Travail de réflexion préparatoire pour les élèves sur Du contrat social de Jean-Jacte Rousseau
Mais qu'est-ce donc que cette volonté générale qui absorbe en elle toutes les volontés individuelles et comment la concevoir dans son unité autrement que par fiction ? Si on essaye de la réaliser dans la pratique, ne se réduit-elle pas en fin de compte à la somme des volontés de tous ou plutôt de la majorité ? Avant le pacte social, chacun était déterminé exclusivement par sa volonté. A présent, l'on réunit le suffrage de tous les membres de la communauté, l'on additionne les votes positifs d'une part, les votes négatifs de l'autre, et c'est à l'avis qui a prévalu numériquement que chacun doit se soumettre. Or en additionnant des volontés, vous ne changez rien à la volonté de chacun. Trois, dix, cent personnes veulent la même chose que moi. Qu'est-ce que cela change à ma volonté ? Qu'est-ce que cela change au fait qu'il y a plusieurs volontés ? Et qu'en est-il alors de l'unité de la volonté générale ? La volonté nationale est une intuition, pourrait-on dire, mais quand vous cherchez à formuler cette intuition de manière à l'appliquer à la vie politique,' vous êtes forcés de la mécaniser, de lui donner comme équivalent un terme arithmétique. Vous décomposez, vous atomisez, pour ainsi dire, la volonté générale en autant de suffrages qu'il y a de membres dans la société pour recomposer ensuite, par je ne sais quelle fiction, une volonté unique du résultat numérique de suffrages la plupart du temps divergents entre eux. Le corps social n'est plus alors qu'une agrégation, non pas une association, et il n'y a plus lieu de parler de volonté générale. Ne disons donc plus volonté générale, disons plutôt volonté de tous ou volonté de la majorité, cela correspondra mieux à la réalité.
Mais c'est précisément là qu'est toute la question. Pour Rousseau, volonté générale et volonté de tous ne / sont pas identiques et ne sauraient l'être. « Il y a / souvent », dit-il, « bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés particulières ». (Ibid. Livre II. Chap. 3.) La volonté nationale ne représente pas plus la somme des volontés individuelles que le moi commun ne représente la somme des individus qui compose une société. Pour que la volonté générale puisse être réduite à une somme d'unités numériques, il faudrait que le moi collectif puisse être divisé. Or ceci est impossible ; on ne décompose pas la volonté commune à l'occasion d'un vote pour la recomposer ensuite quand le vote a donné un résultat. Elle est toujours là, indivisible et inaltérable. Quand il s'agit d'établir des lois, c'est le moi commun qui veut ; aux particuliers de savoir saisir ses intentions et de s'y conformer. Les individus, pris isolément, n'ont que des volontés particulières limitées en elles-mêmes, mais en tant que membres d'une communauté, en tant que « parties individuelles d'un tout », ils ne peuvent que déclarer la volonté générale telle qu'elle existe du fait seul de leur réunion, et non la composer. Chacun, en votant, fera un effort pour dépasser sa volonté personnelle, et retrouvera en lui ce qu'il sait-être la volonté générale ; il fera appel à sa conscience de citoyen et non à sa conscience individuelle. Il dira : je constate que telle doit être la volonté de, mon peuple, et je vote en conséquence. Il dira : le peuple veut, et non : je veux. C'est alors seulement que chaque citoyen en donnant sa voix aura vraiment exprimé la voix du peuple, telle qu'elle agit en lui et dans tous les autres. Le fait qu'un autre ou que la majorité des autres vote dans le même sens que lui, le renforce tout au plus dans la conviction de ne pas s'être trompé, mais n'ajoute rien en principe à l'énoncé de la volonté générale. Il discutera avec ses concitoyens. Cela l'aidera à ne pas confondre sa volonté particulière avec la volonté générale ; tous s'éclaireront mutuellement, mais une fois que tout ce qui obscurcissait la volonté générale sera dissipé, il n'y aura plus lieu de parler de ma volonté ou de la vôtre. Il n'y aura qu'une volonté supérieure à toute volonté particulière : la volonté générale.
Faire de la volonté générale une somme de volontés particulières serait méconnaître le principe qui domine toute la conception politique de Rousseau, savoir : l'unité du moi collectif. Additionnez des volontés, vous n'aurez jamais la volonté générale. La volonté commune ne se décompose pas en cent, mille volontés ; elle est de par sa nature, une volonté unique. Supposons par exemple qu'une motion ayant été proposée, Pierre ait dit : je la vote, car elle correspond à ce que je veux, et que, pour les mêmes raisons, Paul et Jacques ne soient joints à lui. Ils auraient tort de conclure que si la motion remportait la majorité des suffrages, ils auraient tous exprimé la volonté du peuple. Ce serait prendre la coïncidence des volontés particulières pour la volonté générale. Voter, c'est constater un fait, non un fait particulier mais un fait collectif et social : le fait de ce que veut le peuple ; et un fait, pour être constaté par plusieurs hommes, ne se divise pas en plusieurs faits. Voter, c'est témoigner de l'union sociale, c'est manifester qu'on appartient au même peuple, que l'existence particulière d'un chacun se rattache au même moi collectif, qu'on se sent pénétré du même esprit, de l'esprit social qui anime tous les membres d'une communauté.
La volonté générale, ainsi comprise, est donc une et ne saurait être confondue avec la volonté de tous. Il est vrai que là où l'unité règne dans le corps social, la volonté générale est la volonté de tous. « Mais quand le nœud social commence à se relâcher, et l'État à s'affaiblir, quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l'intérêt commun s'altère et trouve des opposants ; l'unanimité ne règne plus dans les voix ; la volonté générale n'est plus la volonté de tous. » « Enfin quand l'État » est « près de sa ruine... la volonté générale devient muette, tous, guidés par des motifs secrets, n'opinent pas plus comme citoyens que si l'Etat n'eût jamais existé, et l'on fait passer faussement, sous le nom de lois, les décrets iniques qui n'ont pour but que l'intérêt particulier. » (Ibid. L. IV. Chap. I.) La volonté générale n'est donc pas toujours la volonté de tous, ce n'est pas toujours elle qui dicte la…
« S'ensuit-il de là », ajoute Rousseau, « que la volonté générale soit anéantie ou corrompue ? Non, elle est toujours constante, inaltérable et pure » (Contrat Social. L. IV. Chap. I.) Si les citoyens n'expriment pas la volonté générale, elle n'en existe pas moins. Le citoyen « n'éteint pas en lui la volonté générale ; il l'élude ». (Ibid.)
Qu'est-ce à dire, sinon qu'il y a entre la volonté. générale et la volonté de tous une différence de principe ? La volonté de tous « qui ne regarde qu'à l'intérêt privé » est sujette à l'erreur et peut mener les Etats à leur ruine. « La volonté générale », au contraire « est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique ». (Ibid. L. II. Chap. III.) Elle existe du fait même de l'association, elle est en quelque sorte un a priori, les fluctuations de la volonté de tous ne sauraient l'atteindre.
Mais quelle que soit en principe l'indépendance de la volonté générale vis-à-vis de la volonté de tous, ses décisions ne peuvent être obligatoires que si elles ont été sanctionnées en dernier ressort par la volonté de tous ou la majorité. Rousseau le dit expressément. Pour que la volonté générale fasse loi, elle doit s'exprimer par l'intermédiaire de la volonté de tous.
Si l'on se place uniquement au point de vue de la volonté générale, il semble qu'il y ait contradiction entre les théories de l'infaillibilité de la volonté générale « seule capable de conduire les forces de l'Etat vers le bien commun, » et celle de la nécessité de faire sanctionner la volonté générale par la volonté de tous, souvent très différente de la volonté générale. En effet, pourquoi faut-il cette sanction ? Si tous les citoyens composant une société sont de mauvais citoyens, on aura beau les consulter, aucun n'exprimera la volonté générale, si au contraire, ils sont tous de bons citoyens, il suffirait d'en consulter un seul, n'importe lequel, pour connaître la volonté générale. Et enfin, si le peuple est composé à la fois de bons et de mauvais citoyens — ce qui selon toute probabilité sera le cas le plus fréquent — ce seront les bons citoyens qui exprimeront la volonté générale, et c'est à eux seuls qu'il faudra s'adresser pour la connaître. Peu importe s'ils sont en majorité ou en minorité, leur nombre est indifférent, puisqu'aussi bien il suffirait de consulter l'un quelconque d'entre eux. Nous venons de voir que même lorsque l'Etat dépérit, lorsque la majorité des membres d'un peuple n'a pour but que l'intérêt parti culier, la volonté générale reste inaltérable. Ne sera-ce pas alors un Caton ou un Démosthène qui exprimera la volonté générale plutôt que la multitude ?
Mais il n'est pas même besoin pour prouver ce que nous avançons d'avoir recours à un cas aussi extrême. Dans un Etat, fût-il même normalement constitué, il est des divergences d'intérêts, et rien ne garantit que l'intérêt représenté par une majorité quelconque soit vraiment l'intérêt de tous. Selon Rousseau, les intérêts opposés se contrebalancent, et c'est la somme de leurs différences qui représente la volonté générale. « Otez », dit-il, des volontés particulières « les plus et les moins qui s'entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale ». (Ibid. L. II. Chap. III.) Mais pour qu'il en soit ainsi, Rousseau pose comme condition qu'il n'y ait pas de sociétés partielles dans l'Etat, vu qu'il n'y aurait plus alors « autant de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations » (Id.), et que les- différences devenant moins nombreuses, donneraient un résultat moins général. Or nous ne savons que trop que les tendances de la vie économique rendent ces conditions de plus en plus irréalisables. Mais alors l'homme désintéressé qui aura su rester à l'écart de toute société partielle n'exprimera-t-il pas mieux la volonté générale que ne le fera une majorité, résultant d'un conflit entre des groupes qui luttent pour des intérêts divergents ? Pour suivre la volonté générale « il faut la connaître, et surtout la bien distinguer de la volonté particulière, en commençant par soi-même ; distinction toujours fort difficile à faire, et pour laquelle il n'appartient qu'à la plus sublime vertu de donner de suffisantes lumières », avait dit Rousseau dans son Discours sur l'Economie politique (1" Maxime), et nous ne croyons pas qu'il se serait démenti dans le Contrat Social; mais si nous admettons avec Rousseau que pour pouvoir s'identifier avec la volonté générale, il faut de la vertu, rien ne nous autorise à penser que la vertu soit l'apanage du plus grand nombre et que pour connaître la volonté du moi collectif, il faille s'adresser également à tous les citoyens. Le régime du peuple serait-il celui de la vertu ?
Mais même en supposant que le peuple soit assez vertueux, présente-t-il par ailleurs des capacités suffisantes pour qu'on puisse lui confier l'exercice du pouvoir législatif ? Le peuple peut être trompé. Si « de lui-même, » il « veut toujours le bien... de lui-même, il ne le voit pas toujours » (Contrat Social. L. II. Chap. VI.) Il n'est pas certain qu'il ait en toute occasion assez de jugement pour savoir discerner le vrai du faux et les bons conseillers des mauvais. De même qu'il est fort peu probable qu'il ait les compétences toutes spéciales requises pour formuler les intentions de la volonté générale en actes législatifs et prévoir les conséquences souvent lointaines que peut entraîner une loi. L'instinct d'un peuple qui n'est pas corrompu le porte à vouloir le bien, mais encore faut-il qu'il sache le faire. Or pour le faire, il ne suffit pas d'un instinct social, il faut savoir discerner et juger. La volonté générale est une impulsion donnée au peuple, c'est la volonté du moi collectif, mais il ne faut pas confondre cette volonté avec je ne sais quelle sagesse divine qui se ferait entendre, dans des lois toutes faites, comme jadis la voix de Dieu, selon la légende hébraïque, se fit entendre à Moïse.