Situation 7. « La vertu est à elle-même sa propre récompense » (Spinoza).
Situation 7. « La vertu est à elle-même sa propre récompense » (Spinoza). L’expérience de la vie ordinaire et la recherche d’un bien véritable.
Explication du texte début du Traité de la réforme de l’entendement.
1. L'EXPÉRIENCE DE LA VIE ORDINAIRE ET DE SES BIENS RECHERCHÉS.
A. Plaisirs, honneurs et richesses.
Dans ce texte, Spinoza regarde avec une certaine distance sa vie. Et il fait le spectacle d'une existence occupée à obtenir des biens qui n'en sont peut-être pas véritablement. Il remarque que ce que nous poursuivons et qu'il a poursuivi peut être ramené à trois types de biens. II s'agit de type car, nous le verrons, chacun de ces types englobe une diversité de formes ; le plaisir peut être multiple tant les sens le sont et tant le corps est sensible ; la richesse semble elle renvoyer principalement à l'argent. Mais là encore nous poursuivons l'argent de façon parfois si singulière que la seule figure de l'avare ne suffit pas à nous imaginer débarrassés de sa poursuite. Les honneurs enfin, qui semblent s'immiscer dans la plupart de nos rapports avec autrui.
Spinoza va décrire ces différents biens pour montrer la force et la résistance qu'ils présentent à la recherche d'un nouveau bien, meilleur. L'auteur se demande simplement s'il n'y a pas un autre bien qui apporte lui pour l'éternité la jouissance d'une joie suprême et continue. Il se demande seulement s'il n'y a pas mieux ! Mais cette hypothèse n'a de sens que si on interroge véritablement ce qui signifie que l'on s'engage dans la recherche de ce nouveau bien.
C'est cette recherche qui est difficile en raison même de la résistance des biens de la vie ordinaire. Ils nous apportent incontestablement des avantages. Mais ils brouillent alors toute vision qui chercherait ailleurs la raison du bonheur.
Il faut donc comprendre pourquoi Spinoza juge insatisfaisant ces différents biens et pour quelles raisons ils opposent une telle résistance.
La raison principale immédiatement évoquée par Spinoza pour rendre compte de la résistance et partant de l'incompatibilité de ces deux genres de vie est que la vie ordinaire occupe trop l'esprit pour que celui-ci parvienne à penser à autre chose. En effet, on réfléchit toujours ; même dans la recherche des biens de la vie ordinaire, mais on réfléchit de façon interne aux moyens d'obtenir ces biens, et seulement à eux ! C'est une question d'occupation de l'esprit. La vie ordinaire empêche de songer à autre chose ; le vocabulaire de l'auteur est celui de la force. C'est en termes physiques qu'il évoque ce dilemme. Spinoza ne dit pas qu'il n'y a pas de réflexion dans la vie ordinaire ; il y en a de fait pour déterminer les moyens adéquats pour parvenir à ces biens.
C’est en commençant par le cas de la volupté que Spinoza, rentrant ainsi dans l’explication, va aborder les différents biens. Tous partagent néanmoins ce caractère de distraction (on pourrait peut-être établir un rapprochement ici avec la distraction et le divertissement chez Pascal). Qu’est-ce qui distingue alors ces différents biens ?
- Le plaisir. Le plaisir la une place à part il. Spinoza l'évoque de façon isolé alors qu'il envisage ensemble honneurs et richesses.
La « jouissance de la volupté est suivie d'une tristesse profonde ». Mais cette tristesse qui suit la jouissance permet de ne pas ériger en bien suprême la volupté. Sans cela, la jouissance serait aussi redoutable que les honneurs et les richesses qui, par leur nature même, peuvent « être mises à la place du bien suprême » . Il n'est donc pas possible de prendre le plaisir pour le bien suprême.
Mais Spinoza se contente de dire ici qu'être dans le plaisir, c'est se reposer dans le plaisir. Se reposer est à prendre ici au sens de se lover dans le plaisir. La plénitude ressentie alors empêche et même interdit toute sortie hors du plaisir. Ainsi, on ne peut penser à autre chose dans le plaisir. On est dans le plaisir. Dans le plaisir tout est intériorité ; rien n'existe hors du plaisir lorsque l'on est dans le plaisir. Penser c'est alors s'extérioriser ; c'est penser hors de cette intériorité.
• les richesses et les honneurs.
Mais par les honneurs l'esprit est attiré et distrait de lui-même encore bien plus fortement : car on admet toujours que c'est un bien en soi et comme la fin dernière à laquelle tout se rapporte. En outre, ceux-ci les richesses et les honneurs ne portent pas en eux-mêmes leur punition, comme le fait la volupté; au contraire, plus on en possède soit des unes soit des autres, plus on éprouve de joie ; en suite de quoi nous sommes de plus en plus incités à vouloir les accroître. Si, par contre, nous sommes en quelques occasions frustrés dans notre espoir, il en résulte une très grande tristesse. Enfin, les honneurs nous sont une forte entrave dans la recherche du vrai bien en ce que pour les atteindre on doit nécessairement diriger sa vie selon l'opinion de la foule, c'est-à-dire, fuir ce qu'elle fuit communément et rechercher ce qu'elle recherche.
La description de ces biens s'écarte d'une évaluation morale pour se concentrer sur les effets que la recherche de ces biens entraîne. Pourquoi sommes-nous encore plus fortement distrait par les honneurs et les richesses ? Pour les honneurs, la raison en est qu'il est possible d'en faire un bien suprême, c'est-à-dire un bien qui ne soit pas simplement un moyen mais qui soit aussi une fin dernière nous dit Spinoza, une fin en soi. Elle semble se suffire à elle-même. Pourquoi ? Parce que nous pouvons tout rapporter aux honneurs : tout ce que je fais contribue à l'image de moi-même. Ainsi, et c'est un point partagé aussi par les richesses (et qui les distingue de la volupté), ils ne portent pas en eux=mêmes leur punition; c'est-à-dire qu'ils n'ont pas en eux-mêmes leur limite, même, ils n'ont pas de limite précisément parce que la logique de l'accumulation ne semble pas remettre en question ces biens ; au contraire, elle semble pouvoir facilement s'accommoder de cette logique. La logique de l'accumulation est une logique de l'incitation. Si une chose me donne du plaisir, deux choses de cette même nature m'en donneraient doublement. Ou si l'accroissement de la joie n'est pas exactement dépendant de l'accumulation, une certaine tendance s'affirme toutefois.
L'autre implication des honneurs seulement cette fois est qu'elle oblige l'individu qui les recherche à suivre l'opinion de la foule. Les honneurs ne sont pas des biens en eux-mêmes mais seulement en ce qu'ils sont réputés tels par l'opinion commune. Devoir suivre l'opinion du plus grande nombre, c'est s'obliger à faire fi de sa singularité. Ce qui fait que je suis cette personne et non pas telle autre. D'autre part, suivre l'opinion c'est suivre aveuglément, c'est donc se mouvoir dans la servitude.
B. Ces biens ne peuvent pas constituer le souverain bien.
Arg1. Leur accumulation ne signifie pas nécessairement un accroissement du bonheur éprouvé
Le plaisir, les honneurs et la richesse ne peuvent être pris pour le bien suprême, après réflexion, dans la, mesure où leur jouissance excessive (trop de plaisirs, vouloir toujours plus d'argent, rechercher tous les honneurs) conduit à leur opposé ou au dégoût.
Arg .2 L'argent et les honneurs ne sont pas des biens due l'on peut partager. Ils conduisent ainsi à différentes formes de rivalité.
Les titres (être chef par exemple) ne sont pas des biens que l'on peut partager, ils sont exclusifs. Cela signifie que celui qui les recherche, si les obtient, prive aussitôt les autres qui eux aussi rechercheraient ces mêmes biens. De même, on peut avancer que celui qui s'enrichit appauvrit nécessairement les autres. Comme ces biens ne peuvent pas être partagés, leur poursuite va entraîner des conflits et des rivalités et le lot de sentiments dans l'âme qui y correspond (tristesse, envie, crainte, haine, jalousie...).
Arg. 3 Plus généralement ces biens ne peuvent pas constituer le bien suprême dans la mesure où ils dépendent de la fortune, c'est-à-dire des causes extérieures qui ne dépendent pas de moi.
Dire que ces biens sont périssables, c'est dire que je peux les perdre (c'est-à-dire que l'on peut me les prendre argument précédent) ou qu'ils peuvent disparaître. Avoir et vouloir de l'argent c'est toujours prendre le risque de le perdre (faillite). Notre bonheur dépend alors des circonstances extérieures et de la chance que nous avons. Cette dépendance vis-à-vis du monde extérieur produit le sentiment de crainte. Ce sentiment réduit ma puissance d'agir et de penser.
• On comprend ici que le bonheur ne peut pas reposer entièrement sur la chance que nous avons. Si le sort (c'est-à-dire la fortune) peut m'être favorable, il peut aussi m'être défavorable. Or si la fortune est aléatoire nous pouvons dire qu'elle finit toujours pas être injuste (pensons à la mort, à la maladie ou à la vieillesse). On comprend alors qu'on ne peut pas faire reposer tout entier la question du bonheur sur une question de chance et qu'au contraire nous devons rechercher le sens du bonheur non dans une extériorité mais dans une intériorité.
TRANSITION: Thèse de l'auteur.
Ces maux, à la réflexion, me semblèrent provenir de cela seul que toute notre félicité ou infélicité dépend d'une seule chose, à savoir, de la qualité de l'objet auquel nous adhérons par l'amour. En effet, jamais des disputes ne naîtront à cause d'un objet qui n'est pas aimé ; on n'éprouvera nulle tristesse s'il périt ; aucune envie, s'il est possédé par un autre, aucune crainte, aucune haine et, pour le dire en un mot, aucune commotion de l'âme. Tout cela a lieu, par contre, dans l'amour des choses périssables, comme le sont toutes celles dont nous venons de parler.
Tout notre bonheur ou notre malheur dépend de la nature de ce que nous aimons.
Arg1. Nous n'avons par définition aucun sentiment ou aucune idée pour une chose qui nous est indifférente. Une chose que nous n'aimons pas ne peut ni nous rendre heureux, ni nous rendre malheureux.
Arg2. le bonheur est un ensemble d'idées joyeuses, le malheur, d'idées tristes. Si nous avons de telles idées c'est que quelque chose les a provoquées. Seul ce que j'aime peut provoquer dans mon esprit de telles idées. Or quoi d'autre peut provoquer des idées sinon la nature de ce que nous aimons ?
Arg3. En observant attentivement la nature de ces biens, on comprend que ce qui est limité et ce qui est périssable va nécessairement produire une joie elle-même limitée et va entrainer un sentiment de crainte qui est la conséquence du caractère périssable du bien recherché. La nature des biens aimés par une âme est cause des idées qu'elle a. Les idées que nous avons sont des effets. Pour changer d'état (la crainte par exemple), il faut donc changer l'objet de notre amour.
Le vrai bien = comprendre, la liberté = une libération
A. Pourquoi pouvons-nous dire que le vrai bien c'est de comprendre, et que voulons-nous dire ?
Arg 1. Si on suit la logique de la thèse qui dit que le bonheur dépend de la nature de ce que nous aimons, alors si le bonheur est une joie suprême et continue exempte de toute tristesse, la nature de ce que nous aimons doit être éternelle et infinie.
Cette nature doit être communicable et impérissable pour que nous évitions les conflits suscités par l'amour des choses matérielles et périssables.
Arg2. le texte donne un élément de réponse en disant que plus il réfléchissait sur la nature des biens de la vie ordinaire plus il comprenait qu'ils n'étaient pas le vrai bien (et donc il s'en délivrait) plus il comprenait aussi que ce vrai bien n'était pas seulement une hypothèse . En bref, plus Spinoza réfléchit à ces questions plus le vrai bien lui apparaît comme existant véritablement. C'est la méditation sur le bonheur qui conduit Spinoza à penser que le bonheur dépend de la pensée et de la philosophie.
Arg 3. Le bonheur et l'intelligence sont une seule et même chose. Si je comprends plus de choses, j'évite tout ce qui pourrait produire de la tristesse (Spinoza écrit dans l'Ethique, son livre majeur qui est une machine à produire du bonheur qu'il n'éprouve plus grâce à son système philosophique le sentiment de haine et les passions tristes qui l'accompagnent (envie, jalousie, colère, mépris, etc.)].
Arg4. Si j'aime la pensée et la vérité, j'aime alors quelque chose dont je ne suis pas privé si quelqu'un d'autre que moi en jouit. Comprendre ne se fait jamais au détriment des autres, la compréhension n'implique pas une exclusivité. Plus les autres comprennent, même, plus je comprends ; plus les autres seront intelligents et heureux plus je le serai moi aussi.
Conclusion: on ne fait pas de la philosophie pour faire de la philosophie, on fait de la philosophie pour être heureux. Ici, il est clair que Spinoza est entré dans la philosophie en s'interrogeant sur le bonheur.
Je voyais seulement que, tant que l'esprit s'attachait à ces pensées, il se détournait des faux biens et réfléchissait sérieusement au projet nouveau [de la recherche du vrai bien]. Ce qui me fut d'une grande consolation. Car je voyais que ces maux ne sont pas d'une nature telle qu'ils ne veuillent céder aux remèdes. Et bien qu'au début ces intervalles (dans lesquels l'esprit se détachait des faux biens) fussent rares, et d'une durée extrêmement brève, cependant, après que le vrai bien me fut de plus en plus connu, ils devinrent plus fréquents et plus longs. Surtout après que j'eus vu que l'acquisition de l'argent, la passion charnelle ou la gloire ne nous font du tort que tant qu'elles sont recherchées pour elles-mêmes et non comme moyens en vue d'autre chose. Par contre, si on les recherche comme moyens, on en usera avec mesure et elles ne nous nuiront aucunement. Au contraire, ainsi que nous le montrerons en son lieu, elles contribueront grandement à nous mener au but pour lequel on les recherche.
Il n'y a pas de contradiction à saisir une chose éternelle durant des intervalles, durant chacun d'entre eux, la joie est pure et n'entraine pas de tristesse. C'est le fait même de penser qui renverse temporairement la domination des biens périssables.
B. Malheur = servitude ; bonheur = libération.
Le philosophe Alain dans son texte dit que nous sommes à nous-mêmes notre propre ennemi. L'homme malheureux est un homme prisonnier d'idées qui le font souffrir. Il est plus triste que celui qui souffre d'une simple douleur physique. En effet, celui-ci peut localiser la douleur, la douleur ne s'étend pas au-delà et elle appartient au corps seulement qui m'échappe en ce sens. Mais lorsqu'il s'agit d'une souffrance psychologique, celle-ci est faite d'idées qui m'accompagnent partout ; je vois mon chagrin partout dans les choses, tout me fait penser à ma tristesse et le monde entier est comme imprégné dans ma conscience de cette tristesse. La souffrance ici est totale et non plus locale comme la douleur physique.
Et s’il y a des douleurs physiques qu’on ne peut pas localiser, elles restent toujours dans le corps ; et je suis comme déchargé de la cause de cette douleur. Ce n'est pas moi, c'est mon corps. Or lorsqu'il s'agit d'une passion de l'âme (dont l'étymologie patior signifie souffrir et subir), j'ai comme l'impression que c'est moi mais que c'est plus fort que moi.
Toute la difficulté consiste à reconnaître la nécessité de ces idées (c'est-à-dire qu'elles devaient arriver étant donné les idées que j'avais auparavant). Plus souvent, on se contente de penser que nous ne sommes pas responsables de ces idées. Alain dit alors ceci « faute de pouvoir se juger malade, le passionné se juge maudit ; et cette idée lui fournit des développements sans fin pour se torturer lui-même ». La difficulté que j'éprouve à saisir l'ordre et l'enchainement des idées dans mon esprit me conduit à envisager ces sentiments de façon confuse et obscure. Dire que je me juge maudit, c'est dire qu'il n'y a rien à faire et que la malchance m'accompagne invinciblement On ne se rend même plus compte que notre malheur dépend des idées fausses que nous avons. Nous ignorons même notre servitude c'est-à-dire notre esclavage « mental ».
Etre libre, c'est se libérer des idées fausses que nous avons spontanément sur les choses. Nous avons des idées fausses avant d'avoir des idées vraies. Comprendre, c'est donc se libérer de la passion et de la servitude, c'est donc se libérer de la tristesse.
On s'aperçoit dès maintenant que les obstacles à la liberté, que celle-ci va devoir surmonter sont les conditions de la liberté. En effet, si être libre c'est se libérer, il faut que je me libère de quelque chose pour éprouver la liberté. La liberté entendue comme absence d'obstacle est, dans ce contexte théorique, contradictoire.
Textes
« Après que l’expérience m’eut appris que tout ce qui arrive communément dans la vie ordinaire est vain et futile, et que je vis que tout ce qui était pour moi objet ou occasion de crainte ne contenait rien de bon ni de mauvais en soi, mais seulement en tant que l’âme en était mue, je me décidai finalement à rechercher s’il n’y avait pas quelque chose qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et tel que l’âme, rejetant tout le reste, pût être affectée par lui seul ; bien plus, s’il n’y avait quelque chose dont la découverte et l’acquisition me donneraient pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et continue.
Je dis « finalement, je me décidai » : à première vue cela semblait, en effet, déraisonnable de vouloir renoncer à quelque chose de certain pour quelque chose d’incertain encore. Je voyais, en effet, les avantages que nous procurent les honneurs et les richesses ; je voyais aussi qu’il me fallait en abandonner la poursuite si je voulais m’appliquer sérieusement à cette autre et nouvelle recherche. Or, je voyais bien que si jamais la félicité suprême était contenue dans les honneurs et les richesses ; il faudrait en être privé ; que si, par contre, elle n’y était pas contenue et que je les poursuivisse exclusivement, j’étais également privé de la félicité suprême.
Je tournai donc dans mon esprit la question s’il n’était pas possible de réaliser ce projet nouveau ou, du moins, d’arriver à la certitude en ce qui le concerne, sans changer l’ordre et la conduite ordinaire de ma vie. Ce que j’ai tenté souvent, mais en vain. Car, ce dont il s’agit le plus souvent dan la vie, et ce que les hommes – ainsi qu’on peut le conclure de leurs actions – regardent comme bien suprême, peut être ramené à ces trois objets : à savoir, les richesses, les honneurs et la volupté. Or l’esprit est tellement attiré et distrait de lui-même par ces trois objets, qu’il peut à peine songer à quelque autre bien. Ainsi, en ce qui concerne la volupté, l’âme s’y attache tellement qu’elle s’y repose comme dans un bien véritable, par quoi elle est au plus haut point empêchée de songer à autre chose. Mais la jouissance de la volupté est suivie d’une tristesse profonde qui, si elle ne suspend pas l’activité de l’esprit, néanmoins le trouble et l’engourdit. Ce n’est pas faiblement, non plus, que l’esprit est attiré et distrait de lui-même par la poursuite des honneurs et des richesses : la surtout où celles-ci sont recherchées pour elles-mêmes ; en effet, elles sont alors mises à la place du bien suprême.
Mais par les honneurs l’esprit est attiré et distrait de lui-même encore bien plus fortement : car on admet toujours que c’est un bien en soi et comme la fin dernière à laquelle tout se rapporte. En outre, ceux-ci les richesses et les honneurs ne portent pas en eux-mêmes leur punition, comme le fait la volupté ; au contraire, plus on en possède soit des unes soit des autres, plus on éprouve de joie ; en suite de quoi nous sommes de plus en plus incités à vouloir les accroître. Si, par contre, nous sommes en quelques occasions frustrés dans notre espoir, il en résulte une très grande tristesse. Enfin, les honneurs nous sont une forte entrave dans la recherche du vrai bien en ce que pour les atteindre on doit nécessairement diriger sa vie selon l’opinion de la foule, c'est-à-dire, fuir ce qu’elle fuit communément et rechercher ce qu’elle recherche.
Or comme je voyais que tout cela m’empêchait tellement de m’appliquer à quelque recherche nouvelle ; et même y était à ce point opposé qu’il fallait nécessairement renoncer soit à l’un soit à l’autre ; je fus forcé de me demander ce qui me serait plus utile ; en effet, ainsi que je l’ai dit, je semblais vouloir perdre un bien certain pour un bien incertain. Mais après m’être tant soi peu occupé de cette question, je trouvai tout d’abord que si, abandonnant ceux-là (les biens ordinairement recherchés), je m’appliquais au dessein nouveau, j’abandonnais un bien incertain par sa nature même, ainsi que nous pouvons l’inférer clairement de ce qui a déjà été dit, pour un bien incertain (également incertain) cependant non pas par sa nature (en effet, je cherchais un bien stable), mais seulement quant à la possibilité de l’atteindre.
Et par une méditation assidue j’arrivai à voir que, pourvu que je pusse m’engager à fond, j’abandonnais des maux certains pour un bien certain. Je me voyais en effet, plongé dans le plus grand danger et forcé de chercher de toutes mes forces un remède, quoique incertain ; de même qu’un malade atteint d’une maladie mortelle, et qui prévoit une mort certaine à mois qu’il n’applique un remède, est contraint de le chercher de toutes ses forces, si incertain qu’il soit ; car, c’est en lui que gît tout espoir. Or touts les buts que poursuit la foule, non seulement ne fournissent aucun remède pour la conservation de notre être, mais encore l’empêchent, étant souvent cause de la perte de ceux qui les possèdent, et toujours cause de la perte de ceux qui en sont possédés.
Il y a en effet, de très nombreux exemples de gens qui, à cause de leurs richesses, ont souffert la persécution et jusqu’à la mort, ainsi que de gens qui, pour acquérir des biens, se sont exposés à tant de dangers que, finalement, ils payèrent de leur vie, leur bêtise. Et non moins nombreux sont les exemples de ceux qui ont souffert très cruellement pour obtenir ou conserver des honneurs. Innombrables enfin sont les exemples de gens qui ont hâté leur mort par des excès de volupté.
Ces maux, à la réflexion, me semblèrent provenir de cela seul que toute notre félicité ou infélicité dépend d’une seule chose, à savoir, de la qualité de l’objet auquel nous adhérons par l’amour. En effet, jamais des disputes ne naîtront à cause d’un objet qui n’est pas aimé ; on n’éprouvera nulle tristesse s’il périt ; aucune envie, s’il est possédé par un autre, aucune crainte, aucune haine et, pour le dire en un mot, aucune commotion de l’âme. Tout cela a lieu, par contre, dans l’amour des choses périssables, comme le sont toutes celles dont nous venons de parler.
Mais l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie pure, qui est exempte de toute tristesse ; ce qui est éminemment désirable et doit être recherché de toutes nos forces. Or ce n’est pas sans raison que j’ai employé ces mots : pourvu que je pusse m’engager à fond. En effet, si clairement que je perçusse tout cela par mon esprit, je ne pouvais cependant pour cela renoncer entièrement à l’avarice, à la passion charnelle et à la gloire.
Je voyais seulement que, tant que l’esprit s’attachait à ces pensées, il se détournait des faux biens et réfléchissait sérieusement au projet nouveau (de la recherche du vrai bien). Ce qui me fut d’une grande consolation. Car je voyais que ces maux ne sont pas d’une nature telle qu’ils ne veuillent céder aux remèdes. Et bien qu’au début ces intervalles (dans lesquels l’esprit se détachait des faux biens) fussent rares, et d’une durée extrêmement brève, cependant, après que le vrai bien me fut de plus en plus connu, ils devinrent plus fréquents et plus longs. Surtout après que j’eus vu que l’acquisition de l’argent, la passion charnelle ou la gloire ne nous font du tort que tant qu’elles sont recherchées pour elles-mêmes et non comme moyens en vue d’autre chose. Par contre, si on les recherche comme moyens, on en usera avec mesure et elles ne nous nuiront aucunement. Au contraire, ainsi que nous le montrerons en son lieu, elles contribueront grandement à nous mener au but pour lequel on les recherche.
Traité de la réforme de l’entendement (Et de la meilleure voie à suivre pour parvenir à la connaissance des chose) Spinoza
Publié le 10 janvier 2014 par Thibault Noel-Artaud [Lycée Clément Ader (77)]