Situation 24. Introduction à une réflexion sur le langage


Introduction

Commençons par nous étonner d’être des individus parlants. Prenons du recul, de la distance et étonnons-nous de ce qui nous apparait comme normal, ce qui est impensé car intériorisé, intégré à notre être par l’habitude. Nous parlons. De l’étonnement accroit aussi à mesure que nous prenons conscience de la diversité des langues. Les hommes communiquent dans de nombreuses langues. Celles-ci sont très diverses.

 Toutefois la difficulté que nous avons à  prendre du recul par rapport au langage, recul qui semble nécessaire pour déterminer son essence, vient aussi du fait que c’est dans le langage que nous pensons le langage. On ne semble pas pouvoir sortir du langage. On se meut dans l’élément du langage.

1/ Pour nous étonner du langage, comparons le langage humain et le langage animal. Peut-on d’ailleurs parler de langage animal ? Les animaux parlent-ils ou bien se contentent-ils de communiquer ? Ils ne semblent pas user d’un langage articulé et organisé dans une syntaxe. Mais le langage est-il le propre de l’homme ? S’agit-il d’une faculté qui caractérise spécifiquement l’humain ? Existe-t-il une différence de degré ou bien de nature entre l’homme et l’animal au regard du langage ? Croire qu’il s’agit d’une différence de degré n’est-ce pas  là une illusion motivée par notre orgueil qui craint d’être assimilé à l’animal ?  Nous verrons quelques travaux récents d’éthologie qui tentent de décrire le langage animal (chez les oiseaux, les grands singes et les abeilles) et qui montrent que ce n’est pas parce que nous ne comprenons pas le langage animal qu’ils n’en ont pas.

 

2/ Si toutefois on reconnaît la spécificité du langage humain, sa complexité, sa capacité à dire tellement de choses, on doit s’interroger plus sérieusement sur les rapports du langage et de la réalité, des mots et des choses. Les mots sont-ils le reflet des choses ? Les mots nous éloignent-ils des choses ?

Il s’agit aussi de s’interroger sur les rapports entre la pensée et le langage. Le langage trahit-il ou traduit-il la pensée ? Peut-on penser sans les mots ?

 3/ Nous nous  intéresserons  à partir de l’Essai sur l’origine des langues (que nous étudierons dans son intégralité) à la question de l’origine du langage mais aussi aux raisons de la diversité des langues.

 

Pour les parties 1 et 2 consacrées au langage animal et aux rapports langage / réalité, langage / pensée, vous trouverez des indications et des remarques permettant de nourrir votre réflexion.

 

1/  Sur le langage animal

Pourquoi finalement réserver l’usage du langage aux seuls êtres humains ? L’étude du comportement des animaux ne nous renseigne-t-elle pas sur la possibilité d’envisager une communication entre les animaux ? Le privilège de l’homme à parler est-il légitime ?

-       relire la situation 22 consacrée à la question des propres de l’homme.

-       Ecouter les émissions de JC Ameisen, Sur les épaules de Darwin.

 

Après les avoir étudiés, comparez les textes de Descartes et de Von Frisch. 

«  Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le propos des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles ou ces signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle  la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation (profération) de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ;   à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, c’est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient. »

Lettre au marquis de Newcasttle (1646) de Descartes.

 

  Après s'être débarrassée de sa charge, la pourvoyeuse entame une sorte de ronde. Elle se met à trottiner à pas rapides sur le rayon, là où elle se trouve, en cercles étroits, changeant fréquemment les sens de sa rotation, décrivant de la sorte un ou deux arcs de cercle chaque fois, alternativement vers la gauche et vers la droite. Cette danse se déroule au milieu de la foule des abeilles, et est d'autant plus frappante et attrayante qu'elle est contagieuse. (...)

La relation ne peut être mise en doute : la danse annonce dans la ruche la découverte d'une riche récolte. Mais comment les abeilles qui en sont averties trouvent-elles l'endroit où il faut aller la chercher ? (...)

Si nous nous arrangeons pour que des abeilles numérotées, appartenant à une ruche d'observation, aillent récolter au voisinage de celle-ci, et qu'au même moment d'autres bêtes marquées de la même colonie, remplissent leur jabot à un endroit beaucoup plus éloigné, les rayons de la ruche seront le théâtre d'une scène surprenante : toutes les ouvrières qui butinent près de la ruche exécutent des rondes et toutes celles qui récoltent loin font des danses frétillantes.

Dans ce dernier cas, l'abeille court en ligne droite sur une certaine distance, décrit un demi-cercle pour retourner à son point de départ, court de nouveau en ligne droite, décrit un demi-cercle de l'autre côté et cela peut continuer au même endroit pendant plusieurs minutes. Ce qui distingue surtout cette danse de la ronde, ce sont de rapides oscillations de la pointe de l'abdomen, et elles sont toujours exécutées pendant le trajet en ligne droite (appelé pour cela trajet frétillant).

Si on éloigne progressivement le ravitaillement qu'on avait placé près de la ruche, on observe que quand il est distant de 50 à100 mètres, les rondes des pourvoyeuses font place à des danses frétillantes. De même, si l'on rapproche petit à petit celui qui était loin, les danses frétillantes sont remplacées par des rondes lorsqu'on arrive à une distance de 100 à 50 mètres de la ruche. Les deux danses représentent donc deux expressions différentes de la langue des abeilles ; l'une indique la proximité d'une récolte, l'autre son éloignement, et, comme on peut le démontrer, c'est bien dans ce sens que les abeilles les interprètent. (...)

Il serait de peu d'intérêt pour les abeilles d'apprendre qu'à 2 kilomètres de la ruche il y a un tilleul en fleurs, si ne leur était communiquée en même temps la direction dans laquelle il faut le chercher. Et effectivement, la danse frétillante comporte également des indications sous ce rapport. Celles-ci sont données par l'allure de cette dans, et en l'occurrence par la direction de son parcours rectiligne. (...)

La danse frétillante et son parcours rectiligne plein de fougue, la ronde et ses orbites circulaires, semblent inviter à l'action avec une clarté tellement symbolique qu'elle nous étonne ; la première incite les abeilles à se précipiter au loin, la seconde à chercher dans les environs immédiats de la ruche. Celles qui doivent partir au loin reçoivent selon un système parfaitement établi, des indications précises quant au but de leur course. Mais lorsque des centaines d'ouvrières se mettent en route, obéissent aux directives reçues, il y a généralement quelques-unes qui font autrement que les autres ; quelques-unes qui, après des rondes, s'en vont chercher loin, ou qui restent dans les environs de la ruche après des danses frétillantes, ou encore qui partent dans la mauvaise direction. N'auraient-elles pas compris le message de leurs compagnes ? Ou sont-ce des mauvaises têtes, qui n'en veulent faire qu'à leur guise ? Quel que puisse être le motif de leur "fausse manoeuvre", il s'agit de très utiles originales, si l'on envisage la question sur le plan de la communauté. En effet, lorsqu'au sud se met à fleurir un champ de colza, il est évidemment indiqué d'y envoyer en groupes nourris les pourvoyeuses, mais il est encore intéressant d'aller voir à ce moment s'il n'y a pas autre part un champ de colza dont les boutons sont en train de s'ouvrir. C'est grâce à ces originales, dont le comportement n'est pas conforme à celui des autres abeilles, que toutes les sources de butin qui se trouvent à la portée de la colonie sont tellement vite découvertes.

 Vie et moeurs des abeilles, K.V. Frisch,  trad. André Dalcq, J'ai Lu, 1974, pp. 152-182

 

Commentaire

Il y a une différence entre communiquer une émotion et exprimer une pensée ; on ne peut pas dire que le chat affamé qui miaule pour réclamer sa pâtée parle à son maître. Il y a une distinction entre un cri qui communique une passion, une émotion (comme la peur, la joie) et une parole véritable qui articule des pensées. Quand je pousse un cri de peur, je n’exprime aucunement une pensée sur la peur, mais je réagis de manière incontrôlée, je n’agis pas volontairement mais involontairement ; je suis plus passif qu’actif, il s’agit bien comme le dit Descartes d’une passion, c'est-à-dire d’une réaction qui relève de la sensibilité et non pas d’une action qui relève de  l’entendement.

 L’objection du « langage des abeilles » n’est pas plus recevable. En effet, le soi-disant langage des abeilles se limite à la transmission de deux données à savoir l’existence d’une source de pollen et sa localisation. Or, le langage suppose un dialogue et il n’y a pas dans la transmission de ces données de dialogue. Il n’y a donc pas de langage des abeilles mais plutôt la transmission de deux signaux naturels.

Mais l’étude éthologique du langage de certaines espèces d’oiseaux ou de grands singes n’indique-t-elle pas l’existence d’une proto-syntaxe, d’une syntaxe originaire ? Sommes-nous certains que seuls des besoins sont communiqués ou exprimés ?

 

Exemples de sujets. Y a-t-il un langage du corps ? Peut-on parler d’un langage animal ? Le langage est-il le propre de l’homme ?

 

 

2/ La réflexion sur le langage s’inscrit au 18ème siècle dans le débat sur l’origine des idées. Certains philosophes, comme Descartes, défende l’idée que nos idées sont innées ou du moins qu’elles naissent spontanément dans l’esprit humain et ceci indépendamment de l’expérience. L’expérience en effet est toujours particulière, relative à un sujet percevant. Des impressions sensibles nous ne pouvons pas tirer de connaissances objectives. Les impressions sensibles indiquent plus le rapport de mon corps à un autre corps que la nature de ce corps lui-même. Il y a une dévalorisation de l’expérience sensible au profit du pouvoir de la raison humaine. D’autres, comme l’empiriste John Locke s’efforcent de retrouver l’origine sensible de nos idées ; ils montrent que toutes nos connaissances dérivent de l’expérience sensible. Mais comment passe-t-on d’une impression sensible et particulière à une idée abstraite et générale ? Le langage sera peut-être ce médiateur entre le particulière et le général, entre l’impression de la chose et son idée.

 Les mots sont des signes linguistiques. Un signe est une réalité (ici sonore,  constituée de syllabes avec des consonnes et des voyelles) qui renvoie à une autre réalité à laquel il prétend s’identifier. Le mot « maison » par exemple est un signe linguistique qui renvoie à la réalité de maisons particulières (avec leurs caractéristiques – un toit, des ouvertures, etc.- et leurs fonctions – s’abriter). Ces signes linguistiques peuvent être  qualifiés de conventionnels, en français « la maison » se dit maison qui se dit «house » en langue anglaise.   Au contraire des signes accidentel (l’hirondelle associée au printemps) ou naturel (le cri qui informe d’un état du corps, douleur ou faim par exemple), les signes conventionnels sont arbitraires, contingents (ils auraient pu être autrement qu’ils ne sont).

De plus, le mot abrège le raisonnement et il allège l’imagination. En effet, le mot « or » par exemple, évoque aussitôt dans notre esprit une réalité sans qu’il soit besoin de se rappeler toutes les propriétés de cette réalité. Avec le mot, je comprends le sens sans avoir besoin de retracer mentalement la totalité des propriétés de la réalité qu’il désigne. On pourrait dire ainsi que le langage unifie, qu’il fait passer du sensible au concept (dont l’étymologie est cum –capere, le produit de l’opération qui consiste à saisir une diversité de représentation pour les rassembler en une unité).  Le langage par sa syntaxe impose un système de classification et d’organisation des idées.

Sur les rapports langage / réalité

Le langage permet-il de tout dire ? Le langage n’est-il qu’un outil ? Comment dire des choses avec des mots ?

Sur les rapports langage / pensée

Le langage n’est-il qu’une traduction de la pensée ?  Faut-il accorder de l’importance aux mots ? Peut-on penser sans langage ? Parle-t-on comme on pense on pense-t-on comme on parle ?

 

 Selon la conception classique  parler c’est traduire du penser. Ce qui suppose que le penser est premier et que le parler est second. Le langage dans ces conditions ne serait que la forme extérieure, corporelle que prend la pensée. Le langage serait un instrument, l’intermédiaire par lequel se manifeste la pensée. « L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal » selon Hobbes.  On a donc avec Hobbes, une conception du langage comme un instrument au service de la pensée. La pensée est première et le langage est second, le langage se limite dans ces conditions à extérioriser une pensée qui lui préexisterait.

Pour Hegel les choses sont différentes. Il n’y a pas de relation d’antériorité et  de subordination du langage à la pensée. Pour lui, c’est dans cette forme extérieure qu’est le langage que se construit la pensée elle-même. L’intériorité se réalise dans l’extériorité (elle se manifeste et elle se construit). Le langage n’est donc pas le simple habit de la pensée, mais la pensée elle-même s’exprimant. Il faut dire que nous pensons en mots comme nous payons en euros, le mot est l’unité de la pensée, comme l’euro est l’unité monétaire. La pensée et le langage ne sont pas deux mondes radicalement différents, mais ils apparaissent comme consubstantiels.

 

«  C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et, par suite, nous les marquons  d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre l’existence ou l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée […]. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car, en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. »

 Encyclopédie des sciences philosophiques, Philosophie de l’esprit, trad. A. Véra, Félix Alcan, add. §462. Hegel

 

Ce texte est fondamental car il insiste sur le rôle positif du langage dans l’élaboration de la pensée. Pour Hegel, la pensée ne précède jamais les mots qui la disent, mais au contraire, ces mots lui permettent d’émerger à l’être, d’advenir au monde. 

Par conséquent,  il n’y a pas de pensée pure en dehors de toute énonciation. Ainsi même la pensée intérieure est une forme de langage : penser c’est dialoguer avec soi-même.

Une pensée ineffable est donc  une contradiction, une impossibilité (ineffable = ce qui ne peut être exprimé par des paroles ; indicible = ce qu’on ne peut dire, exprimer) ; «  les mots manquent », « je ne peux exprimer ma pensée », «  aucun mot ne peut les dire ». Pour Hegel, cet incommunicable n’est qu’une « pensée à l’état de fermentation » : une pensée osbscure qui n’est pas encore véritablement une pensée. Ce qui échappe au pouvoir de la pensée philosophique n’est pas, selon Hegel, ce que l’expérience humaine peut vivre de plus haut, mais une expérience qui n’est qu’une émotion informe et incapable de se penser vraiment, qui ne s’élève pas jusqu’à la pensée.

 L’ineffable c’est donc qu’une matière de pensée sans la forme (la forme est donné dans la formulation apportée par le langage). Une pensée informe est une pensée qui n’en est pas encore une.  Avec Hegel, nous voyons que le langage n’est pas véritablement un instrument au service de la pensée, mais qu’il est bien la condition de la pensée.

 

Mais on peut apporter à ce raisonnement quelques objections. Les récits des camps de concentration (Primo Lévi, Robert Antelme) ne sont-ils pas sous-tendus par une impossibilité de dire l’horreur comme s’il s’agissait d’une expérience limite qui ne peut pas véritablement se dire. Et l’exercice de la traduction ne révèle-t-il pas l’écart entre la pensée et la langue. Traduire ne consiste pas seulement à changer d’expressions, mais consiste aussi à transposer une manière d’être au monde, qui est propre à chaque culture. Il y a des intraduisibles d’une langue à l’autre qui sont des trous infranchissables entre les manières de voir de deux cultures différentes.  Ces intraduisibles sont des indicibles.

 C’est Bergson qui représente ce courant philosophique qui soutient que le vécu ne trouve pas toujours à se dire dans un langage. Il ne s’agit pas ici de réalités sublimes qui seraient ineffables, mais c’est le simple vécu qui pose problème. Bergson va s’efforcer de montrer les limites du langage commun.  La perception, suivie du langage opèrent une série de découpages utiles de la réalité :  ces découpages correspondent à ce que la communauté sociale et culturelle qui est la nôtre a appris à voir et à comprendre dans la réalité en vue de son action sur elle. Le langage ne dit donc jamais ce qui est, mais ce qu’une culture, autrement une habitude mentale, fait voir de la réalité, en fonction de ce qui a toujours été utile aux membres de cette communauté. L’action et la perception plus généralement sont des mutilations de la réalité, que le langage poursuit.

« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres... Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre : Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles. »  H. Bergson, Le rire, «  le comique de caractère », PUF, p.117

Chacun de nous a sa manière d'aimer et de haïr et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n'a-t-il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l'âme. Nous jugeons du talent d'un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu'on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d'un mobile sans jamais combler l'espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. H. Bergson, La pensée et le mouvant, PUF

 

Il critique le langage et déjà la perception (« Funes ou la mémoire », Borgès – Fictions-) comme cause d’un appauvrissement de la réalité. Les mots n’expriment que des généralités, ils n’expriment ni les choses ni nos propres états d’âme. Le mot ici est une étiquette, c'est-à-dire ce qu’on lit à la place de la chose, mais qui permet de cataloguer la chose en faisant abstraction de toute sa diversité. Le mot est une réduction de la chose à une sorte de tableau signalétique. Nommer une chose c’est subsumer le particulier sous le général. Le langage (commun) pose un obstacle à l’expression de ma singularité (ce qui m’est propre) ; pour tenter de dire nos états intérieurs, il faut que nous nous en donnions les moyens (poète, romancier, artiste). Tous nos sentiments sont en effet ramenés à des étiquettes telles que amour, haine, joie, tristesse ; ces mots laissent dans l’anonymat les sentiments qui sont les nôtres.  Le langage est subordonné à l’action et il introduit un deuxième appauvrissement du réel. Le mot est « un voile ». Le mot oublie les différences, il fixe des généralités. Il ne parvient pas à saisir la souplesse de la réalité.

 

L’artiste et le philosophie au contraire tentent de dépasser ces limites et tentent dire la réalité. Proust, Du Côté de chez Swann, «  Ecrire c’est essayer de revenir sur ces minutes heureuses où l’on crie «  zut que c’est beau » et de dire que c’était la minute heureuse que «  zut que c’est beau » ne dit pas ». L’artiste est celui qui a une sensibilité qui lui permet de nous montrer ce que nous avions perçu sans l’apercevoir. Bergson définit ainsi l’art comme «  une vision plus directe de la réalité ». C’est pour cela qu’il écrit dans l’Energie spirituelle que le rôle de l’écrivain consiste «  à nous faire oublier qu’il emploie des mots ».

Imperfections et abus du langage

  Dans le  livre III de l’Essai sur l’entendement humain, Locke fait le constat et l’inventaire des errances dues au langage. Notre mauvais usage du langage est la cause de nombreux de nos maux : «  si l’on considère combien on empoisonne et embrouille toute sortes de sciences et de conversations par un usage négligent et une application  confuse des mots, on jugera peut-être que c’est une chose bien digne de nos soins que d’exposer la question au grand jour ». ( III, 5,6) 

Le langage est caractérisé par Locke comme étant «  le grand instrument » et comme étant le lien social communément partagé par les hommes. Mais cet instrument est souvent mal employé. Les hommes pensent qu’il suffit qu’ils utilisent les mêmes mots pour qu’ils aient la même signification (ex. l’or qui est une réalité n’aura pas le même sens pour un savant, un ignorant, un cultivé, un minier, ou le terme de liqueur, un débat scientifique au 17ème sciècle pour savoir quelle liqueur passait à travers les filaments des nerfs). Prenons l’exemple plus marquant d’un mot du lexique de la morale : la notion de faute n’aura pas le même sens pour tous, l’apprentissage du sens de ce mot dépend de l’éducation, de la coutume qui peut-être différente selon les individus. Le cas des mots de moral est particulièrement sujet à cette imperfection du langage dans la mesure où ces mots ne se réfèrent à rien de réel dans le monde ( l’idée de faute n’est pas dans le monde comme une table par exemple). «  Les gens ont été habitués depuis leur berceau à apprendre des mots faciles à acquérir et à retenir, avant de connaître ou de construire les idées complexes auxquelles ils sont rattachés » (III, 10, 4), «  et comme ils ne s’appliquent pas beaucoup à rechercher la signification précise et véritable des noms, il arrive que les termes de morale ne sont guère que de simples sons dans la bouche de la plupart des hommes » (Essai III, 9, 9)

 Les mots nous dit Locke sont comme une passerelle fragile qui casse si on s’arrête.

 Mais on peut se demander s’il faut attribuer cette imperfection aux mots ou à l’entendement. Si on doit se méfier des mots eux-mêmes, ne faut-il pas plus se méfier de l’usage abusif qu’on en fait et parfois pour servir notre intérêt, cacher une ignorance, etc. Si l’imperfection est propre au langage, l’abus du langage est propre à l’homme. Locke remarque l’inconstance dans l’emploi des mots qui rend inconsistant le langage. Ceux qui usent du langage, en prenant un mot tantôt dans un sens et tantôt dans un autre, ressemblent à un comptable qui prendrait tantôt 8 pour 9, tantôt 8 pour 7 selon son intérêt.  C’est là un procédé ( de faire varier les sens) qui passe pour du bel esprit et du savoir mais qui est en fait malhonnête, et même cette malhonnêteté est plus grande dans le mesure où la vérité importe plus que l’argent. Le souci de l’expression juste se relie au souci de l’être juste, justesse et justice sont deux vertus apparentées. Tenir sa parole (serment, sacrement, promesse) est un acte de justice ; l’homme de parole ne se paie par de mots, mais de sa personne.

 Le problème du langage et de son usage semble résider dans le fait de pouvoir utiliser un mot avant même de connaître l’idée qu’il contient ; ceux qui font un tel usage du langage sont pareils à des perroquets qui parlent sans comprendre le sens de ce qu’ils disent ; il ne s’agit plus ni de langage ni de mots, mais véritablement de bruits sans signification. (psittacisme, étym.  latine «  psittacus » signifie «  perroquet »).

 

Le langage est comme le double de la pensée en ce sens que si penser c’est abstraire, c'est-à-dire se détacher du particulier, le langage procède de la même façon : le sens d’un mot (arbre) ne renvoie pas à telle chose (tel arbre).

  Mais en même temps, si le langage présente ces imperfections (ramener à l’unité le multiple, si on utilise un mot pour dire une grande variétés de choses différentes – un arbre peut être un peuplier ou un chêne), c’est grâce à ce procédé que la communication est possible. C’est ce qui permet la communication (le mot pour dire une chose) qui en même est un obstacle à la communication  (le sens de ce mot n’est pas nécessairement partagé par tous, et je peux en faire un usage abusif)  et à la bonne compréhension. C’est parce que les mots sont généraux, c'est-à-dire parce qu’ils sont la marque d’une multitude d’existences particulières qu’ils peuvent servir de moyen de communication.

 Les deux enjeux de la communication entre les hommes sont la rapidité et la facilité de la communication des connaissances. Quelqu’un par exemple qui aurait une idée complexe (c'est-à-dire composées de plusieurs idées, le désir (satisfaction, manque, envie, fin, vanité, etc.) sans noms particuliers serait pareil à un libraire qui aurait dans son magasin des volumes sans reliures et sans titre. Il ne pourrait donc les faires connaître aux autres qu’en montrant des feuilles dispersées  et en les communiquant feuille à feuille.

  Il y a donc une exigence double de rapidité et de facilités inscrite au cœur même de la communication.