Situation 35. La justice, une valeur et une institution.

 

Il est difficile de dire en quoi consiste la justice. D’abord parce que tout le monde croyant savoir ce qu’elle est, personne ne cherche à la définir (et c’est peut-être ici l’ignorance la plus grave car elle est une ignorance qui s’ignore). Ensuite, la justice apparaît comme un sentiment, et d’abord un sentiment de l’injustice, une révolte devant ce scandale qu’est l’injustice.   Mais plus je réflechis à ce que peut bien désigner  la justice moins je sais ce qu’elle est. La justice est donc bien un objet de réflexion pour  la philosophie.

  Disons que l’expérience de l’injustice s’impose clairement à notre conscience,  mais que la justice reste difficile à définir. 

La difficulté qu’il y a à définir ce qu’est la justice vient d’abord du fait que, comme tout sentiment, le sentiment du juste et de l’injuste est d’abord subjectif et relatif. Est-il possible de l’universaliser dans une définition ? Comment être sûr que le sentiment du juste et de l’injuste que je crois éprouver ne désigne pas un désir arbitraire d’être plus fort ? plus riche ? plus puissant ? etc.  Est-ce que mon sentiment d’injustice et ma revendication d’une plus grande justice ne tente pas de faire passer mes désirs pour la réalité ? Ne suis-je pas partiaux dans mes jugements ?

De même qu’est-ce qui m’assure que ce sentiment de justice que je crois éprouver n’est pas fondamentalement une crainte de la sanction qui poursuit celui qui désobéit à la loi et qui est injuste ? Platon dans la République raconte l’histoire de ce berger, Gygès, qui a commis des crimes dès qu’il a obtenu le pouvoir de devenir invisible et donc dès qu’il a obtenu le pouvoir de ne pas être puni par la loi.

Platon avec la fable de Gygès nous invite à une expérience de pensée qui nous oblige à remettre en doute notre prétendu sentiment de justice. Ce sentiment apparaît comme fragile, non seulement il peut être partiale et particulier mais il peut aussi n’être qu’un masque, une hypocrisie, un mensonge à soi. Ce serait par impuissance à commettre l’injustice que je suis juste.

Sur quoi repose le sentiment de justice ? La valeur de justice a-t-elle une réalité et si oui, quel est son fondement ?

 

 

1. Les fondements du sens de la justice. La justice comme valeur et comme sentiment.

 

a)Le fondement de la justice, c’est la raison. Cf. cours sur Kant (situation 3 et 4) pour distinguer intellectualisme moral et universalisme moral.

 

La justice comme valeur a une réalité. C’est par la raison que l’on peut l’atteindre. C’est la thèse de l’intellectualisme moral. Elle énonce l’idée que par la raison, c’est-à-dire la faculté logique de notre esprit, nous pouvons atteindre la vision intellectuelle de l’idée du Bien et du Juste. Dès lors, nous sommes attirés, comme par un aimant, vers le Bien. Nous nous comportons de façon juste et morale car nous avons compris en quoi consistent le Bien et le juste. La bonté provient d’une connaissance du Bien. Socrate développe cette position philosophique dans le Protagoras et la République notamment. Dès lors «  nul n’est méchant volontairement », c’est par ignorance du Bien que le méchant fait le mal, et cela le rend malheureux car cela traduit un désordre dans son âme, ainsi «  il vaut mieux subir l’injustice que la commettre ».

 

Objections :

  Mais comment concevoir qu’un être humain puisse être malheureux du seul fait du mauvais état de son âme, du seul fait de son injustice, indépendamment de la conscience qu’il a de son état, indépendamment aussi de la manière dont il évalue cet état ainsi que des avantages qu’il lui apporte ? Le tyran est-il nécessairement malheureux ?

 Nous pouvons aussi nous demander comment il est possible de concevoir  que la seule connaissance de ce qui est juste suffise à exclure qu’on commette une injustice. Ne faisons-nous pas l’expérience d’actions que nous accomplissons qui vont contre notre meilleur jugement ? «  Je vois le meilleur et je fais le pire » disait le poète Ovide.

Peut-être faudrait-il rechercher le fondement de la morale non pas dans la raison mais dans la nature. Il y a aurait une conscience innée de la justice. L’homme aurait par sa nature un sens du juste et de l’injuste.

 

b)La conscience morale, sens  inné de la justice en l’homme.

Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l'étude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n'est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S'il parle à tous les coeurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l'entendent ? Eh ! c'est qu'il parle la langue de la nature que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le monde et le bruit l'épouvantent ; les préjugés dont on l'a fait naître sont ses plus cruels ennemis [...], le fanatisme ose la contrefaire et dicter le crime en son nom.    ROUSSEAU

 

La philosophie de Rousseau présuppose une bonté originelle de l’homme. L’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt. (cf. situation 25) La pitié est une disposition primitive de l’homme qui le porte à partager la souffrance d’autrui. L’auteur écrit ceci, «  il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos  actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience ».

 

 Objection : Si la justice relève d’une conscience morale innée, pourquoi tous les hommes ne sont-ils pas justes ? Rousseau répond que les passions nées avec la vie sociale nous l’ont faite oublier. Mais si la justice relève de la nature, s’il y a une « droiture naturelle », pourquoi les sociétés ont-elles des règles de justice différentes ?

 Ce que Rousseau appelle nature ne relève-t-il pas finalement de la culture ? La prétendue voix de la nature n’est-elle pas la voix de la coutume et des préjugés ?

 

c) il n’y a pas de justice naturelle, mais seulement une justice conventionnelle.

La position sceptique défend l’idée qu’il n’y a pas de fondement à la justice entendue comme valeur. Elle s’appuie sur la profonde diversité des conceptions de la justice à travers le temps et à travers l’espace. Le relativisme culturel remettrait en cause l’existence de valeurs universelles. Il y a des justices et des droits comme il y a des usages et des coutumes. Le droit et la justice ne seraient que la consécration des usages, la codification dans des textes des coutumes et des habitudes d’un peuple. « Plaisante justice qu’une rivière borne » dit Pascal, Montaigne disait aussi que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage », il écrit aussi «  quelle bonté est-ce que je voyais hier en crédit, et demain plus, et que le trait d’une rivière fait crime ? Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ? ». L’histoire nous révèle que des pratiques aujourd’hui considérées comme injustice hier (l’esclavage, le colonialisme, etc.) ne choquaient pas, etc. 

 

Objections :

 Mais s’il n’y a de justice que légale, que selon la loi, si le droit ne peut être que positif (institué) et non pas naturel, cela implique que les lois reposent sur des principes dont elles ne peuvent rendre compte. De même, la désobéissance à la loi au motif qu’elle est immorale, illégitime, n’est plus recevable. Enfin, les différences existantes entre les différents droits doivent-elles nécessairement conduire au relativisme moral et à l’idée qu’il n’y a pas de sens de la justice qui ait une valeur universelle ? Ces différences sont-elles profondes ou seulement superficielles ? Ecoutons Rousseau : « O Montaigne ! Toi qui te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un philosophe peut l’être, et dis s’il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi, d’être clément, bienfaisant, généreux ; où l’homme de bien soit méprisable, et le perfide honoré ». (extrait de la profession de foi du vicaire savoyard).

 

 

Transition : Nous pouvons bien remarquer deux sens au terme de « justice ». Le premier désigne une institution, c’est le juge qui rend un jugement. Le deuxième désigne une valeur, c’est un jugement qui est alors juste. Il y a bien deux réalités de la justice, une visée et une règle, du téléologique et du déontologique, une valeur et une institution.  La visée d’un bien-vivre en commun (la justice est une justice pour soi, une éthique de soi au sens d’un souci de soi (bien-être personnel, exercice de soi) et aussi et surtout et c’est le plus difficile une justice envers autrui- un amour ?) et l’affirmation de règles et d’obligations.

On retrouve ici l’étymologie du mot justice qui vient en effet du latin jus, qui signifie « droit » et  donc jus dicare signifie  « dire le droit ».

 

2. La justice comme convention. Qu’est-ce que le droit ?

 

Le droit repose sur des textes, il suppose une écriture. Il semble porter les conflits du plan de la  violence à celui du discours.  Un procès aurait pour fonction de faire récit de l’épisode violent sur une autre scène que celle de l’action. Et l’idéal de ce procès serait que la victime et son agresseur partagent la même histoire reconstruite. Mais le droit pénal n’est qu’une petite partie du droit. Le droit civil a pour objet  l’immense domaine des contrats, des échanges ; le droit constitutionnel règle lui les distributions de pouvoir dans la société politique, etc. Mais ce qui est commun à ces différents droits c’est qu’ils sont écrits. 

Le droit, par essence, est une tentative pour surmonter la violence. Il vise la  paix juridique.

 

Question : Une augmentation du recours à la procédure juridique pour régler un conflit ne risque-t-elle pas à l’oubli de la justice entendu comme visée, sens ou valeur ? Le droit étouffe tout litige et vide tout conflit par la médiation d’un tiers, qui devient une profession d’experts (les magistrats)  mais peut peut-être conduire à la  perte de la justice entendue comme souci de chacun.  Il y a ici une vulnérabilité de ce sens de la justice

Nous disons que le droit est une tentative pour surmonter la violence. Mais le judiciaire c’est aussi le répressif. Comment envisager la violence de la peine ?

 

Sujet. La punition est-elle la forme légale de la vengeance ? 

 Il faut commencer par réfléchir sur l’expression de « forme légale de la vengeance ». La « forme légale » signifie la forme de la loi. On oppose traditionnellement la forme et le fond. L’idée de forme est associée à celle de surface et d’apparence. La forme de la loi, c’est tout ce qui est visible dans la loi. On peut penser au code (c'est-à-dire un texte de lois), à l’institution avec ses magistrats et son organisation complexe, ses lieux (le Palais de justice, le Tribunal de grande instance, etc.). On peut dissocier ainsi la forme de la loi de l’esprit de la loi. Dire dès lors que la punition est la forme légale de la vengeance, c’est réduire la punition à la vengeance. C’est dire qu’il n’existe entre la punition et la vengeance qu’une différence de degré et non de nature.

 Or, l’esprit de la vengeance n’est-il pas incompatible avec celui de la justice ? L’esprit de la vengeance n’est-il pas agité, emporté, passionné quand celui de la justice est mesuré et modéré ? La passion de celui qui se venge n’est-elle pas fondamentalement opposée à la raison du juge ?

 

1.    Il existe une différence de nature et non de degré entre la justice et la vengeance.

On va se demander  si se venger c’est punir la personne qui nous a fait du mal. La vengeance  est-elle la même chose que la punition ? La vengeance  est-elle une forme de la punition, ou bien la vengeance  se distingue-t-elle radicalement  de la punition. Entre la vengeance  et la punition, existe-t-il une différence de degré ou une différence de nature ?

On confond souvent la vengeance  et la punition dans la mesure où l’une et l’autre prétendent à la justice. Elles veulent toutes les deux réparer le dommage subi, c'est-à-dire qu’elles veulent rétablir un équilibre que le crime avait rompu.

 

Mais la personne qui désire se venger est la personne qui a subi un dommage direct ou indirect. Elle désire rétablir la justice en faisant souffrir la personne à l’origine de sa souffrance. Se venger remplit une fonction psychologique de soulagement et une fonction morale de justice ; tel est du moins l’état d’esprit de celui qui se venge.

   Celui qui se venge souffre toujours du mal qu’il a subi. Comment peut-il dans cet état psychologique s’assurer que la justice qu’il compte rendre sera bel et bien une justice ? Ne remarquons-nous pas au contraire que celui qui se venge  surestime le mal dont il a souffert ou plutôt il sousestime le mal qu’il va rendre. Même, peut-être désire-t-il rendre un mal plus grand que celui qu’il a subi. Celui qui se venge se venge toujours aussi de l’humiliation qu’il a subi.

 

Il découle de cela au moins deux conséquences qui rendent impossible la justice :

-       animé par la passion, par l’esprit de vengeance, celui qui se venge n’est pas lucide. Il est sous l’emprise de la douleur subie et dans cette  situation il ne peut pas se placer à autre point de vue que le sien.

-       La personne qui subit la vengeance  subira un mal plus grand que celui qu’elle a commis. Elle deviendra  alors la victime. Cet état entraine nécessairement  à son tour une contre-vengeance.

 

La démesure de la vengeance  se situe à deux niveaux. Elle entraine un cycle infernal et interminable de violences. En ce sens, elle n’est pas une réparation et elle n’est pas conforme aux idéaux de justice et de paix. La vengeance  est la réunion monstrueuse de deux figures inconciliables qui sont celles de la victime et du juge.

 

   L’examen de la notion de vengeance  nous conduit à penser qu’il n’est pas possible de se faire justice soi-même. Si je me venge,  je ne dois pas prétendre à la justice. Se venger consiste à mettre la force dont on dispose au service du seul sentiment qui occupe celui qui a senti l’acte comme une blessure.

 Nous allons distinguer la vengeance  de la justice et de son verdict, la punition, en nous arrêtant  sur la forme que doit prendre la justice plus que sur son contenu.

Tout d’abord, la justice ne doit pas être rendu par une personne impliqué dans le dommage. Le juge  est la médiation entre les deux parties : il n’est ni l’un ni l’autre ; il est un « tiers » qui a pour charge d’établir un rapport entre eux, une proportion entre le préjudice subi et sa réparation.

La justice doit ensuite reposer sur une forme universelle et objective. Elle doit respecter la forme du droit c'est-à-dire qu’elle doit s’appliquer à tous et être susceptible d’être reconnu par tous. Cette universalité  doit être fondée sur la raison qui est la seule capable de s’élever à l’appréciation objective  du dommage et de la légitimité de la revendication.

 L’objectivité  de la justice doit donc non seulement s’entendre comme impartialité du juge, étranger à la cause (dans le sens d’affaire judiciaire) mais aussi comme examen de la chose elle-même,  en tant qu’elle est définie par le droit.

 

 Celui qui subit la vengeance  ne peut à son tour que se considérer comme victime. Avec  une punition conforme à son concept,  le châtiment pourra lui apparaître  comme juste. Il faut que celui qui est condamné perçoive la punition comme la légitime réparation du préjudice qu’il a lui-même infligé.

 

 

La vengeance se distingue de la punition en ce que l'une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l'autre est l'œuvre d'un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé. De plus, la vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien, quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexorablement, à l'infini, de nouvelles vengeances.

Hegel, Propédeutique Philosophique

 

 

 

Transition : mais ne pouvons-nous pas nous étonner que ce qui répare d’un dommage subi soit le fait de faire subir à autrui une souffrance, certes par la médiation de l’institution judiciaire, mais une souffrance quand même.

 

 

2.    L’institution judiciaire dissimule une pulsion de cruauté.

 Si on s’appuie maintenant sur l’extrait de la Généalogie de la morale nous pouvons  envisager un rapprochement des notions de punition et de vengeance.  Punition et vengeance visent d’une part toutes les deux une réparation ; cela toutefois ne suffit pas à autoriser l’assimilation de l’une par l’autre. Mais, cela est possible si on regarde de plus près, comme nous invite à le faire Nietzsche, la satisfaction qu’éprouve le créancier (la victime) qui punit directement ou indirectement (c'est-à-dire par le truchement de l’autorité) le débiteur, c'est-à-dire le coupable. Le fait que la satisfaction du créancier s’assouvisse dans la jouissance de tyranniser le débiteur et non pas dans un dédommagement matériel indique la dimension pulsionnelle et passionnelle de la punition. C’est cette dimension qui autorise l’identification de la punition légale et de la vengeance. La punition légale est une vengeance en ce sens que le plaisir de faire ou de voir souffrir fait oublier par sa jouissance le mal dont a été la victime. Nietzsche justifie sa thèse en montrant l’intérêt social qu’implique la justice. Mais, là encore, il surprend, car il ne parle pas ici de régulation sociale mais d’élévation sociale. La punition pourrait m’élever dans la société si elle punit un individu d’un rang supérieur à la victime.

 

 

Rendons-nous compte de la logique qu’il y a dans cette forme de compensation : elle est assez étrange. Voici en quoi consiste l’équivalence : au lieu et place d’un avantage, qui compense directement le dommage causé (donc au lieu d’une compensation en argent, en bien-fonds, en possession d’une chose quelconque), il est accordé au créancier une sorte de satisfaction en manière de remboursement et de compensation, - la satisfaction d’exercer, en toute sécurité, sa puissance sur un être réduit à l’impuissance, la volupté « de faire le mal pour le plaisir de le faire », la jouissance de tyranniser ; et cette jouissance est d’autant plus vive que le rang du créancier sur l’échelle sociale est plus bas, que sa condition est plus humble, car alors le morceau lui paraîtra plus savoureux et lui donnera l’avant-goût d’un rang social plus élevé. Grâce au châtiment infligé au débiteur, le créancier prend part au droit des maîtres : il finit enfin, lui aussi, par goûter le sentiment ennoblissant de pouvoir mépriser et maltraiter un être comme quelque chose qui est « au-dessous de lui » - ou, du moins, dans le cas où le vrai pouvoir exécutif et l’application de la peine ont déjà été délégués à l’ « autorité », de voir du moins mépriser et maltraiter cet être. La compensation consiste donc en une assignation et un droit à la cruauté. 

 F.Nietzsche, Généalogie de la morale (1887), deuxième dissertation, §5.

 

 

 Nietzsche dans cet extrait de la Généalogie de la morale paru en 1887 s’intéresse à la notion de justice et plus particulièrement à la réparation d’une injustice. Comment quelqu’un qui subit un dommage va-t-il compenser le mal subi ? Quelle est la nature de l’équivalence au dommage subi ? C’est la question que pose ce texte de Nietzsche.

 Le texte se construit de la façon suivante : dans un premier temps, l’auteur expose sa thèse originale selon laquelle la compensation est une jouissance de tyranniser. Dans un second temps (lignes 8 à 11), Nietzsche va apporter un premier élément d’explication à cette thèse suprenante qui est comme un indice : plus celui qui a subi le dommage sera bas dans le  rang social, plus la jouissance qu’il éprouvera sera intense. Enfin, Nietzsche étend sa thèse à l’ensemble de la société.

 

Dès la première phrase, l’auteur fait appel à la vigilance de son lecteur qui doit être surpris d’une « étrange logique » à l’œuvre dans la compensation de la justice. Une « étrange logique » est un oxymore, c'est-à-dire une alliance bizarre de mots contradictoires. Comment une logique peut-elle être étrange ? Une logique est ou n’est pas ; mais elle ne peut pas être étrange à moins de cacher quelque chose. Pourquoi n’est-elle pas logique cette compensation ? Parce qu’elle devrait consister en un avantage direct et matériel (argent, bien-fonds) qui compense du dommage causé. Le dédommagement devrait être matériel. Il consiste au contraire en une satisfaction étrange qui se plaît à exercer un pouvoir sur la personne qui a commis le dommage. Quelle est la nature de cette satisfaction ? C’est la « satisfaction d’exercer, en toute sécurité, sa puissance sur un être réduit à l’impuissance, la volupté « de faire le mal pour le plaisir de le faire », la jouissance de tyranniser ». 

 Nietzsche retrouve, selon la méthode de la généalogie, une pulsion à l’origine de la punition. La généalogie nietzschéenne consiste à interroger l’origine de nos jugements sur les valeurs. Elle détecte les désirs, les affects, les pulsions cachées dont la morale est une expression et un travestissement. La punition trouve son origine non pas dans l’utilité sociale ou la défense d’une valeur, le bien, mais dans une pulsion, un désir de cruauté. On comprend ainsi la présence d’un lexique du corps (volupté, plaisir, jouissance). Et ce plaisir est d’autant plus grand qu’il est sans crainte.  Avec la punition, le faire souffrir est un droit. Je fais souffrir sans craindre de souffrir à mon tour. Cette satisfaction s’exerce « en toute sécurité ». 

 

Comment Nietzsche justifie cette thèse audacieuse ? L’auteur remarque des intensités dans la jouissance. Plus est bas  dans l’échelle sociale celui qui subit le dommage, plus grande est sa jouissance.  Cette remarque indique la dimension sociale de cette pulsion. Punir, c’est avoir le droit d’exercer un pouvoir et s’élever par là même dans la société. La thèse de Nietzsche s’inscrit plus largement dans une réflexion sur la forme de la société. Il y aurait au fond de la punition une vanité, celle de pouvoir mépriser, celle de se sentir au-dessus des autres. Je me sens au-dessus dans la mesure où je peux identifier des gens au-dessous que je punis dans la joie. Et si je n’exerce pas directement le pouvoir sur la personne qui a subi le dommage, j’éprouve une satisfaction à voir le pouvoir institué, l’autorité,  exercer ce pouvoir.

 

 

Compléments pour la compréhension du texte de Nietzsche : les thématiques abordées.

-       le corps. Précédent Freud, Nietzsche plonge dans l’inconscient. Il essaie de comprendre ce qui se passe dans l’organisme humain dans son ensemble : la tête,  le corps, l’appareil digestif, le sexe… La généalogie est un effort d’interprétation pour montrer le lien entre la morale, les idéaux, le Bien, l’idéologie occidentale  et les affects. Les idéaux ne sont pas des réalités  mais des symptômes.

-       La généalogie.  Elle permet de remonter d’un symptôme manifeste à son origine corporelle cachée. Il faut avoir l’ouïe fine, une « seconde paire d’oreilles ». Il y a une maladie intérieure des idoles. Nietzsche se demande comment naissent nos valeurs.

-       La morale des maîtres et des esclaves. Pour Nietzsche la morale est une illusion. Il n’y a pas d’actions morales. Elles sont imaginaires et les intentions comme les actions sont immorales. Il se réfère aux moralistes pour déclarer  que l’identité essentielle des actions humaines est tout immorale.  (la Rochefoucault)

 

 

 

Qu’est-ce que la façon de punir nous apprend sur la nature du pouvoir politique ?

Michel Foucault s’intéresse à la nature du pouvoir. Il montre que cette nature peut être découverte dans la façon particulière qu’a le pouvoir de s’exercer dans la punition.

Quel est le fonctionnement réel du pouvoir tel que le pense Foucault ? nous allons devoir, pour comprendre la nouvelle conception du pouvoir, abandonner l’ancienne. (et si le pouvoir était ailleurs…).

 

 Représentation dominante du pouvoir (une substance):

-       c’est la loi qui s’applique

-       c’est l’interdit qui réprime

-       c’est la souveraineté unique et centrale (l’Etat)

 

 Conception nouvelle du pouvoir par Foucault, le pouvoir c’est (des relations)

-       un objectif à atteindre (une performance)

-       une tactique qui oriente (des techniques de surveillance, d’examen, de régulation et de conformation à une norme)

-       une multitude mobile de relations de pouvoir

 

 

 Ces deux formes de pouvoir renvoient à deux façons de punir qui se sont succédées : la première que nous allons étudier est le supplice (le châtiment corporel) et le deuxième est l’emprisonnement. L’idée d’une adéquation entre la peine et la privation de liberté est une idée nouvelle qui date de la fin du XVIIIème siècle et qui s’est imposée dans la première moitié du XIXème (entre 1760 et 1840). Pourquoi la prison est-elle devenue une évidence ? Est-elle une humanisation de la punition ? Que nous dit-elle sur la forme du pouvoir ? la thèse que nous défendrons ici est la suivante : pour comprendre les transformation du pouvoir, il faut regarder quelles sont les transformations de la sanction.

Le comment de la punition nous renseigne sur la nature du pouvoir.

 

Lecture supplice de Damien / règlement et emploi du temps du détenu

 

I.               Le supplice.

Jusqu’au milieu du XVIII ème siécle, celui qui commet un crime ou un délit reçoit un châtiment corporel. C’est le corps qui va devoir réparer la faute commise. Les instruments du supplice sont multiples (pilori, coups de fouet, roue) pour les châtiments non-mortels ; gibet (potence), échafaud (guillotine), écartellement, démembrement  pour les châtiments visant la mort. Tous ces supplices sont publiques, ils sont des spectacles offerts à la population. Un défilé accompagne le condamné qui s’arrête aux carrefours, puis à la porte de l’Eglise où une lecture publique de la sentence est faite ; le condamné doit ensuite s’agenouiller, faire amende honorable, c'est-à-dire reconnaître publiquement  et à voix haute sa faute et il doit se repentir pour l’offense faite à Dieu et au roi. Comment comprendre la mise en scène de la punition ? Pour Foucault, cette mise en scène réactive le pouvoir royal, c’est un rituel comme l’est un sacrement ou le passage du roi dans une ville. Rendre la punition visible, c’est rendre visible le pouvoir. Le pouvoir est alors l’identité de la loi et du souverain ; le roi, c’est la loi. Ainsi, toute violation juridique (de la loi) est un crime de lèse-majesté (c'est-à-dire une atteinte au souverain, une offense à la personne même du roi).

 

 Pour quelles raisons le supplice comme forme de punition a-t-il été remplacé par l’emprisonnement ? (détention, enfermement)

 

II.             La prison

Au début du XIXème, l’idée d’enfermer est vivement critiquée. On reproche à cette forme de punition de mêler les condamnés entre eux qui jusque là étaient isolés, et de favoriser ainsi une communauté homogène et criminelle. La prison est ainsi dénoncée comme un instrument à produire de la délinquance. Le risque est ici le cercle carcéral.  Malgré ces vives critiques, la prison va devenir très rapidement une institution. (alors que les théoriciens de l’époque envisagent surtout d’autres formes de punition : infamie, talion, sanction pécuniaire, esclavage au profit de la société).

 

 Description de la prison : le panopticon de Bentham.

Lecture.

p.233

 

La visibilité est un piège. Le panopticon est l’idée d’un regard omniscient. «  l’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. » Le détenu n’a pas besoin de voir qu’on le voit, il suffit qu’il ne puisse pas voir si on le voit. L’essentiel est qu’il se sache surveillé. «  Pour cela, Bentham a posé le principe que le pouvoir devait être visible et invérifiable. Visible : sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour de centrale d’où il est épié. Invérifiable : le détenu ne doit jamais savoir s’il est actuellement regardé ». p.235.

 

  Pour Foucault, expliquer l’existence de la prison par un désir « d’humanisation » n’est pas satisfaisant. Premièrement, le supplice risquait de susciter des mécontentement et des révoltes.  Deuxièmement, la prison n’est pas véritablement une diminution d’intensité de la peine, mais c’est un changement d’objectif. Ce n’est plus le corps qui est visé dans cette punition, c’est l’âme. La punition ne juge plus un crime, mais l’âme d’un criminel. Le juge ne détermine plus l’auteur du crime, mais son âme. Ainsi, un corps de savants et d’experts vient analyser l’âme du criminel, s’agit-il d’une réaction psychotique, d’un épisode délirant, d’une perversité ? quelle est l’origine de ce mal ? l’instinct, le milieu, l’hérédité ? une expertise psychiatrique

 

 

III.           Hors de la prison, quel pouvoir existe ?

 

Foucault décrit hors des murs de la prison (dans les établissements religieux, dans les collèges, les salles de classe, les casernes, les ateliers, les usines) des mécanismes de de coercition disciplinaire ; ces disciplines caractérisent, classifient, répartissent et hiérarchisent les individus. (p.187) L’auteur décrit un processus de normalisation. Ainsi, on peut distinguer deux formes de pénalité : la pénalité de la loi qui est une sanction qui découle de l’infraction au code pénal ; et la pénalité de la norme, c'est-à-dire la conformité imposée par un regard social.

 La société est dès lors une société de classement et de surveillance. L’existence humaine est un concours perpétuel.

 

 Mais puisque le pouvoir n’est pas clairement identifié dans un organe que l’on pourrait désigner ; puisque celui-ci est multiple et qu’il est dans le regard social. P.236

 «  L’efficace du pouvoir, sa force contraignante sont, en quelque sorte, passés de l’autre côté – du côté de sa surface d’application. Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement. Du fait même le pouvoir externe, lui, peut s’alléger de ses pesanteurs physiques ; il tend à l’incorporel ; et plus il se rapproche de cette limite, plus ces effets sont incessamment reconduits : perpétuelle victoire qui évite tout affrontement physique et qui est toujours jouée d’avance. »

 La pire servitude consiste à être esclave de soi-même. Celle-ci est inévitable mais elle n’est pas insurmontable.

«  notre société n’est pas celle du spectacle mais celle de la surveillance. Nous ne sommes ni sur les gradins, ni sur la scène, mais dans la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes puisque nous en sommes un rouage ». p.218-219

Ce pouvoir est plus insidieux, il n’a pas la force triomphante et spectaculaire  des rituels majestueux de la souveraineté.  «  l’appareil judiciaire n’échappera pas à cette  invasion à peine secrète ».  le succès du pouvoir disciplinaire tient sans doute à l’usage d’instruments simples : le regard hiérarchique, la sanction normalisatrice et leur combinaison dans une procédure qui lui est spécifique, l’examen.