Situation 6. Le visage et la possibilité de l’éthique
Situation 6. Le visage et la possibilité de l’éthique (E. Lévinas)
Description :
« Sur un sentier de campagne un après-midi automnal, je me promène seul. Tout ce qui m’entoure m’apparaît comme un spectacle que je peux embrasser et dominer du regard : la chaleur du soleil, la douceur du vent, la fermeté de la terre me soutiennent dans le mouvement de l’existence. Soudain, un minuscule événement interrompt ma quiétude : un inconnu remonte le sentier dans le sens inverse. Lorsque nous nous croisons, nos regards s’échangent et je ne peux manquer de le saluer. « L’homme est le seul être que je ne peux rencontrer sans lui exprimer cette rencontre même », écrit Lévinas. »
Extrait de Philosophie magazine, novembre 2012.
Analyse :
Autrui « L’accès au visage est d’emblée éthique » nous dit E. Lévinas. Que signifie cette affirmation ? Comment accorder un tel privilège à une partie de notre corps ? Qu’est-ce que le visage a de si particulier pour qu’il rende possible la morale ? Comment faut-il l’appréhender, quel type de description faut-il fournir pour voir en lui ce qui introduit au sens éthique ?
Pour répondre à ces questions, nous commencerons par écarter les approches du visage qui ne conduisent pas à une rencontre éthique.
Langage / connaissance Reprenons le fil de notre marche à travers la campagne. Nous pouvons décrire notre rapport avec la nature en soulignant qu’il consiste à ramener l’autre de la nature au même de la connaissance. En effet, cet homme qui contemple la nature attribue aux choses les noms que les hommes leurs ont donnés : un arbre, mais pas n’importe lequel, un chêne, un peuplier, etc. Les noms ont pour effet de réduire la distance qui me sépare de ces choses. Je me les approprie, je les fais miens par le nom qui les désigne. L’arbre, gigantesque, qui me fait face « rentre » en moi par le nom que je prononce. L’extériorité est intériorisée, l’altérité de la nature est ramenée au même. Mais ce mouvement est celui plus généralement de la connaissance elle-même. Par le savoir que j’ai de cette espèce d’arbre (le chêne), je peux expliquer sa composition physique, dire de quelle matière il est fait, je peux également rendre raison de sa croissance, de son cycle biologique, je peux énoncer les interactions de cet arbre avec son environnement, je peux décrire l’écosystème, etc.
La technique La connaissance n’est pas seule dans ce processus d’appropriation de la nature, la technique vient prolonger ce geste. En effet, les feuilles sur lesquelles j’écris sont de la nature (des arbres) transformée. La technique consiste en ce sens à transformée la nature, c’est-à-dire à lui donner la forme de l’humain, une forme qui sert à l’humain. L’altérité encore une fois de la nature est réduite.
Autrui transcendance Mais lorsque l’autre homme fait irruption sur le sentier, c’est une altérité que je ne peux pas d’emblée réduire qui advient. Je ne peux pas réduire autrui à un élément du monde, à un arbre, à un oiseau qui chante… Il me fait face et m’oblige. Autrui c’est celui dont je ne peux anéantir l’altérité que par la violence. Autrui n’est pas réductible à une connaissance. Quelque chose transcende la connaissance que je peux en avoir. Si le mouvement de la connaissance et de la technique consiste à ramener l’autre de la nature au même, Autrui, lui, résiste à ce mouvement d’appropriation. Ce que le visage révèle et dévoile c’est qu’Autrui n’est pas une chose. Autrui se refuse à son inscription dans la totalité des choses. Autrui résiste par sa transcendance à ce geste humain de connaissance et de domination. Pour saisir la signification éthique du visage il faut donc ne pas le réduire à la perception que l’on peut en avoir. La perception est ce qui prépare et précède la connaissance. Mais la signification éthique du visage est au-delà de sa connaissance et de sa perception. Le visage ne se réduit pas à son apparition. Lévinas dit ceci : « c’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! ».
La relation au visage peut donc être dominée par la perception, mais ce qui est spécifique au visage ne s’y réduit pas. De même, je manque cette spécificité du visage si je l’éclaire par son contexte.
Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un "personnage" : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d'Etat, fils d'untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas "vu". Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l'être. Mais la relation au visage est d'emblée éthique.
Le visage est présent dans son refus d’être contenu. Il n’est pas épuisé par sa forme plastique et ni par son contexte culturel et sociologique. Il n’est pas un élément du monde comme les autres, il « perce » cet ensemble.
Bien sûr il est possible de regarder les autres hommes de haut, de loin, comme on observe une colonie de fourmis. Mais dans le face à face avec le visage, une signification nouvelle, originale, éthique peut apparaître. En effet, nous savons aussi que si le visage me commande par sa faiblesse et sa vulnérabilité un « tu ne tueras pas », le meurtre est toutefois possible. Il est possible de traiter autrui comme une chose, c’est ce que l’on appelle la violence. La violence est une négation de l’altérité d’autrui. Mais le rapport authentique au visage, le rapport éthique, m’interdit cette violence. Dans le rapport éthique au visage l’altérité radicale d’autrui m’est dévoilée et elle me fait comprendre qu’autrui n’est pas une chose que je puisse connaître. Si autrui ne peut pas être englobée dans la totalité de la connaissance c’est parce qu’il est transcendant, parce qu’il est infini.
Autrui est moins qu’une chose, moins qu’un phénomène. Il se refuse à son inscription dans la totalité des choses parce qu’il est en train de disparaître. Les choses sont. Autrui est en devenir et en train de disparaître. Il est moins qu’une chose parce qu’il est fini, limité dans le temps. Le visage nous révèle cette finitude. Je vois le visage en train de vieillir, je vois le visage en marche vers la mort. Or la mort d’autrui m’est insupportable. Voilà la signification éthique du visage d’autrui : une fragilité qui m’impose une responsabilité.
Il y a d'abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.
Dieu Le visage s’offre à moi dans son dénuement et sa fragilité. Il m’impose alors une responsabilité. Je suis responsable devant autrui. Mais cette responsabilité est originale : elle précède tout acte, elle n’est pas la responsabilité qui est consécutive aux actes d’un agent. Le visage se manifeste dans le présent, il est une nudité qui exprime une faiblesse. En lui je perçois un effort d’être qui lui est difficile de soutenir. Il y a dans le visage comme une solitude et une demande qui se traduit dans le fait que lorsqu’on s’approche d’autrui, il y a un salut, un bonjour, un « après vous monsieur ». Le visage parle. Il est lui-même supplication. C’est Dieu qui parle alors. Lévinas voit « la parole de Dieu dans le visage ». L’infini et la transcendance sont lisibles dans la rencontre avec le visage d’Autrui.
Le visage rend possible le désintéressement dans la relation interhumaine. Si la guerre est un échec de la relation avec autrui, les échanges économiques sont des relations interhumaines qui se traduisent comme combinaison d’intérêts. Mais la relation véritable avec autrui est éthique, c’est-à-dire désintéressée. L’éthique implique l’idée de la sainteté c’est-à-dire l’idée que l’autre est plus important que moi.
Transition : Nous avons vu qu’il y a un dualisme radical chez Kant entre la recherche du bonheur et l’obligation du devoir. De même nous sommes conduits après Lévinas à nous représenter l’éthique comme un sacrifice, comme une dépossession de soi. Mais ne puis-je pas être moral tout en me construisant moi-même ? Le comportement moral ou l’action altruiste ne supposent-ils pas au contraire une fidélité à soi ? La morale n’est-il possible qu’au prix d’une perte de soi ? L’éthique doit-elle nécessairement s’opposer à la persévérance d’un être dans son existence ? Faut-il mettre en choisir entre la vie morale et le bonheur ? Entre la vie heureuse et la vie éthique ?
TEXTES
Le sens de la relation avec autrui
"En quoi consiste l'acuité de la solitude? Il est banal de dire que nous n'existons jamais au singulier. Nous sommes entourés d'êtres et de choses avec lesquels nous entretenons des relations. Par la vue, par le toucher, par la sympathie, par le travail en commun, nous sommes avec les autres. Toutes ces relations sont transitives : je touche un objet, je vois l'Autre. mais je ne suis pas l'Autre. Je suis tout seul. C'est donc l'être en moi, le fait que j'existe, mon exister qui constitue l'élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport. On peut tout échanger entre êtres sauf l'exister." Levinas, Le temps et l'autre, Paris, PUF, Quadrige, 1983, p. 21.
"Si la relation avec l'autre comporte plus que des relations avec le mystère, c'est qu'on a abordé l'autre dans la vie courante où sa solitude et son altérité foncière sont déjà voilées par la décence. L'un est pour l'autre ce que l'autre est pour lui ; il n'y a pas pour le sujet de place exceptionnelle. L'autre est connu par la sympathie, comme un autre moi-même, comme l'alter ego. (...) Mais déjà, au sein de la relation avec l'autre qui caractérise notre vie sociale, l'altérité apparaît comme relation non réciproque, c'est-à-dire comme tranchant sur la contemporanéité. Autrui en tant qu'autre n'est pas seulement un alter ego ; il est ce que moi, je ne suis pas. Il l'est non pas en raison de son caractère, ou de sa physionomie, ou de sa psychologie, mais en raison de son altérité même. Il est, par exemple, le faible, le pauvre, "la veuve et l"orphelin", alors que moi je suis le riche ou le puissant. On peut dire que l'espace intersubjectif n'est pas symétrique. L'extériorité de l'autre n'est pas simplement due à l'espace qui sépare ce qui par le concept demeure identique, ni à une différence quelconque selon le concept qui se manifesterait par l'extériorité spatiale. La relation de l'altérité n'est ni spatiale ni conceptuelle (...) Entre la charité et la justice, la différence essentielle ne tient-elle pas à la préférence de la charité pour l'autre, alors même qu'au point de vue de la justice, aucune préférence n'est plus possible ?" E. Levinas, Le temps et l'autre, op. cit., p. 74-5-6.
"L'autre n'est pas un être que nous rencontrons, qui nous menace ou qui veut s'emparer de nous. Le fait d'être réfractaire à notre pouvoir n'est pas une puissance plus grande que la nôtre. C'est l'altérité qui fait toute sa puissance. Son mystère constitue son altérité. Remarque fondamentale : je ne pose pas autrui initialement comme liberté, caractéristique dans laquelle est inscrit d'avance l'échec de la communication. Car avec une liberté il ne peut y avoir d'autre relation que celle de la soumission et de l'asservissement. Dans les deux cas, l'une des deux libertés est anéantie. La relation entre maître et esclave peut être saisie au niveau de la lutte, mais alors elle devient réciproque. Hegel a montré précisément comment le maître devient l'esclave et l'esclave le maître du maître. En posant l'altérité d'autrui comme le mystère défini lui-même par la pudeur, je ne la pose pas comme liberté identique à la mienne et aux prises avec la mienne, je ne pose pas un autre existant en face de moi, je pose l'altérité." Levinas, Le temps et l'autre, op. cit., p. 79-80.
"Si on pouvait posséder, saisir et connaître l'autre, il ne serait pas l'autre. Posséder, connaître, saisir sont des synonymes du pouvoir. " E.Levinas, Le temps et l'autre, op. cit., p. 83.
"Ce qu'on présente comme l'échec de la communication dans l'amour constitue précisément la positivité de la relation ; cette absence de l'autre est précisément sa présence comme autre." E. Levinas, Le temps et l'autre, op. cit., p. 89.On trouve le même texte dans : De l'existence à l'existant, Paris, Varin, 1981, p. 163 : "Ce qu'on présente comme l'échec de la communication dans l'amour, constitue précisément la positivité de la relation ; cette absence de l'autre est précisément sa présence comme autre. L'autre, c'est le prochain - mais la proximité n'est pas une dégradation ou une étape de la fusion. Dans la réciprocité des rapports, caractéristique de la civilisation, l'asymétrie de la relation intersubjective s'oublie. La réciprocité de la civilisation - le règne des fins où chacun est à la fois fin et moyen, personne et personnel, est un nivellement de l'idée de fraternité, qui est un aboutissement et non point un point de départ et qui renvoie à toutes les implications de l'eros."
"Il existe une lassitude qui est lassitude de tout et de tous, mais surtout lassitude de soi. Ce qui lasse alors, ce n'est pas une forme particulière de notre vie - notre milieu, parce qu'il est banal et morne, notre entourage, parce qu'il est vulgaire et cruel - la lassitude vise l'existence même. Au lieu de s'oublier dans la légèreté essentielle du sourire, où l'existence se fait innocemment, où dans sa plénitude même elle flotte comme privée de poids et où, gratuit et gracieux, son épanouissement est comme un évanouissement, l'existence dans la lassitude est comme un rappel d'un engagement à exister, de tout le sérieux, de toute la dureté d'un contrat irrésiliable. Il faut faire quelque chose, il faut entreprendre et aspirer." E. Levinas, De l'existence à l'existant, op. cit., p. 31.
"La relation intersubjective est une relation non-symétrique. En ce sens, je suis responsable d'autrui sans attendre la réciproque, dût-il m'en coûter la vie. La réciproque, c'est son affaire. C'est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n'est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui ; et je suis "sujet" essentiellement en ce sens. Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski : "Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres." (Les Frères Karamazov, La Pleïade, p. 310). Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause des fautes que j'aurais commises ; mais parce que je suis responsable d'une responsabilité totale, qui répond de toutes les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres." E. Levinas, Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 105.
A propos de l'ouvrage Totalité et infini, publié en 1961, et qui est, avec Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, un des principaux ouvrages de philosophie d'Emmanuel Levinas ; à une question qui demande : le titre contient lui-même un problème ou une question : en quoi "totalité" et "infini" s'opposent- ils ? Levinas répond :
"Dans la critique de la totalité que comporte l'association même de ces deux mots, il y a une référence à l'histoire de la philosophie. Cette histoire peut être interprétée comme une tentative de synthèse universelle, une réduction de toute l'expérience, de tout ce qui est sensé, à une totalité où la conscience embrasse le monde, ne laisse rien d'autre hors d'elle, et devient ainsi une pensée absolue. La conscience de soi est en même temps une conscience du tout. Contre cette totalisation, il y a eu, dans l'histoire de la philosophie, peu de protestations (...). C'est en effet toute la marche de la philosophie occidentale aboutissant à la philosophie de Hegel, laquelle, à très juste titre, peut apparaître comme l'aboutissement de la philosophie même. Partout dans la civilisation occidentale, où le spirituel et le sensé résident toujours dans le savoir, on peut voir cette nostalgie de la totalité. Comme si la totalité avait été perdue, et que cette perte fût le péché de l'esprit. C'est alors la vision panoramique du réel qui est la vérité et qui donne toute sa satisfaction à l'esprit." Ethique et infini, op. cit., p. 79-80- 81.
Or, ajoute Levinas, " L'expérience irréductible et ultime de la relation me paraît être ailleurs : non pas dans la synthèse, mais dans le face à face des humains, dans la socialité, en sa signification morale. Mais il faut comprendre que la moralité ne vient pas comme une couche secondaire, au-dessus d'une réflexion abstraite sur la totalité et ses dangers ; la moralité a une portée indépendante et préliminaire. La philosophie première est une éthique.
Le non-synthétisable par excellence, c'est certainement la relation entre les hommes. On peut aussi se demander si l'idée de Dieu, surtout telle que la pense Descartes, peut faire partie d'une totalité de l'être, et si elle n'est pas, bien plutôt, transcendante à l'être. Le terme de "transcendance" signifie précisément le fait qu'on ne peut penser Dieu et l'être ensemble. De même, dans la relation interpersonnelle, il ne s'agit pas de penser ensemble moi et l'autre, mais d'être en face. La véritable union ou le véritable ensemble n'est pas un ensemble de synthèse, mais un ensemble de face à face." Ethique et infini, op. cit., p. 81-82.
Totalité et infini, précise E. Levinas, "veut poser le problème du contenu de la relation intersubjective. Car ce que nous avons dit jusqu'à présent est seulement négatif. En quoi consiste positivement cette "socialité" différente de la socialité totale et additionnelle ? C'est cela qui m'a préoccupé dans la suite (...) car il ne faut pas déduire de ce que je viens de dire une sous-estimation quelconque de la raison et de l'aspiration de la raison à l'universalité. Seulement, je tente de déduire la nécessité d'un social rationnel des exigences mêmes de l'intersubjetif tel que je le décris. Il est extrêmement important de savoir si la société au sens courant du terme est le résultat d'une limitation du principe que l'homme est un loup pour l'homme, ou si au contraire elle résulte de la limitation du principe que l'homme est pour l'homme. Le social, avec ses institutions, ses formes universelles, ses lois, provient-il de ce qu'on a limité les conséquences de la guerre entre les hommes, ou de ce qu'on a limité l'infini qui s'ouvre dans la relation éthique de l'homme à l'homme ?
(...) La politique doit pouvoir toujours être contrôlée et critiquée à partir de l'éthique. Cette seconde forme de socialité rendrait justice à ce secret qu'est pour chacun sa vie, secret qui ne tient pas à une clôture qui isolerait quelque domaine rigoureusement privé d'une intériorité fermée, mais secret qui tient à la responsabilité pour autrui, qui, dans son évènement éthique est incessible, à laquelle on ne se dérobe pas et qui, ainsi, est principe d'individuation absolue." Ethique et infini, op. cit., p. 85-86.
Le visage
Que se passe-t-il quand je regarde autrui face à face ?
"Je ne sais si l'on peut parler de "phénoménologie" du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît. De même, je me demande si l'on peut parler d'un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas.
Il y a d'abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.
(...) Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un "personnage" : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d'Etat, fils d'untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas "vu". Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l'être. Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : "tu ne tueras point". Le meurtre, il est vrai, est un fait banal : on peut tuer autrui ; l'exigence éthique n'est pas une nécessité ontologique. L'interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, même si l'autorité de l'interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli - malignité du mal." E.Levinas, Ethique et infini, op. cit., p. 91.
Visage et discours
"Visage et discours sont liés. Le visage parle. Il parle, en ceci que c'est lui qui rend possible et commence tout discours. J'ai refusé tout à l'heure la notion de vision pour décrire la relation authentique avec autrui ; c'est le discours, et, plus exactement, la réponse ou la responsabilité, qui est cette relation authentique.
J'ai toujours distingué, en effet, dans le discours, le dire et le dit . Que le dire doive comporter un dit est une nécessité du même ordre que celle qui impose une société, avec des lois, des institutions et des relations sociales. Mais le dire , c'est le fait que devant le visage je ne reste pas simplement là à le contempler, je lui réponds. Le dire est une manière de saluer autrui, mais saluer autrui, c'est déjà répondre de lui. Il est difficile de se taire en présence de quelqu'un ; cette difficulté a son fondement ultime dans cette signification propre du dire, quel que soit le dit. Il faut parler de quelque chose, de la pluie et du beau temps, peu importe, mais parler, répondre à lui et déjà répondre de lui." Ethique et infini, op. cit., p. 92-93.
"Le "Tu ne tueras point" est la première parole du visage. Or c'est un ordre. Il y a dans l'apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. Pourtant, en même temps, le visage d'autrui est dénué ; c'est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout. Et moi, qui que je sois, mais en tant que "première personne", je suis celui qui se trouve des ressources pour répondre à l'appel (...). Quelle que soit la motivation qui explique cette inversion, (dans le cas de la violence), l'analyse du visage telle que je viens de la faire, avec la maîtrise d'autrui et sa pauvreté, avec ma soumission et ma richesse, est première. Elle est le présupposé de toutes les relations humaines. S'il n'y avait pas cela, nous ne dirions même pas, devant une porte ouverte : "Après vous, Monsieur!" . C'est un "Après vous, Monsieur ! " originel que j'ai essayé de décrire." Ethique et infini, op. cit. p. 93-94.
En quoi cette découverte de l'éthique dans le visage rompt-elle avec les philosophies de la totalité ?
"Le savoir absolu, tel qu'il a été recherché, promis ou recommandé par la philosophie, est une pensée de l'Egal. Dans la vérité, l'être est embrassé. Même si la vérité est considérée comme jamais définitive, il y a promesse d'une vérité plus complète et adéquate. Sans doute l'être fini que nous sommes ne peut pas, en fin de compte, achever la tâche du savoir ; mais dans la limite où cette tâche est accomplie, elle consiste à faire que l'Autre devienne le Même. En revanche, l'idée de l'Infini implique une pensée de l'Inégal. Je pars de l'idée cartésienne de l'infini, où l'ideatum de cette visée, c'est-à-dire ce que cette visée vise, est infiniment plus grand que l'acte même par lequel on le pense. il y a disproportion entre l'acte et ce à quoi l'acte fait accéder. Pour Descartes, c'est là une des preuves de l'existence de Dieu : la pensée n'a pas pu produire quelque chose qui la dépasse ; il fallait que cette chose fût mise en nous. Il faut donc admettre un Dieu infini qui a mis en nous l'idée de l'Infini. Mais ce n'est pas la preuve recherchée par Descartes qui m'intéresse ici. Je réfléchis ici dans l'étonnement à cette disproportion entre ce qu'il appelle la "réalité objective" et la "réalité formelle" de l'idée de Dieu, au paradoxe même - si anti-grec - d'une idée "mise " en moi, alors que Socrate nous a appris qu'il est impossible de mettre une idée dans une pensée sans l'y avoir déjà trouvée.
Or, dans le visage, tel que j'en décris l'approche, se produit le même dépassement de l'acte par ce à quoi il mène. Dans l'accès au visage, il y a certainement aussi un accès à l'idée de Dieu. Chez Descartes, l'idée de l'Infini reste une idée théorétique, une contemplation, un savoir. Je pense, quant à moi, que la relation à l'Infini n'est pas un savoir, mais un Désir. J'ai essayé de décrire la différence du Désir et du besoin par le fait que le Désir ne peut être satisfait ; que le Désir, en quelque manière, se nourrit de ses propres faims et s'augmente de sa satisfaction ; que le Désir est comme une pensée qui pense plus qu'elle ne pense, ou plus que ce qu'elle pense. Structure paradoxale, sans doute, mais qui ne l'est pas plus que cette présence de l'Infini dans un acte fini." Ethique et infini, op. cit., p. 96-97.
La responsabilité pour autrui
Levinas analyse le thème de la responsabilité pour autrui dans son grand livre: Autrement qu'être ou au-delà de l'essence Paris, Livre de poche, coll. "Biblio- essais", 1990.
Mais que faut-il entendre par "responsabilité" ?
"Dans ce livre, je parle de la responsabilité comme de la structure essentielle, première, fondamentale, de la subjectivité. Car c'est en termes éthiques que je décris la subjectivité. L'éthique, ici, ne vient pas en supplément à une base existentielle préalable ; c'est dans l'éthique entendue comme responsabilité que se noue le noeud même du subjectif. J'entends la responsabilité comme responsabilité pour autrui, donc comme responsabilité pour ce qui n'est pas mon fait, ou même ne me regarde pas ; ou qui précisément me regarde, est abordé par moi comme visage (...) "(Il est alors nécessaire de décrire) "positivement le visage et non pas seulement négativement. Vous vous souvenez de ce que nous disions : l'abord du visage n'est pas de l'ordre de la perception pure et simple, de l'intentionnalité qui va vers l'adéquation. Positivement, nous dirons que dès lors qu'autrui me regarde, j'en suis responsable, sans même avoir à prendre de responsabilités à son égard ; sa responsabilité m'incombe. C'est une responsabilité qui va au-delà de ce que je fais. D'habitude, on est responsable de ce qu'on fait soi-même. Je dis, dans Autrement qu'être , que la responsabilité est initialement un pour autrui. Cela veut dire que je suis responsable de sa responsabilité même.
(...) La responsabilité en effet n'est pas un simple attribut de la subjectivité, comme si celle-ci existait déjà en elle-même, avant la relation éthique. La subjectivité n'est pas un pour soi ; elle est, encore une fois, initialement pour un autre. La proximité d'autrui est présentée dans le livre comme le fait qu'autrui n'est pas simplement proche de moi dans l'espace, ou proche comme un parent, mais s'approche essentiellement de moi en tant que je me sens - en tant que je suis - responsable de lui. C'est une structure qui ne ressemble nullement à la relation intentionnelle qui nous rattache, dans la connaissance, à l'objet - de quelque objet qu'il s'agisse, fût-ce un objet humain. La proximité ne revient pas à cette intentionnalité ; en particulier, elle ne revient pas au fait qu'autrui me soit connu.
(...) Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d'ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l'on sache ou non comment l'assumer, que l'on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui. Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Etre esprit humain, c'est cela.L'incarnation de la subjectivité humaine garantit sa spiritualité (...). Dia- conie avant tout dialogue : j'analyse la relation inter-humaine comme si, dans la proximité avec autrui - par delà l'image que je me fais de l'autre homme - son visage, l'expressif en autrui (et tout le corps humain, en ce sens, plus ou moins visage), était ce qui m'ordonne de le servir. J'emploie cette formule extrême. Le visage me demande et m'ordonne. Sa signification est un ordre signifié. Je précise que si le visage signifie un ordre à mon égard, ce n'est pas de la manière dont un signe quelconque signifie son signifié ; cet ordre est la signifiance même du visage.'" Ethique et infini, op. cit., p. 103-104.
Bibliographie :
Humanisme de l’autre homme de Lévinas
Les documents audio et vidéo retrouvé sur internet en tapant Lévinas et visage.
Publié le 10 janvier 2014 par Thibault Noel-Artaud [Lycée Clément Ader (77)]