du monde sur les schémas préconstruits et réifiés des partisans de la Mesure, impose une approche à la fois narratologique, phénoménologique et idéologique.

Dans ce roman londonien à la topographie si précise que l’éditeur a cru nécessaire d’ajouter un plan du « Londres de Mrs Dalloway », la ville est plus qu’un cadre ou un décor : un personnage qui participe à la perception du temps et de ses changements, entre monuments mortifères et hiératiques, immobilisation symbolique d’un ordre ancien triomphant et modernité des flux de véhicules et de marchandises[10]. La victoire alliée sur l’Allemagne ayant refoulé les traumatismes de la guerre et confirmé l’Angleterre dans sa cécité relative aux signes avant-coureurs de la faillite de l’empire britannique et de la civilisation, la consolidation de l’ordre ancien se lit par exemple dans le raidissement des passants, gens de bien ou gens du menu peuple, « cloué[s) sur place » par la « présence immortelle » de la royauté, symbolisée au début du roman par le passage de la limousine aux stores fermés, frappée du motif de l’arbre ancestral, symbole d’un ordre dynastique qui échoue à aller de l’avant, oublieux du monde qui l’entoure[11]. En faisant de Londres l’un des protagonistes de son roman, V Woolf se dote d’un réservoir allégorique auquel elle puise pour faire le portrait d’une Angleterre somptueuse et funèbre, à la charpente aussi lugubrement macabre que celle de l’âme humaine. L’architecture du centre historique de Londres dans lequel se déroule une grande partie du roman est certes grandiose, mais elle est aussi hantée par la mort[12]. L’Angleterre des cénotaphes et des « effigies de pierre » de l’abbaye de Westminster (p.238), des statues (celle de Victoria, impératrice des Indes et mère nourricière, p.83 et 216) et des « héros de bronze » (p.84 et 127) est porteuse de mort, comme si « la vie avait été enfouie sous un pavage de monuments et de gerbes et transformée, à force de discipline, en un cadavre raide » (p.127). Le culte des morts et le devoir de mémoire, instrumentalisés par un ordre aveugle, sont ici dévoilés pour ce qu’ils sont : un ordre, qui met en gloire le sacrifice pour mieux occulter sa sinistre réalité : à force de déni l’ordre a composé un « regard de marbre », comparable à celui des effigies noires de Whitehall (p.127). Les légendes gravées sur le socle des statues peuvent bien vanter « le devoir, la gratitude, la fidélité, l’amour de l’Angleterre », cet ordre monumentalisé est déjà d’un autre âge[13]. La civilisation si chère à Peter se révèle brutalement porteuse de mort lorsque, à la vue de l’ambulance emportant le corps de Septimus vers l’hôpital, Peter se félicite béatement : « oui, c’est l’un des triomphes de la civilisation » (p.261). Le blanc typographique séparant les deux séquences du suicide de Septimus et des rêveries de Peter symbolise le hiatus séparant les deux Angleterre qui cohabitent sans se comprendre ni même se voir : la chimère de l’Angleterre ancestrale et l’extase d’une modernité trompeuse.

 La symbolique des scènes étant réversible, la modernité londonienne laisse aussi sourdre une énergie ambigüe, rétive aux lois marmoréennes de l’héritage. Roman de l’immobilité hiératique, Mrs Dalloway est aussi un roman de la vélocité moderne, du flot incessant des voitures et des omnibus, de la communion de tous les regards dans la contemplation de l’avion publicitaire, ce qui nous rappelle que l’Angleterre de l’après-guerre doit désormais faire place à une énergie mécanique. L’ »extase » dans laquelle est plongée la foule des badauds vient alors symboliquement supplanter celles dans laquelle le passage de la voiture officielle l’avait un temps figée et l’avion, archétype de la modernité, se fait le héraut d’un futur dominé par le mouvement et la vitesse, qui force le présent à se réinventer. Partout, dans le roman, des silhouettes fugaces sautent dans des autobus ou des taxis, se pressent pour vaquer à leurs occupations, impulsent un mouvement à l’unisson du mouvement intérieur des émotions et des souvenirs : le « flux et le reflux » des camions en route pour Covent Garden, des taxis et des voitures particulières se fait la métaphore du flux de conscience, du courant psychique qui sous-tend le texte et l’emporte en un continuum ininterrompu, Virginia Woolf prenant par ailleurs la mesure du séisme ontologique imposé par l’avènement de la société de consommation, à travers l’image de l’avion, qui fait surgir la société marchande moderne, la mention du  monde de la « réclame » (p.86), des « hommes sandwiches » (p.63), des grands magasins à l’opulence éblouissante, temples labyrinthiques dans lesquels Mme Kilman finit par se perdre, « tanguant des malles-cabines pour les Indes, […] des denrées périssables ou biens durables, médicaments, fleurs, papeterie » (p.237).

Pour vibrionnant et véloce que soit le Londres moderne dont Peter Walsh découvre les changements après 5 ans d’absence en Inde, il est aussi un monde de reflets sans substance, de marchandises pris dans le vertige des apparences , un univers factice dans lequel les choses révèlent moins la coïncidence de l’identité et du monde matériel que la puissance délétère à laquelle elles participent : pour Septimus, à qui revient la charge de porter la contradiction au cœur de l’autosatisfaction collective, le spectacle de la capitale est funèbre : les quartiers résidentiels qu’il traverse en quittant Regent’s Park lui paraissent exsangues, désertés par la vie, recouverts comme d’un  linceul » (p.171). La guerre a mis un terme aux rêves de promotion régulée et brisé le « buste de Cérés en plâtre », creusant un « trou dans mes massifs de géraniums «  de l’intérieur bourgeois de Mr Brewer (p.173-174). Le mouvement incessant de la nouvelle mécanique du monde n’empêche pas l’ordre patriarcal, moribond, de triompher : Maisie Johnson est saisie par la spectralité minérale et moribonde de Londres, traversée par la mort p.93. Les charmes de la modernité sont donc trompeurs, qui semblent augurer d’un avenir technologique livré à la circulation et au mouvement. Tout au long du roman, la mort le dispute donc à la vie, dans un monde de pierre et de cendres encore soumis à la férule d’un passé que la guerre a conforté dans son autorité mortifère.

L’approche narratologique sera attentive à la manière dont les espaces du souvenir font irruption dans le Londres du temps vécu par les personnages dont on suite le flux de conscience. Ces espaces peuvent être exotiques : l’Italie fait contrepoint à Londres, ville inconnue et terne pour Lucrezia qui garde la nostalgie de son pays natal ; l’Inde est objet de désir et de dégoût pour Peter, qui vient de la quitter et à laquelle il ne cesse de penser. Il s’agit surtout du lieu de l’enfance et de la rupture de Peter et de Clarissa : Bourton. Dès l’incipit, Clarissa superpose dans le geste d’ouverture la plongée dans l’espace-temps d’une matinée de printemps londonienne, en juin 1922, et le souvenir des plongées antérieures dans l’espace-temps matériel de Bourton.

Cet incipit attestant par ailleurs de l’ouverture de la conscience de Clarissa sur le monde et sur autrui, l’approche phénoménologique de l’espace-temps vécu par la conscience « intentionnelle » des personnages sera attentive aux « moments de vie » où, immergée, plongée dans le monde, jetée vers ce qui n’est pas elle et partant bouleversée, la conscience fait l’épreuve sensible de la chair du monde, « contemporaine de tous les temps », devient à elle-même temps et, laissant la puissance du surgissement du souvenir vivant, présent, intensifier la vie, la jouissance de l’instant vécu, fait tout à la fois l’expérience du tissu sensitif et temporel de l’existence et l’expérience, chorale, de la matière monde qui nous unit à l’autre pour « faire monde » au sens d’unité : « Cela avait été sa perte – cette sensibilité – […] J’ai en moi quelque chose […] En partie à cause de cela, de ce secret, absolu, inviolable, la vie lui était toujours apparue comme un jardin inconnu, plein de coins et de recoins, et de surprises, oui. Des moments comme cela, où tout se rassemble , c’était à vous couper le souffle […]». Parce que la conscience est tissu, elle ressent la présence au monde et la présence des autres sous forme d’une totalité capable de communiquer : « elle se sentait partout présente » (p.264), dit Peter de Clarissa, comme si sa conscience était dilatée dans le monde. La sensibilité immanente, une odeur, un air de musique, le souvenir d’une conversation ou d’une promenade, suffisent pour nous relier dans l’immense épaisseur de la conscience unifiée, comme lorsque Clarissa regarde par la fenêtre la vieille femme d’en face et qu’elle la sent « comme si elle était attachée à ce son, à ce cordon » (p.229). Ce qui unit les personnages, c’est qu’ils se sentent tous reliés à quelque chose, peu importe à quoi et à qui : « la voiture n’était + là, mais elle avait laissé une légère ondulation, qui se propagea à travers les magasins […]. Pendant 30 secondes, toutes les têtes restèrent tournées dans la même direction. […] il s’était passé quelque chose. Quelque chose de si ténu, dans certains cas, qu’aucun instrument de mesure, fût-il capable d’enregistrer un séisme en Chine, n’aurait pu en recueillir les vibrations ; d’une plénitude impressionnante, pourtant, et suscitant une émotion collective […] Le passage d’une automobile avait effleuré quelque chose de très profond » (p.81). Dans la perception sensible, il n’en va pas que de ma conscience, mais du tissu total du monde dans lequel je suis plongé, qui me met en « vibration », en lien avec les autres consciences, me permettant d’atteindre une « plénitude ». C’est vers cette plénitude de la sensation que tend le roman, la pleine saveur de l’existence qui passe par la primeur de l’espace-temps vécu. Ce qui compte moralement, sensiblement, existentiellement, c’est ce qui est vécu, traversé et intensifié par l’expérience du temps : ce qui vaut est vécu et la vie telle qu’en elle-même et non les images dont se repaissent ceux qui s’écartent de la plénitude de la vie pour choisir la mort (p.278).

 

C’est le souci de penser l’essence de ce temps vécu en le purifiant de ce qui, en lui, n’est pas strictement temporel, qui conduit Bergson à découpler le temps de l’espace pour en proposer une définition, non + objective et monumentale, mais subjective et intérieure. Pour ce faire, et en rupture épistémologique tant avec la Physique d’Aristote, qu’il connaît bien pour avoir composé, parallèlement à sa thèse en français, L’Essai sur les données immédiates de la conscience, une thèse d’habilitation complémentaire en latin sur l’espace dans la philosophie d’Aristote, qu’avec le rationalisme néokantien, alors prédominant dans l’Université française… et dans son jury de thèse, le jeune Bergson, dont la philosophie de la durée naît d’une réflexion sur les lacunes de la représentation scientifique du temps associé aux mouvements du monde, entreprend, dans toute la 1ère partie du chapitre II de son Essai, de déconstruire notre manière ordinaire de considérer le temps en montrant combien elle est empreinte de représentations et de concepts issus des mathématiques, de la physique et de la psychophysique associationnistes, qui détemporalisent le temps en le spatialisant[14].

L’espace dont parle Bergson ne doit pas se confondre avec les lieux, les paysages, les villes, les espaces, dont les personnages des fictions de Nerval ou de V Woolf ou nous-même pouvons faire l’expérience sensible, comme l’atteste l’exemple de la projection d’une part de nous-même dans les lieux que nous habitons, p.105-106. Dans l’Essai, l’espace, forme a priori, qui précède et organise  l’expérience, et non pas donnée immédiate de la conscience, est une construction, une « conception » produite par notre intelligence et qui requiert sa médiation en nous permettant d’ »opérer des distinctions tranchées, de compter, d’abstraire, et peut-être de parler ». « Forme de notre intelligence, qui nous permet de penser l’extériorité et de vivre dans le monde », l’espace ainsi conçu est « un élément transcendantal qui organise notre expérience du monde physique et social, rendant possible nos représentations des choses et notre communication par le langage » (Giulia Oskian, chapitre consacré à Bergson dans le 3 en 1 Atlande, p.133). Cet espace a deux caractéristiques: c’est un « milieu vide homogène », partant qualitativement neutre, et infiniment divisible, donc discontinu. Ces deux caractéristiques expliquent que pour Bergson, mesurer le temps en le mathématisant pour en faire, avec Aristote et les physiciens, « le nombre du mouvement », revient à le manquer en le spatialisant : « le temps, entendu au sens d’un milieu où l’on distingue et l’on compte, n’est que de l’espace ». Or si, pour Bergson comme pour la physique mécanique, le temps est lié au mouvement, la durée de ce mouvement, seul paramètre purement temporel de cet acte, ne saurait se mesurer à l’aune de ce qui demeure un calcul de simultanéités, négation même de la durée. « Annoncer qu’un phénomène se produira au bout d’un temps t, c’est dire que la conscience notera d’ici là un nombre t de simultanéités d’un certain genre ». Or « on ne fait pas du mouvement avec des immobilités, ni du temps avec de l’espace ». Pour résoudre l’aporie d’un des paradoxes de Zénon d’Elée : le paradoxe d’Achille et de la tortue, p.75-77,Bergson ne recourt donc pas au calcul infinitésimal, incapable à ses yeux de rendre compte de la continuité en cessant de penser l’intervalle comme espace infiniment divisible. Il aborde le problème du mouvement, donc du temps, avec d’autres instruments que la mathématisation, spatialisante : « processus psychique et par suite inétendu », le mouvement est acte, dont la sensation « n’a de réalité que dans notre conscience » : « il suffira […] de penser à ce qu’on éprouve en apercevant tout à coup une étoile filante, dans ce mouvement d’une extrême rapidité, la dissociation s’opère d’elle-même entre l’espace parcouru, qui nous apparaît sous forme d’une ligne de feu, et la sensation absolument indivisible de mouvement ou de mobilité ». « La révolution épistémologique bergsonienne consiste donc à affirmer que l’expérience de la continuité, du mouvement, du temps, puisqu’elle est une donnée immédiate de la conscience, précède la raison et la représentation spatiale. C’est une intuition immédiate qui « nous montre le mouvement dans la durée, et la durée en dehors de l’espace » (ibid, p.141). La recherche épistémologique de Bergson aboutit ainsi à la définition d’une nouvelle modalité de pensée : la pensée en durée, qui fait du temps, incommensurable, non une donnée du monde, mais l’essence de la conscience. Il faut donc purifier notre idée du temps pour la déprendre des contagions spatiales et de l’idée du nombre.

 

I-2 Temps et mesure

Que mesure-t-on quand on mesure le temps ? Peut-on vraiment définir objectivement le temps vécu comme une grandeur mesurable ?

 

La mesure mathématique et physique du temps par les horloges est et a été successivement : mesure des intervalles constants entre des récurrences de phénomènes cosmiques ; mesure de la vitesse constante d’un phénomène qui se déroule de manière uniforme ; mesure de la répétition isochrone d’un mouvement pendulaire ou de la vibration d’un atome de césium. Ces calculs sont le résultat pratique d’un long processus collectif, d’une synergie issue de l’observation de + en + fine du mouvement des astres, du perfectionnement croissant des mesures mathématiques, du déchiffrement des réalités physiques et du travail collectif des sociétés humaines. Le résultat est que nous vivons tous les jours dans une temporalité divisée en unités et en parties, dont la valeur nous paraît objective en ce qu’elle s’impose à nous comme un donné avec lequel nous devons compter, sur lequel nous devons nous régler pour vivre et pour agir. En effet le temps-du-monde est, dans l’analyse qu’en propose Heidegger, un temps opératoire avec lequel le sujet en proie au Souci et aux prises avec le monde doit compter. Quand le narrateur décide de reprendre pied dans la réalité en rejoignant Sylvie, pour rompre l’enchantement des Heures divines par exemple, lui qui n’a pas de montre parce qu’il a vécu jusque-là dans un monde où rien ne change et où le temps n’existe pas, s’interroge : « quelle heure est-il ? ». Il doit faire avec le temps incompressible du voyage entre Paris et Loisy. Dans le roman de Virginia Woolf, dont le titre initial était Les Heures, les heures, les demi-heures et les quarts d’heure ne cessent de sonner l’heure officielle au cadran des horloges monumentales de Londres : Big Ben et les cloches de l’église Saint-Margaret ne scandent pas seulement le déroulement chronologique de la journée où se passe le temps de l’histoire de Mrs Dalloway. Figures de l’Autorité dans ce pays de la « mesure », incarnée par le psychiatre qui tarifie le temps consacré à chacun de ses patients, ces coups de l’horloge rappellent les individus à leurs obligations sociales : responsabilités du député Richard Dalloway, qui ne peut s’attarder pour prendre le temps de dire son amour à sa femme Clarissa (p.219) ; souci qu’éprouve Lucrezia d’être ponctuelle au rendez-vous chez le dr Bradshaw (p.185) ; sentiment d’ incongruité provoqué par la visite surprise de Peter, le matin où Clarissa donne sa réception ou par l’annonce du suicide de Septimus au moment où la réception bat son plein. Aussi ce temps des horloges, temps monumental dont le temps chronologique n’est que l’expression audible, selon l’analyse que Paul Ricoeur en propose dans les pages qu’il consacre au roman de V Woolf, dans le 2ème volume de Tems et récit, n’est-il pas un temps neutre, mais un temps qui entre en concordance avec l’idéologie de la mesure incarnée par ces figures de l’autorité et du pouvoir que sont les médecins qui tourmentent l’infortuné Septimus, perdu dans ses pensées suicidaires, au point de la pousser à la mort : « Mesure, divine mesure, déesse à laquelle Sir William sacrifiait » (p.196). C’est le sens de la mesure, de la proportion qui inscrit la vie professionnelle et mondaine de cette sommité médicale, rehaussée par l’anoblissement, dans le temps monumental. Le temps des horloges, le temps de l’histoire monumentale et le temps des figures de l’Autorité vont donc de pair dans ce roman où « la Mesure a une sœur moins souriante, + terrible » et qui « se nomme Intolérance » (Conversion).

 

Dans un passage central du chapitre consacré par Bergson à la « multiplicité des états de conscience et à l’idée de durée », p.67-71, Bergson retrace la genèse de cette habitude que nous avons de trahir et d’occulter la perception immédiate de la « vraie durée, et avec elle la vérité de notre dynamisme interne, en projetant sur l’illusion de la mesure de la durée un mixte susceptible d’ adapter notre perception de nous-mêmes aux exigences de la société et de soustraire nos sentiments au flux, en les isolant les uns des autres pour répondre aux exigences d’ordre pratique. Pour montrer que le temps des horloges n’est qu’un concept abâtardi de l’espace, Bergson commence par démontrer que, quand on croit mesurer du temps en suivant le mouvement des aiguilles censées indiquer l’écoulement du temps, c’est toujours de l’espace qu’on mesure. En effet,  pour le mesurer, nous faisons appel à un mobile qui parcourt un espace donné : aiguille de la montre, rotation de la terre sur elle-même, rotation de la terre autour du soleil. Or quand nous lisons l’heure, ce ne sont que les positions de aiguilles sur le cadran que nous observons, jamais le mouvement lui-même ; nous n’enregistrons en somme que des coïncidences, nous ne procédons qu’au repérage de simultanéités ; la mesure du temps est ramenée à l’enregistrement de deux simultanéités ; l’intervalle nous échappe, que notre intelligence reconstruit. La notion d’un temps homogène est donc une création de l’esprit. Mais il y a + que cela : la périodicité isochrone du mouvement suppose, pour pouvoir prétendre s’y régler, une expérience et une conscience intime du temps qui passe : comment puis-je, sans mémoire, assurer que la simultanéité est succession ? Comment puis-je, sans expérience de la constance du temps, affirmer que telle période révolue de tel mouvement a duré exactement autant de temps que telle autre ? Pour montrer que l’espace et le nombre constituent des filtres qui viennent déformer la perception de la durée pure, dépouiller ma vraie durée de sa gangue et concevoir pour elle une multiplicité non + quantitative, mais qualitative, il faut rendre à sa condition médiate la fausse immédiateté de la mesure du temps homogène et repousser l’illusion persistante de la mesurabilité de la durée, ou +tôt l’illusion consistant dans la substitution à la durée effectivement perçue par la conscience d’un temps universel qui se laisserait ramener au nombre. En effet, l’illusion de la mesure de la durée suppose la négation du spectateur, une sorte d’oubli de soi de la conscience qui fait comme si elle ne suscitait pas la représentation homogène de la durée, pourtant son œuvre. On n’a pas été assez attentif, selon Bergson, à ce qui rend possible l’apparence de continuité que requiert la mesure de la durée, et qui ne peut appartenir au mesurable en soi. Le ressort de l’illusion de la perception d’un temps homogène réside dans l’extériorité du mesurable, qui est le résultat factice inaperçu d’une opération mentale, ce qui veut dire que la pensée ne s’aperçoit pas dans son acte et qu’elle prête à la perception ce qui lui revient en propre. L’illusion à laquelle s’applique l’analyse de Bergson peut donc être qualifiée d’objectiviste et se caractérise par la confusion de la chose et de la représentation, faute d’une concentration de l’esprit sur l’expérience de la succession pure. Ce que la conscience substitue à sa propre multiplicité est d’abord un schème : le schème de l’extériorité pure, ensuite la projection de soi sur ce schème. Ainsi se constitue un mixte de durée et d’espace, mais qui n’est pas perçu comme tel. Pour expliquer le mélange de représentations spatiales et de perceptions temporelles qui fonde notre conception ordinaire du temps, Bergson emprunte à la biologie le concept d’endosmose, pénétration d’un liquide à l’intérieur d’une cellule à travers une membrane à cause de leur différence de concentration. Pour Bergson, une sorte de mélange du même type se produit entre la durée intérieure et l’espace externe finissant par former au sein de notre conscience l’idée d’un « temps homogène ». Ainsi, puisque la durée est « succession sans extériorité » (les états de conscience se pénètrent mutuellement et ne peuvent pas coexister l’un à côté de l’autre) et que l’espace est « extériorité sans succession » (dans l’espace il n’y a que simultanéité et juxtaposition), le mélange produit par l’endosmose sera l’idée d’une succession avec extériorité, juxtaposition des états de conscience. Habitués à ce mélange, nous laissons « les oscillations  du balancier » décomposer notre vie intérieure « en parties extérieures les unes aux autres » : « de là l’idée erronée d’une durée interne homogène analogue à l’espace », « dont les moments identiques se succéderaient sans se pénétrer ». Dans la conclusion de l’Essai, Bergson revient sur l’erreur par laquelle nous morcelons notre expérience en fragments découpés au rythme des horloges : il s’agit d’un compromis entre le moi et le monde, qui nous porte à « faire durer les choses comme nous durons, à mettre le temps dans l’espace », à annuler donc le clivage entre intériorité et extériorité, en inventant un concept hybride : « ainsi se forme par un véritable phénomène d’endosmose l’idée mixte d’un temps mesurable qui est espace en tant qu’homogénéité et durée en tant que succession, […] l’idée contradictoire de la succession dans la simultanéité ». L’illusion dérive de la manière inconsciente et subreptice dont cette idée prend pied en nous : habitués à nous considérer nous-mêmes d’un point de vue extérieur, comme des choses du monde, il nous arrive de négliger le sentiment de la durée qui se présente immédiatement à notre conscience. L’effet trompeur de l’idée de temps homogène dérive donc de ce qu’elle nous cache le clivage entre durée psychique et durée des choses externes : nous appliquons les catégories spatiales dont nous nous servons pour observer les phénomènes physiques à la compréhension de notre vie psychique, ce qui rend impossible la compréhension de la liberté de l’action humaine. Or les états de conscience ne sont pas des choses, mais des « progrès » : « vivant ils changent sans cesse », de sorte qu’il appartient à la psychologie de purifier la conception du temps comme la science a purifié celle de l’espace.

A l’idée hybride du temps homogène, le philosophe substituera la pure durée. Penser cette durée implique une révolution de notre manière d’étudier l’intériorité : non + par analogie avec le monde extérieur (perçu dans l’espace), mais en retrouvant les données immédiates de la conscience et s’en servant comme point de départ, comme base de toute vérité psychique. La conséquence de cette occultation inconsciente de la durée, temps réel relevant de la multiplicité qualitative et non de la multiplicité quantitative, par la conscience qui, pour les besoins de l’action, soustrait la durée à son regard et lui substitue le temps des horloges, + attentive qu’elle est aux objets, aux choses de l’espace influant sur ses états et aux classifications linguistiques servant à les désigner qu’à ses vécus eux-mêmes, à notre expérience intérieure, est que, pour ressaisir le temps réel, une véritable conversion doit intervenir : « nous allons […] demander à la conscience de s’isoler du monde extérieur et, par un vigoureux effort d’abstraction, de redevenir elle-même. Nous lui poserons alors cette question : la multiplicité de nos états de conscience a-t-elle la moindre analogie avec la multiplicité des unités du nombre ? » (p.37). Parce que le temps spatialisé, temps mathématisé de la physique comme temps des représentations du sens commun, est solidaire de l’action et de la coordination sociale, la reconquête de la durée suppose une conversion vers l’intime : la durée n’apparaît que pour une pensée qui rentre en elle-même et s’abstrait. Vivre le temps des horloges en le sentant réellement passer, ce ne serait donc ni projeter le temps dans l’espace pour exprimer la durée en étendue, ni fragmenter le temps en autant d’instants discontinus et immobiles, car cela contribue à détemporaliser le temps en le pensant soit comme simultanéité, soit comme extériorité, mais vivre la durée, l’écoulement du temps en en percevant le passage par la pénétration intime du flux. L’exemple du son des cloches (p.29-31), qui illustre l’analyse du concept de nombre par lequel Bergson oppose deux types de multiplicité : la multiplicité qualitative, composée d’unités hétérogènes, successives (ou simultanées) et pénétrables, qui sert à décrire la nature confuse du temps vécu immédiatement et la multiplicité quantitative, fruit de conscience réfléchie quand elle ignore les différences qualitatives, homogénéise artificiellement les éléments hétérogènes du temps vécu et les extériorise symboliquement pour pouvoir les différencier, permet de comprendre, en même temps que le processus par lequel la conscience, qui dans un 1er temps s’abstient de compter, de spatialiser, d’homogénéiser les sons d’une cloche produisant certes toujours la même note, mais toujours de manière sensiblement différente (chacune est la nuance d’un même son), de sorte que le nombre formé n’est pas un nombre spatial, mais un nombre dont les unités hétérogènes s’organisent en s’interpénétrant comme dans une mélodie, retire dans un second temps sa qualité acoustique et temporelle propre à chaque son de cloche pour les compter en les considérant comme un ensemble de sons strictement équivalents, simultanés et extérieurs les uns aux autres, semblables aux notes observés sur une partition musicale, cet exemple donc nous permet de comprendre la nature de la conversion d’une approche du temps associé à la mesure, qui le dénature en le spatialisant, en le quantifiant, en le figeant, à une approche du temps vécu par le sujet dans la durée, temps intime et qui ne se mesure pas.

 

1ère approche de la durée bergsonienne

 

Intuition fondamentale de la pensée de Bergson, la durée réelle, concrètement vécue, subjective et qualitative est une « donnée immédiate de la conscience » , non quantifiable et non mesurable, qui s’oppose au temps objectif et abstrait de la physique, spatialisé, homogène, quantifiable et mesurable, et qui s’obtient en dissociant le temps quantitatif du temps vécu et senti, puisque nous sommes tellement habitués aux mixtes d’espace et de temps que nous prêtons à la durée les caractères mesurables du temps représentés par la médiation de l’espace.

C’est donc par un effort d’abstraction, au sens étymologique d’arrachement aux habitudes de l’intelligence et du langage porteur de » pensées toutes faites » et de représentations sédimentées que nous pouvons dissocier les deux éléments du mélange que sont l’espace où s’inscrit l’aiguille des pendules et la durée que nous ne pouvons saisir que directement, immédiatement en nous pour passer de la perception courante et grossière du mixte à une saisie immédiate, dont l’immédiateté n’apparaît que quand on a dépouillé notre représentation de la spatialisation qui altère la durée vécue dans l’intériorité : »nous allons donc demander à la conscience de s’isoler du monde extérieur et, par un vigoureux effort d’abstraction, de redevenir elle-même. Nous lui poserons alors la question : la multiplicité de nos états de conscience a-t-elle la moindre analogie avec la multiplicité des unités d’un nombre ? ». C’est donc par l’introspection et de façon polémique à l’endroit de la psychologie positiviste, qui prétend rapporter les données internes de la conscience aux faits physiques externe, que Bergson invite le sujet à passer d’un moi superficiel, individualisation du social et du rationnel où règne le temps objectif des cadrans et des horloges, si bien que le moi superficiel se voit dans l’espace et, se réfractant à travers le monde et la vie sociale, s’apparaît à lui-même comme éclaté et dispersé dans une multiplicité de moments discontinus, extérieurs les uns aux autres, où, ne se possédant pas lui-même, il vit dans l’oubli de soi-même, sans + sens de l’unité, de l’originalité, de la liberté, à un moi profond, identique à la durée : « le moi qui se sent durer n’est évidemment pas celui qui organise son emploi du temps pour la semaine prochaine ni celui qui s’efface sous la raison impersonnelle dans les calculs où entre la fonction t. L’attitude que Bergson prescrit pour ressaisir les données immédiates de la conscience est donc, elle aussi, définie par opposition à celle qu’imposent les besoins de l’existence quotidienne et les exigences d’une science efficace », commente Henri Gouhier. Les faits psychiques se déroulant dans la conscience, faculté de saisir au-dedans de soi le réel dans son intériorité, dans une dimension qualitative que l’on ne peut rapporter à la dimension quantitative des faits physiques[15], la multiplicité des états de conscience est non numérique, mais qualitative et hétérogène : «la représentation d’une multiplicité de ‘pénétration réciproque’, toute différente de la multiplicité numérique-  la représentation d’une durée hétérogène, qualitative, créatrice- est le point d’où je suis parti et où je suis constamment revenu ». Or, alors que la multiplicité numérique ou quantitative ajoute les unités les unes à côté des autres en les juxtaposant dans l’espace, la multiplicité non numérique, qualitative, plonge dans une dimension temporelle et non + spatiale.

Elle est durée pure et non durée mixte, comme l’illustre l’opposition des deux exemples du mouvement réversible de la main promenée le long d’une surface de bois et de la mélodie : « quand les yeux fermés, nous promenons la main le long d’une surface » pour se défaire de l’espace homogène et se rendre attentif exclusivement aux variations de la sensation, nous ne faisons qu’éprouver dans un ordre inverse les sensations éprouvées lors du 1er passage ; dans la durée de la mélodie, toutes les notes se mêlent et donnent vie à ce qui est inscrit sur l’espace de la partition, de sorte que l’interruption d’un mouvement mélodique par lequel chaque note appelle les autres par un mouvement général de « pénétration mutuelle » provoque la sensation désagréable d’une rupture de la continuité, d’un changement qualitatif. C’est sans doute pourquoi, parmi tous les arts, c’est à la musique que revient sans cesse la réflexion bergsonienne : elle seule peut suggérer, de la façon la + vive, la suspension des schèmes de l’intelligence : « il y a en effet deux conceptions possibles de la durée, l’une pure de tout mélange, l’autre où intervient subrepticement l’idée d’espace. La durée toute pure est la forme que prend la succession quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs ». « Donnée immédiate de la conscience », « intuition », « acte simple » qui nous permet de saisir du dedans l’absolu de l’être du temps [16], la durée est donc interpénétration des états de conscience et des stases du temps, saisies dans une continuité non + linéaire, mais fluante et changeante, dans un perpétuel mouvement, qui ne suit pas une ligne chronologique abstraite, mais épouse les mouvements propres à une conscience singulière, indépendante de toute contrainte extérieure dans son sentiment du temps.

Dès lors on ne s’étonnera pas que le rêve soit pris comme paradigme de cette expérience fondamentale du moi profond qu’est l’expérience de la durée. La conscience s’y affirme par sa sensation personnelle du temps, qui ne fait aucune différence entre les parties séparées dans les stases du temps chronologique : passé, présent, avenir ; heures minutes, secondes etc. Notion fondamentale de la pensée de Bergson, notion clé de l’histoire de la philosophie et des arts et élément décisif dans l’histoire littéraire des avant-garde, le concept bergsonien de durée est un concept essentiel pour la construction de la problématique du thème annuel en ce qu’il nous apprend que le temps vécu est temps subjectif par opposition au temps objectif, temps concret et réel par contraste avec le temps abstrait de la science, multiplicité qualitative par rapport au nombre et à l’espace homogène, flux épousant le mouvement de la conscience et du monde, par opposition à la discontinuité des instants, durée intérieur et non temps du monde, espace de création et non d’aliénation.

Cette absence de mesure du temps vécu, temps de l’âme et de la conscience +tôt que temps du monde, temps du sujet +tôt que temps de l’Histoire et de la société, temps intime et intérieur +tôt que temps extérieur et spatialisé, temps du souvenir et de la rêverie +tôt que temps de l’action peut conduire le sujet romantique à s’abstraire du temps des horloges pour ne + porter sur les objets ou sur les figures marquant les heures qu’un regard esthétique ou allégorisant, propice à la suspension du temps ou à la conversion de la loi de succession en représentation de l’éternel retour. C’est ainsi que dans Sylvie, le narrateur, dont le mécanisme de la montre, assimilée à une « bête », s’est symboliquement « noyé » dans l’accident provoqué par le frère de lait (XII, p.70), oppose à la vulgarité des coucous purement utilitaires du père Dodu (XII, p.68) et du concierge (III,p.23) , la pendule Renaissance, aux éléments décoratifs saturés de représentations chiffrées et mythiques, mais au mécanisme toujours déjà arrêté, l’objet n’ayant pas été acheté pour son utilité pratique, mais pour sa beauté symbolique (III, p.23). La suspension du temps objectif, prélude à la vaine tentative de recouvrement du temps présent par la projection du temps intérieur sur le temps extérieur et symbole, pour ne pas dire symptôme de ce recouvrement de l’histoire par le mythe, va de pair avec sa transfiguration : l’assimilation de l’actrice à la figure du temps à travers l’allégorie antique des Heures, au 1er chapitre, procède d’une sacralisation du temps, dont la fonction n’est pas d’indiquer l’heure, mais de « renvoyer à une époque ancienne, à l’image d’un temps esthétisé et figé, représenté par le mouvement arrêté de la fresque » et surtout de transfigurer le temps linéaire en temps cyclique, les Heures étant aussi des « divinités des saisons, de la croissance et de la fructification, de la végétation, de la fécondité naturelle ». Le rêve de fixation du temps ne signifierait donc pas un figement mortifère de l’instant ainsi éternisé, mais l’allégorisation et l’esthétisation de l’instant permettrait de renvoyer à un temps cyclique fécond, qui ne fuit + irréversiblement, qui ne s’échappe + vers l’avant pour ne + revenir, mais qui s’immobilise dans la représentation esthétique et peut ainsi être reconvoqué à l’infini. Suspendre le cours du temps deviendrait ainsi le moyen d’instaurer un temps cyclique dont la caractéristique est qu’il ne coule que pour revenir à son point de départ. Le temps nervalien ne connaît ainsi pas de mesure, le symbole du mécanisme noyé ou arrêté comme la métaphore du cercle, perversion ironique du cadran de l’horloge signalant le refus du passage inexorable d’un temps raisonnable, divisé en unités successives, la dynamique récursive du souvenir recomposé, mais aussi l’enfermement dans un passé mythique, médiatisé par des représentations esthétique, et finalement trépassé. Ici la dialectique du temps objectif, inexorablement porté vers l’avant, vers le changement, et du temps subjectif, temps de la conscience qui ressaisit le temps dans l’activité mémorielle est problématique.

 

Dans un roman de la multiplicité, de la diversité, de la croisée des flux de conscience et de l’infinie complexité des rapports entre le temps du monde et le temps de la conscience, on ne saurait réduire le rapport entre le temps des horloges et le temps intérieur à la stricte opposition qui prévaut dans Sylvie. Comme l’explique Paul Ricoeur dans les pages qu’il consacre au roman de Virginia Woolf, « la variété des rapports entre l’expérience temporelle concrète des divers personnages et le temps monumental », « les variations sur le thème de ce rapport conduisent la fiction bien au-delà de l’opposition abstraite et en font, pour le lecteur, un puissant détecteur des manières infiniment variées de composer entre elles des perspectives sur le temps, que la spéculation seule échoue à médier ». C’est ainsi que le temps des horloges, qui détourne le sujet de l’Ode au temps comme de la triple jouissance du temps naturel, de l’instant d’éternité et du temps dilaté de la durée intérieure en l’aliénant à une mondanité si mortifère que les figures de l’Autorité peuvent saisir l’opportunité de la terreur provoquée dans l’instant par la réactivation du temps de la guerre pour voler à l’homme son temps et l’acculer à chercher une issue dans la mort, peut aussi sonner l’heure de la jouissance du temps qui passe, de l’attente non + angoissée de la mort, mais désirante de la vie, de la plongée dans un temps vécu, revécu et imaginé : le temps de l’élan vital de la conscience dilatée, de la durée sans mesure. L’ambivalence de la métaphore générique des « cercles de plomb » qui se « dissolvent dans l’air », matrice de l’expérience de la mortelle discordance entre le temps intime et le temps monumental, qui ne s’ouvre à la grandeur mythique du Temps poétique que pour mieux faire revenir l’horreur du temps historique (p.226), cède alors la place à une jouissance sensorielle de moments de vie ouvrant à la durée du monde, figurée par la métaphore de la vague, ou à une expérience du temps qui n’est + celle de chaque individu pris isolément, mais du « retentissement d’une expérience solitaire dans une autre expérience solitaire : « ne crains +, dit le cœur, confiant son fardeau à quelque océan, qui soupire, prenant à son compte tous les chagrins du monde, et qui reprend son élan, rassemble, laisse retomber. Et seul le corps écoute l’abeille qui passe ; la vague qui se brise ;le chien qui aboie, au loin, qui aboie, aboie » ; « toutes les puissances déversaient leurs trésors ; « il est temps… le mot ‘temps’ fendit sa cosse, déversa sur lui ses trésors, et de ses lèvres échappèrent, malgré lui- comme des écailles, comme des copeaux d’un rabot--, de dures, d’impérissables paroles qui s’envolèrent, se fixèrent à leur place dans une ode immortelle au Temps […] Toutes les puissances déversaient leurs trésors sur sa tête et sa main était posée lorsqu’il se baignait, qu’il flottait à la surface des vagues et qu’il entendait, loin, très loin, sur le rivage, les chiens aboyer, aboyer. Ne crains +, dit le cœur enfermé dans la poitrine ; ne crains + » ; « ne crains +, disait le cœur, ne crains +. –Il n’avait pas peur. A chaque instant, la Nature lui envoyait un message joyeux, comme cette tache dorée qui faisait le tour du mur- là, là-, pour lui dire qu’elle était prête à lui révéler, en lui murmurant à l’oreille les paroles de Shakespeare- son sens (p.246, 279).  Quand Clarissa répète le vers, à la fin du livre, elle répète comme Septimus l’a fait : « With a sense of peace and reassurance ». Le livre se termine ainsi : la mort de Septimus, comprise et en quelque sorte partagée, donne à l’amour instinctif que Clarissa porte à la vie un ton de défi et de résolution : »Il lui faut retourner, reprendre son rôle » et la voix du narrateur se confond avec celle de Peter qui, en ce dernier instant du récit, devient pour le lecteur la voix la + digne de confiance : »quelle est cette épouvante ? […] le ravissement ? Quelle est cette extraordinaire émotion qui m’agite ? C’est Clarissa, dit-il. Elle est là (« For there she was »). La force de cette présence est le don du suicidé à Clarissa.

 

 [Propos d’étape]

S’intéresser au temps vécu, aborder la question du temps sous l’angle, perspectiviste, du temps vécu, à l’interface du temps objectif et du temps subjectif, du temps du monde et du temps de l’âme, de la mesure et de la durée, ce n’est donc pas nier l’ombre portée des représentations quantitatives et spatiales du temps scientifique et social sur la destinée des individus, mais s’interroger sur ce qui fait la valeur du temps vécu. Or il est clair que cette valeur ne se mesure pas à l’aune de la quantité mesurable, mais de la qualité, de l’intensité de la durée des moments de vie. En dehors de toute mesure objective, la valeur du temps vécu est existentielle : « nous ne mesurons + alors la durée mais nous la sentons ; de quantité elle revient à l’état de qualité ; l’appréciation mathématique du temps écoulé ne se fait + ; mais elle cède la place à un instinct confus […] Bref, le nombre de coups frappés a été perçu comme qualité, et non comme quantité ; la durée se présente ainsi à la conscience immédiate, et elle conserve cette forme, tant qu’elle ne cède pas la place à une représentation symbolique, tirée de l’étendue », explique Bergson, qui souligne que si la durée ne peut être mesurée par des unités objectives, elle est pourtant bien susceptible de varier en degrés et que Bergson appelle « l’intensité ». Par rapport à la seule qualité, cette idée d’intensité suppose l’idée d’une multiplicité interne des états du sujet, « multiplicité qualitative » qui se révèle non par la mesure mathématique de ses éléments divers, mais par l’effet sensible qu’elle produit sur celui qui l’expérimente : « bref, il faudrait admettre deux espèces de multiplicité, deux sens possibles du mot, distinguer deux conceptions, l’une qualitative, l’autre quantitative, de la différence entre le même et l’autre. Quand cette multiplicité, cette distinction, cette hétérogénéité ne contiennent le nombre qu’en puissance, comme dirait Aristote, c’est que la conscience opère une discrimination qualitative sans aucune arrière-pensée de compter les qualités ou même d’en faire  plusieurs ; il y a bien alors multiplicité sans quantité ». Lorsque Clarissa apprend la mort de Septimus, qu’elle ne connaît pas, mais auquel elle est liée depuis le début du roman par un réseau de rapprochements souterrains, par exemple, sa 1ère réaction est de s’imaginer la sensation de sa mort, donc sa qualité (p.307). De la même manière que Septimus s’était représenté Dante voyageant à travers les Enfers, Clarissa ressent une vision apocalyptique à l’annonce de la nouvelle et semble, par empathie, faire un voyage dans les flammes éternelles. Le « battement sourd » dans le crâne de Septimus imite le tic-tac d’une horloge et semble mesurer ses derniers moments sur terre. Mais à ce caractère dérisoire des derniers moments de vie s’oppose l’intensité de l’instant revécu par Mrs Dalloway, qui se traduit par une épiphanie, une révélation de leur proximité, une compréhension + profonde du sens de la vie : « mais quelle nuit extraordinaire ! Elle se sentait très semblable à lui, ce jeune homme qui s’était tué. Elle était contente qu’il ‘ait fait ; qu’il ait joué son va-tout pendant que les autres continuaient à vivre. L’horloge sonnait. Les cercles de plomb se dissolvaient dans l’air. Mais il fallait qu’elle y retourne » (p.310). C’est la dernière fois qu’on entend sonner Big Ben ; mais ici, c’ est pour mieux rendre compte du caractère incommensurable de cet instant de solitude où se révèle une parenté secrète entre les êtres et où Clarissa, obsédée pendant toutes la journée par les préparatifs de sa réception, prend enfin le temps de réfléchir à la vie et à la mort. On a donc un instant de pure qualité, qui donne sens à la journée entière.

 

 

II-                  Anatomie du temps vécu

 

II 1- « Le temps est un phénomène de perspective »(Cocteau) : le temps vécu est d’abord un temps subjectif, qui relève de ce que Bergson appelle la « multiplicité qualitative ».

«Les mêmes heures ne sonnent pas pour tous ». La subjectivité du temps vécu se mesure d’abord à la relativité du point de vue que les individus singuliers portent, dans l’instant comme dans la durée, sur l’instant ou sur l’époque qu’ils vivent, individuellement ou collectivement. Les différences d’appréciation d’une même situation peuvent ainsi traduire la labilité d’un jugement variable dans le temps ou les discordances, parfois profondes, mortelles même, entre les approches individuelles, quoique marquées du sceau des représentations historiques, sociales, religieuses et idéologiques du temps vécu. La conjugaison du déni de la pathologie du temps, dont souffre le traumatisé de guerre, et du déni de la liberté du sujet, même fou, de vivre le temps en dehors de la Mesure sociale du temps conduit par exemple Septimus au suicide.  Dans Sylvie, le refus, par Aurélie et par Sylvie, d’incarner le mythe construit par l’imaginaire nostalgique du narrateur-personnage de Sylvie atteste du contraste entre le pragmatisme des jeunes femmes, capables de s’adapter au changement de perspective idéologique et historique et la fixation de l’imaginaire du narrateur sur une représentation du temps, médiatisée par l’art et par l’Histoire. Ces différentiels de valeur par quoi les sujets apprécient ou déprécient, vivent + ou – intensément tel ou instant, qui fait donc événement ou non pour eux, tiennent aux représentations orientant leur saisie du temps. Déçu par le temps présent, temps perdu de la dilapidation du temps et de l’argent dans la vaine conquête d’une actrice dont il réalise qu’il ne l’adore que parce qu’elle lui rappelle une femme toujours déjà perdue, le narrateur de Sylvie n’accorde par exemple de prix qu’aux instants susceptibles de lui rappeler un passé lui-même soumis à la loi palingénésique de l’éternel retour du même, au charme de la répétition et de surcroît marqué du sceau de l’esthétique du chant : »La 13ème revient, c’est encore la 1ère/ Ou c’est toujours la même, et c »est le même instant » ; « La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance/ Cette chanson d’amour qui toujours recommence ? » .

Enfin la « multiplicité qualitative » du temps vécu par les consciences tient, par-delà la discontinuité, la labilité potentielle du moi, changeant dans le temps, à la coexistence simultanée d’impressions disparates, à l’intérieur d’une même conscience ou entre des consciences contemporaines d’un même moment de vie . Ainsi le subjectivisme polyphonique pluripersonnel du flux de conscience polyfocal qui préside à la technique narrative adoptée par Virginia Woolf dans Mrs Dalloway permet de mesurer, en même temps que l’hétérogénéité des consciences, + ou moins ouvertes, en même temps que sur la profondeur temporelle susceptible de leur conférer une épaisseur psychologique, sur la jouissance sensuelle de l’instant et sur l’empathie, la complexité des sujets, irréductibles au jugement parce que paradoxaux, changeants et comme pris dans le miroitement de l’instant comme de la durée. En effet le coup de force de la technique de Virginia Woolf consiste dans la possibilité romanesque d’accéder à +sieurs subjectivités, y compris les + modestes dans l’échelle sociale et les + secondaires de la narration, et de complexifier la subjectivité de Clarissa par d’autres subjectivités : lorsqu’elle rencontre Hugh, au début du roman, Clarissa éprouve simultanément de la joie à revoir cet ami d’enfance et de la gêne sentir qu’elle n’a pas, comme lui, l’art d’être toujours vêtue comme il convient pour la circonstance ; Peter voit en elle la froide mondaine dérangée dans la préparation de son raout, destiné à promouvoir la carrière de son mari, par sa visite intempestive, alors qu’elle est d’autant + profondément émue par le retour de son amour de jeunesse que les réminiscences de leur amour et de leur rupture passée ont accompagné le récit du flux de conscience de sa matinée. Le passage d’une conscience à l’autre permet de creuser la profondeur temporelle des personnages, vus sous le regard de ceux qui les ont connus dans leur jeunesse. Le mille-feuille des points de vue temporels rend le jugement sur les personnages problématique et la démultiplication des consciences produit un effet de mise en perspective de la subjectivité pour offrir une pluralité de conscience, une conscience plurielle, qui fait ressortir le paradoxe des passions humaines et les miroitements de l’intériorité de chacun. Alors que le récit rétrospectif découpé en chapitres par un narrateur omniscient (le 1er brouillon du roman était découpé en chapitres) aurait tendu à rationnaliser, à découper, à objectiver le déroulement chronologique de l’histoire,  en faisant émerger les temps forts, hautement signifiants de la biographie des personnages, suivant les âges de leur vie, l’absence de chapitres dans le roman de Virginia Woolf impose une sorte d’immense plan séquence où le temps semble ne jamais s’arrêter, puisqu’on passe d’une conscience à l’autre et que le flux de conscience mélange passé, présent et futur. Le temps devient ainsi temps coulé, enchaîné, flux et la conscience intime, la perception subjective du détail concret guidant le temps, qui ne met pas en scène la fiction de l’instant. Le choix d’évincer le chapitrage et d’occulter la présence du narrateur externe pour épouser le flux de conscience des personnages va donc de pair avec une volonté de construire le temps romanesque en y injectant des allers et retours, des épaisseurs, des diffractions, c.à.d. que le présent du récit de la journée de juin 1923 où les destins de Septimus et de Clarissa se croisent, soit tissé du passé d’une conscience qui se souvient et de la temporalité d’autres consciences dont elle croise le chemin, le regard, le destin, et non d’un narrateur qui puiserait dans le passé des personnages pour en faire des scènes, prenant la main sur la conduite du récit. Au lieu d’une unique ligne droite, avec des destins posés les uns à côté des autres, on a des univers qui se confrontent et se rencontrent par l’alternance structurelle des plongées dans les consciences, pour montrer que le monde n’est pas le même pour tous, en fonction du « vécu », de l’expérience, de la position qu’on occupe dans le monde et dans l’histoire, mais que ces sphères peuvent aussi se croiser, communiquer, s’illuminer in fine l’une l’autre : Septimus est ainsi une sorte de révélateur de l’existence de Clarissa, à laquelle il donne une épaisseur qu’elle n’aurait pas sans lui (p.310). Les temps vécus intensément rapprochent des êtres que tout éloigne a priori.

Le dernier aspect de la subjectivité du temps vécu, qui confère à la multiplicité et à l’intensité des états de conscience une valeur « qualitative » hétérogène et unique réside dans l’élasticité du temps vécu, temps psychologique que les affects condensent ou dilatent en fonction du sentiment, de l’émotion qui préside au vécu du temps, temps intérieur/ antérieur vécu comme une réalité pleine existant de manière forte dans la conscience.

 

II-2 Les vertus d’une approche phénoménologique de l’arc du temps pour penser la manière dont la conscience vit les (ek)stases du temps

II-2-1- Levée de l’aporie de l’instant par le présent propre

(a)    Plus petit moment du temps, l’instant est en lui-même indivisible, bien qu’il divise le temps en marquant la limite entre présent, passé, et futur. Il semble donc être un paradoxe vivant, puisque sa fonction est d’assurer à la fois la continuité et la divisibilité du temps. En cela il résume l’aporie liée à l’existence et à la nature du temps, qui ne peut coïncider avec lui-même et, fuyant, oscille entre l’étant et le non étant [17]. Limite dont la double fonction est de rompre la chaîne, sans quoi il n’y aurait pas de succession, et de permettre le passage qui en assure la continuité («le temps est aussi continu par l’instant et il est divisé par l’instant », explique Aristote), l’instant n’existerait pas véritablement pour Augustin qui le dissocie du présent qu’il ne permettrait pas de définir : »Si on conçoit un point du temps, tel qu’il ne puisse être divisé en particules d’instants, si petites soient-elles, c’est cela seulement qu’on peut dire ‘présent’, et ce point vole si rapidement du futur au passé qu’il n’a aucune épaisseur de durée. »

(b)   Et pourtant - la construction de l’identité du narrateur de Sylvie autour de scènes dont la genèse remonte au souvenir de la rencontre avec Adrienne, racontée au ch II le démontre -, il est incontestable que nous vivons des instants « intenses », « décisifs » - le titre du ch III de la nouvelle de Nerval n’est-il pas « résolution » ?- , cruciaux. Comment de tels instants peuvent-ils co-exister avec les instants vides et abstraits du temps homogène ? L’analyse que Husserl nous propose de la « conscience intime du temps », à travers l’exemple du son, peut nous éclairer : lorsque j’écoute un son qui dure, explique le phénoménologue contemporain de Bergson, « j’ai conscience d’un seul et même son, qui dure, qui dure maintenant ». Or ce maintenant n’est pas l’instant ponctuel, mais une suite de « rétentions », souvenirs primaires et propriété du temps vécu, par la vertu de laquelle ce qui a été vécu reste d’une certaine manière enveloppé dans le champ de la présence. Le concept bergsonien de « multiplicité qualitative » permet de comprendre et d’admettre, avec la durée de l’instant, son intensité et sa valeur propre, sa grandeur non mesurable : « l’instant qui s’écoule n’est pas un instant mathématique. Sans doute il y a un présent idéal, purement conçu, limite indivisible qui séparerait le présent de l’avenir. Mais le présent réel, concret, vécu […] occupe nécessairement une durée ». Dès lors l’instant décisif, instant qui compte parce qu’il tire son caractère marquant du fait qu’il concentre et précipite une totalité en dilatant l’instant, mais aussi instant où on prend une décision, n’est + un laps de temps indivisible et ponctuel. Il devient un « présent propre » qui se distingue du « maintenant » où les laps de temps se succèdent en une abstraite linéarité en ce que, phénomène unitaire des trois moments du temps : passé, présent et avenir rassemblés dans la situation, il se déploie comme pensée de l’événement, irruption du tout autre dans la trame de mon existence.

 

(c)    Le rapport de la conscience au temps s’établit ainsi dans la possibilité de discriminer entre des instants significatifs et le flot insignifiant des événements du jour. Tout en instaurant une discontinuité dans les moments que nous vivons, la valeur différentielle des moments vécus est soulignée dans les deux fictions au programme par le fait que certains moments s’écoulent sans que nous y prenions garde, tandis que d’autres deviennent des moments décisifs de notre existence. Présentés comme des épiphanies ou des souvenirs fondateurs, ils passent de manière différente : non seulement le sujet les ressent comme s’écoulant + vite ou + lentement que d’autres moments, ordinaires ; mais ils occupent une place différente dans la mémoire, qui ne se contente pas de stocker des souvenirs comme une matière morte et indifférenciée, mais les hiérarchise. Dans le 3 en 1 Armand Colin, France Farago analyse finement la portée ontologique de ces « moments of being », instants privilégiés qui se détachent sur le fond de la banalité des jours, du quotidien « cotonneux », des moments de non-être constituant la majeure partie de notre existence, et  qui déchirent la trame de notre vie ordinaire en nous éveillant à nous-mêmes et à notre environnement. Selon Virginia Woolf, ces instants sont « encore + réels que le moment présent »  et donnent le sentiment extatique de vivre une expérience indépendante de soi. Ils ne constituent pas un moyen de fuir la réalité, mais permettent au contraire de traverser les apparences pour saisir l’essence même du réel : fugitifs témoignages d’une chose réelle au-delà des apparences », ces instants permettent de révéler, « derrière l’ouate », le « dessin » ou les « échafaudages » de la réalité. Ces moments de bonheur, où Virginia Woolf porte la toute-puissance de l’instant à son incandescence, de l’incipit à l’excipit de Mrs Dalloway, sont aussi des moments de lucidité favorisant la connaissance de soi et du monde. Ainsi Clarissa éprouve, dès le début du roman, alors qu’elle s’engouffre dans les rues londoniennes, un sentiment de plongeon qui lui rappelle une expérience antérieure à Bourton, et fait coïncider immobilisation spatiale et suspens provisoire du passage, de l’écoulement du temps et se charge d’une multitude d’affects comprenant le sentiment anxieux de l’imminence du terrible et du vertige du possible. Ce moment emblématisé par la métaphore de la porte-fenêtre, c.à.d. d’un seuil à franchir, se charge ainsi de tout un passé et de tout un futur hypothétique fantasmé. Une expérience similaire engage Peter dans un processus de réflexivité par quoi il prend conscience de la singularité de l’instant et de la contingence de l’existence, p.127-128. La maturité aidant, Clarissa et Peter ont ainsi acquis la capacité d’immobiliser l’instant pour mieux le saisir dans sa nudité, dans son irréductible singularité : ils font partie de ces gens pour qui « le moindre tour de la roue des sensations a le pouvoir de cristalliser et fixer l’instant sur quoi porte son ombre ou sa lumière » (Vers le Phare), p.107. Clouant l’instant sur place, Clarissa porte un regard neuf sur ses accessoires de toilette et sur elle-même. Le miroir métaphorisant le processus de réflexivité par lequel l’individu parvient à se connaître en s’objectivant, la traversée des apparences se produit, le temps s’immobilise et Clarissa, confrontée depuis le blanchissement de ses cheveux après sa maladie, parvient à vaincre provisoirement le temps en recueillant la goutte de l’instant, en l’immobilisant par la force de sa vie intérieure et par la vigueur d’une prise de conscience. On peut rapprocher cette expérience de la manière dont Montaigne, à qui V Woolf consacre un essai dans le Times Literary Supplement de janvier 1924, s’insurgeait contre l’expression « passer le temps » - comme s’il fallait le fuir au lieu d’en jouir- et expliquait, dans « de l’expérience », que l’âge avançant et le temps qui lui restait à vivre diminuant, il se proposait de « l’étendre en poids », « d’arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de la saisie », de compenser la « hastiveté de son écoulement » en l’habitant + pleinement. Lors de ces moments de vie woolfien, le sujet expérimente une forme d’expansion de ses perceptions et de son être, une transformation temporelle qui s’apparente au ravissement des mystiques et explique qu’on parle d’épiphanie à leur sujet. L’instant devient absolu, complet, achevé, indépendant de la chaîne temporelle d’où il se détache et semble produire par lui-même sa propre signification. L’expérience que Clarissa décrit quand elle se remémore les sensations qui l’ont assaillie lorsque Sally Seton l’a embrassée ou lorsqu’elle est en compagnie de femmes (p.100) est celle d’un « ravissement » par quoi le sujet est arraché à lui-même par une force qu’il ne contrôle pas. A la fois hors de lui-même et + intensément lui-même, elle sent les limites de son être se craqueler, son moi déborder et se répandre dans l’environnement. Dans ces moments où l’être peut « devenir la chose regardée », il existe au sens étymologique de sortir de lui-même pour se rapprocher du monde et devenir le monde, p.98. Ces moments d’élection s’accompagnent d’une illumination, de la découverte fugace d’une profonde « signification intérieure ». Il s’agit donc d’instants de révélation presque religieuse p.105-106. Ne visant cependant pas tant à disperser l’être qu’à lui permettre d’être + intensément lui-même en découvrant en soi un point « central qui irradie », ces moments d’expansion se combinent avec des expériences de condensation du temps où les expériences et les souvenirs accumulés se condensent. Après s’être –ironie dramatique-, enthousiasmé au passage de l’ambulance transportant le corps sans vie de Septimus, Peter Walsh sent s’agréger dans l’instant les objets extérieurs et le principe même de sa vie avec son envers, la mor, p.263. Vivre intensément suppose ainsi de comprendre que l’instant, la goutte de vie, contient virtuellement de vies entières et son envers, la mort, pour être pleinement déplié et compris, p.165. Cela suppose, comme pour Clarissa dans l’excipit du roman, à la fois un rapport sensible d’abandon à l’hic et nunc de l’expérience temporelle, et un rapport critique, réflexif qui requiert d’analyser le temps, de le redéployer, en pensée pour en révéler la portée et la saveur, le passé ne se révélant qu’à contretemps. Telle une vague, l’instant de vie se replie au dénouement autour de la seule présence de Clara (p.321).

 

II-2-2 Champ de présence et ouverture simultanée de la conscience sur la totalité des extases du temps présentifiées et sur l’hétérogénéité du temps qui l’altère, le temps présent est le seul temps dont la conscience fasse réellement l’expérience, sous les deux modalités complémentaires et contradictoires de l’exercice de sa liberté dans l’action comme dans la création, et du nécessaire dessaisissement de la présence dans le temps. En effet si l’expérience du temps est inséparable de l’expérience de la participation du moi à l’être et  de l’être au temps dans le présent, ce présent est moins dans le temps que le temps n’est dans le présent à travers la triple présence du présent, du passé et de l’avenir dans la conscience, qui n’est temporalisée qu’en tant qu’elle est temporalisante, dans un mouvement incessant qui n’est autre que la vie de la conscience.

 

(a)    Ainsi donc la conscience, à la faveur de l’intériorité au présent des trois dimensions ou ek-stases du temps, n’est pas enfermée dans le présent. « Dans ce que je vis, quelque chose m’est présent, et je suis en même temps présent à moi-même dans cette présence par laquelle les choses me sont données. Mais dans cette présence deux horizons sont inclus, dont les contours deviennent de + en + indistincts à mesure que le regard s’éloigne de l’ici et du maintenant », explique François Chenet, qui s’appuie sur les concepts husserliens de « rétention » et de « protention » pour montrer que le présent ne serait pas ce qu’il est, n’aurait pas l’intensité qui le caractérise, s’il n’y avait en lui une épaisseur de passé, retenu dans le présent vivant et qui contribue à ouvrir celui-ci à ses possibilités, autrement dit à un horizon d’avenir déjà inclus dans le présent. « La sensation de succession [étant] irréductible à une succession de sensations » (Husserl), « la durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. Il n’a pas besoin, pour cela, de s’absorber tout entier dans la sensation ou l’idée qui passe, car alors, au contraire, il cesserait de durer ».

(b)   Dès les 1ères pages de son roman, Virginia Woolf vient ainsi nouer, au + intime du personnage de Clarissa, la tresse temporelle  qui correspond au temps vécu, détaché de la chronologie du temps comptable. Sortant de chez elle pour aller chercher des fleurs pour la réception vers laquelle le temps linéaire du récit est tendu (action préméditée), Clarissa ressent un frisson délicieux au contact de cette « matinée […toute] fraîche » (attention présente) et cette sensation la replonge dans le passé lointain des vacances à Bourton (souvenir : » c’est l’impression que cela lui a toujours fait lorsque, avec un petit grincement des gonds, qu’elle entendit encore, elle ouvrait d’un coup les porte fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air du dehors ». Se produit pour Clarissa à partir de la situation présente et alors qu’elle a aujourd’hui 52 ans, une remontée vertigineuse du temps (« la bouffée d’air ! le plongeon ! »), par un mouvement d’inversion chronologique. En ce sens, voir, pour Clarissa, les gens qui circulent dans Londres, le matin, c’est se voir, mais jamais se voir seulement ici et maintenant, c’est aussitôt se dédoubler pour être, simultanément, ici et là-bas, c’est se voir ici et maintenant par rapport au là-bas et à l’autrefois. Ce qui compte alors, ce n’est pas tant le retour du passé dans le présent que le fait qu’il soit d’entrée de jeu à l’œuvre dans le présent, enlacé à lui d’une manière inextricable, qu’il a toujours déjà fait retour, puisqu’il est constitutif du mode de temporalisation de soi. Ainsi ce passé-ci, celui de la fraîcheur intacte des bords de mer à Bourton, se réveille de son sommeil dans les plis d’un passé constitutif du rapport à l’ici et au maintenant, et qui dédouble toujours de l’intérieur la perception présente en direction de l’avoir été. L’homme ne vit pas le présent comme un atome temporel suspendu entre deux néants, l’avoir été définitivement révolu du passé et l’encore inexistant de l’avenir, il se vit ici-même à la fois immergé dans le passé et projeté vers l’avenir, selon ce qu’Augustin appelle la « distensio animi ». Vivre au présent c’est vivre en liaison avec le passé, selon une dilatation temporelle qui projette le passé au-devant de soi en le rappelant à partir de l’avenir par le désir qu’il a fait naître : « c’est fou la netteté avec laquelle cela lui revenait, des choses auxquelles il n’avait pas pensé depuis des années ».

Le personnage de la nouvelle de Nerval, laissant tomber son regard sur un journal, y lit ces deux lignes : »Fêtes du Bouquet provincial. – Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy » (attention présente). Cela l’amène à remonter vers le passé lointain de son enfance (souvenir) : »Ces mots simples réveillèrent en moi tout une nouvelle série d’impressions : c’était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse ». Il se déplace de l’ici vers le là-bas, du maintenant vers l’autrefois, par un effet de focalisation du souvenir qui révèle l’adossement permanent du présent sur le passé. Le passé n’est pas mort, détruit une fois pour toutes au fur et à mesure que le temps s’écoule en direction de l’avenir. Relativement au temps vécu, le passé n’est jamais dépassé, et, en fait, il l’est si peu qu’il peut devenir l’objet d’une attention, susciter le désir de renouer avec lui au point de se présenter comme le lieu mémoriel de réalisation du présent, l’objet d’une « résolution » qui fera de l’espoir d’une permanence l’objet d’une attente rouvrant l’horizon de l’avenir pour un personnage par ailleurs déçu par un présent inconsistant : »Elle m’attend encore […] A Loisy ». Ainsi la réflexion de Bergson sur l’interpénétration du maintenant et de l’autrefois dans « la succession sans la distinction »,  la « pénétration mutuelle » des états de conscience temporalisés selon « une organisation intime d’éléments, dont chacun est représentatif du tout » trouve-t-elle son pendant dans l’illustration du fait que, comme le dit Merleau-Ponty, la conscience est « contemporaine de tous les temps ».

 

(c)    Du point de vue de la conscience, aucun des moments du temps n’est isolable. Le passé est immédiatement accompagné du présent et de l’avenir, l’avenir du présent et du passé. Cette vision holistique du temps comme co-implication des trois moments temporels dans le présent explique tant la critique du déterminisme psychologique fondant le primat du présent dans la définition bergsonienne de l’acte libre que le primat accordé au flux de conscience de protagonistes d’âge mûr sur l’absence de profondeur temporelle de personnages plus jeunes, ou encore l’orientation du récit d’apprentissage à partir du point de vue surplombant du présent dans la nouvelle de Nerval. Contre le déterminisme qui substitue le fait accompli au fait qui s’accomplit, Bergson revendique, avec la durée qui se vit d’abord au présent, la liberté qui ne peut que s’éprouver au présent, au moment même où l’acte se fait : « le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare » et n’en doute qu’à quitter l’immédiateté du présent, à se reporter sur l’acte déjà accompli (le passé) ou anticipé (l’avenir). Non que le passé ne pénètre pas continûment le présent pour constituer la substance de notre moi. Mais il nous demeurerait extérieur, réfracté au sein de notre représentation, tant que nous ne le reprendrions pas activement au sein de notre présent vécu. L’acte libre est une reprise active de soi où le moi s’efforce de récapituler son passé dans son présent afin de s’y reconnaître pleinement. L’acte libre est donc proportionnel au passé que notre présent actuel aura su pénétrer à force de jugement et de persuasion, et ne sera vraie liberté que lorsque le moi tout entier aura été présent à lui-même. Le moi n’est donc pas d’emblée une personne et il s’en faut de beaucoup que chacune de nos actions émane de notre personnalité tout entière, faute le + souvent de tenir au temps présent, «errant dans des temps qui ne sont pas les nôtres » : « beaucoup vivent ainsi et meurent sans avoir connu la vraie liberté ». Le suicide de Septimus, double de Clarissa, la sauve de l’impossible coalescence du temps extérieur et d’un temps intérieur, riche, mais dévoré par le retour d’un passé mortifère dans un présent devenu inhabitable. L’ironie du narrateur de Sylvie jette sur le passé l’ombre d’une déconstruction douloureuse du mythe.

 

II-3

(a)     Le passé n’est présent, dans l’espace-temps du champ de la perception et de la conscience, que sous la forme de traces. La 1ère forme que peuvent prendre ces traces est celle, extérieur au sujet qui les perçoit, de lieux, paysages (urbains), maisons/ monuments, objets matériels et symboliques, que la conscience du sujet perçoit comme un signe du passé, personnel ou collectif, biographique ou/ et historique. Ainsi Clarissa, Mr Bowley, les membres du « White’s et tous les londoniens du roman de V Woolf se raidissent au passage de la limousine armoriée d’un arbre (généalogique »), symbole de la « présence » de la royauté britannique, du culte des « ancêtres », du sens de la continuité, du devoir héroïque, fait passer « un obscur souffle de vénération »… et de mort sur la capitale d’une Angleterre statufiée, morte déjà : l’Angleterre des « garçons en uniforme » qui vont déposer une gerbe sur la tombe du Soldat inconnu, érigée en 1920 ; » l’Angleterre altière des cénotaphes et des ‘effigies de cire’ de l’Abbaye de Westminster, des statues [….] et des héros de bronze », note Catherine Bernard, qui souligne la portée critique et satirique du roman, qui inverse les symboles de la grandeur impériale pour déjouer une rhétorique sacrificielle et mortifère (« Une fois à Venise où elle séjournait avec sa tante, elle avait vu un drapeau en haut d’un mât qui ondulait par grands plis. C’est comme cela qu’on saluait les hommes morts sur le champ de bataille, et Septimus avait connu la guerre ». Souvenirs du Valois : le titre programmatique, initialement prévu pour Sylvie, traduit l’intrication de l’espace et du temps historique et personnel dans le voyage où le protagoniste du récit de Nerval interroge le passé, temporalise la géographie. Le narrateur jouant le retour dans l’espace-temps de son amour pour Sylvie contre le charme délétère de l’identification de l’actrice à la belle héroïne de chanson de toile, toujours déjà interdite et morte, et le Valois de l’enfance se doublant du pays où bat, depuis mille ans, le cœur de la France[18], le pays « offre de nombreuses traces temporelles recueillies au contact du réel ou dans les livres », signes incertains, vague et fragiles d’une Histoire que contaminent les légendes : château de » Fantaisie », repris dans le récit de la 1ère rencontre avec Adrienne (II) ; ville industrielle de Dammartin, pour laquelle Sylvie, de fileuse devenue « fée industrieuse », fabrique des gants sur sa mécanique, avant de s’y installer comme pâtissière avec le Grand Frisé ; abbaye de Châalis, cette « vieille retraite des empereurs » où « l’on respire un parfum de Renaissance ; les « ruines ébréchées de l’antique résidence carlovingienne », près du couvent de Saint-S ; « roches druidiques » de la forêt d’Ermenonville, qui « gardent le souvenir des fils d’Armen exterminés par les Romains »…, mais promenade dans le parc d’Ermenonville où Rousseau se retira, maison de l’oncle maternel où il passait ses vacances, chaumière d’Othys où il se déguisa en époux et épouse de l’ancien temps… Or si Virginia Woolf, dont les protagonistes retrouvent aussi des traces de leur enfance et de leur jeunesse dans les rues, les boutiques et les squares d’une Londres aux signes historiques ambivalents, le protagoniste du récit de Nerval, qui idéalise, voire sacralise le passé personnel et historique et rêve de voir le futur dans le passé réeffacer périodiquement les signes de son départ pour renouer avec un passé redevenu sans cessé passé antérieur, se heurte au refus de Sylvie, puis d’Aurélie de jouer le rôle qu’il leur assigne dans son scénario imaginaire ainsi qu’à l’expérience du changement, qui profane à ses yeux le souvenirs et teinte de nostalgie, de mélancolie, la poésie romantique des ruines. D’un côté il sacralise et enbaume le mythe, que l’ironie acide de Virginia Woolf s’emploie à démystifier. De l’autre l’ironie du narrateur et la structure en miroir de la nouvelle déploient tout une série de parallèles opposant à l’entreprise d’annulation du temps qui passe par la répétition les cruelles vérités du changement. Non seulement les personnages ont évolué, à commencer par Sylvie, de « fée des légendes éternellement jeune » et de dentelière, avatar de la fileuse, devenue « fée industrieuse » parce que gantière, parée comme une « demoiselle », « paysanne pervertie » par la corruption du progrès et de la civilisation, qui n’est + à même de sauver le narrateur d’Adrienne parce qu’elle ne représente le folklore du Valois, mais a lu Rousseau et Walter Scott, a changé la cage aux fauvettes pour des canaris, l’antique trumeau par un lit moderne, et « phrase » en chantant l’opéra. Mais avec la tante morte avec les chansons du passé ont disparu les anciens habits de noce du mariage d’Othys, ravalés au rang de déguisement (Sylvie a revêtu la robe de mariée pour aller au Carnaval). Le décor et les paysages ont subi aussi les assauts du temps : la maison de l’oncle, bien que « dans le même état qu’autrefois », ne suscite + que des idées « tristes » ; le perroquet, toujours vivant, symbolise sans doute une répétition mécanique privée de sens ; le voisinage de la tombe de Rousseau, sans Sylvie, n’est que « solitaire et triste ». Celui qui, à l’instar du narrateur personnage de Sylvie, voue un culte au passé, érigé en mythe, mesure ainsi la caducité des choses, ds êtres… et des sentiments emportés par le cours irréversible du temps, le changement perçu sur le mode de la déperdition. Le passé, trépassé, ne vit + que dans la mémoire de celui qui en convoque le souvenir.

 

La nature et la fonction de ce souvenir, signe mémoriel, est ambiguë. Pour Bergson, la détermination fondamentale de l’esprit est d’être mémoire, c.à.d. pour lui temps. Alors que la mémoire est traditionnellement définie comme la faculté de se rapporter au passé, Bergson voit dans le souvenir non pas un acte de se rapporter au passé, ni une sorte d’atome ou de cellule psychique contenant la référence à autre chose qu’à elle-même, - ce pourquoi il ne peut pas accepter, dans Matière et Mémoire, la présentation matérialiste du rapport entre le cerveau et la mémoire-, mais le passé, un morceau du passé lui-même. Alors que le cerveau existe, en tant qu’il est matériel, au présent, ce qu’il s’agit pour lui de comprendre, c’est la manière dont nous pouvons, dans l’expérience de la remémoration, nous rapporter au passé. Pour lui l’acte de se rappeler consiste à revivre une partie de notre passé, et non seulement à nous le représenter. Partie du passé elle-même, le souvenir se distingue donc du rappel, acte par lequel on réintroduit une partie du passé dans la conscience. Le souvenir n’est alors pas du psychologique, mais de l’ontologique, car il existe indépendamment de la conscience représentative, sur le mode particulier du passé ». Ainsi je peux, lorsque j’ai l’impression d’avoir déjà vécu une situation que je traverse, me rapporter à mon passé sur le mode du présent, en distinguant ce qu’est le souvenir, à savoir du passé, et la manière dont je me rapporte à lui, le présent. Le passé n’est alors pas seulement un moment du passé, auquel succéderait un autre moment du passé, mais il aurait une existence en tant que telle, différente en nature de celle du présent. Inconscient et virtuel, le souvenir ne peut retrouver sa vie et reconquérir sa force qu’en venant coïncider avec une perception, actuelle. Le souvenir joue donc, pour Bergson, un rôle décisif dans l’élaboration de la durée. Par lui nous sommes capables de vivre dans un même moment passé et présent. Il fait coïncider le mouvement du temps et celui de notre conscience et nous permet d’avoir accès à notre moi profond : « les divers états du monde extérieur donnent lieu à des faits de conscience qui se pénètrent, s’organisent insensiblement ensemble, et lient le passé au présent par l’effet de cette solidarité même ». Le passé n’existe donc dans la mémoire qu’en relation avec le présent, qui ne se lit que par rapport au passé avec lui. C’est en lisant le journal que le narrateur de Sylvie est envahi par ses réminiscences en en vient à vouloir vars son village d’enfance, vers son passé, pour reconquérir le temps perdu et conjurer la folie de la superposition des deux figures de l’actrice et de la religieuse, toujours déjà interdite. Avant d’organiser son mariage avec Daisy, Peter, qui  s’interroge (« à quoi bon revenir sur le passé ? »), éprouve le besoin de venir voir Clarissa et, à la fin du roman, il découvre qu’il l’aime toujours et que le passé n’est pas mort : « qu’est-ce qui peut bien me remplir de ce sentiment d’exaltation ? C’est Clarissa, dit-il ».  « C’est fou la netteté avec laquelle cela lui revenait, des choses auxquelles il n’avait pas pensé depuis des années «(p.160). Virginia Woolf semble dire que c’ n’est pas tant le présent l’instant qui passe qui importe  pour situer ce que nous sommes, mais ces grottes du passé qui ressurgissent en font éprouver l’épaisseur de la temporalité. La fréquence du passé dans la mémoire des personnages de Mrs Dalloway tient à l’impossibilité de se déprendre du passé sensible, du temps vécu avec un être cher. Si Clarissa et Peter s’aiment, c’est aussi parce que se dresse toute l’épaisseur insubmersible du temps vécu ensemble, ce qui explique l’excipit : « et justement, elle était là ». Le passé marque davantage, il devient encore + intense dans le présent parce qu’il fait sans cesse écho, retour, pont entre nous et les autres.  Si nous sommes, comme Septimus, hantés par le passé, nous sommes aussi densifiés par lui.  Les personnages les moins positifs, les + sujets à la critique violente et à la caricature comique, sont du reste ceux qui ne s’articulent pas aux souvenirs, au passé : lady et sir Bradshaw par exemple, car moins on est pris dans l’écho du passé, + on est présent sans distance à la mondanité et à la comptabilité matérielle (p.191-192). Dans ce roman, l’importance des personnages ne se mesure donc pas à leur place dans la société ni à leur réussite, mais à la densité du temps qu’ils ont vécu en vertu de leur âge. Choisir deux personnages principaux d’âge mûr revient à choisir des personnages lestés d’un passé qui les sauve et les rend d’autant + intéressants que Clarissa recouvre ses forces après une grave maladie, ce qui accentue l’effet de bilan et de maturité. Dès les 1ères pages (sensation de la rue, libération d’être au dehors rappelant à Clarissa sa vie de jeune fille à Bourton), le ton est donné et le roman se construit autour de comparaisons entre les sensations et les jugements présents et le passé remémoré. La conscience se retrouve ainsi constamment articulée à l’épaisseur du temps vécu, aux changements impliqués par la maturité. Clarissa a parfaitement conscience, par exemple, que son plaisir mondain s’est émoussé avec le temps ; qu’elle a  laissé derrière elle les relations physiques ; (p.99-100), qu’elle n’ont jamais vraiment compté pour elle. Elle de ne découvre pas toutes ces altérations, ces impuissances, ces changements sensibles à ses dépends, de façon tragique. Elle découvre qu’elle s’est déprise d’une certaine surface : « peut-être vieillissait-elle, en tout cas, ça (donner des soirées) ne la comblait + autant qu’avant » (p.294). Même si elle se sent parfois « soudain fanée, vieillie, la poitrine creuse » ou qu’elle ait « un petit accès de spleen », Clarissa est pleine de ses expériences et c’est ce poids émouvant du passé que le roman de V Woolf fait sentir.  Le temps narratif est sans cesse enrichi par la remémoration des personnages, qui s’ont d’autant + complexes psychologiquement qu’ils ont des années derrière eux. La cinquantaine représente ainsi l’âge où le temps présent se confronte au temps passé. C’est l’époque des bilans, des rapprochements entre le passé et ses espoirs d’un côté, le présent et ses réalités de l’autre. Le procédé des grottes, du creusement des personnages par l’arrière, donc la construction du roman sur le principe de la mémoire, volontaire ou involontaire, n’a de pertinence qu’en regard de l’âge des personnages. Un contrepoint valorisant est offert aux personnes mûres par la comparaison avec des consciences jeunes ou vides d’être, qui n’ont pas vécu comme Elizabeth : constamment sous le regard des autres, la jeune fille manque de profondeur et devient + objet que sujet, parce que le temps vécu fait accéder ale personnage au statut de sujet conscient. A cette conscience trop fraîche encore, il manque la chair des autres consciences, + sûtes : «prenez Elizabeth, elle ne ressent pas la moitié de ce que nous ressentons, pas encore » (p.320). La réduction de l’épaisseur du temps vécu d’un personnage provoque un appauvrissement de son intériorité, donc sa réification et son analyse à travers des prismes généraux, critiques, satiriques, caricaturaux même.  La preuve que la différence d’intensité entre les consciences tient à l’âge, à la profondeur du temps vécu, est que la vieille Mrs Dempster, qui juge la jeunesse qu’elle observe en rapport à son temps vécu : « c’est jeune, et ça ne sait pas. » Ce regard acéré d’une ancienne domestique tient à l’expérience acquise avec le temps, qui n’est pas seulement passé, mais qui a incrusté en elle sa trace, son épaisseur. Virginia Woolf évalue ses personnages en fonction de leur expérience vécue et non de leur position sociale.

« Encore un air avec lequel j’ai été bercé. Les souvenirs d’enfance se ravivent quand on a atteint la moitié de la vie. C’est comme un manuscrit palimpseste dont on a fait reparaître les lignes par des procédés chimiques », écrit Nerval dans la sixième lettre d’Angélique. L’importance du souvenir dans la construction de l’identité du narrateur de Sylvie tient peut-être moins au motif des illusions perdues qui structure l’apparentement du récit rétrospectif à un récit d’apprentissage visant à la catharsis des « chimères qui charment et égarent » le sujet au matin de la vie, ce que confirme par ailleurs l’ironie sous-jacente à + d’un passage du récit, très maîtrisé, qu’à la quête de soi induite par l’enquête sur la passé, le retour dans le passé visant finalement moins la résolution de l’énigme du moi par le dépassement d’une vérité dévoilée au jeune homme par Aurélie, puis par Sylvie, que la vaine reconduction de l’éternel retour du même : le schème de l’amour toujours déjà impossible pour la morte interdite ; la scène de rencontre qui scelle le destin de l’adolescent, met fin au vert paradis des amours enfantines, et explique, après la confusion des figures a priori antithétiques de l’actrice et de la sainte, le rapprochement de figures au départ si opposées que celles de Sylvie et d’Adrienne, de la petite paysanne brune incarnant la « douce réalité »  et symbolisant, par son nom même, la vie et la terre, et de la grande aristocrate blonde du Valois, promise à la religion et à la mort par son mysticisme angélique. Ainsi l’amour du narrateur pour Adrienne est-il présenté d’entrée de jeu comme l’explication, la clé de l’énigme de la fascination pour Aurélie, le présent faisant écho au passé : «« tout m’était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour et vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me prenait à l’heure du spectacle, pour ne me quitter qu’à l’heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d ‘Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l’herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. – La ressemblance d’une figure oubliée depuis des années se dessinait désormais avec une netteté singulière ; c’était un crayon estompé par le temps qui se faisait peinture, comme ces vieux croquis de maître admirés dans un musée, dont on retrouve ailleurs l’original éblouissant. / Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice !... et si c’était la même ! – Il y a de quoi devenir fou ! c’est un entraînement fatal où l’inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d’une eau morte… Reprenons pied sur le réel ». Aurélie est une réplique et une répétition d’Adrienne, figure fondatrice de la vie amoureuse du narrateur : « cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me prenait à l’heure du spectacle, pour ne me quitter qu’à l’heure du sommeil, prenait son germe dans le souvenir d’Adrienne ». 1er amour délaissé par le narrateur lorsqu’il rencontre Adrienne, la figure de Sylvie, antidote du charme exercé par la double figure, irréelle, de la sainte et de l’actrice, se métamorphose à son tour pour devenir le double complémentaire d’Adrienne, dont le narrateur occulte jusqu’au dénouement la mort : « c’était Adrienne ou Sylvie, les deux moitiés d’un même amour… ». La cristallisation du souvenir, mais aussi la clé de l’impossibilité pour le narrateur de vivre au présent, tient  au caractère fantomatique d’Adrienne, « fantôme rose et blond », « mirage de gloire et de beauté », « esprit montant de l’abîme », « apparition », « image vaine », « spectre funeste » et ange de l’apocalypse.

On retrouve cette dimension fantomatique dans le syndrome post traumatique par lequel l’ancien combattant de la Grande guerre, blessé non dans son corps, mais dans son esprit, son âme,  sa conscience saturés d’images de guerre provoquées par « l’explosion » du moteur de la limousine royale ou de l’avion publicitaire et qui voit le spectre de son ami Evans, mort au combat, se substituer aux perceptions déformées par son imaginaire délirant.

 

Cela pose deux questions : la question des rapports entre le souvenir et le mythe ; celle du rapport entre rêve et souvenir.

Non seulement les représentations historiques collectives relèvent de l’imaginaire, donc du mythe mais le temps subjectif entre en corrélation avec le temps mythique dans leur propension commune à abolir le temps linéaire au profit du grand temps originel, antérieur à l’histoire et cyclique. Ainsi, de même que la conscience bergsonienne fonctionne sur la non-discrimination entre passé et présent, les récits de Nerval et de Virginia Woolf sont des fictions syncrétiques, dont la profondeur temporelle confond, dans l’imaginaire des personnages, l’Histoire et le mythe : Aurélie est, dès le 1er chapitre de Sylvie, identifiée aux « Heures divines » de l’Antiquité, allégorie du temps et des saisons et, dès sa première « apparition », Adrienne est assimilée à une prêtresse druidique et à la Béatrice de Dante avant de devenir l’héroïne d’une chanson de toile, une figure de la sainte et de l’ange de l’apocalypse ; les jeunes filles de Loisy forment une « gracieuse théorie renouvelée des jours antiques »; la vieille tante d’Othys est semblable aux « fées des Funambules qui cachent sous leur masque ridé, un visage attrayant » ; Sylvie elle-même, pourtant censée incarner « la douce réalité » devient tour à tour une figure antique ou de conte merveilleux, Athéna, nymphe ou « fée » : « tout en elle avait gagné : le charme de ses yeux noirs, si séduisants dès son enfance, était devenu irrésistible ; sous l’orbite arquée de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traits réguliers et placides, avait quelque chose d’athénien. J’admirais cette physionomie digne de l’art antique au milieu des minois chiffonnés de ses compagnes » ; « vous être une nymphe antique que vous ignorez » ; »vous allez avoir l’air d’une vieille fée » ; « la fée des légendes éternellement jeune », » une fée industrieuse répandant l’abondance autour d’elle ». De même, dans Mrs Dalloway, les oiseaux parlent grec à Septimus, Mrs Dalloway est assimilée à Perséphone quand elle va chercher ses fleurs et Peter Walsh, entendant la chanson d’amour à peine articulée par une vieille mendiante, voit réapparaître, « venue du fond des âges, de l’époque où les pavés étaient de l’herbe, où il y avait un marécage, depuis l’époque des dents de sabre et des mammouths, l’époque des levers de soleil silencieux, cette loque humaine – c’était une femme […] ». Ces références mythologiques suspendent le cours ordinaire et linéaire du temps en lui substituant un temps immémorial et cyclique, dans lequel les passés et non le passé dominent, dans lequel temps mythique et temps vécu se combinent, dans lequel le passé qui fait retour ne se distingue pas temporellement du temps vécu.

« La Treizième revient : c’est encore la première/ Et c’est toujours la même, ou c’est le même instant » : le temps mythique que Nerval privilégie obéit à la logique de l’éternel retour du même. Ce charme de la répétition est particulièrement sensible dans le motif récurrent de la fête des archers, dans les rituels de la danse et du chant, dans la modulation de ces chansons populaires du Valois que Nerval publie en appendice de Sylvie. Pourtant le personnage fait, en revenant dans le Valois de son enfance, l’amère expérience que le cours irréversible du temps, qui est changement perpétuel et non éternel retour du même, brise le cercle magique, irréel et peut-être maléfique, de la répétition : Sylvie n’est + la Parque tissant la dentelle, chantant les chansons apprises par les aïeules et redevenant, le temps d’un déguisement, l’épouse d’un autre temps, du Cantique des Cantiques. Les mythes ne sont peut-être que des « chimères » qui «charment et égarent au matin de la vie ». L’ironie du narrateur frappe du reste parfois le mythe d’illusion : dans le chapitre » Voyage à Cythère », l’imitation de l’antique est peut-être parfaite ; mais tout n’est qu’ »illusion ». On s’est contenté de maquiller les outrages du temps sur le temple de la petite île et de se déguiser en Grec ; mais la fusion avec le passé est une tromperie. Le temps n’a du reste pas cessé pour autant, et le narrateur ne tire aucun profit de cette vision, sinon qu’il est complètement perdu dans le temps à l’issue de la fête, où il se perd symboliquement dans le bois en sortant, signe que la fête est un labyrinthe dangereux. Enfin Septimus, dont le nom renvoie au chiffre symbolique 7 et qui revient 7 fois dans le roman, est aussi l’image du risque de la forclusion temporelle : il est soumis moins à la logique du souvenir qu’à une réapparition non contrôlée d’un passé qu’il n’identifie pas comme tel. Dès lors, et contrairement aux autres personnages, ces apparitions se font sous le signe de la folie. Si le spectre du capitaine Evans évoque « tous les morts » et que les oiseaux lui parlent en grec pour signifier qu’il est le dépositaire d’une tâche divine, ce n’est pas un retour apaisé au temps cyclique, mais le symptôme que Septimus est désormais incapable de vivre dans le présent et de se projet dans un avenir : il est enfermé dans le retour d’un temps mythique qui le coupe définitivement de la vie.

 

Comme le temps, le rêve n’a pas d’existence matérielle ni vraiment objective, alors même que nous en faisons l’expérience. Mais rupture de l’ordre des temps causée par le bouleversement des plans temporels, le rêve exerce sa puissance sur ce qui a pour nous force de loi : le temps, dont il franchit et même abolit les distances, par un effet de condensation et d’accélération, qui nous affranchit du temps objectif, mesuré, mais qui, déchirant, traversant l’obscurité qui sépare le présent du passé, nous apporte une lumière fulgurante sur l’intensité des sentiments mis en jeu par les événements passés, et ce dans une expérience qu’on ne peut faire que pour soi-même, mais qui concerne chacun de nous. Ainsi le rêve, qui n'est pas l’endormissement du psychisme ni son effondrement interne vers un état de catatonie confinant à la vie végétative, mais haute vitalité psychique, manifeste avec force et profondeur le jeu du temps vécu et permet à l’homme d’être pleinement lui-même.

Le rêve joue donc un rôle décisif pour accéder au temps vécu. Pour Bergson, qui oppose deux formes de rapport au temps : celui, objectif, où se déploie le moi social, régi par une forme de conscience réfléchie qui projette dans l’espace la multiplicité de nos états de conscience (nombre) et qui instaure  entre eux une différence, une succession susceptibles de nous inscrire dans le temps partagé de la vie en communauté, et la temporalité de notre moi individuel profond, où les états de conscience se pénètrent et se fondent les uns dans les autres sans se distinguer, le rêve est le lieu où s’opère le passage d’une temporalité à l’autre. En modifiant le rapport entre le moi et le monde extérieur, il nous permet de « sentir la durée ». En lui, «l’appréciation mathématique du temps écoulé ne se fait + », « le rêve nous place précisément dans [les conditions d’expérimenter la durée] ; car le sommeil, en ralentissant le jeu des fonctions organiques, modifie surtout la surface de communication entre le moi et les choses extérieures. Nous ne mesurons + alors la durée, nous la sentons ». Rêver, c’est retrouver ou laisser remonter à la surface toute une vie psychique étouffée par la promotion des idées claires et distinctes de la raison comme seule voie d’accès à la vérité, pour découvrir dans la confusion et l’obscurité apparentes des rêves autre chose qu’un tissu d’absurdités, le sens d’une existence qui se ressaisit dans et par le temps, le « travail qui se poursuit sans cesse, sur des idées, dans les régions les + profondes de la vie intellectuelle », « quand notre moi se laisse vivre ». Bergson, qui tisse un lien entre temps vécu de la rêverie et poésie, fait donc du rêve une voie d’accès privilégiée à la durée.

On retrouve dans Sylvie , récit tout entier placé sous le signe du rêve ou de la rêverie, cette porosité entre le souvenir, le rêve et la rêverie, indémêlables : le souvenir est « à demi rêvé », « l’esprit » « à demi-somnolent », » « résiste encore aux bizarreries du songe ».. Au ch II, par exemple, c’est un état de « demi-somnolence » qui, tout à coup, met le narrateur en présence d’un passé qui s’étend jusqu’à son enfance et lui permet d’exhumer de l’oubli des souvenirs qui l’habitaient depuis toujours : « toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs ». On sort alors du temps chronologique qui nous oriente du passé vers l’avenir pour renouer un lien avec le passé, par un mouvement rétrograde qui éclaire une direction pour soi, un avenir, comme par une sorte de contraction temporelle. L’état transitoire vers le sommeil interrompt la perception pour faire entrer dans le temps remémoratif d’une conscience libérée du poids des obligations sociales : »cet état permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les + saillants d’une longue période de vie ». On sort du temps de l’horloge, sur lequel repose l’organisation sociale, mais aussi du temps biologique, soumis à un processus d’entropie par dégradation cellulaire jusqu’à l’anéantissement corporel de la mort, pour entrer dans le temps vécu de la conscience, qui ne connaît pas les séparations entre l’avant et l’après, qui ne cesse de les entremêler pour former une tresse temporelle irréductible.

Dans Mrs Dalloway, Peter se retrouve également dans l’état onirique du dormeur, à côté d’une nourrice, gardienne spectrale des portes du rêve, assis tous les deux sur un banc, dans Regent ‘s Park : »il s’enfonça, de + en + profond, dans le duvet et les plumes du sommeil, s’enfonça, et finit par être complètement enfoui » (p.134). Pour ce rêveur qui, comme le voyageur nocturne, voit la réalité, hantée par une face onirique, se dédoubler, le retour à Londres se transforme en un retour vers le passé le + lointain de l’enfance : «Bizarre, se dit-il, comme je n’arrête pas de repenser à mon enfance ». Non pas « repenser » au sens de redevenir spectateur de son passé, vu de l’extérieur, dans une position de surplomb, mais le « revoir » au sens d’en être touché de nouveau, le revivre : »c’est fou la netteté avec laquelle cela lui revenait, des choses auxquelles il n’avait pas pensé depuis des années ». Ce même emboîtement des moments temporels amène Clarissa à vivre en un instant toute sa vie, en se projetant avec Peter dans une évasion amoureuse : »emmenez-moi, pensa impulsivement Clarissa, comme s’il prenait incessamment le départ pour un grand voyage ; et puis, la minute d’après, ce fut comme si […] elle avait vécu, pendant leur déroulement, une vie entière, qu’elle s’était enfuie de chez elle, qu’elle avait vécu avec Peter et que c’était maintenant terminé » (p.121). « en une minute » : dans le rêve éveillé, le temps vécu de la conscience n’est pas progressif ; il ne s’étale pas sagement dans une chronologie, avec un ordre temporel clairement articulé, selon une succession d’arrière en avant. Il est anachronique en son principe de déploiement : il fait résonner le passé dans le futur et le futur dans le passé, transformant le présent en ce point instable d’entrecroisement du passé et de l’avenir. La richesse psychique des rêves vient donc de ce qu’ils permettent de se resituer sans effort particulier dans la perspective du temps vécu, où « les moments de la durée interne ne sont pas extérieurs les uns aux autres ». Ils sont donc la voie d’accès royale au temps vécu quand « au-dedans de moi, un processus d’organisation ou de pénétration mutuelle des faits de conscience se poursuit, qui constitue la durée vraie », infléchissant jusqu’à la structure narratologique des récits, basés l’un sur la tresse temporelle présidant au croisement des flux de conscience, l’autre sur la dilution des repères chronologique, dans un enchaînement de résurgences du passé sur le mode onirique, dans un entremêlement par voie de condensation entre les figures de l’amour incarnées par Aurélie, Sylvie et Adrienne.

Car la temporalité du rêve se définit avant tout par l’absence de repères. Pour que le sommeil coupe les liens entre le moi et le monde extérieur et que le rêve « congédie l’appréciation mathématique du temps », débouchant sur une appréciation non + quantitative, mais qualitative de la durée, il faut que les repères soient effacés : le mécanisme de la montre et de l’horloge du narrateur nervalien sont, l’un cassé depuis l’enfance, l’autre arrêté. Cette perte des repères temporels s’accompagne de celle des repères spatiaux, dans cette confusion entre rêve et souvenir où le narrateur  de Sylvie semble presque toujours menacé  d’égarement : il perd son chemin dans le voisinage de la forêt, par exemple dans le chapitre « Chaalis », où il se demande s’il n’a pas rêvé l’étrange cérémonial où de jeunes aristocrates figurent des anges « chantant sur les débris du monde détruit », ou dans le chapitre « le village », où il emprunte des sentes profondes et côtoie des lisières de forêts sans toute tracée. Or si l’espace et le temps du rêve sont, dans Sylvie, indissociables de la forêt, c’est peut-être parce qu’ils répondent à cette région de nous-mêmes qui est obscure, + ancienne peut-être que notre conscience réfléchie, pleine d’ombres que Bergson appelle le moi fondamental et à laquelle on a pu aussi donner le nom d’âme. Dans le roman de V Woolf, deux rêves ont lieu à Regent’s Park, dans un décor de feuilles, d’arbres, d’ombres, de fougères, qui répond à l’image que Clarissa se fait aussi de l’âme, quand elle sent, face à Miss Killmann, « remuer en elle ce monstre brutal » et qu’elle entend « les brindilles qui craquaient », sentant « les sabots bien plantés dans les profondeurs de cette forêt encombrée de feuilles, l’âme ».

Or dans les parages oniriques de cette forêt intérieure, le temps opère à la fois une condensation et une sélection du passé : en quelques minutes se déroulent, au chapitre II de Sylvie, les images encore vives de la jeunesse du narrateur ; le rêve de Peter Walsh concentre les épisodes les + significatifs de « ce fameux été au début des années 90 ». A travers ces deux caractéristiques, l’accent est mis sur ce qui se rejoue dans le rêve : un fragment détaché du passé, qui par sa projection jusqu’à notre être présent révèle la force dont il est encore chargé. Le 1er « souvenir à demi rêvé » du narrateur de Sylvie rejoue ainsi un événement fondateur : la concomitance de deux pertes, celle de Sylvie, par l’infidélité que le narrateur lui fait à l’apparition d’Adrienne, et celle d’Adrienne, soumise à la réclusion dans un couvent. Ce souvenir à demi rêvé contient ainsi la matrice entière du récit, dans son développement comme dans son oscillation entre deux figures féminines complémentaires. La sélection opérée par le rêve met aussi en œuvre un mécanisme de condensation dans le temps. Celui-ci ne se déroule pas sur le mode de la succession, mais dans la transformation continue et progressive d’une image dans l’autre, comme dans un flux. Le jeu des présents, des participes présents et des anaphores transcrivant le fondu enchaîné des visions « sans trêve » de Peter Walsh à l’intérieur de phrases qui se ramifient rend compte de cette labilité des formes du rêve, où les choses n’étant pas des objets, elles ne se fixent pas et entrent dans un processus de transformation sans heurt, transcrivant un phénomène de synthèse où « des myriades de choses viennent n’en faire qu’une ». Loin de se dérouler comme un simple défilé d’images qui mettrait à distance le spectateur, le rêve engage l’affectivité de celui qui en est le siège, les émotions s’y bousculent,  et les images ne sont peut-être que la traduction de la continuité entre le passé et le présent. Dans le chapitre « Châalis », la vision d’Adrienne est ainsi placée sous le signe du destin, tandis que la phrase qui vient à Peter Walsh au réveil, « la mort dans l’âme », se rattache à la scène de rupture avec Clarissa et éclaire, des années après, le rêveur sur le pouvoir destructeur de ce verdict jadis émis à l’encontre de Clarissa, alors qu’elle révélait ce qu’il y avait de snob et de conventionnel en elle : dans la clarté aveuglante et douloureuse de la lucidité, ce rêve fait comprendre à Peter qu’il a perdu la femme qu’il aime à cet instant-là et pour ces mots-là et le passage de l’imparfait « c’était affreux, criait-il, affreux », au passé simple indique que ces mots appartiennent aux événements passés que le rêve a fait ressurgir et au présent, où Peter Walsh comprend et souffre toujours. Traversé par des émotions intenses, le rêve semble s’inscrire en faux contre la loi objective de l’irréversibilité du temps. Traversés par la mort, les rêves des deux œuvres de fiction en nient néanmoins la puissance. Même l’hallucination de Septimus en porte l’intuition quand l’explosion provoque en lui l’apparition d’Evans, mais sans boue sur lui ni blessures : « il était semblable à lui-même ». Peter Walsh ne sait à qui adresser la réponse à la question de la « patronne », le chant d’Adrienne se prolonge en « fioritures infinies » : il n’y a pas de véritable conclusion, car le rêve n’a d’achèvement qu’en dehors de lui-même, ne se laisse saisir que comme une trace à travers le souvenir que nous en gardons, et entretient des rapports ambivalents avec la réalité qu’il recycle et transforme, à l’instar de Peter Walsh ou de Septimus, qui s’emparent, l’un de la figure de la nourrice, l’autre de celle de l’ »homme en gris » pour construire l’image, qui d’Evans, qui des Moires.

Liées au passé, les images du rêve s’articulent aussi au présent, sur lequel il agit de manière ambiguë. « Résolution » : le titre du chapitre III de Sylvie suivant le « souvenir à demi rêvé » de l’apparition d’Adrienne et l’analyse de la confusion entre l’actrice et la sainte, souligne que le souvenir rêvé a engagé l’action par la simple « résolution » d’agir pour reprendre pied dans le réel. La rapidité du départ pour le Valois témoigne de l’urgence à actualiser le rêve qui se cristallise autour de la figure de Sylvie. Mais parce qu’elle a été nourrie par le rêve et a puisé en lui cette détermination, cette action rencontre des résistances, à commencer par l’irréversibilité du temps social, qui empêche le retour des choses à l’identique : la métamorphose de la « fée des légendes » en « fée industrieuse », sortie de sa pauvreté, l’impératif de « songer au solide » et la lecture de Rousseau et de Walter Scott ont mis à mal le schéma d’un rêve réalisé sur le mode d’un « prince » épousant une pauvre villageoise et désormais tout l’environnement –le père Dodu, le grand Frisé, le petit « garçon très éveillé » font obstacle au désir du parisien de « conquérir et fixer son idéal ». Le réel reprenant inéluctablement le dessus et le présent mettant à mal, rendant impossible l’actualisation de ce fragment de passé précieux auquel le rêve a donné accès, le narrateur reste le visiteur, l’étranger. Dans Mrs Dalloway, la volonté et la mémoire externe de Millicent Bruton recouvrent du retour à l’espace-temps du présent , de l’action, du pouvoir, la strate profonde qui s’est révélée au moment où son moi s’est laissé vivre dans le demi-sommeil du souvenir d’enfance : « mais non, se souvint-elle, on était mercredi, elle était à Brook Street […]Elle était quelqu’un qui avait du pouvoir, un rang dans la société, des revenus ». Le bâton imaginaire sur lequel se referme sa main, symbole de son pouvoir et de son action pour envoyer des bataillons d’émigrés au Canada, illustre la façon dont « se propage jusque dans les profondeurs cette extériorité réciproque que leur juxtaposition dans l’espace homogène assure aux objets matériels » dans l’analyse de Bergson. La « Mesure » incarnée par les médecins de l’âme que sont Holmes et Bradshaw impose la loi du nombre et atteste de son intériorisation, la fulgurance du rêve pouvant envahir le rapport au réel en altérant la perception de ce qui est présent

Le fait de ne + reconnaître les limites entre le rêve et la réalité, le sommeil et la veille distord le sens du réel et ne permet + de distinguer ce qui a lieu. Très vite, le rêve investit la réalité au point de transformer la perception en hallucination. Septimus en fait l’épreuve cruelle dans le roman de Virginia Woolf. Tout l’espace environnant n’est + pour lui qu’un espace soumis à la déformation du rêve cauchemardesque, dans lequel il est enfermé à la suite du traumatisme engendré par l’horreur de la 1ère guerre mondiale et par la mort de son ami Evans : « il voyait des visages qui sortaient du mur et se moquaient de lui, qui l’appelaient de toutes sortes de noms affreux, dégoûtants et des mains qui sortaient de derrière les paravents » (p.148). Septimus, en ne percevant + la réalité, mais en projetant au dehors sa panique intérieure irrépressible, montre que le temps vécu peut arracher avec tellement de violence l’homme à la réalité qu’il ne peut + s’y rapporter qu’à travers un délire, en tous points semblable à un rêve éveillé, mais cette fois-ci ayant traversé l’écorce cérébrale pour se ficher dans la réalité.

Cela doit peut-être conduire à  regarder avec circonspection la valorisation du rêve par Bergson quand il précise que « l’imagination du rêveur, isolée du monde externe, reproduit sur de simples images et parodie à sa manière le travail qui se poursuit sans cesse sur des idées, dans les régions + profondes de la vie intellectuelle ». Si le moi du rêveur, qui se coupe résolument des différentes formes d’extériorité (sensoriellement, pratiquement, culturellement, existentiellement) est le mode privilégié pour comprendre le type de relation impliquée par la durée intérieure, alors il y a tout lieu de craindre que le temps vécu de la vie psychique ne corresponde à rien d’autre qu’à un enfermement dans une relation narcissique de totale circularité avec soi-même. Mirage d’une pureté constitutive du moi que Bergson appelle « profond » par opposition au « moi superficiel », la durée intérieure prendrait la forme d’un dedans sans dehors. Assimilable à la position solitaire du rêveur endormi, la profondeur du moi de la durée intérieure serait une illusion induite par l’absence de contact avec l’extériorité sociale et historique. Si le décrochage de la réalité par l’entrée dans l’état des représentations oniriques se renverse en une remontée vers le passé, par quoi tout ce que la mémoire tenait en elle se libère, dès lors qu’il n’y a + besoin de prendre en compte ce qui se présente ici et maintenant dans l’expérience externe, la rentrée en soi, attention à toutes les représentations du passé, réactivation de ces représentations, risque d’engendrer l’illusion, la captation de la psyché par l’imagination, la paralysie de la conscience critique par l’irrationalité, l’immersion dans des sentiments qui se refusent à toute expression verbale, à toute communication ? Ce serait oublier que l’Essai sur les données immédiates de la conscience est aussi un essai sur la liberté, sur les liens entre temps vécu et liberté, que Sylvie est aussi l’histoire d’un désenchantement et que Mrs D est aussi un roman ironique.

En fait, à travers le vécu du rêve comme dans les tableaux de Magritte, il est moins question d’irréel, d’échappée dans un monde imaginaire, produit arbitraire d’un esprit échauffé par les vapeurs d’une imagination débridée que de surréel (Nerval parle d’ »état de rêverie supernaturaliste ») qui conduit à une désobjectivation libératrice des êtres et des choses pour leur redonner un nouvel élan, un nouvel avenir. Pas de nostalgie, mais la rencontre insolite entre des extrêmes, qui active un dynamisme psychique par la métaphorisation d’une réalité figée dans des catégories desséchantes. Temps du surréel, le temps vécu ne procède alors + d’un isolement en soi, il n’y aboutit pas non +, il est la production d’un écart critique vis-à-vis de l’encodage social et culturel de positions devenues familières à travers l’établissement de conditions psychologiques et collectives inamovibles. S’éloigner, « s’isoler de la foule », sortir des affrontements pour le pouvoir, »respirer l’air pur des solitudes », toutes ces formes d’écart ou de retrait se traduisent aussitôt par l’ivresse onirique de l’accès à un temps autre, au temps de l’autre par rapport aux sphères d’activités possibles, temps de l’impossible socialement parlant et qui culmine dans le couple transfigurateur de l’expérience humaine : « la poésie et l’amour ». Le temps retrouvé n’est alors pas celui d’une enfance abandonnée derrière soi et dont il s’agirait de faire revivre les souvenirs avec émotion. C’est celui de la poésie et de l’amour, qui demande à l’homme de « boire l’oubli dans la coupe d’or des légendes », de passer par l’oubli du temps social et historique qui tient l’homme à l’écart de lui-même, de la source onirique de son existence. Le temps vécu de la conscience rêveuse n’est pas celui de l’échange marchand, où tout s’achète, où le pouvoir de l’homme se mesure à l’aune de sa fortune : « ce n’est pas à mon âge que l’on tue l’amour avec de l’or ». Nerval sait bien qu’il tente l’impossible jusqu’à traverser la folie dont il rapporte les poèmes lumineux des Chimères  et des récits poétiques comme Sylvie. Car l’homme ne peut se rendre disponible à cet état onirique du temps vécu qu’à condition de desserrer l’étreinte de l’ordre social et économique qui détermine l’existence et façonne le conformisme. Il n’y a pas un temps vécu hors monde et hors société, mais un temps vécu qui passe toujours par la libération de ce qui enlise dans des modes de construction identitaire qui privent l’homme de son dynamisme psychique. Nerval est un »rêveur en prose ».

« Agir librement, c’est se replacer dans la pure durée » : Bergson, de son côté, affirme le rapport entre durée intérieure et liberté. Le temps vécu joue un rôle libérateur en l’ouvrant à l’onirisme d’une vie psychique qui se développe à travers l’entrecroisement inextricable dans le présent du passé et du futur. Ces deux domaines se rejoignent avec celui de l’émotion esthétique dans l’Essai où poésie, musique et roman sont présentés comme mieux aptes que le langage conceptuel à saisir la durée.

 

 

III-                Temps vécu et création

 

III-1-L’obstacle du langage

« Est-il notion + familière et + connue dont nous usions en parlant ? Quand nous en parlons, nous comprenons sans doute ce que nous disons ; nous comprenons aussi si nous entendons un autre  en parler. Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais + » (Augustin, Confessions, XI, 14 . Une des raisons pour lesquelles le temps échappe à toute tentative de compréhension rationnelle, est que le langage (conceptuel) est inadéquat au temps et ce pour quatre raisons.

 

a)      La 1ère raison est que, pour Bergson, le langage a partie liée avec l’espace, condition sine qua non de toute opération rationnelle. Or l’espace est un milieu homogène, c.à.d. que les objets y sont identiques, ne présentent pas de différence qualitative et sont néanmoins distincts. Pour former des concepts généraux, on fait donc abstraction des qualités des objets abstraits de l’espace, dont on ne retient que l’identité. Le langage, capable de charger un mot d’un sens intelligible par tous, n’est utilisable qu’à ce prix. Les concepts ne désignent que des identités entre les choses et non des individus qualitatifs : « la faculté d’abstraire implique déjà l’intuition d’un milieu homogène », et cette réalité homogène, « nettement conçue par l’intelligence humaine, nous met à même d’opérer des distinctions tranchées, de compter, d’abstraire, et peut-être aussi de parler ». Nous pouvons former des concepts généraux parce que nous pouvons nous représenter les choses comme extérieures les unes aux autres et non qualitativement distinctes. Or cette extériorité des phénomènes, isolés les uns des autres, suppose l’identité dans le temps. Cela rend le langage inapte à formuler, donc à penser, l’hétérogénéité et la qualité pure, qui caractérisent la durée, et les états de conscience qui relèvent de cette durée. C’est pourquoi le temps échappe toujours au langage. Il n’est pas de mots justes pour le dire, « car les termes sont  […] entachés d’un vice originel ».

 

b)      La 2ème raison, qui découle de la 1ère, est que le langage supposant la conception d’un milieu homogène, est nécessairement frappé de la même loi logique qui affecte les objets matériels : l’impénétrabilité. Les concepts, comme les objets, sont extérieurs les uns aux autres. Or la durée est un milieu à la fois hétérogène et continu, multiple, mais sans la quantité, successif, mais sans la distinction. Ainsi tout effort pour mettre en mots la durée se heurte aux limites du langage ; toute tentative fausse la vérité même de la durée, en y introduisant de l’espace : « ainsi, quand nous disons que +sieurs états de conscience s’organisent entre eux, se pénètrent, s’enrichissent de + en +, et pourraient donner ainsi, à un moi ignorant de l’espace, le sentiment de durée pure, mais déjà, pour employer le mot « +sieurs », nous avions isolé ces états les uns des autres, nous les avions extériorisés les uns par rapport aux autres, nous les avions juxtaposés, en un mot ; et nous trahissions ainsi, par l’expression même à laquelle nous étions obligés de recourir, l’habitude profondément enracinée de développer le temps dans l’espace ». « Les termes […] sont entachés d’un vice originel », et « la représentation d’une multiplicité sans rapport avec le nombre ou l’espace […] ne saurait se traduire dans la langue du sens commun ». La durée est bien une «donnée immédiate de la conscience », réfractaire à la médiation du langage conceptuel.

 

c)       En effet, 3ème raison, par le langage, nos impressions, sensations et sentiments apparaissent sous une forme impersonnelle. Le concept ne garde de l’état de conscience que ce qu’il a de commun, afin de le rendre communicable. Mais c’est là nier la temporalité propre du moi fondamental : les états de conscience qui se succèdent sont extérieurs les uns aux autres, si bien qu’aucun d’eux ne peut être comparé à un état antérieur. Chaque sentiment est radicalement neuf, purement qualitatif, alors que les concepts de notre langage commun présupposent une reproductibilité du sentiment et plaquent sur lui une temporalité de la succession quantitative, qui lui est étrangère. A cause de cette durée impensable ; contradictoire –succession sans distinction, continuité hétérogène-, le moi fondamental est incommunicable, alors que le moi superficiel et impersonnel répond beaucoup mieux « aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier ». C’est la raison pour laquelle, quand on donne aux mots de tout le monde la mission de décrire un sentiment propre ou une personnalité singulière, on échoue nécessairement : le moi fondamental se voit alors étouffé sous le moi conventionnel, à la psychologique schématique et grossière. Ainsi pour parler de ses sentiments envers les femmes, Clarissa trouve que le mot « amour », dont elle se sert pour décrire ses sentiments pour Richard, est inapproprié (p.101), sans être pour autant capable d’en trouver un qui restitue la nuance dans toute sa subtilité. De même le narrateur de Sylvie ne trouve que « des expressions vulgaires, ou bien tout à coup quelque phrase pompeuse de roman » quand il essaye de formuler ses sentiments propres et authentiques.

 

d)      Car, dernière raison de l’inadéquation du langage au temps vécu, le langage dénature la durée en lui donnant une fixité qui n’est + de l’ordre de la continuité hétérogène et dynamique. Parce qu’on désigne du même terme deux états successifs, partant hétérogènes, on en conclut faussement à la permanence des états de conscience, à leur identité dans le temps. Le langage confère le même mot à deux sensations pourtant éloignées dans le temps, comme il utilise le même terme pour désigner les causes qui ont donné naissance à ces sensations. Il nous invite par conséquent à homogénéiser ces sensations et leurs causes. Les deux sensations ne lui paraissent pas différentes, puisqu’elles portent le même nom. Dans une ville où j’habite, « tous les jours j’aperçois les mêmes maisons, et comme je sais que ce sont les mêmes objets, je les désigne constamment par le même nom, et je m’imagine aussi qu’elles m’apparaissent toujours de la même manière », écrit Bergson. Par conséquent, « nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime l’objet », alors que  « ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est la cause, à travers le mot qui la traduit ». Désigner +sieurs nuances qualitatives par un même terme revient à homogénéiser ces nuances, à ignorer les spécificités de chacune. Or le langage ne limite pas seulement notre connaissance. Il agit sur nos envies : il suffit qu’on me dise qu’un aliment est exquis pour que je substitue à l’impression qualitative, légèrement désagréable, que j’éprouve l’association entre la sensation et un goût agréable ; « ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire » « Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle ».

 

óA l’instar d’un romancier hardi, capable de restituer l’hétérogénéité du temps vécu, nous devons être + attentifs et + subtils, si nous voulons renouer avec nos aspirations et avec notre histoire. Philosopher, pour Bergson, c’est mener un travail continu sur le langage, pour résister à son pouvoir uniformisant et à approcher l’expression de singularités qui, par principe, lui échappent. C’est sur ce perpétuel devenir de la conscience que Peter se méprend, lorsqu’il croit pouvoir définir une fois pour toutes la personnalité de Clarissa, sans avoir que c’est le + sûr moyen de n’en avoir jamais qu’une image : « même au bout de toutes ces années, son portrait de Clarissa n’était qu’à l’état d’ébauche » (p.163). + sage, Clarissa a renoncé à l’illusion de définir les gens : «elle refusait de dire de Peter, ou d’elle-même, je suis ceci, je suis cela » (p.69). De même, Bergson  dit que c’est seulement quand on se reporte après un laps de temps important aux émotions qui s’attachaient à la ville au début de notre installation que l’on perçoit le changement, « inexplicable et surtout inexprimable ».  

 

1-2 Autres langages (1) : musique, chant, danse

S’il est donc très difficile d’exprimer la durée, ce n’est pas pour autant impossible : il existe un langage susceptible de nous dévoiler le temps vécu, de nous faire sentir la durée vraie et la fausseté de nos représentations : l’art, notamment la littérature, la musique et la danse.

 

a)      Dans L’Essai, Bergson propose un échappatoire au langage conceptuel, naturellement inapte à rendre compte de la durée pure : la musique. Ecouter un morceau de musique est une expérience qui s’approche de celle de la durée véritable. Une mélodie est une succession de notes qualitativement différentes, mais non extérieures les unes aux autres. Elle se fondent et s’organisent en un progrès dynamique : »ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble st comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ? » Si l’on se concentre sur chaque note d’une mélodie en l’isolant des autres, on manque donc la musique, car la musique est dans le phrasé. Il en va exactement de même de la durée. Le mode musical est également présent dans Sylvie comme un contrepoids à la corruption qu’opère le temps. Si la conscience réfléchie est impuissante à restituer autre chose qu’un fantôme de temps vécu, le chant est valorisé en tant qu’il est inscription du passé à l’intérieur du présent. Les vieilles chansons que le narrateur aime sont un héritage culturel transmis de mères en filles. Elles portent la trace d’un français vieilli, qui n’a + cours aujourd’hui, « avec les hiatus et les assonances du temps ». Mais ce qui surtout fait du chant le vecteur de réminiscences, c’est son lien avec la voix : les jeunes filles prêtent aux vieilles chansons de leurs ancêtres la matérialité de leur voix, qu’elles font vibrer en des « trilles chevrotants » pour imiter «la voix tremblantes des aïeules ». Par le chant, jeunesse et vieillesse cessent de s’opposer, le temps de quelques mesures. Ecouter un chant est donc une expérience consolante, malgré le temps qui passe et dégrade les souvenirs. La musique est un art du temps, mais du temps entendu comme durée véritable. Elle transfigure le temps dont elle a besoin pour exister. Le chant  n’est + de l’ordre du fantasme c’est une réminiscence lucide quant à son statut de réminiscence. Le choix de placer Les Chansons et légendes du Valois en appendice du récit de Sylvie prend alors tout son sens : il s’agit de racheter l’échec du narrateur par une acceptation apaisée du travail du temps. Comme les vieilles chansons du Valois, le chant de la vieille mendiante ravit brutalement Peter à ses propres pensées. C’est une « chanson primitive », « une vieille chanson effervescente, jasante, s’infiltrant entre les vieilles racines noueuses des temps immémoriaux », « portée par une voix sans âge ni sexe, la voix d’une source ancienne qui jaillit de la terre » (p.167-168). Cette chanson d’amour a commencé dans les temps préhistoriques, « à l’époque des dents de sabre et de mammouths », et quand elle s’achèvera, « la grande parade de l’univers [sera] terminée » Le chant immémorial, venu du fond des âges, annule le temps, apporte à l’auditeur l’apaisement d’une permanence provisoirement retrouvée. Elle est prononcée dans une langue inintelligible, par « une « voix privée de toute signification humaine ». Cet enchantement du temps vécu ne peut être porté que par l’autre du langage conceptuel : mélodie, chant, légende, conte, danse.

 

b)      Bergson prend aussi l’exemple de la danse, où chaque mouvement est à la fois unique et profondément lié aux autres, pris dans un rythme qui donne une cohérence à l’ensemble, sans nier la spécificité de chaque geste. Le résultat s’apparente au mouvement continu de la durée, qui unit passé, présent et avenir dans un rythme continu : « si la grâce préfère les courbes aux lignes brisées, c’est que la ligne courbe change de direction à tout moment, mais que chaque direction nouvelle était indiquée dans celle qui le précédait. La perception d’une facilité à se mouvoir vient donc se fondre dans le plaisir d’arrêter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l’avenir dans le présent. Un 3ème élément intervient quand les mouvements gracieux obéissent à un rythme, et que la musique les accompagne. C’est que le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux les mouvements de l’artiste, nous font croire que cette fois nous en sommes les maîtres. Comme nous devinons presque l’attitude qu’il  =va prendre, il paraît nous obéir quand il la prend en effet ; la régularité du rythme établit entre lui et nous une sorte de communication, et les retours périodiques de la mesure sont comme autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire ». L’art exemplifie le phénomène de la durée.

 

III-3 « Que si quelque romancier hardi… »

               Comme le chant et la musique, le langage littéraire est l’autre du langage conceptuel, susceptible d’en rémunérer le défaut, d’en repousser les limites. Pour Bergson, parce que la littérature a pour matériau le langage et qu’elle ne peut en changer la nature sans risquer de devenir inintelligible, l’écrivain, aussi près qu’il se tienne du temps propre de la conscience par son écriture, est voué à toujours la manquer, obligé qu’il est de figer, en mots extérieurs et immobiles sur la page, une temporalité dont rien ne saurait arrêter le mouvement continuel : « que si maintenant quelque romancier hardi, déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d’états simples une pénétration infinie de mille impressions diverses qui ont déjà cessé d’être au moment où on les nomme, nous le louons de nous avoir mieux connus que nous ne nous connaissions nous-mêmes. Il n’en est rien cependant, et par cela même qu’il déroule notre sentiment dans un temps homogène et en exprime les éléments par des mots, il ne nous présente qu’une ombre à son tour ». L’entreprise n’est pas pour autant vouée à l’échec, car la littérature a cette puissance incomparablement précieuse de permettre un recul critique sur le langage habituel et sur la nature véritable de notre intériorité : »seulement [l’écrivain] a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l’objet qui la projette ; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l’expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle, qui constitue l’essence même des éléments exprimés. Encouragés par lui, nous avons écarté pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous. Il nous a remis en présence de nous-même ».

 

               De fait, Proust, lecteur passionné de Nerval, contemporain de Virginia Woolf et connaisseur prudent de Bergson, l’a montré dans A la Recherche du Temps perdu : la temporalité est l’essence du récit. Pour qu’il y ait récit, disent en effet les narratologues, il faut que les actions et les événements représentés soient liés dans un enchaînement temporel : « il marchait » n’est pas encore un récit ; « il marchait quand soudain, un bruit étrange l’arrêté » en est déjà une. Tout récit serait donc aux prises avec le temps. Cette idée est au cœur de la réflexion de Paul Ricoeur dans Temps et récit : « le monde déployé par toute œuvre narrative est un monde toujours temporel ». En s’appuyant sur la théorie aristotélicienne du  récit mimétique et sur la distensio animi augustinienne, il postule que, si le temps est au cœur du récit, le récit est au cœur du temps humain. L’être s’approprie le temps vécu en le mettant en récit : « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il est articulé de manière temporelle. «  Temps et récit sont donc étroitement intriqués, que le sujet en ait conscience ou non.

 

Pour autant, cette temporalité du récit n’est pas nécessairement linéaire, au contraire. A partir de l’étude du roman proustien, le narratologue Gérard Genette décrit, dans Figures III, les procédés grâce auxquels le récit prend en charge la souplesse du temps vécu. La 1ère de ces catégories, celle de « l’ordre », recense ce que Genette appelle les « anachronies narratives », notamment les ellipses, les analepses, les prolepses par quoi le récit joue avec la chronologie. La catégorie de la « durée » prend, elle, en charge le rapport entre le temps qui s’écoule dans la diégèse et le nombre de pages qui lui est consacré. La cadence du récit peut ainsi varier, et le narrateur alterner ellipses (la durée de l’histoire est +tive, mais le récit ne lui consacre aucune ligne), sommaires (la durée de l’histoire est supérieure à la durée du récit), les scènes (la durée de l’histoire est égale à la durée du récit), les pauses (+sieurs lignes ou pages, souvent descriptives ou analytiques, sont écrites, sans qu’aucun événement nouveau ne se produise dans l’histoire. Enfin la catégorie de la « fréquence » distingue les récits singulatifs (ce qui se produit une fois est raconté une fois), itératif (ce qui se produit +sieurs fois est raconté une fois), répétitifs (ce qui ne se produit qu’une fois est raconté +sieurs fois).

Ainsi le récit de Sylvie, récit rétrospectif qui combine à la superposition de +sieurs strates temporelles[19] un « effet de brume » qui rend difficile toute reconstitution chronologique fiable[20], repose-t-il sur une série d’échos très perceptibles entre la partie nocturne des rêves et des souvenirs et la partie diurne qui se déroule dans le temps de référence de la fiction. Chacune de ces parties, déployée en 7 chapitres de part et d’autre de l’apparition d’Adrienne à « Châalis », fait se répondre entre eux  les chapitres comme dans un scénario onirique orienté par la répétition des mêmes épisodes : le bal, la nuit d’errance, la visite à Sylvie et la promenade, le chant à Châalis se répètent, dans le même ordre, mais avec un effet de dégradation qui souligne la fuite du temps. Ainsi la durée du récit, telle qu’elle est intimement vécue par le narrateur dont nous partageons le seul point de vue, se veut à la fois une, fluide, malgré les brusques décrochements narratifs produits par l’irruption des souvenirs dans le présent et heurtée par l’accélération conclusive et la chute finale du récit.

En effet si l’action principale du récit se déroule dans l’espace de 24 heures, de la sortie du théâtre au retour à Paris après la révélation du mariage de Sylvie avec le grand Frisé, cette unité de temps comparable à celle du théâtre classique est rompue au chapitre XIII, où le narrateur condense en un sommaire un récit d’événements courant sur +sieurs mois [21], tandis qu’une ellipse temporelle court sur +sieurs années entre la fin du ch XIII et l’épilogue du ch XUV, 20 ans après le ch I. Enfin, au sein même des 24 heures que dure l’action principale (une nuit, suivie d’une journée, la seconde nuit étant escamotée à la fin du ch XII, comme un prélude à l’accélération qui va suivre), le rythme varie fortement selon la nature des événements racontés : non seulement le récit s’ouvre sur le temps répétitif de la représentation théâtrale, avant qu’un dialogue ne vienne ralentir le rythme du chapitre initial, mais il y a une disjonction entre les sept premiers chapitres, qui condensent 20 ans de souvenirs, et les sept suivants, qui se concentre sur le présent. Dans le cas précis, le rapport entre la durée des événements relatés et la place qu’ils occupent dans le texte n’est pas synonyme d’accélération, mais +tôt d’élongation du temps, le narrateur évoquant le temps qui passe de façon fragmentée. Au lieu d’utiliser le résumé ou le « sommaire » des actions dans le passé, il nous livre des « scènes » auxquelles le lecteur a ‘impression d’assister +tôt que de les entendre raconter, car le narrateur dialogue avec le cocher, Sylvie (au bal de Loisy, sur le chemin de Châalis, à l’abbaye même), avec le père Dodu et le « grand frisé ». Au rythme narratif de la scène appartiennent encore les épisodes du mariage à Othys ou des apparitions d’Adrienne, qui font l(objet d’un ralentissement du récit, par l’importance accordée à la description du décor et des sentiments et par l’emploi de tirets pour indiquer, comme en musique, une pause. Se produisent ainsi, en sus de l’élongation du temps par fragmentation, de véritables pauses narratives, comme si le rythme du récit était suspendu, le narrateur s’attardant et rentrant en lui-même pour nous donnenr à lire dans sa conscience en commentant : long commentaire sur l’époque dans laquelle il vit au ch I ; délibérations intérieures au ch III ; réflexions  sur le temple de la philosophie au ch IX.

Alternance de souvenirs et d’introspection, de récit lent et de récit rapide cre donc l’impression paradoxale de naturel et d’arythmie alors même que la construction, artificielle, est parfaitement maîtrisée. Le sommet de l’art (Proust disait dans son article sur Sylvie que Nerval a mir « un peu trop d’intelligence dans sa nouvelle ») donne le sentiment d’une continuité vécue comme une succession d’instants intenses, qui se détachent avec une netteté singulière sur un fond morne : la traduction narrative des « intermittences du cœur » proustien.

 

 



[1] Terme employé surtout par la phénoménologie, la temporalité désigne l’une des caractéristiques de la réalité humaine, du Dasein ou du pour-soi. Par la temporalité (du latin temporalis, qui ne dure qu’un temps), nous sommes limités dans le temps et nous rencontrons une difficulté à saisir notre être. La temporalité nous fait exister. Elle ne nous fait pas être comme les choses et comme le donné. Elle nous conduit à sortir de nous-mêmes. Elle nous engage et nous projette dans le monde, dans lequel nous ne pouvons pas faire autre chose que donner du sens et d’affirmer notre liberté. Au monde donné en soi s’oppose le « pour-soi » qui a tout à faire. La temporalité ouvre ainsi nécessairement l’homme à la liberté et à la responsabilité.

[2] « que nous soyons actifs ou en repos, éveillés ou endormis, l’horloge universelle aussi bien que l’horloge biologique interne égrènent les heures, les jours, les années, jusqu’au dernier laps de temps limité par le dernier instant, en deçà duquel nous ne sommes + comme ayant été, au-delà duquel le monde et le temps continueront sans nous et sans fin », (F.Chenet),

[3] Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty livre cette formule, qui manifeste le rapport à la fois familier et énigmatique de l’homme au temps : »une fois que je suis né, le temps fuse en moi […], il est visible, en effet, que je ne suis pas l’auteur du temps, pas + que des battements de mon cour, ce n’est pas moi qui prends l’initiative de la temporalisation »

[4] Pascal « qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue de tous les autres, ceux qui res­tent voient leur propre condition dans celle de leurs sem­blables, et se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour. C'est l'image de la condition des hommes. {...} Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais » (Pensées 199 et 210).

[5] Non seulement le roman est peuplé de personnes âgées (Mrs Dempster et son « vieux visage fané », p.94 ; lady Burton ; miss Parry, la vieille tante de Clarissa, p.277-278). Surtout les deux personnages principaux, Clarissa et Peter, ont atteint l’âge mûr, et su Peter réfléchit sur « l’avantage de vieillir » (p.165), Clarissa est obsédée par le changement de son apparence depuis sa maladie : » Que penserait-il, se demanda-t-elle, lors de son retour ? Qu’elle avait vieilli ? Le dirait-il, ou verrait-elle, lors de son retour, qu’il pensait qu’elle avait vieilli ? C’était vrai. Depuis sa maladie,ses cheveux avaient presque entièrement blanchi » (p.107)

 

[6] « Le temps a volé en éclats ; nous ne pouvons + vivre que des fragments de temps » (Italo Calvino)

[7] « nous vivions alors une époque étrange » (Nerval, Sylvie, I)

[8] « la permanence d’un objet ne peut être connue que par contraste avec le changement d’autres objets coexistants. Mais la représentations de la coexistence est impossible dans le temps seul ; elle est conditionnée, pour l’autre moitié, par la représentation de l’espace, vu que, dans le temps seul, tout est successif, et que dans l’espace tout est juxtaposé ; elle ne peut donc résulter que de l’union du temps et de l’espace » (Schopenhauer)

[9] Dans son manuel sur Le temps, François Chenet explique ceci.

L’espace est :

- un,

- objectif (il est indépendant des consciences qui en ont la représentation),

- homogène (aucune des trois dimensions ne présente de privilège par rapport aux deux autres, aucune n’assume un rôle axial et particulier, à la différence du temps, dans lequel le présent jouit d’un statut particulier),

- réversible

- et simultané (l’espace se définit selon Leibniz comme « cet ordre qui fait que les corps sont situables, et par lequel ils ont une situation entre eux en existant ensemble », ce qui veut dire que l’espace est l’ordre des coexistences, alors que le temps est celui de la succession).

Le temps vécu, qui relève selon Bergson de la « multiplicité qualitative » et non de la « multiplicité quantitative », ce qui induit qu’il est hétérogène, et dont nous verrons qu’il est essentiellement, dans nos œuvres, subjectif (le temps vécu est par excellence le temps du sujet), est en revanche régi par le principe de l’irréversibilité des parties : « la marche de l’aiguille autour du cadran, marche qui est un mouvement visible et spatial, peut-être renversée ; mais le temps vécu d’une journée de 24 heures, temps qui est invisible et impalpable, ne peut pas l’être […] Celui qui est allé de Paris à Rouen peut, s’il a pris un aller et retour, revenir à son point de départ, le retour se repliant sur l’aller pour le neutraliser. Mais dans le temps, le retour succède à l’aller et lui fait suite sans annuler le fait d’avoir accompli ce voyage […] L’irréversible est donc la temporalité même du temps » (Jankélévitch, La Mort).

Ainsi donc, à moins d’admettre que le temps est l’énergie qui travaille l’espace ou, comme les physiciens, qu’il naisse d’une courbure de l’espace, l’asymétrie profonde du temps par rapport à l’espace viendrait de ce que le temps ne peut être présenté comme un milieu, un devenir amorphe enveloppant des devenirs particuliers comme l’espace est un corps enveloppant des corps particuliers. Il n’a pas de substance en dehors des changements particuliers.

[10] Résumé de l’analyse que Catherine Bernard propose de l’espace londonien dans son commentaire du volume Foliothèque.

[11] Un même raidissement saisit Septimus, ramené à l’immobilité de la guerre des tranchées, Clarissa, Mr Bowley et les très conservateurs membres du White’s, discréditant le culte des ancêtres, le sens de la continuité et du devoir par la paralysie qui envahit la scène : « en un effet vertigineux de zoom dans le temps, toute la pompe de l’ordre régnant, de la royauté et de l’Etat se révèle n’être que poussière et ruines et les passants admiratifs de simples ossements, « avec en + quelques alliances mêlées à leurs cendres et les plombages en or de leurs innombrables dents cassées » (p.79) », note Catherine Bernard.

[12] Ainsi les symboles de la grandeur impériale s’inversent-ils pour déjouer une rhétorique sacrificielle qui, quoique glorieuse, ne légitime pas moins un impérialisme mortifère, qui en appelle « aux mort, au drapeau, à l’Empire » (p.81).

[13] Le lecteur ne peut donc qu’accueillir avec suspicion l’élan lyrique de Richard Dalloway lorsqu’il s’émeut à la vue de Buckingham Palace (p.215-216) ou le sentimentalisme réactionnaire de Clarissa occultant au début du roman les effets dévastateurs de la guerre sur une société ivre d’amnésie, p.63-64. En observatrice de l’économie symbolique de la société anglaise, de la gestion patrimoniale de la terre et des sentiments, V Woolf se saisit, par la notation de Mrs Foxcroft « se rongea[n]t les sangs parce que ce gentil garçon s’était fait tuer, et maintenant, le vieux Manoir allait revenir à un cousin », du récit dynastique autour duquel s’est pensée l’Angleterre et tel que la mémoire littéraire l’a mis en mots et en question : ombre dans le texte, le jeune Foxcroft est un fantôme de + dans une Angleterre spectrale,

[14] Cf extraits des lettres de Bergson à G. Papini et à W.James, p. VI-VII de l’édition GF du ch II de l’Essai.

[15] « Considérés en eux-mêmes, les états de conscience profonds n’ont aucun rapport avec la quantité ; ils sont qualité pure ; ils se mêlent de telle manière qu’on ne saurait dire s’ils sont un ou +sieurs, ni même le examiner de ce point de vue extérieur sans les dénaturer aussitôt. La durée qu’ils créent est ainsi une durée dont les moments ne constituent pas une multiplicité numérique ; caractériser ces moments en disant qu’ils empiètent les uns sur les autres, ce serait encore les distinguer ».

[16]  « notre esprit peut s’installer dans la réalité mobile, en adopter la direction sans cesse changeante, enfin la saisir intuitivement », écrit Bergson (La Pensée et le mouvant), qui définit « l’intuition » comme « l’espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’elle a d’unique et par conséquent d’inexprimable » (Revue de Métaphysique,, janvier 1903) ; « intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence » (La Pensée et le mouvant).

 

[17] «pour une part, il a été et n’est +, pour l’autre, il va être et n’est pas encore » (Aristote).

[18] Historiquement, les Valois correspondent à la branche des Capétiens qui régnèrent en France de 1328 à 1509 : Charles VI, dit le Fou ; François Ier, Henri II, François II, Charles IX et Henri III.

[19] si l’on fait abstraction du « Dernier Feuillet », de vingt ans ultérieur au temps de l’histoire, le temps de référence de cette dernière est celui de la « jeunesse » du protagoniste (1834-1836), temps des soirées mondaines au théâtre où se produit Aurélie (I), mais aussi temps à partir duquel le personnage se remémore le passé et temps dans lequel le déroule le second retour dans le Valois raconté dans les chapitres VII à XII. Ce temps de la jeunesse est lui-même précédé des deux temps de l’enfance et de l’adolescence : le temps de l’enfance (vers 1820 ?) est celui de la 1ère rencontre avec Adrienne (II), mais aussi d’autres épisodes + brefs racontés dans la 2ème moitié de la nouvelle, comme le récit de la noyade dont le narrateur est sauvé par le grand frisé. Le temps de l’adolescence (1825-1830 ?) est celui du 1er retour dans le Valois : c’est le temps de l’idylle avec Sylvie, où prend obstacle l’épisode du simulacre de mariage chez la tante à Othys (IV-VI). Enfin survient au ch VII, le temps le+ énigmatique du récit, forcément postérieure à l’apparition de l’enfance dans le château, peut-être contemporaine de l’idylle avec la jeune dentellière (le suggère la présence du frère de Sylvie): celui de l’apparition d’Adrienne.

 

 

[20] S’il est par exemple possible de situer les deux moments évoqués au début du chapitre IV l’un par rapport à l’autre, il est impossible de dire précisément quel intervalle de temps s’est écoulé entre les deux, car l’essentiel est dans l’impression que laisse dans la conscience du narrateur la superposition des deux époques, et non l’écart chronologiquement mesurable entre eux : »quelques années s’étaient écoulées : l’époque où j’avais rencontré Adrienne devant le château n’était déjà + qu’un souvenir d’enfance ». D’une manière générale, c’est l’ensemble des formes verbales du début des chapitres qui provoque une perte de repères, car elles ne répondent jamais aux attentes du lecteur, expliquant que Proust désigne Sylvie comme le « rêve d’un rêve » et quUmberto Eco parle « d’effet de brume ».

[21] le personnage se rend en Allemagne pendant +sieurs mois, revient, il s’écoule encore deux mois avant que ne s’établisse sa liaison avec l’actrice, qui se clôt par la scène où elle refuse le rôle que lui assigne le narrateur dans son drame personnel, sans qu’on sache ce qui se passe entre le retour du narrateur en France et la lecture de la pièce à Aurélie. L