Situation 9. Le brouillard sur la ville de Londres (tableau de Turner)

 

 

 

L’art est-il évasion hors du monde ? 

L’œuvre d’art nous met-elle en présence d’une vérité impossible à atteindre par d’autres voies ?

L’art nous détourne-t-il de la réalité ?

 

Réflexions à partir de textes de Bergson

 

L’action et le langage ont pour effet de réduire notre perception du réel. Ils appauvrisent la réalité. Il y a donc  un voile entre nous et la nature et ce voile est tissé par la vie, c'est-à-dire que le besoin que nous avons de vivre exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à nos besoins. Les exigences de l’action nous conduisent à ne percevoir que ce qui sera utile à l’action. «  le besoin de vivre et d’agir conduit habituellement à un rétrecissement de notre perception des choses ». L’action de l’homme dans le monde détermine donc son champ perceptif de telle sorte qu’il ne peut même pas être conscient de l’existence et de l’étendue de ce qu’il ne perçoit pas.  Spontanément, nous isolons, dans l’ensemble varié du réel, ce qui nous intéresse.

 Cette réduction du réel est réalisée par notre intelligence qui conduit à étiqueter les choses cad à les classer pour  qu’elles répondent aux exigences de la vie pratique. Une étiquette collée sur un produit donne une indication sur le produit (la date de fabrication, date limite de consommation, provenance), c’est-à-dire tous les renseignements utiles pour le consommateur. L’intelligence ne retient des choses que ce qui est utile pour son activité. Elle prélève dans l’objet ce qui lui est utile. Elle schématise, réduit, simplifie. Quand nous agissons il nous faut des repères stables, car la réalité est complexe, changeante, très variée, et notre intelligence ne pourra saisir, épuiser cette variété.

 

La langue commune poursuit  cette réduction du réel. Cette table là, devant moi, singulière est ramené à sa fonction de table et elle est englobée sous le concept de table, étiqueté comme mot « table ». La perception et le langage ramènent les choses à leur fonction

 

 

Les mots,  généraux et abstraits, ne nous dissimulent pas seulement la réalité extérieure, ils nous cachent aussi  notre propre vie intérieure.

En effet, ils n’expriment que des généralités, ils n’expriment ni les choses ni nos propres états d’âme. Le mot ici est une étiquette, c'est-à-dire ce qu’on lit à la place de la chose,  qui permet de cataloguer la chose en faisant abstraction de toute sa diversité. Le mot est une réduction de la chose à une sorte de tableau signalétique. Nommer une chose c’est subsumer le particulier sous le général. Le langage (commun) pose un obstacle à l’expression de ma singularité (ce qui m’est propre) ; Tous nos sentiments sont en effet ramenés à des étiquettes telles que amour, haine, joie, tristesse ; ces mots plongent dans l’anonymat les sentiments qui sont les nôtres.  Le langage, donc en ce qu’il est subordonné à l’action,  introduit un deuxième appauvrissement du réel. Le mot est « un voile ». Le mot oublie les différences, il fixe des généralités. Il ne parvient pas à saisir la souplesse de la réalité. Le mot fige une réalité intérieure ou extérieure qui est en devenir.

 

 

L’artiste qui est dans la contemplation, c’est-à-dire qui est détaché de l’action va tenter de dépasser les limites posées par l’action et le langage au réel extérieur et intérieur. Proust, Du Côté de chez Swann, «  Ecrire c’est essayer de revenir sur ces minutes heureuses où l’on crie «  zut que c’est beau » et de dire que c’était la minute heureuse que «  zut que c’est beau » ne dit pas ».

 

 

 L’artiste est celui qui a une sensibilité qui lui permet de nous montrer ce que nous avions perçu sans l’apercevoir. Bergson définit ainsi l’art comme «  une vision plus directe de la réalité ». C’est pour cela qu’il écrit dans l’Energie spirituelle que le rôle de l’écrivain consiste «  à nous faire oublier qu’il emploie des mots ».

Notre perception ordinaire et spontanée est une perception abstraite. Les artistes sont capables  eux d’appréhender la richesse et les nuances du réel : «  quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir, ils perçoivent pour percevoir, pour rien, pour le plaisir ».

 

 

L’art apprend aux hommes à voir le réel . L’artiste est  celui qui fait voir ? Celui qui dévoile ce que nous ne voyons pas dans la réalité ?

Artiste = pédagogue de la perception, il fait voir = c’est un visionnaire.

 • Wilde, le Déclin du mensonge, l’art modèle notre expérience perceptive : «  la vie imite l’art bien plus que l’art imite la vie (…) A qui donc, sinon aux impressionnistes (Turner et Whistler), devons-nous ces admirables brouillards fauves qui se glissent dans nos rues, estompent les becs de gaz, et transforment les maisons en ombres monstrueuses ? » ils nous font voir ce qui était là sans que nous ne nous en apercevions.

 

L’artiste perçoit parce qu’il n’est pas dans les choses, il n’est pas englué dans les choses : «  tu peindras le vin, l’amour, les femmes, la gloire à condition mon bonhomme, que tu ne seras ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal, on en souffre ou en jouit trop. L’artiste selon moi est une monstruosité – quelque chose de hors nature ». Flaubert, Lettre à sa mère.

« l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». P.KLEE

 

 

Causeries de Merleau-Ponty

Qu’est-ce qui fait obstacle à la perception du réel ?

 

 La phénoménologie de Merleau-Ponty est une tentative philosophique pour réapprendre à voir le monde. Pour la phénoménologie, on ne peut pas séparer les choses et leur manière d’apparaître. Or, la vie courante, déterminée par l’action dans le monde, opère cette séparation. En isolant de la chose sa fonction, on n’aperçoit pas la manière d’apparaître de la chose.

 

http://vventresque.free.fr/IMG/pdf/Merleau-Ponty_Causeries.pdf

 

 

 

 

 

 

 

L’art comme le dit le peintre contemporain P.Klee «  ne reproduit pas le visible, il rend visible ».  Hors du monde, il fait voir le monde. Il crée un monde nouveau ; et tous ces mondes que les génies et les grands artistes élaborent constituent  ce qu’on appelle un monde culturel.

 

La relation appropriée à l’art est celle qui attend d’elle la perception nuancée et enrichie du réel. Si mon intérêt me conduit vers les œuvres de la culture, ce n’est donc pas par snobisme et par désir de distinction, mais dans l’espoir de voir ma vision du réel et de moi-même enrichie. Je recherche dans la culture des émotions que la vie ordinaire ne me procure pas. 

Textes

  1.  Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres... Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre : Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles. »      

H. Bergson, Le rire, «  le comique de caractère », PUF, p.117

 

 

 

 

  1. "Times New Roman";color:black;mso-fareast-language:FR">Chacun de nous a sa manière d'aimer et de haïr et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n'a-t-il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l'âme. Nous jugeons du talent d'un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu'on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d'un mobile sans jamais combler l'espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage.

        H. Bergson, La pensée et le mouvant, PUF