Situation 5. Une cité-refuge : l’expérience unique du Chambon-sur-Lignon. Le récit d’André Trocmé et Madga ou la possibilité de comportements altruistes.

Voir le documentaire de Pierre Sauvage, Les armes de l’esprit.

Faire des recherches sur la notion de « Justes parmi les nations »

 

 

Description :

1/ lire les  extraits du livre de Terestchenko dans le recueil de textes. 

2/ pensons à des situations plus ordinaires comme celles d’aider une vieille dame à traverser la route ou à lui donner le produit qu’elle ne parvient pas à atteindre dans les rayons élevés dans le supermarché.

Analyse :

         Autrui                Définissons le comportement altruiste de la façon suivante : 1.il est dirigé en vue de l’aide d’autrui, 2. Il implique un grand risque pour l’auteur, 3. Il n’est assorti d’aucune récompense extérieure, 4. Il est volontaire.

Ne pouvons–nous pas alors nous étonner qu’autrui soit absent de la philosophie morale kantienne ? En effet, l’action morale chez Kant est fondée sur  l’obéissance à la loi morale en moi, elle ne dépend pas de la rencontre avec autrui. Seul le retour sur soi en tant qu’être raisonnable conduit à l’action morale. Le sujet kantien est un « moi invisible » qui agit seulement par obéissance à la loi morale et qui n’est ni  influencé par l’extérieur ni par la sensibilité. Est-ce que les individus dits  altruistes comme le sont André et Madga Trocmé correspondent à ce parfait sujet kantien ? Est-ce que la morale kantienne rend compte de la moralité dont font preuve ces « Justes » ?

   Premièrement, la volonté altruiste veut le bien d’autrui, voilà son intention. Elle ne veut pas par devoir, c’est-à-dire par simple représentation de la loi morale en moi. Certes la morale kantienne est une morale non-égoïste, mais elle n’en est pas moins une morale « solipsiste » dans la mesure où ce qui compte c’est la pureté de l’intention.  Le sujet moral kantien s’ouvre à la transcendance du monde intelligible mais il ne s’ouvre pas à la transcendance d’autrui.

Deuxièmement,  la personne altruiste n’est pas scindée en différentes facultés, en faculté inférieure et  faculté supérieure ; une part noble en soi et une part maudite ; elle est toute entière engagée dans le secours d’autrui, elle est une singularité face à une autre singularité. Elle n’est pas non plus une personne qui s’oublie complètement elle-même, qui se donne dans un pur sacrifice de soi.  Kant au contraire de cette analyse distingue deux facultés de désirer : une supérieure (la volonté pure, l’action accomplie par devoir, par obéissance à la loi morale) et la faculté inférieure (dans celle-ci il y a bien sûr la recherche du bonheur personnel qui peut être recherche du plaisir, ou bienveillance à l’égard d’autrui, désirer le bien d’autrui).

Pourquoi la morale kantienne refuse que le fondement de la morale puisse être empirique, c’est-à-dire qu’elle puisse reposer sur un sentiment tels que ceux de la pitié ou de l’empathie ? Pourquoi la sensibilité  est niée par la morale kantienne et pourquoi la seule inclination en rapport avec l’action morale qui soit acceptée par Kant est celle qu’il appelle le respect et qui correspond, comme on l’a vu, au sentiment engendrée par la pure représentation de la forme de loi morale en moi. Bref, d’où vient cette méfiance à l’égard des sentiments dits moraux ?  Faut-il se méfier de ces sentiments (pitié, compassion, empathie)  qui affirment partager la douleur d’autrui et vouloir l’alléger ?   Pourquoi y a-t-il une telle méfiance dans le sentiment de bienveillance ? pourquoi la morale devrait-elle se faire dans une opposition aux inclinations et à la sensibilité ?

Une réponse à cette question pourrait être recherchée du côté des analyses des moralistes français du XVIIème siècle et que Kant a lu, en particulier La Rochefoucauld. Celui-ci perçoit dans ces prétendues vertus des vices déguisés. Nous mentons aux autres et nous nous mentons à nous-mêmes ; ce que nous appelons actions morales (altruiste, généreuses, désintéressées) sont animées par l’amour propre.

 

B. Les maximes de la Rochefoucauld (publiées en 1644)

 L’auteur soutient que nos vertus sont illusoires, elles ne sont qu’apparentes ; elles dissimulent une loi secrète et universelle qui est celle de l’intérêt personnel. Les actions morales sont le travestissement, souvent inconscient, de l’amour propre. Les actions altruistes, désintéressées, généreuses sont motivées par l’amour propre qui leur enlève toute moralité. L’intention originaire n’est pas morale.  

La lucidité et la finesse de l’analyse psychologique nous conduisent à nous défaire de ces mystifications et nous révèlent la perversion du cœur humain.

 Comment définir cet amour-propre ? La Rochefoucauld le définit ainsi : « l’amour de soi et de toutes choses pour soi ». L’amour propre désigne un amour de sa propre personne qui ramène tout à elle-même. Il se traduit par le désir de donner une image de soi qui attire l’approbation d’autrui. L’amour propre qui suppose la recherche de la gloire, de la reconnaissance d’autrui, de l’estime des hommes nous fait vivre dans le jugement d’autrui. Dès lors, cette  réflexion sur l’absence de moralité des hommes engage une conception de l’identité humaine qui insiste sur sa fragilité.

           Le sujet                      Le moi n’a pas l’intériorité qu’on lui suppose trop facilement et avec une complaisance narcissique. Les hommes mettent en avant leur liberté individuelle, leur singularité ou identité personnelle mais que découvrons-nous si nous remettons en question ces slogans ? Un vide, une inconsistance que les hommes cachent et se cachent à eux-mêmes. De quelle identité personnelle pouvons-nous bien parler lorsque les hommes n’ont de souci que pour l’image qu’ils renvoient aux autres ? Ne pouvons-nous pas dire alors qu’ils placent leur identité dans l’opinion que les autres auront d’eux mêmes ? Il n’y a plus qu’une identité sociale et d’emprunt, l’identité personnelle est absente. Non seulement La Rochefoucauld montre que les hommes ne sont pas aussi moraux qu’ils le prétendent ou veulent bien le croire, mais il montre aussi que leur identité est fragilisée par l’amour propre. L’amour propre n’est pas réductible à l’égoïsme ; il suppose la dissolution de l’ego dans une image de soi produite pour les autres. L’amour propre conduit paradoxalement donc à une déconstruction du sujet, à une dissolution de l’identité personnelle.

 

  Dans une des ses maximes, La Rochefoucauld a une formule étrange qui dit que « l’amour propre est à soi-même sa propre fin ». Il sous-entend la possibilité d’une autonomie de l’amour propre. Le moi n’est pas le sujet de l’amour-propre. Comment comprendre cette idée étrange ? On pourrait penser au premier abord en lisant les maximes de La Rochefoucauld qu’il dresse le portrait d’un homme égoïste qui obéit à la poursuite rationnelle de ses intérêts. Mais cet ego comme nous l’avons montré peut se dissoudre dans l’amour propre qui, autonome, poursuit ses propres buts qui peuvent s’opposer aux intérêts mêmes de l’individu. La description du sentiment de jalousie est à cet égard significative : l’individu  jaloux ne peut s’empêcher d’imaginer des scènes qui lui sont très pénibles. Tout se passe comme si l’amour-propre voulait contre les intérêts du sujet lui-même.

Nous verrons dans la prochaine situation qui portera sur le visage analysé par E.Lévinas quelle est la signification de la rencontre éthique et en quel sens elle est immédiatement éthique.

  Subjectif / objectif          Conclusion : la subjectivité n’est peut-être pas fiable en matière de morale, l’objectivité de la loi morale en moi (elle est objective dans la mesure où par la raison tout le monde y accède) est peut-être alors nécessaire pour fonder la morale. Mais encore une fois, la morale kantienne en tant qu’elle est la soumission d’un sujet à une loi anonyme, universelle et impersonnelle, ne nous dit rien sur la rencontre avec Autrui. Pouvons-nous faire l’impasse sur une description (peut-être phénoménologique) d’autrui, et en premier lieu, de son visage. Le visage constitue  à lui seul dans la pensée de Lévinas la

Voir le documentaire de Pierre Sauvage, Les armes de l’esprit.

Faire des recherches sur la notion de « Justes parmi les nations »

Description :

1/ lire les  extraits du livre de Terestchenko dans le recueil de textes. 

2/ pensons à des situations plus ordinaires comme celles d’aider une vieille dame à traverser la route ou à lui donner le produit qu’elle ne parvient pas à atteindre dans les rayons élevés dans le supermarché.

Analyse :

         Autrui                Définissons le comportement altruiste de la façon suivante : 1.il est dirigé en vue de l’aide d’autrui, 2. Il implique un grand risque pour l’auteur, 3. Il n’est assorti d’aucune récompense extérieure, 4. Il est volontaire.

Ne pouvons–nous pas alors nous étonner qu’autrui soit absent de la philosophie morale kantienne ? En effet, l’action morale chez Kant est fondée sur  l’obéissance à la loi morale en moi, elle ne dépend pas de la rencontre avec autrui. Seul le retour sur soi en tant qu’être raisonnable conduit à l’action morale. Le sujet kantien est un « moi invisible » qui agit seulement par obéissance à la loi morale et qui n’est ni  influencé par l’extérieur ni par la sensibilité. Est-ce que les individus dits  altruistes comme le sont André et Madga Trocmé correspondent à ce parfait sujet kantien ? Est-ce que la morale kantienne rend compte de la moralité dont font preuve ces « Justes » ?

   Premièrement, la volonté altruiste veut le bien d’autrui, voilà son intention. Elle ne veut pas par devoir, c’est-à-dire par simple représentation de la loi morale en moi. Certes la morale kantienne est une morale non-égoïste, mais elle n’en est pas moins une morale « solipsiste » dans la mesure où ce qui compte c’est la pureté de l’intention.  Le sujet moral kantien s’ouvre à la transcendance du monde intelligible mais il ne s’ouvre pas à la transcendance d’autrui.

Deuxièmement,  la personne altruiste n’est pas scindée en différentes facultés, en faculté inférieure et  faculté supérieure ; une part noble en soi et une part maudite ; elle est toute entière engagée dans le secours d’autrui, elle est une singularité face à une autre singularité. Elle n’est pas non plus une personne qui s’oublie complètement elle-même, qui se donne dans un pur sacrifice de soi.  Kant au contraire de cette analyse distingue deux facultés de désirer : une supérieure (la volonté pure, l’action accomplie par devoir, par obéissance à la loi morale) et la faculté inférieure (dans celle-ci il y a bien sûr la recherche du bonheur personnel qui peut être recherche du plaisir, ou bienveillance à l’égard d’autrui, désirer le bien d’autrui).

Pourquoi la morale kantienne refuse que le fondement de la morale puisse être empirique, c’est-à-dire qu’elle puisse reposer sur un sentiment tels que ceux de la pitié ou de l’empathie ? Pourquoi la sensibilité  est niée par la morale kantienne et pourquoi la seule inclination en rapport avec l’action morale qui soit acceptée par Kant est celle qu’il appelle le respect et qui correspond, comme on l’a vu, au sentiment engendrée par la pure représentation de la forme de loi morale en moi. Bref, d’où vient cette méfiance à l’égard des sentiments dits moraux ?  Faut-il se méfier de ces sentiments (pitié, compassion, empathie)  qui affirment partager la douleur d’autrui et vouloir l’alléger ?   Pourquoi y a-t-il une telle méfiance dans le sentiment de bienveillance ? pourquoi la morale devrait-elle se faire dans une opposition aux inclinations et à la sensibilité ?

Une réponse à cette question pourrait être recherchée du côté des analyses des moralistes français du XVIIème siècle et que Kant a lu, en particulier La Rochefoucauld. Celui-ci perçoit dans ces prétendues vertus des vices déguisés. Nous mentons aux autres et nous nous mentons à nous-mêmes ; ce que nous appelons actions morales (altruiste, généreuses, désintéressées) sont animées par l’amour propre.

 

B. Les maximes de la Rochefoucauld (publiées en 1644)

 L’auteur soutient que nos vertus sont illusoires, elles ne sont qu’apparentes ; elles dissimulent une loi secrète et universelle qui est celle de l’intérêt personnel. Les actions morales sont le travestissement, souvent inconscient, de l’amour propre. Les actions altruistes, désintéressées, généreuses sont motivées par l’amour propre qui leur enlève toute moralité. L’intention originaire n’est pas morale.  

La lucidité et la finesse de l’analyse psychologique nous conduisent à nous défaire de ces mystifications et nous révèlent la perversion du cœur humain.

 Comment définir cet amour-propre ? La Rochefoucauld le définit ainsi : « l’amour de soi et de toutes choses pour soi ». L’amour propre désigne un amour de sa propre personne qui ramène tout à elle-même. Il se traduit par le désir de donner une image de soi qui attire l’approbation d’autrui. L’amour propre qui suppose la recherche de la gloire, de la reconnaissance d’autrui, de l’estime des hommes nous fait vivre dans le jugement d’autrui. Dès lors, cette  réflexion sur l’absence de moralité des hommes engage une conception de l’identité humaine qui insiste sur sa fragilité.

           Le sujet                      Le moi n’a pas l’intériorité qu’on lui suppose trop facilement et avec une complaisance narcissique. Les hommes mettent en avant leur liberté individuelle, leur singularité ou identité personnelle mais que découvrons-nous si nous remettons en question ces slogans ? Un vide, une inconsistance que les hommes cachent et se cachent à eux-mêmes. De quelle identité personnelle pouvons-nous bien parler lorsque les hommes n’ont de souci que pour l’image qu’ils renvoient aux autres ? Ne pouvons-nous pas dire alors qu’ils placent leur identité dans l’opinion que les autres auront d’eux mêmes ? Il n’y a plus qu’une identité sociale et d’emprunt, l’identité personnelle est absente. Non seulement La Rochefoucauld montre que les hommes ne sont pas aussi moraux qu’ils le prétendent ou veulent bien le croire, mais il montre aussi que leur identité est fragilisée par l’amour propre. L’amour propre n’est pas réductible à l’égoïsme ; il suppose la dissolution de l’ego dans une image de soi produite pour les autres. L’amour propre conduit paradoxalement donc à une déconstruction du sujet, à une dissolution de l’identité personnelle.

 

  Dans une des ses maximes, La Rochefoucauld a une formule étrange qui dit que « l’amour propre est à soi-même sa propre fin ». Il sous-entend la possibilité d’une autonomie de l’amour propre. Le moi n’est pas le sujet de l’amour-propre. Comment comprendre cette idée étrange ? On pourrait penser au premier abord en lisant les maximes de La Rochefoucauld qu’il dresse le portrait d’un homme égoïste qui obéit à la poursuite rationnelle de ses intérêts. Mais cet ego comme nous l’avons montré peut se dissoudre dans l’amour propre qui, autonome, poursuit ses propres buts qui peuvent s’opposer aux intérêts mêmes de l’individu. La description du sentiment de jalousie est à cet égard significative : l’individu  jaloux ne peut s’empêcher d’imaginer des scènes qui lui sont très pénibles. Tout se passe comme si l’amour-propre voulait contre les intérêts du sujet lui-même.

Nous verrons dans la prochaine situation qui portera sur le visage analysé par E.Lévinas quelle est la signification de la rencontre éthique et en quel sens elle est immédiatement éthique.

Conclusion : la subjectivité n’est peut-être pas fiable en matière de morale, l’objectivité de la loi morale en moi (elle est objective dans la mesure où par la raison tout le monde y accède) est peut-être alors nécessaire pour fonder la morale. Mais encore une fois, la morale kantienne en tant qu’elle est la soumission d’un sujet à une loi anonyme, universelle et impersonnelle, ne nous dit rien sur la rencontre avec Autrui. Pouvons-nous faire l’impasse sur une description (peut-être phénoménologique) d’autrui, et en premier lieu, de son visage.

 

On ne peut manquer de s'étonner, et de déplorer que les conduites des habitants du Chambon‑sur‑Lignon pendant la Seconde Guerre mondiale soient, à ce jour encore, si peu connues en France, alors qu'elles constituent le cas presque unique dans toute l'Europe d'une communauté qui s'est tout entière consacrée, sous la direction de son pasteur, au sauvetage de Juifs. Près de 5 000 d'entre eux furent cachés, nourris, munis de fausses cartes d'identité et d'alimentation, parfois conduits en Suisse, en bref sauvés de la mort grâce à l'action concertée de tout un village (d'à peu prés 3 000 habitants) qui suivait l'exemple de son chef spirituel, le pasteur André Trocmé. L'histoire de ce village protestant, situé en Haute‑Loire, a été relatée par un universitaire américain, Philip Hallie, dans un beau livre, émouvant et profond, publié en 1979 et intitulé Lest Innocent Blood Be Shed'. Philip Hallie a recueilli le témoignage des derniers survivants de cette époque, en particulier celui de Magda Trocmé, l'épouse de A. Trocmé, dont Hallie a également consulté les notes autobiographiques (malheureusement non publiées).

Parce qu'André Trocmé était « l'âme » de l'entreprise du Chambon, il est nécessaire dans un premier temps de dire quelques mots sur l'homme qu'il était, sur l'itinéraire personnel et intérieur de cette personnalité hors du commun qui fut reconnue par Israël, après la guerre, comme un « Juste parmi les nations » (une stèle à sa mémoire et cas unique ‑ en l'honneur du village du Chambon a été érigée à Jérusalem). Comme pour Franz Stangl, ce sera en vue de comprendre comment ses actes s'intègrent dans la structure de sa personnalité et sont davantage le produit de son histoire, des croyances et des principes auxquels il adhérait, de son enfance aussi, de la manière dont il a répondu aux circonstances de sa vie, que d'une décision inopinée et soudaine à mettre au compte de son « libre arbitre » .

André Trocmé est né le jour de Pâques de l'année 1901, à Saint Quentin, en Picardie, d'une famille aisée. Sa mère, née Paula Schwerdtmann, était d'origine allemande, et son père, Paul Eugène Trocmé, appartenait à une lignée ancienne de huguenots. Les strictes exigences de son père et la haute conscience que celui‑ci avait de sa position sociale tinrent longtemps le petit garçon éloigné des enfants de son âge auxquels on lui interdisait de se mêler; mais la sévérité de son éducation et sa solitude étaient largement compensées par la tendresse que sa mère lui témoignait. Cependant deux événements marquants décidèrent du destin d'André.

Un jour du mois de juillet 1912 ‑ il avait à peine onze ans ‑, comme il était en train de jouer avec son neveu Étienne, une porte s'ouvrit au fond du jardin de la propriété. Un homme apparut, pâle et squelettique, une casquette sur le front, vêtu d'un court manteau et de pantalons gris informes, la cigarette aux lèvres. Longtemps, l'homme regarda en silence ces deux enfants de la bourgeoisie aisée, puis laissa tomber, avant de s'en aller : « Tas de cons! » À cet instant, André vit qu'on lui avait caché la réalité du monde, et il découvrit la misère qui condamnait l'oisiveté de sa condition de « gosse de riche ». Le rejet de sa classe sociale, le choix en faveur des pauvres et des déshérités qui orientera toute sa vie à venir sont en partie issus de cette expérience qu'il vécut à l'orée de l'adolescence comme un véritable traumatisme et une espèce de « révélation ».

L'autre événement majeur fut l'accident de voiture survenu en juin 1911, dont son père fut responsable et au cours duquel sa mère tant aimée perdit la vie. Il rencontra tout d'un coup la réalité de la mort et comprit, dans le même temps, la nécessité de pardonner au « meurtrier ». Le même événement « lui apprit le prix, la valeur de la vie de la victime comme celle du meurtrier. Jusqu'à la fin de sa vie ‑ excepté un seul moment en 1939, où il songea à assassiner Hitler ‑, il évitera le cercle vicieux de la revanche. La perte de la mort est trop effroyable pour être infligée à quelque être humain que ce soit. La vie est trop précieuse ‑ toute vie », commente Hallie.

Puis vint la Première Guerre mondiale. Entre septembre 1914 et février 1917, la ville de Saint‑Quentin fut occupée par les troupes allemandes, et presque saignée à mort par elles. Durant cette période, pour échapper à sa solitude, A. Trocmé devint membre de l'Union de Saint‑Quentin, une organisation protestante de jeunes gens qui pour la plupart appartenaient à la classe ouvrière. Ils se retrouvaient dans une pièce presque vide, tout juste meublée d'une table et de quelques chaises, et s'adonnaient à la lecture de la Bible ou à la prière, souvent à genoux et en larmes. « Pour André Trocmé, écrit Hallie, cet endroit et ce groupe étaient le paradis sur terre. Là, il apprit à ressentir le pouvoir de la solidarité humaine » [p, 55‑56]. Il y prêcha ses premiers sermons et se déprit progressivement de sa réserve et de sa timidité. C'est aussi avec ces camarades qu'il eut l'occasion de mettre, pour la première fois, en pratique l'aide qui devait devenir le principe éthique et spirituel au coeur de son existence. En secret, ils apportaient de la nourriture et autres produits de première nécessité aux prisonniers russes que les Allemands utilisaient pour la construction de la ligne Hindenburg et qu'ils détenaient dans des conditions de famine, de dénuement et de saleté épouvantables dans un camp situé à l'intérieur de la ville.

Un jour, alors que les Allemands étaient en train de perdre la guerre, ce jeune homme de seize ans vit passer une colonne de soldats allemands qui se traînaient en se soutenant les uns les autres, tous gravement blessés. Parmi eux se trouvait un homme dont le visage était entouré de larges bandages et dont la mâchoire inférieure avait été emportée. Devant ce spectacle affreux, il oublia toute la haine qu'il avait jusqu'alors nourrie contre l'ennemi. II devait bientôt comprendre que le véritable ennemi ne pouvait être cet homme-là ni aucun autre homme, mais la guerre elle-même, la guerre qui avait blessé si cruellement ce malheureux soldat. Plus tard, il deviendra objecteur de conscience et refusera toujours de porter les armes.

Un autre événement survenu quelques jours plus tard exerça une influence profonde sur la formation de sa personnalité intellectuelle et spirituelle. Comme il descendait l'escalier de sa maison, qui avait été réquisitionnée par l'armée, il croisa un soldat allemand. L'homme le regarda d'un air doux et lui demanda s'il avait faim, puis lui offrit un Kartofellbrot, le pain noir de pomme de terre dont se nourrissait l'armée allemande. A. Trocmé lui répondit dans sa langue que, fût-il mourant de faim, il refuserait de recevoir quoi que ce soit des mains d'un ennemi. « Non, non! Je ne suis pas votre ennemi! » lui répondit le soldat, qui ajouta qu'il était un disciple du Christ, qu'il appartenait à une congrégation qui interdisait formellement de tuer quelque homme que ce soit. Stupéfait, le jeune homme lui demanda comment il pouvait en être ainsi, puisqu'il était soldat et que son pays était en guerre avec le sien. Kindler - tel était son nom - lui expliqua que son capitaine, auquel il avait exposé ses convictions religieuses, l'avait autorisé à aller au combat sans porter d'armes et qu'étant affecté dans les transmissions, en pratique, il n'en portait aucune. A. Trocmé l'invita à venir à l'Union participer au service religieux le dimanche suivant et, ce jour-là, ils prièrent ensemble. Il venait de rencontrer son premier objecteur de conscience, un homme dont la foi était si forte et courageuse qu'il n'hésitait pas à mettre en pratique ses convictions chrétiennes dans la non-violence au coeur même des déferlements de haine et de fureur de la guerre.

Après l'armistice, sa famille s'installa à Paris où il passa son baccalauréat. Il suivit ensuite des études de théologie à l'Université et rejoignit une organisation internationale pacifiste. Ayant obtenu une bourse de théologie pour New York, il partit aux États-Unis étudier l'Évangile social, pratique et optimiste qu'on y enseignait. Mais, une fois arrivé sur place, il fut déçu par l'esprit séculier et rationnel des Américains, qui était par trop éloigné de sa forme de piété, empreinte de dévotion et même d'un certain mysticisme. Un bonheur toutefois l'y attendait. La rencontre en 1925 avec Magda Grilli, qui allait devenir son épouse. Celle-ci, d'origine italienne, avait été élevée dans un couvent à Florence; mais au moment où elle fit sa rencontre dans les milieux communistes et chrétiens-sociaux new-yorkais, elle n'appartenait à aucune confession particulière, estimant que l'adhésion à une Église était une distraction qui vous écartait de l'essentiel, l'amour du prochain. Néanmoins, elle accepta de devenir l'épouse d'un homme qui se destinait à devenir pasteur. De surcroît, elle accepta de partager avec lui les risques encourus du fait qu'il était objecteur de conscience; et aussi le choix d'une vie de pauvreté à laquelle il s'était engagé depuis sa rencontre avec le « pâle voyou ».

Sa première paroisse fut à Maubeuge. En 1928, ils déménagèrent à Sin-le-Noble, prés de la frontière belge, une petite ville de mineurs pauvres. Au bout de six ans, A. Trocmé fut envoyé au Chambon-surLignon, un village situé en bordure des Cévennes, où, il arriva avec sa famille un pluvieux et morne jour de septembre 1934. La première impression qu'il éprouva fut désolante : ce village et ses habitants semblaient se diriger vers « la mort, la mort, la mort », selon les mots consignés dans ses notes autobiographiques. Les ressources des Chambonnais étaient principalement tirées du tourisme; mais, une fois passé les trois mois d'été, pendant lesquels tous cherchaient à gagner le maximum d'argent, le village retombait dans sa léthargie et son silence coutumier. La première tâche qu'il se fixa fut de trouver une activité qui donnerait du travail à tous pendant les longs mois d'hiver, et bientôt l'idée germa en lui de fonder une école, une école libre qui, par son excellence, attirerait des étudiants de toute l'Europe. Ainsi naquit, en 1938, avec l'aide de son ancien condisciple de faculté, également pasteur, Édouard Theis, le Collège cévenol, qui durant la guerre allait devenir un havre de protection pour des centaines de victimes du nazisme. L'école connut un rapide développement grâce à l'afflux de réfugiés venus d'Europe centrale et orientale.

 André Trocmé était une personnalité chaleureuse, capable de violentes colères, aussitôt dissipées, dotée d'un fort charisme et d'une fougue qu'il devait progressivement communiquer à ses fidèles pour les conduire, durant la guerre, à un héroïsme collectif qui n'eut pas son pareil dans toute l'Europe. Un exemple de son intégrité morale est donné dans son refus d'organiser tous les matins à l'école le salut au drapeau, le bras tendu, que le gouvernement de Vichy avait imposé dans tous les établissements scolaires, qu'ils soient publics ou privés. Ce fut là son premier acte de désobéissance civile et de résistance à Vichy et à l'Allemagne hitlérienne. Et tous les Chambonnais le soutinrent dans cette manifestation de liberté et de dissidence qui n'était pourtant pas sans risques. Son intransigeance, lorsque ses principes moraux étaient en cause, ne connaissait pas de faiblesse, et il avait tôt appris qu'aucun calcul d'opportunité ou de prudence ne doit jamais être ne fût-ce qu'envisagé lorsque sont en jeu les commandements de l'éthique. En 1921, il avait été envoyé en mission au Maroc et enrôlé comme cartographe dans l'armée française. Bien que sa compagnie se trouvât exposée au risque d'attaques soudaines, il avait laissé son arme et ses munitions au dépôt. Interrogé par son lieutenant qui lui fit valoir les dangers que son attitude faisait courir à ses camarades - si tous agissaient ainsi, ne seraient-ils pas certainement massacrés? -, il lui présenta avec calme ses convictions pacifistes.

Mais l'illustration la plus frappante de son refus farouche de toute espèce de compromis, quel que soit le prix à payer, est donnée par l'attitude qu'il adopta durant sa détention dans le camp de concentration de Saint-Paul d'Eyjeaux, où il fut interné avec ses amis, Édouard Thies et Roger Darcissac (qui était directeur de l'école communale du Chambon) entre février et mars 1943. Au bout d'un mois, le directeur du camp les convoqua dans son bureau et leur annonça qu'il avait reçu l'ordre de relâcher les pasteurs non violents, à condition qu'ils signent un document exigeant d'eux qu'ils respectent « la personne de notre chef, le maréchal Pétain », et qu'ils s'engagent à « obéir sans question aux ordres donnés par les autorités gouvernementales pour la sûreté de la France et pour le bien de la Révolution nationale du maréchal Pétain ». André Trocmé refusa de signer ce papier qui devait pourtant lui assurer une liberté immédiate. Lorsque le directeur, à la fois furieux et incrédule, lui expliqua qu'il risquait d'être déporté dans un camp de concentration en Allemagne, il se contenta de lui répondre que, s'il ne voyait pas d'objection à s'engager sur le premier point, le second était contraire à sa conscience, le gouvernement de Vichy pratiquant à l'égard des Juifs une politique de destruction et de haine qu'il était résolu à combattre. « Nous sommes opposés à de semblables actions. Lorsque nous rentrerons chez nous, nous continuerons à nous y opposer, et nous continuerons certainement à désobéir aux ordres du gouvernement. Comment, dans ces conditions, pourrions-nous signer ceci? » [p. 391. Lorsque A. Trocmé et É. Theis retournèrent dans leurs baraquements et expliquèrent à leurs co-détenus ce qui venait de se passer, on les prit pour des fous. Inexplicablement, pourtant, ils furent le lendemain à nouveau convoqués par le directeur qui leur annonça qu'on lui avait ordonné de les libérer, qu'ils acceptent ou non de signer le document. Tous les autres détenus du camp furent par la suite déportés en Allemagne et aucun ne revint. Pourtant, à l'instant où A. Trocmé exposait au directeur du camp les raisons qui lui interdisaient de jurer obéissance au gouvernement de Vichy, il avait la certitude que son refus équivalait à un arrêt de mort.

On voit tout ce qui distingue, dans des circonstances somme toute assez semblables, la fermeté morale inébranlable d'André Trocmé d'avec l'absence de courage et l'esprit de compromission d'un Franz Stangl. Comment ces deux destins opposés se forgèrent en réaction à des menaces pesant sur leur vie et celle de leurs familles que le premier accepta d'affronter, se posant, face à la mort, comme une « conscience essentielle », et qui firent reculer le second au rang de ce que Hegel appelle la « conscience servile ».

 

    Un soir de l'hiver 1940-1941, alors qu'elle était en train de mettre des bûches dans le fourneau de la cuisine, MagdaTrocmé entendit soudain frapper à la porte. Lorsqu'elle l'ouvrit, elle trouva en face d'elle une femme tremblante, frigorifiée par la neige, visiblement effrayée. C'était la première réfugiée juive fuyant les persécutions nazies à se présenter au presbytère. Dans les années à venir, des centaines d'autres devaient également y trouver refuge. La femme lui demanda d'une faible voix inquiète si elle pouvait entrer. « Naturellement, entrez, entrez », répondit immédiatement Magda Trocmé, À peine la femme fut-elle nourrie que Magda Trocmé, qui était pourvue d'un solide esprit pratique, songea que la première chose à faire était de lui procurer des papiers d'identité. Et elle se rendit sur le champ chez le maire du village. Mais apprenant quel était le motif de sa démarche, celui-ci se mit en colère contre elle : « Quoi? Vous osez mettre en danger tout ce village pour le salut d'une étrangère? Voulez-vous sauver une seule femme et tous nous détruire? Je suis responsable du bien de ce village. Faites-la sortir du Chambon demain matin au plus tard. »

Elle comprit aussitôt que la réfugiée se trouvait en grand danger, et elle la conduisit chez une personne de confiance, puisque sa présence était désormais connue des autorités et qu'elle ne serait pas en sécurité si elle restait dans sa maison. À l'avenir, elle ne commettrait jamais plus la même erreur. « Durant le reste de l'Occupation, écrit Philip Hallie, Magda Trocmé et les autres gens du Chambon sauraient que, du point de vue du réfugié, repousser quelqu'un de chez soi ne signifiait pas simplement refuser de l'aider; c'était une sorte de malveillance (harmdoing). Quelles que soient les excuses que l'on puisse avoir pour ne pas accepter un réfugié, du point de vue de celui-ci, votre porte fermée est un instrument de malveillance : la tenir fermée fait du mal ».

À quelque temps de là, une autre réfugiée juive frappa à la porte du presbytère. Magda Trocmé eut une nouvelle idée pour venir à son secours. La femme d'un influent rabbin français avait pris résidence au Chambon où elle s'était installée avec sa famille pour fuir les rigueurs de la zone occupée. M. Trocmé alla lui rendre visite et lui demanda d'aider cette Juive de nationalité allemande. « La réponse qu'elle reçut, rapporte Hallie, introduisit le fer de la réalité humaine égoïste au plus profond de son âme, bien davantage que ne l'avait fait celle du maire : "Une Juive allemande? Mais c'est à cause des Juifs étrangers que nous, Juifs français, sommes persécutés. Ils sont responsables de nos tourments et difficultés"

 

B. Les maximes de la Rochefoucauld (publiées en 1644)

L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. (39)

Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes. (119)

Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. (136)

On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler. (138)

On ne loue d’ordinaire que pour être loué. (146)

Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent (148)

Le refus des louanges est un refus d’être loué deux fois. (149)

Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs. (195)

La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie (200)

Nous n’avouons de petits défauts que pour persuader que nous n’en avons pas de grands (327).

 

Il y a dans les afflictions diverses sortes d’hypocrisie. Dans l’une, sous prétexte de pleurer la perte d’une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes ; nous regrettons  la bonne opinion qu'il avait de nous; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération. Ainsi les morts ont l'honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants. Je dis que c'est une espèce d'hypocrisie, à cause que  dans ces sortes d'afflictions on se trompe soi‑même. Il a une autre hypocrisie qui n'est pas si innocente, parce qu'elle impose à tout le monde: c'est l'affliction de certaines personnes qui aspirent àla gloire d'une belle et immortelle douleur. Après que le temps qui consume tout a fait cesser celle qu'elles avaient en effet, elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes, et leurs soupirs; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à persuader par toutes leurs actions que leur déplaisir  ne finira qu'avec leur vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve d'ordinaire dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe leur ferme tous les chemins qui mènent à la  gloire, elles s'efforcent de rendre célèbres par la montre d'une inconsolable affliction. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n'ont que de petites sources qui coulent et tarissent facilement : on pleure pour avoir la réputation d'être tendre,  on pleure pour être plaint, on pleure pour être pleuré; enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas. (233)