Situation 4. La mauvaise compréhension de la morale kantienne par Eichmann

Description

          Devoir                         Eichmann ne cessa de répéter devant le tribunal qu'il avait à coeur d'accomplir son devoir, d'obéir aux ordres et à la loi. Il déclara un jour « qu'il avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant, et particulièrement selon la définition que donne Kant du devoir. » A la demande de précision, il répondit « je voulais dire, à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu'il puisse devenir le principe des lois générales. » Cette reprise pour le moins perverse de la pensée de Kant signifie qu'il faut agir de sorte que le principe des actes soit  identique à celui des législateurs ou des lois du pays.

Nous allons montrer en quoi Eichmann n’a rien compris à la philosophie morale de Kant, immense philosophe allemand de la fin du  XVIIIème, en tentant d’exposer le sens de cette philosophie dans son versant pratique.  

 

Analyses : Qu’est-ce qu’une action morale pour le philosophe Kant?

La raison, suprême faculté de l’esprit humain

 Nous pouvons tout d’abord remarquer qu’il y a en notre esprit des facultés, c’est-à-dire des capacités. Nous pouvons nous souvenir et retenir (c’est la faculté de la mémoire), nous pouvons également imaginer (c’est la faculté de l’imagination), nous pouvons désirer ou vouloir ceci ou cela (c’est la faculté de désirer et la faculté de la volonté), pour connaître enfin, nous usons de différentes facultés comme l’entendement et la sensibilité. Nous verrons plus tard la théorie de la connaissance de Kant, c’est-à-dire la réponse qu’il apporte à la question que puis-je connaître ?

        La raison                              Il y a une faculté que les philosophes considèrent comme suprême, qui est considéré par certains comme le propre de l’homme ; il s’agit de la faculté de la Raison. C’est la faculté logique de l’esprit humain, c’est grâce à elle que nous pouvons être logique et éviter la contradiction. Quand nous déduisons une conclusion d’un syllogisme (comme celui-ci par exemple, si a=b et si b=c alors a=c), c’est la faculté de la raison qui a rendu possible cette opération. La conclusion à laquelle on vient d’aboutir est vraie, elle remplit les critères de l’universalité et de l’éternité (cette conclusion est vraie pour tout le monde, en tout temps et tout lieu).

     En théorie/en pratique    La raison a un usage spéculatif, c’est-à-dire un rôle a joué dans la connaissance. Mais Kant va montrer qu’elle conduit à des illusions parce qu’elle a tendance à aller au-delà de ce qu’elle peut connaître. Il y a trois Idées de ce genre (qu’il appelle Idées transcendantales) et qui sont l’âme, le monde et Dieu. Nous pensons l’immortalité de l’âme, la liberté humaine dans le monde et l’existence de Dieu sans pouvoir connaître avec certitude ces idées. Dans son usage théorique donc, la raison doit rencontrer des limites. C’est cela que Kant va démontrer dans la Critique de la raison pure.

 

 Mais la raison a aussi un usage pratique (du grec praxis qui signifie action). C’est cet usage que Kant va développer dans un autre livre intitulé la Critique de la raison pratique. Alors que dans le domaine de la connaissance la raison doit être limitée, elle va avoir un pouvoir légitime et une justification dans le domaine de l’action. Kant va montrer que si l’action morale est possible c’est grâce à la raison. C’est la raison qui est le fondement de la morale, en d’autres termes la morale a un fondement rationnel (de ratio, la raison). Ce fondement ne dépend pas de l’expérience (il n’est pas empirique comme on le dit en philosophie), il ne relève pas d’un sentiment, mais seulement de la faculté de la Raison qui est la faculté en nous de penser l’universel.

 Comment comprendre cette idée ? Comment une faculté logique peut-elle être la condition de possibilité de la morale ?

Qu’est-ce que la bonne volonté ?

      Légal / légitime               Nous allons partir de l’opinion commune et voir ce qu’on appelle moral. Il n’y a que la bonne volonté de que l’on qualifie de moral. En effet, les dons de la nature, les dons de la fortune, les talents de l’esprit n’ont pas en eux-mêmes de rapport avec la moralité. Le fait d’être fort ou riche, d’avoir telle ou telle aptitude n’a rien de moral. Pour qu’une chose soit dite morale, il faut qu’elle dépende de nous au sens elle dépendrait de notre volonté. Or la puissance ou la richesse ne disent rien de l’usage que l’on en fait. Seule la bonne volonté peut donc être dite morale. Mais cette volonté n’est bonne que par son intention et son effort, son vouloir, ce que Kant appelle la maxime, c’est-à-dire la règle subjective de mon action. Ce n’est donc pas par ses résultats ou ses succès qu’une volonté est dite bonne. 

 La bonne volonté est celle qui agit par devoir. S’il y a à l’origine de ma bonne action, la recherche d’un intérêt particulier ou l’attente d’un plaisir à venir, on ne peut pas dire que l’action est morale.  L’action pour être morale semble donc devoir être désintéressée. Ni l’intérêt personnel ni le plaisir (en d’autres termes, le bonheur personnel) ne peuvent être au principe de l’action morale. L’action n’est morale qui si l’intention l’est aussi, c’est-à-dire  que si l’intention est d’agir par devoir. Faut-il alors en conclure que l’essence de l’action morale réside dans son opposition aux inclinations sensibles ? non, il suffit de remarquer que c’est dans le conflit du devoir et des inclinations ou intérêts égoïste que se reconnaît le plus aisément le devoir qui est au principe de l’action morale.

Le devoir moral suppose  l’universalisation de la maxime de son action

 Mais en quoi consiste ce devoir ? Kant nous explique que l’homme parce qu’il est rationnel (c’est-à-dire qu’il dispose de la faculté de la raison) peut se représenter une loi morale en lui. En d’autres termes, il peut universaliser la maxime de son action, c’est-à-dire qu’il peut interroger la maxime de son action et voir si elle peut devenir une loi universelle. Si la maxime de mon action peut être universalisée, alors elle est morale. S’il elle ne le peut pas, alors elle ne l’est pas. Agir par devoir, c’est donc obéir à la loi morale qui est en moi. C’est bien la raison, cette faculté de l’universel qui est la condition de possibilité de la morale. Sans elle, l’opération d’universalisation serait impossible.  On comprend donc aussi que la moralité de l’homme ne dépend pas de son niveau d’éducation, de culture, ou de connaissance. N’importe qui peut remarquer si son action peut ou ne peut pas être universalisée.

      Matière / forme                La moralité de la volonté bonne ne tient donc pas à sa matière, mais à sa forme. L’action est morale si elle peut avoir la forme d’une loi universelle, si elle est universalisable. La morale kantienne n’est donc pas une doctrine morale qui énonce le contenu, la matière de ce qu’il faut ou ne pas faire (contrairement aux religions qui elles le font), elle se contente de montrer que l’action morale doit avoir la forme de l’universel. La bonne volonté n’agira que d’après une maxime universalisable qui se formule ainsi : « agis uniquement d’après une maxime que tu puisses ériger en loi universelle ».

Le respect : le sentiment de la loi morale.

Mais si c’est la raison qui fonde la moralité de l’homme, il y a un sentiment, une inclination que Kant admet comme pouvant être un mobile de l’action morale. C’est le sentiment du Respect. Le respect a un sens très précis chez Kant, il désigne le sentiment original qui nait de la seule représentation de la loi, qui est liée à elle et qui n’a qu’elle pour objet. En tant qu’être rationnel, j’ai la loi morale en moi. Cette loi morale en moi me fascine, elle m’élève au dessus de moi-même ; elle révèle un infini, une transcendance de sorte que je ne peux plus me réduire à mon animalité.

 

La raison fonde la moralité qui suppose la liberté.

      Liberté                                   Mais pourquoi l’action morale suppose-t-elle une contrainte, une obligation puisque je suis un être rationnel ? Pourquoi la moralité apparaît-elle à l’homme sous la forme d’un impératif, un « il faut » ?

 Et bien tout simplement parce que je ne suis pas seulement un être rationnel. Si l’homme n’était que rationnel, alors sa volonté choisirait nécessairement ce que sa raison considère comme pratiquement nécessaire. Sa volonté subjective serait toujours en accord avec l’objectivité universelle de la loi rationnelle. Cette volonté est dite sainte, l’homme ne peut y avoir accès car il est aussi un être sensible. Ses penchants et inclinations viennent donc le pousser à négliger la loi morale en lui.

Nous appartenons à un autre monde (que Kant appelle « règne de la liberté » ou « règne des fins »)  en même temps qu’à celui-ci (« règne de la nature »).

 Mais on comprend alors pourquoi de cette double appartenance de l’homme, au monde sensible et au monde intelligible, la liberté humaine va être possible. En effet, en tant qu’être sensible qui a des désirs particuliers l’homme est entièrement déterminés (par diverses causes de nature psychologique, sociologiques, physiques, économiques etc.). Mais en tant qu’il est aussi un être qui a la raison et donc la loi morale en lui, il peut choisir contre ces tendances nécessaires. La liberté humaine est ainsi pensée (Kant dira que c’est un postulat de la raison pratique). Même si mes mauvaises actions peuvent s’expliquer par tout un tas de facteurs économiques, sociologiques et psychologiques, je ne peux être totalement excusé de mon mauvais comportement. Car en tant  que j’ai la raison en moi, j’ai la liberté d’agir contre ces déterminations. Cette liberté est au cœur de la notion de responsabilité. Si la liberté n’existait pas, je ne pourrai pas être tenu responsable de mes mauvaises actions. 

Pour le dire autrement, en tant qu’être sensible, j’appartiens à une nature entièrement déterminée et gouvernée par des lois universelles et nécessaires, en tant qu’être naturel, je suis soumis aux lois de la nature. Mais par la moralité, par la représentation de la loi morale et du devoir que me donne ma raison, j’appartiens au règne de la liberté. Dans ce monde suprasensible, je réalise ma liberté et je me rends autonome par rapport à la nature, à ma nature, et donc je me place au-dessus de la nature. Par la loi morale en moi, j’échappe au monde déterminé de la nature, je transcende ce monde vers l’univers de ma liberté comprise comme obéissance à la loi morale en moi.

Texte de la conclusion de la critique de la raison pratique.

 

 La loi morale est au-dessus de moi comme le ciel étoilé. Ce sont des réalités qui me dépassent mais la première m’élève au-dessus de l’animalité. Cette transcendance de la loi morale en moi peut-être envisagée comme le divin en moi.  Kant dira que même celui qui n’obéit pas à la loi morale éprouve du respect pour celle-ci. Mais qu’en est-il du mal radical ? Est-ce que le mal ne peut pas être entendu comme une inversion en moi des rapports, je décide de me soumettre seulement à mon intérêt égoïste ?

 

conclusion

S’il y a une morale, c’est-à-dire une idée du devoir, c’est parce que nous appartenons à un autre monde que celui-ci. Nous sommes des êtres raisonnables c’est-à-dire  susceptibles de mettre en œuvre la raison qui m’apparaît dans la loi morale.

         Bonheur                               Mais peut-on ramener la morale à cette seule possibilité rationnelle ? La morale de Kant est une morale qui suppose la représentation de la loi comme raison de l’action morale, elle est la vision intellectuelle d’une pure forme ; elle est dès lors une morale du désintéressement, je ne perçois plus mes intérêts égoïstes, je perçois la loi morale en moi. J’agis par devoir contre mon bonheur personnel. La sensibilité est exclue de cette représentation de la morale, son fonds est a priori, il ne dépend pas de l’expérience ; il n’est pas empirique. Mais ne pouvons-nous pas concevoir un autre fondement de la morale qui serait empirique, lié à une émotion ou à un sentiment ?

 

Bibliographie

 Critique de la raison pratique de Kant

Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant

La morale de Kant de Vialatoux

Le vocabulaire de Kant de J.M Vaysse

texte

Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique: le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n'ai pas à les chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme si elles étaient enveloppées  de ténèbres ou placées dans une région transcendante, je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. La première commence à la place que j'occupe dans Ie monde extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l'espace immense, avec des monde  au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée. La seconde commence à mon invisible moi, à ma personnalité, et me représente dans un monde qui possède une infinitude véritable, mais qui n'est accessible qu'à l'entendement, et avec lequel (et par cela aussi en même temps avec tous ces mondes visibles) je me reconnais lié par une connexion, non plus, comme la première, seulement contingente, mais universelle et nécessaire. La première vision d'une multitude innombrable de mondes anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale, qui doit restituer la matière dont elle fut formée à la planète (à un simple point dans l'univers), après avoir été douée de force vitale (on ne sait comment) pendant un court laps de temps. La deuxième vision, au contraire, rehausse ma valeur, comme intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me révèle une vie indépendante de l'animalité, et même de tout le monde sensible, autant du moins qu'on peut l'inférer de la détermination conforme à une fin que cette loi donne à mon existence, et qui ne se borne pas aux conditions et aux limites de cette vie, mais s étend à l'infini.

Critique de la raison pratique (conclusion), E.Kant