Situation 8. Rousseau et le Discours sur les sciences et les arts.

 

 

A.     description

Ce livre est le livre qui lança la carrière philosophique de Rousseau. Il répond dans cet ouvrage, ce qui lui valut le premier prix,  à une question posée par l’Académie de Dijon en 1749 qui portait sur la relation entre la culture et la moralité : si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ?  En d’autres termes, il s’agit de savoir si le développement des sciences conduit au développement moral. La thèse que Rousseau va développer prendra le contre-pied de l’opinion qui associe dans une évidence la culture et la moralité. Il défend en effet, de façon paradoxale pour celui qui sera considéré comme une figure des Lumières, que  la culture des arts et des lettres (incluant sciences et philosophie) a toujours été destructrice de la moralité publique et pernicieuse pour les nations.

 

 Le sens du mot culture renvoie ici aux œuvres de l’esprit (poésie, littérature, art, science et philosophie). Celui qui possède  de la culture entendue en ce sens est dit « cultivé ». On se représente alors la  culture comme ce qui contribue à une réalisation intellectuelle et qui  consiste en un exercice persévérant et diversifié des facultés de l’esprit. Le  mot « culture » provient du latin « cultura », dont l’application à l’esprit ou à l’âme (animus) est due à Cicéron dans un texte des Tusculanes (II, 13) «  un champ, si fertile soit-il, ne peut êre productif sans culture, et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement… ». Se cultiver s’est donc soigner son âme, la travailler comme l’agriculture travaille ses terres pour qu’elles produisent de beaux fruits et légumes.

 

Mais quel rapport à la culture est authentique ? Quelle est la relation appropriée aux œuvres de l’esprit ?

 

B.     Analyses

         Rousseau va s’interroger sur les intentions de ceux qui « produisent » de la culture et sur celles de ceux qui les « consomment ». Il va développer l’idée selon laquelle la plupart des artistes, savants et amateurs ne sont pas dans un rapport authentique à la culture. Il ne s’agit pas pour eux d’un « souci de soi », d’un soin qu’ils porteront ainsi à leur âme mais de bien plutôt d’un moyen efficace pour se distinguer d’autrui. Bref, la culture va apparaître comme une arme redoutable de domination, un moyen de satisfaire un désir de supériorité.

 

 a) du côté des « producteurs de culture ».

Rousseau critique la production artistique et savante  car elle  est asservie à un public. En effet ces hommes ne recherchent que les honneurs de la foule  et ils la flattent en produisant ce qui lui plaira. L’artiste inauthentique est donc celui qui suit les mouvements de la mode. Sa production n’est dès lors qu’une imitation et elle est nécessairement éphémère. Il recherche aussi  son bonheur dans l’opinion d’autrui. Il est donc en ce sens dans la servitude. «  pour nous, hommes vulgaires… A quoi bon chercher notre bonheur dans l’opinion d’autrui si nous pouvons le trouver en nous-mêmes ? » 1er discours fin seconde partie.

 Cet artiste n’en est pas véritablement un car il n’est pas un créateur mais un imitateur. Les productions qui résultent de cet état d’esprit sont éphémères et sont limitées à une époque. Au contraire, les véritables créateurs ne sont généralement pas connus de leur vivant. Rousseau l’indique dans sa préface « il ne faut point écrire pour de tels lecteurs, quand on veut vivre au-delà de son siècle ».

 

 La qualité de ces œuvres   sont à l’image de l’esprit qui les produit : serviles et imitatrices.

La raison de cette inauthenticité des œuvres dites « culturelles » est à rechercher du côté de la passion sociale fondamentale : l’amour-propre. L’amour propre est une passion qui naît avec la société. C’est un sentiment factice qui porte chacun à faire grand cas de sa personne. L’amour propre conduit l’individu à chercher à tout prix à se distinguer. Il est la véritable source des honneurs et de la comparaison des hommes entre eux. L’amour-propre est à distinguer de l’amour de soi qui est une disposition primitive et neutre selon laquelle chacun veille à sa propre conservation. L’amour propre non seulement consiste à se préférer aux autres mais aussi à rechercher à ce que les autres nous préfèrent. Rousseau écrit ceci : « l’amour –propre est toujours irrité ou mécontent, parce qu’il voudrait que chacun nous préférât à tout et à lui-même, ce qui ne se peut. » (Rousseau juge de Jean-Jacques).

 

  Mais cette passion n’anime pas seulement les  artistes et les savants ; tous les hommes ont cette passion ou tout au moins tous les hommes passent par cette phase et la plupart y  restent.

L’amour-propre n’est donc  pas seulement présent dans le processus de production de la culture, il l’est aussi dans les raisons de l’intérêt que l’on porte à celle-ci. Ce que recherchent la plupart des hommes dans la culture, ce n’est pas ce qui sauvera leur âme mais ce qui la distinguera des autres. La culture va dès lors rendre  les hommes vaniteux et prétentieux.

 

b) du côté du public

La plupart des hommes qui sont en rapport avec la culture dissimulent la raison véritable de leur intérêt. Ils espèrent par elle, en donnant l’impression d’une supériorité, d’un raffinement accéder à des positions élevées dans la hiérarchie sociale. Rousseau montrera qu’il existe un  rapport essentiel entre  l’institution de la « haute culture » et l’émergence de certaines fonctions sociales. La culture participe de la hiérarchisation sociale.

La culture est moyen de se distinguer de ceux qui en sont dépourvus. Elle permet d’humilier tous ceux qui, inculte, se sentiront inférieur et, énervé, en deviendront grossiers et brutaux. Dans une lettre qui répond à une objection faite à son livre, Rousseau écrit : «  je sais que nos soldats ne sont point des Réaumur ou des Fontenelle, et c’est tant pis pour eux, pour nous, et surtout pour les ennemis. Je sais qu’ils ne savent rien, qu’ils sont brutaux et grossiers, et toutefois j’ai dit, et je dis encore, qu’ils sont énervés par les sciences qu’ils méprisent, et par les beaux-arts qu’ils ignorent. » 

La politesse et les raffinements propres à cette société des Lumières (célébrée à la même époque par un Voltaire par exemple), cachent un art de la tromperie et le déguisement hypocrite du « désir de se distinguer » : « Nous sommes abusés par l’apparence du bien »

Par la culture, nous trompons les autres et nous nous mentons à nous-mêmes. Il y  a ici une malhonnêteté intellectuelle : le paraître se fait passer pour de l’être. Raffinement, politesse et hypocrisie sociale vont ensemble.

 

On retrouve un écho de cette idée dans la critique sociale du jugement esthétique que fera dans la deuxième moitié du 20ème siècle, le sociologue Pierre Bourdieu dans son ouvrage, la Distinction.  L’auteur y dénonce un fétichisme de la culture. La distinction de soi d’avec les autres est ainsi l’objet même de la culture ; cela signifie que tout choix et toute pratique relevant de l’effort pour se cultiver participent du même souci qu’on peut nommer égocentrique ou narcissique. Par conséquent, loin que le plus haut degré de la culture coïncide avec le plus haut degré de l’humanité (du souci généralisé d’autrui), il coïncidera avec la plus grande distance prise vis-à-vis d’autrui. La Haute culture est perçue comme une  machine à humilier.  Mais tout le « jeu » de la culture « légitime » consiste à se dissimuler l’avantage d’ordre « symbolique » que l’on cherche à acquérir grâce à elle ; ce qui fait de cette culture une sorte de grand système d’illusion construit pour dissimuler sa propre fonction dominatrice.

 Le jugement de goût qu’on appelle aussi jugement esthétique celui qui nous fait trouver belles certaines œuvres n’est pas libre comme le soutenait Kant, il est le produit de déterminisme sociaux.

 

Mais faut-il alors brûler les livres et détruire les musées ? Faut-il préférer l’ignorance qui serait alors « heureuse » ? Non, nous ne pourrons pas retourner à l’état de nature, c’est-à-dire l’état qui précède l’entrée en société et l’apparition de la culture. La culture dit Rousseau est comme un poignard que l’on se serait enfoncé et qu’on ne peut plus retirer. Il va falloir comprendre que le remède est dans le poison : « c’est ainsi que les arts et les sciences après avoir fait éclore les vices sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes […] »

 

Avant de déterminer quelle sera la nature de la relation appropriée à la culture, concluons ce premier point. Rousseau est le premier à ne pas faire l’apologie de la culture. Et si sa position est excessive, elle a  au moins pour effet de troubler une certaine tranquilité d’esprit propre aux Lumières. N’oublions pas que la culture classique permet de satisfaire le désir de se distinguer qui dérive de l’amour-propre. La culture n’est donc  pas la moralité. Par elle, par un effet d’illusion et d’orgueil, l’être est porté à se considérer comme un être singulier et doué d’une valeur absolue.

 

 

 Si nous avons compris quel danger le snobisme et le philistinisme faisaient courir à la culture en général, quelle est la nature de la  relation appropriée avec elle ?