Situation 34 : Qui suis-je ? Suis-je le même en des temps différents ?

 

Y a-t-il en moi quelque chose qui ne change pas ? « Quelque chose » qui n’aurait pas changé depuis que j’existe et qui constitue mon individualité, ma singularité ? J’ai le sentiment du moi, c’est-à-dire de cette réalité immuable en moi et qui me constitue. Je tente de dire ce sentiment afin de découvrir qui je suis personnellement. Mais ce sentiment renvoie-t-il à une réalité ou bien n’est-il qu’une illusion, une fiction de mon imagination ?  C’est à cette problématique que nous allons tenter de répondre dans cette situation.

La question qui « qui suis-je ? » porte sur l’existence individuelle et elle présuppose qu’il y a au fond de chacun d’entre nous, dans notre intimité, notre for intérieur, une singularité, un être qui nous caractérise. La question « qui suis-je ? » interroge notre identité personnelle. L’identité est le fait pour un être de demeurer le même (idem) à travers le temps. La personne désigne  un être pensant capable de réflexion qui peut se considérer soi-même comme étant identique à soi à travers le temps et l’espace. On peut être la même personne sans être le même homme du point de vue de l’organisation biologique : je ne suis plus le même homme que lorsque j’étais enfant, mais je suis la même personne.

   L’identité personnelle  implique l’existence d’un moi individuel qui est permanent, unique et singulier. Elle présuppose une identité derrière le changement. Quelque chose demeure le même, en deçà des modifications de l’existence.

  Suis-je le même en des temps différents ?

 

 

 

 

1. La permanence du moi. Quelque chose demeure le même dans le temps, c’est la découverte de ma subjectivité qui me l’apprend.  

 

Descartes se retire au coin du feu. C’est la nuit. C’est le temps de la méditation et non plus celui de l’action. Il se retrouve seul avec sa pensée, c’est le silence de la nuit dans cette chambre immobile parce que familière. Toutes les passions sont apaisées. C’est ce moment là où tout est assuré que Descartes choisit pour douter de tout. Son doute est hyperbolique. C’est un doute exagéré, volontairement excessif. Il s’assure de tout ce qui est, de tout ce qu’il croit. Et il décide de douter. Son doute est au-dessus de la croyance. Il ne doute pas parce qu’il serait  dans l’irrésolution de celui qui ne sait pas que croire. Il doute parce qu’il veut douter. Son doute est méthodique et métaphysique. Il n’est pas naturel en ce sens.

 Et il défait les choses de leur certitude, les unes après les autres. Il doute d’abord des choses sensible car elles l’ont déjà trompé. Il doute aussi qu’il est éveillé, car les rêves parfois font éprouver le monde avec la même vivacité. Il doute encore des vérités mathématiques car il se pourrait bien qu’un malin génie s’amuse à le tromper puisqu’il peut bien l’imaginer. Il est seul et désormais autour de lui tout n’est qu’inconsistance. Mais quelque chose résiste à ce doute métaphysique et volontaire. Quelque chose contre quoi se heurte le doute le plus radical : il a cette puissance de douter, de se défier de toutes choses et elle suffit. Je ne peux pas douter que je doute quand je doute car je doute encore. Je suis esprit. L’esprit a refusé et ainsi il commence d’être pour soi. Descartes montre qu’il est impossible de douter de tout.

      Ce n’était pas la subjectivité que recherchait Descartes mais bien les conditions de l’objectivité de la vérité. Le cogito (je pense en latin)  constitue alors la première vérité que nous soyons capable d’établir, le modèle de toute vérité et le point d’ancrage de toute l’activité de connaissance. Le doute a défait la masse d’opinions et de préjugés que j’avais sur le monde et qui avait l’apparence de l’évidence ; lui seul révèle le difficile accès à la vérité.

   La subjectivité qui se révèle dans le doute apparaît comme un pur pouvoir de négation, une pure négativité. J’ai nié toutes choses et tout esprit, ne me suis-je pas nié moi-même demande la seconde Méditation. Non puisqu’il fallait que je sois pour pouvoir nier tout le reste. On peut penser l’activité de la conscience comme une activité de négation. Cette activité distingue la conscience des autres choses qui sont niées par elles. Aussi, ce pouvoir de négation est profondément démesuré comme l’est la fiction du malin génie. Le malin génie est un comme un double « qui toujours nie », c’est un double « pour me tromper moi-même ».

L’esprit, au contraire d’une chose de l’extériorité, est une substance car il peut exister séparément. Le moi peut se séparer de toutes choses et néanmoins demeurer « quelque chose ». Il ne sera jamais une chose parmi d’autres. La certitude de l’existence, pour une chose pensante, est inséparable de la certitude d’être toujours la même chose qui pense.

  Le Cogito est la seule chose dont je ne puisse faire abstraction. C’est l’exception. Quelle est la réalité de cet être ? Le cogito est l’être le plus abstrait et le plus universel.

 

Résumé partiel : Que nous apprend le doute cartésien ? Il nous apprend que l’esprit a un pouvoir de négation démesuré car il peut se détacher de toute chose. Je suis une substance pensante, je suis identique à moi dans cet acte de la conscience qui me rélève ma nature de substance pensante.   Mais si le cogito est une transparence à soi, il ne me délivre pas une connaissance de moi-même.  Le sujet pur qui m’est donné à la fin de ce doute hyperbolique est réel, simple mais vide aussi.

   En effet, il ne faut pas confondre cet être simple, abstrait, universel et réel avec le moi complexe même si je le trouve à l’intérieur de celui-ci. Le cogito est un autre regard, épuré et délivré de son enfouissement, dans le corps et dans la temporalité de l’existence.

Le cogito n’a rien de commun avec une simple prise de conscience de soi de nature psychologique.  Avec le cogito, je m’aperçois comme nature intellectuelle, c'est-à-dire raison, âme ou pensée. Le moi de ce cogito est un moi indubitable commun à tout homme qui fonde la différence entre l’homme et l’animal mais ne fonde aucune différence entre les hommes. En somme, le doute cartésien ne me fait accéder à ma singularité, c’est-à-dire ce qui distingue cette individualité que je suis de celle d’un autre.

 

    Peut-être faudrait chercher ce qui fonde l’identité personnelle du côté de la mémoire. Lire le texte de J.Locke :

 

Après ces préliminaires (…), il nous faut considérer ce que représente la personne ; c’est, je pense, un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux (lignes 1 à 3). Ce qui provient uniquement de cette conscience qui est inséparable de la pensée, et lui est essentielle à ce qu’il me semble : car il est impossible à quelqu’un de percevoir sans percevoir aussi qu’il perçoit. Quand nous voyons, entendons, sentons par l’odorat ou le toucher, éprouvons, méditons ou voulons quelque chose, nous savons que nous le faisons. Il en va toujours ainsi de nos sensations et de nos perceptions présentes : ce par quoi chacun est pour lui-même précisément ce qu’il appelle soi, laissant pour l’instant de côté la question de savoir si le même soi continue d’exister dans la même substance ou dans plusieurs. Car la conscience accompagne toujours la pensée, elle est ce qui fait que chacun est ce qu’il appelle soi et qu’il se distingue de toutes les autres choses pensantes (lignes 3 à 12). Mais l’identité personnelle, autrement dit la mêmeté ou le fait pour un être rationnel d’être le même, ne consiste en rien d’autre que cela. L’identité de telle personne s’étend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou pensée passée ; c’est le même soi maintenant qu’alors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui, à présent, réfléchit sur elle.

 J.Locke, Essai sur l’entendement humain

 

Transition : mais le fait d’être inscrit dans une temporalité, ne doit-il pas nous conduire à envisager l’individu dans un devenir ? Dès lors quelle permanence du moi est possible ? De même, l’hypothèse de l’inconscient ne doit-il pas nous conduire à remettre en question la possibilité d’une connaissance de soi mais aussi l’unicité du moi ? Enfin, quelle place occupe autrui la construction de mon identité ? Si je me révèle être profondément mimétique, c’est-à-dire un individu constitué par des vagues successives d’imitations, si mon identité est toute entière d’emprunt, pouvons-nous alors encore parler d’identité personnelle ?

 

2. la dissolution du moi

 

La critique par D.Hume de l’idée du moi.  Le « moi » est en devenir. La seule permanence, c’est le changement.

 

Je suis un être pris dans le temps, j’existe (ex-istere = être hors de soi). Je suis en devenir. Je ne peux pas être le même dans des temps différents.  Le bateau de Thésée, la légende raconte que les athéniens conservèrent son bateau en remplaçant chacune de ses planches usées, si bien que des siècles plus tard, l’ensemble des planches avait été renouvelé.

Tant qu'il y a du temps, il n'y a pas de moi : la temporalité disloque et disperse toute identité du moi. Ainsi le moi ne peut être pensé dans la continuité, mais dans la discontinuité; il n'est jamais identique à lui-même, mais toujours diffèrent. Ce n'est pas parce que nous avons le sentiment d'être le même qu'il existe réellement une identité immuable

 

  Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d'existence ; et que nous sommes certains, plus que par l'évidence d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps, je n'ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n'existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu'il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. Si quelqu'un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu'il a, de lui-même, une connaissance différente, il me faut l'avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui.

 

Hume, dans cet extrait, va argumenter sa thèse selon laquelle le moi est une fiction en nous demandant de décrire l’expérience du moi que nous croyons faire. En effet, Hume est un empiriste, c’est-à-dire qu’il considère que toutes nos idées dérivent de l’expérience. Nos idées sont des copies de nos impressions sensibles. Ainsi si nous avons l’idée du moi nous devons en avoir aussi une impression correspondante. S’il n’y a pas d’impression du moi cela signifie que l’idée du  moi est une fiction. L’idée du moi étant l’idée d’une réalité simple et identique, je dois avoir une impression également simple et identique. Or quand je cherche l’impression du moi, je tombe toujours sur une impression particulière et changeante. Le moi est donc une fiction.

 

 

 

L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, se perdent, et se mêlent en une variété infini de positions et de situation. Il n’y a en lui proprement ni simplicité à un moment, ni identité dans des moments différents, quel que soit notre penchant naturel à imaginer cette simplicité et cette identité. La comparaison avec le théâtre ne doit pas nous égarer. Les perceptions successives sont seules à constituer l’esprit ; et nous n’avons pas la moindre notion du lieu où ces scènes sont représentées ni des matériaux dont il est constitué.

 D.Hume

 

       Dans ce texte, David Hume décrit l’esprit humain en le comparant à un théâtre. Que signifie cette comparaison et quels en sont les conséquences quant à la nature de l’esprit humain ?

   Quand nous allons au théâtre, nous sommes spectateurs. Des scènes défilent devant nos yeux sans que nous n’y pouvions rien. Ici, Hume veut d’emblée insister sur la profonde passivité qui caractérise l’esprit humain. La nature de l’esprit humain est d’être affecté. Il est traversé par un ensemble de perceptions qui « passent, repassent, se perdent, et se mêlent en une variété infini de positions et de situations. »  Alors que nous avons tendance, spontanément, à accorder à l’esprit un pouvoir de produire les idées, ici, ce sont les idées qui viennent comme d’elles-mêmes et qui causent peut-être l’esprit.

 Mais l’intérêt du texte ne s’arrête pas à ce renversement entre l’esprit et les idées. Hume vise également à montrer que, dans ce contexte théorique, l’identité personnelle est inconcevable. Plus précisement, puisque mon esprit est réduit à ce flux, je ne peux jamais atteindre quelque chose qui serait stable et identique. Dès lors, l’idée du moi, c'est-à-dire l’idée de quelque chose de sous-jacent, de permanent et d’identique à soi, ne peut pas être prélevée dans ce flux et encore moins espérer le caractériser. L’idée du moi est donc une fiction « quel que soit notre penchant naturel à imaginer cette simplicité et cette identité ». Ce qui caractérise une fiction chez  Hume, c’est d’être une croyance naturelle ; voilà la réalité de la fiction.

 Enfin, dans la dernière partie du texte, Hume revient sur sa comparaison de l’esprit avec le théâtre pour écarter un malentendu. L’esprit n’est qu’un mot que nous donnons au fait qu’il y ait un flux qui passe ; mais il n’a pas de réalité autre que ce flux ; il n’existe pas hors de ce flux, pas même comme  cadre ou contenant. Ainsi, l’esprit n’est pas comme un théâtre puisque le théâtre est ce dans quoi des pièces se jouent : «  les perceptions successives sont seules à constituer l’esprit ».

 

 

 Conclusion partielle: l'identité personnelle est une identité fictive construite par l'esprit humain pour associer des idées distinctes entre elles. C'est une production verbale, une construction de notre esprit, c'est pourquoi il est impossible de se connaître soi-même. Explication : la connaissance repose sur l'expérience (les idées ne sont que les copies des impressions sensibles) or la permanence du moi n'est pas l'objet d'une impression sensible, elle n'est pas perçue. Mes états tels que je les éprouve sont discontinus et hétérogènes. Ex : ce que je suis pour moi, c'est ce que je suis à un moment donné et lorsque je dors, je ne suis plus rien du tout. Donc la permanence du moi est un mythe créé par l'imagination en fantasmant une continuité là où il y a discontinuité. Notre seule expérience de nous-mêmes est celle d' < un faisceau ou une collection de perceptions différentes » et variables. Le moi est une fiction, une croyance. « Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux », les Essais, Montaigne. L’introspection n’atteint donc jamais un soi pur, mais toujours des perceptions singulières et particulières. Si on recherche la conscience, on ne trouve jamais que des sensations et des passions, et des perceptions particulières. Hume va mettre en avant une conscience anonyme et sans subjectivité.  A partir de l’idée d’un flux d’impressions, d’un chaos d’impressions, il va critiquer la subjectivité.

 

 

 

La critique du moi dans la philosophie de Nietzsche.

 

La conscience n’est qu’un réseau de communications entre les hommes; c’est en cette seule qualité qu’elle a été forcée de se développer: l’homme qui vivait solitaire, en bête de proie, aurait pu s'en passer. Si nos actions, pensées, sentiments et mouvements parviennent — du moins en partie — à la surface de notre conscience, c’est le résultat d’une terrible nécessité qui a longtemps dominé l’homme, le plus menacé des animaux: il avait besoin de secours et de protection, il avait besoin de son semblable, il était obligé de savoir dire ce besoin, de savoir se rendre intelligible; et pour tout cela, en premier lieu, il fallait qu’il eût une "conscience", qu’il "sût" lui-même ce qui lui manquait, qu’il "sût" ce qu’il sentait, qu’il "sût" ce qu’il pensait. Car comme toute créature vivante, l’homme pense constamment, mais il l’ignore. La pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise, de tout ce qu’il pense : car il n’y a que cette pensée qui s’exprime en paroles, c’est-à-dire en signes d’échanges, ce qui révèle l’origine même de la conscience.  Le Gai savoir (§ 354),Nietzsche

Analyse du texte faite en cours.

Prolongements : La conscience est la propriété de l’esprit par laquelle j’accède immédiatement à des représentations. Mais le psychisme   désigne l’ensemble des facultés mentales, conscientes et inconscientes. Il n’est donc pas sous le seul contrôle de la conscience, mais soumis à des énergies profondes qui obéissent à une dynamique sur laquelle la conscience n’a aucune prise.

Ne faut-il pas reconnaître que, même si nous désirons ne former qu'un être indivis, une partie de nous-mêmes nous échappe. La philosophie de Descartes de la conscience s’est construite sur un oubli ou un déni du corps. La conscience est apparue comme substance pensante définissant le sujet. Le « je » a été défini alors par les attributs  d’unité et de permanence. Nietzsche va partir au contraire d’une réflexion sur le corps. Il va faire la genèse du concept de subjectivité en montrant que cette notion est une fiction.

  Dès l’âge de 36 ans, le corps de Nietzsche a souffert. La maladie semble avoir obligé le philosophe à penser son corps. Dans la maladie, une altérité divise l’individu en mettant le corps en contradiction avec lui-même. De plus, elle oblige, si on la refuse, à un dépassement ; elle provoque une tension vers un mieux être, un être autre. Ces remarques sont importantes pour comprendre le projet nietzschéen.

Dionysos.Le début de l’œuvre philosophique de Nietzsche est marqué par un ouvrage, La naissance de la tragédie, dans lequel l’auteur  situe historiquement le moment qui précède l’émergence de l’individualité dans la civilisation occidentale. La tragédie grecque est pour Nietzsche contraire à l’idée de subjectivité dans la mesure où elle met en scène un conflit de formes qui reconnaît à la souffrance une place centrale. Deux figures sont essentielles pour comprendre cette époque pré-subjectiviste, cette époque d’avant l’existence du moi, ce sont celles d’Apollon et de Dionysos. Dionysos[1] est le dieu des pulsions animales ; il est l’élan qui vient des entrailles de l’organisme humain. Sa puissance consiste dans la réconciliation avec la Nature à laquelle  il invite, dans l’ivresse, par l’oubli de soi et de son passé. Dionysos est la figure divine qui montre les forces à l’œuvre dans l’organisme et dans la nature et qui ramène l’individualité à ce qu’elle est : une dispersion de la puissance. La figure d’Apollon, vient contrer le danger de régression à l’animalité auquel pourrait conduire la seule figure dionysiaque. Un équilibre apparaît alors sans nier pour autant la force de Dionysos.

Le corps comme guide. Nietzsche se réclame de Dionysos dans son œuvre. Il prendra donc le corps comme guide. Et il ne cesse de rappeler l’émerveillement que suscite la possibilité du corps humain. «  Ce qui est plus surprenant, c’est bien plutôt le corps ; on ne se lasse pas de s’émerveiller à l’idée que le corps humain est devenu possible ».  Le corps humain est un ensemble de rapports de forces contraires, actives et réactives, dominantes et dominées. Il y a une « aristocratie des cellules » dit Nietzsche. Le corps est donc le donné le plus complexe et il n’est pas un objet déterminé pour lequel une simple explication mécaniste suffirait. Il retrouve ici l’intuition de Spinoza quand celui écrit qu’on ne sait pas ce que peut un corps. Il s’agit donc de retrouver cet émerveillement et de prendre la suprématie de la conscience pour ce qu’elle est : un préjugé. La grande activité principale est inconsciente.

 La conscience est un instrument. Il faut bien mesurer l’ignorance de l’homme quant à ce que peut son corps pour comprendre la réalité que Nietzsche accorde à la conscience. Il écrit ceci : « tous nos motifs conscients sont des phénomènes de surface : derrière eux se déroule la lutte de nos instincts, de nos états : la lutte pour la puissance. » Il écrit aussi que  « nous en sommes à la phase où le conscient devient modeste ». Ce qui vient à la conscience arrive après ; ce sont des effets de luttes entre des forces actives et réactives. La conscience est essentiellement réactive.  Mais « rien n’arrive à notre conscience qui n’ait été au préalable complètement modifié, simplifié, schématisé, interprété ». La conscience est la traduction en mots de luttes inconscientes et organiques. La conscience est donc toujours seconde et simplificatrice, falsificatrice même dit Nietzsche. Elle est réductible au langage et donc à ce qui est communicable. Gai Savoir 354. 

«  Car si j’ai quelque unité en moi, elle ne consiste certainement pas dans mon moi conscient, dans le sentir, le vouloir, le penser ; elle est ailleurs, dans la sagesse globale de mon organisme, occupée à se conserver, à assimiler, à éliminer, à veiller au danger ; mon moi conscient n’en est que l’instrument ». VP II, 185

L’illusion du sujet. Le sujet n’est plus qu’un artifice du langage (un sujet grammatical) s’appuyant sur le langage de la conscience, et submergé, en réalité, par un flot d’instincts et d’affects en tous genre qui constituent sa véritable individualité physique.

 A partir de là, l’âme, le sujet tout comme Dieu seront des idôles à renverser. Le sujet sera réduit à un acte de foi dont la fonction sera de légitimer la faiblesse de l’homme en lui faisant croire en sa liberté. «  Le sujet est une multiplicité qui s’est construit une unité imaginaire » dit Nietzsche et  cette unité fait obstacle à l’épanouissement de la multiplicité interne. L’individu n’a donc pas de fonds substantiel originel à tirer au jour, d’en soi à objectiver. Il est une multiplicité de rôles, de pulsions qui le débordent. La pensée déborde aussi la conscience et le moi. Les pensées en effet viennent à moi quand elles veulent et non quand je veux. La pensée s’impose à moi, j’en suis plus le spectateur que l’auteur. PBM 16, 17

L’individu-cosmos. Nietzsche nous invite à penser le corps humain dans le cosmos ; il prône un nouvel individu-monde, c’est-à-dire un individu ouvert, irréductible à un moi limité.  Il développe la dimension cosmique du moi. Pour comprendre cette dimension, il faut considérer le corps pour ce qu’il est, non pas le résultat de la vie, mais la vie elle-même. Il y a une continuité absolue depuis la première forme vivante jusqu’à moi. Il n’y a qu’un seul type de force dit Nietzsche.

Il fallait se défaire du sujet pour pouvoir penser un dépassement de l’individu. C’est cela le gai savoir nietzschéen, c'est-à-dire un savoir qui reconstruise un moi capable d’arriver à vivre la belle humeur parce que débarrasser de ce qui fait obstacle à son émancipation. 

 

 

Le sujet est une fiction car il n’est qu’un être d’imitation. L’identité personnelle est une identité d’emprunt.

Je est un autre, je suis un être d’imitation. J’endosse des rôles différents dans mes relations avec les autres. Je ne suis qu’une succession de rôles sociaux.

Dire que c’est un autre qui parle en moi c’est reconnaître que sa propre identité est une identité  d’emprunt. Je le reconnais aisément pour expliquer mon enfance ; il a bien fallu un modèle parental pour me guider dans mes premiers pas. Et puis, pourquoi pas encore à l’âge adulte ; un autre pourrait bien m’influencer ; je l’imiterais, le copierais. Ou plus précisément je m’en inspirerais. Dire que l’on s’inspire de quelqu’un c’est coller davantage à la réalité la plus commune – à savoir non pas l’imitation qui se veut parfaite, comme certains imitateurs de Johnny Halliday ou de Claude François – celle qui agit et qui pense comme aurait pu agir ou penser celui qu’on imite.

Je peux, après avoir admis la nécessité de « tuteur » dans l’enfance , remarquer que je peux non seulement changer de modèle dans le temps mais que je peux également les cumuler et continuer de passer de l’un à l’autre. 

Même, il n’y a pas de raison que je n’étende pas ce que je peux reconnaître comme vrai pour moi à tous les autres individus. Ainsi, A imite B qui imite C qui imite D. On peut penser au paradoxe du dictionnaire : il n’y a pas de premier mot mais tous se renvoient les uns les autres à l’infini. Dans un dictionnaire, chaque vocable est défini par un autre vocable lequel renvoie à un troisième vocable et ainsi de suite à l’infini. Je pourrais aller plus loin et dire A=B=C=D=E=A. 

   Mais le sentiment de son identité personnelle résiste. Voyons comment. Jusqu’à présent l’identité personnelle s’est effacée au profit d’une identité d’emprunt. La personne que j’admire est assimilée (prenons l’exemple littéraire de Don Quichotte et de sa vénération pour Amadis de Gaule). Le « je » dit Clément Rosset tire toute sa substance du « tu » qui la lui alloue. Dans l’amour par exemple, j’ai le sentiment d’avoir une identité personnelle qui est révélée par la personne qui m’aime. Le sentiment d’être aimé entraine automatiquement un sentiment d’être tout court. Idée que l’on peut formuler ainsi : si on m’aime c’est que je suis. C’est le mythe d’Aristophane que reprend Platon dans le Banquet, l’amour est recherche de sa moitié qui donc fera être. L’amour est « un don de soi » au sens non pas d’une allocation de sa personne à l’être aimé, mais bien plutôt au sens d’une donation d’une identité personnelle parce qu’enfin complétée par la personne aimée. Avant l’amour, je serais incomplet et cette incomplétude me cacherait à mon identité qui ne sera visible que dans la réunion avec l’aimé.

  Ce sentiment d’identité personnelle ne jaillit pas dans le cas amoureux d’un fonds personnel originel. Il est rendu possible par autrui ; si l’individu, seul, ne se suffit pas à se constituer une identité personnelle, quel crédit pouvons-nous alors encore accorder à cette notion d’identité personnelle ?

 

 

 

Conclusion

Quelle est la réalité de ce que nous appelons identité personnelle ? Cette notion renvoie à quelque chose ; quelle est la consistance de cette chose ? C’est à ces questions que nous avons tenté de donner une réponse.    L’idée selon laquelle l’identité personnelle est une fiction, le moi n’existe pas est déplaisante tant il   semble  que mon absence d’identité personnelle ferait de moi un non-être, un presque rien, ou tout au moins une personne banale et sans originalité. Quelque chose que l’on appellera orgueil résiste donc à cette idée.  

    

    On est donc conduit à n’accorder à l’identité personnelle aucune réalité, sinon qu’elle correspond à ce qu’on appelle l’identité sociale.  Dès lors la connaissance de soi est impossible, elle est d’abord inutile biologiquement. Et elle peut même être nuisible. Elle est nuisible en ce qu’elle suppose la recherche d’une connaissance de soi. Cette recherche ne mènerait à rien, et si, elle menait à quelque chose cela serait profondément inintéressante. On peut même avancer que la recherche narcissique de soi peut susciter une inhibition ; je ne sais pas  vraiment qui je suis et au lieu d’exister, d’agir, en gros de m’épanouir, je me renferme dans une question bien mal posée. « Qui suis-je réellement » est une question qu’il ne faut pas se poser si on désire éprouver les intensités de la vie.  Il faut envisager l’individu comme un être indifférent qui va être qualifié au cours de son existence. Les qualités viendront se poser sur son être précisément dans la mesure où il aura pensé et agi dans une certaine insouciance quant à son identité personnelle. Ces qualités sont celles que synthétise mon identité sociale. Elle seule suffit. On retrouve l’intuition nietzschéenne de la volonté de puissance qui s’exprime dans un désintérêt quant à sa personne mais dans un intéressement au monde. C’est l’individu cosmique.

  

    L’utilité de la notion d’identité personnelle se trouve seulement dans le champ moral et juridique. Il faut qu’un acte soit imputable à une personne qui a eu des intentions.

 

 

 Prolongements cours sur le réel dans la philosophie de D.Hume : les fictions de l’identité et de la causalité.

A . Ce qui existe, ce sont les perceptions.

Si je me demande ce qui existe, je remarque que seuls des impressions et des idées existent. J’ai des perceptions qui se rangent en impressions de sensation (sensibles) et en idées. Par exemple, je perçois cette chose qui est rouge, et si je ferme les yeux, je peux avoir l’idée de ce rouge, qui est une copie  moins forte et moins vivace de cette impression sensible. Les impressions que nous sentons et les idées que nous en avons se distinguent par leur degré de force et de vivacité. Hume, philosophe écossais du XVIIIème siècle, commence ainsi sa philosophie. Et s’il insiste sur l’idée que seule une

différence de degré (et non de nature) distingue une impression d’une idée c’est pour rendre possible le passage de l’une à l’autre et montrer la dynamique qui anime la vie de l’esprit.

 Si on comprend le passage d’une impression à son idée, on doit pouvoir aussi envisager le passage d’une idée à son impression. Ainsi, Hume évoque les cas où une idée, parce que forte et vivace, se rapproche d’une impression. «  Dans le sommeil, dans la fièvre, dans la folie ou dans toute émotion très violente de l’âme, nos idées peuvent se rapprocher de nos impressions ».  Si les dormeurs, les fous et les fiévreux peuvent croire à leurs fantasmes et aux productions de leur esprit, on remarque aussi l’énergie que nous devons déployer pour accepter le bien-fondé des données des sens. Il y a un effort de l’esprit humain qui pour atteindre la tranquillité doit accepter ce que les impressions sensibles lui donnent et cela déchargé des idées fausses qui l’accompagnent. L’homme craintif par exemple est celui qui voit dans le réel pourtant paisible des signes de dangers. On comprend pourquoi il est difficile lorsqu’on a une idée fausse d’accepter la réalité de l’expérience. Hume dit même que dans ces situations « rien ne peut nous détromper, pas même nos sens, qui loin de corriger ce faux jugement, se laissent souvent pervertir par celui-ci et semblent conférer une autorité à ses erreurs ».

 Cela signifie que la réalité est moins l’impact de nos sensations sur l’esprit que l’autorité que nous leur cédons. La réalité devient ce que j’en attends.

Comment une idée peut devenir vive au point de se rapprocher d’une impression ? par la répétition et l’éducation. Le menteur qui a force de répéter son message finit par y croire en est un exemple,  le souvenir d’enfance que l’on finit par avoir parce que nos parents nous l’ont répété en est un autre.

 

B. Qu’est-ce que le réel dans ces conditions pour Hume ?

  Le réel n’est pas d’abord un monde, il est un flux. Le réel est fait d’impressions sensibles. Ces impressions sont reçues dans leur singularité et dans leur violence (on retrouve cette idée lorsque l’on fixe un point). Ce flux est constitué d’impressions toujours particulières (pour Hume, parler d’impression générale n’a pas de sens). Toute impression est toujours nouvelle en ce sens. « Tout dans la nature est individuel ». Jamais je ne vois deux fois le même visage, deux fois le même rouge.  Le réel serait évanescent, fugitif, périssable. Il n’aurait aucune stabilité et aucun ordre. Les impressions simples se succèdent donc dans un flux désordonné. Les impressions sensibles que j’ai ne constituent pas à elles-seules un monde, c'est-à-dire qu’elles ne possèdent pas la propriété de s’organiser elles-mêmes.

   Ce flux d’impressions est originellement chaotique. Le paradoxe c’est que l’on ne peut retrouver le plus concret qu’au prix d’une abstraction. Car le sensible est le réel. Le sensible ici c’est l’absolument singulier. Ce qui est réel, c’est le changement c'est-à-dire quelque chose de toujours nouveau.

Mais le réel est paradoxalement invivable parce qu’il ne me donne pas en lui-même la permanence et l’indépendance d’un monde. L’existence indépendante de choses hors de mon esprit ne m’est pas donnée par le réel. C’est pour cette raison que je ne pourrai jamais savoir s’il y a des corps ou non, c'est-à-dire des choses qui existent hors des perceptions que j’en ai. Hume présente l’unique question recevable ainsi : « nous sommes fondés à demander quelles causes nous font croire à l’existence des corps, mais c’est en vain que nous demanderions s’il y a des corps ou non. Ce point, nous devons le considérer comme admis dans tous nos raisonnements. » (I,IV,2) Hume ne se demande pas s’il y a des corps mais il se demande quelles sont les causes qui nous poussent à croire qu’il y a des corps. Ce sera l’imagination qui va produire la croyance en l’objectivité.

 

Il va donc falloir construire un monde. Le malaise de l’esprit face à ce désordre est trop violent. L’esprit souffre des contradictions de l’infinie variété des apparences.  Il  va produire alors des fictions qui seront autant de remède à ce désordre. Il va donner au réel désordonné et changeant la stabilité et la cohérence d’un monde. Là est l’origine, pourrait-on dire, du monde. Il faut bien produire un monde assez solide pour alléger l’esprit et rendre possible une action dans le monde. C’est donc un principe vital qui serait à l’origine du monde.

 

C. Comment vivre dans ce réel : la construction par l’esprit d’un monde.

   C’est la permanence que doit construire l’esprit pour qu’il puisse habiter ce monde. L’extériorité des corps (c'est-à-dire leur existence hors de mon esprit) sera une fiction qui aurait ceci de particulier que l’esprit sera nécessairement déterminé à y croire.

   Hume va décrire comment l’esprit  solidifie le réel en un monde. Cette solidification se fait au prix d’un déni de réalité. L’esprit choisit la fiction contre le réel car il éprouve une gêne face à cette réalité. C’est une nécessité vitale qui est à l’œuvre dans ce processus psychique. Il faut caractériser cette nécessité vitale qui commande cette construction par l’esprit : l’esprit gêné par les contradictions que lui présente le réel sensible désordonné va suivre la voie la plus facile pour les surmonter. Hume énonce ainsi le trait le plus important de la nature humaine qui est la tendance à suivre ce qui est le plus facile. (cf. parallèle avec un principe d’économie qui vaut pour la nature en général).

  L’esprit va construire des idées dont il ne peut pas faire l’expérience : ces fictions sont celles de l’identité et de la causalité, et comme elles sont des fictions elle ne dérivent pas d’une impression.

    En effet, je ne peux pas faire l’expérience de la causalité à proprement parler.  La causalité implique des locutions comme « demain », « toujours » et « nécessairement » expriment quelque chose qui n’est pas donnable dans l’expérience. La causalité est une idée construite. Elle est construite à partir de trois éléments dont nous faisons l’expérience. Il s’agit de l’antériorité de la cause sur ce que nous supposons être son effet, puis de la contiguïté de la cause et de l’effet et enfin de la répétition constante de cet enchaînement. La causalité suppose la mémoire. L’autre fiction, celle d’identité, est réfractaire à l’expérience elle aussi. Je ne fais pas l’expérience de l’identité (ce qui reste le même) mais du semblable.

La fiction principale que l’esprit va produire et à laquelle il va croire est celle de l’identité. L’identité n’admet pas la plus petite différence.  Mais je vais dire que la pomme est identique à elle-même parce qu’elle va se détacher sur un fond qui changera plus vite. C’est la variation du fond qui me fait croire que la pomme ne varie pas.

 

 Ce seront donc des idées dont nous ne faisons pas l’expérience qui vont cimenter le réel. Et l’esprit sera déterminé nécessairement à croire à ces fictions inconscientes. L’esprit va dépasser l’expérience pour rendre possible le réel, c'est-à-dire l’organiser avec la relation de causalité et le rendre extérieur à moi avec la notion d’identité (avec cette notion, les objets que je perçois ne disparaissent pas quand je ne les perçois plus). Le probable se transforme en nécessaire et le semblable en identique.

   L’analyse des perceptions dans la philosophie de Hume a montré que l’esprit forgeait des fictions sur le réel auxquelles il est déterminé à croire. Les fictions de l’identité et de la causalité ne sont pas des fictions comme l’est la fiction d’une montagne d’or par exemple. Ce sont des fictions nécessaires à l’esprit. On a donc vu comment et pourquoi l’esprit humain avait tendance à confondre le semblable et l’identique. Hume montre ainsi qu’il y a de l’inconscient dans l’esprit humain. En effet, les lois de l’imagination qui constituent le monde opèrent de façon inconsciente. Ce sont elles qui me font croire qu’il y a un monde hors de mon esprit constitué de corps indépendants et soumis aux lois de la causalité. C’est  parce que ces lois sont inconscientes qu’il est naturellement difficile d’en prendre conscience mais c’est aussi parce qu’elles sont inconscientes qu’elles constituent ce monde avec autant de puissance.

 Hume renverse la conception spontanée des choses : on croit que c’est la fixité de la nature et son objectivité qui met de l’ordre dans l’esprit, mais c’est au contraire la tendance de l’esprit à identifier qui crée la nature.

 



[1] A l’origine, Dionysos était simplement le dieu du vin ; il devint ensuite le dieu de la végétation et de la chaleur humide ; puis il apparaut comme le dieu des plaisirs, comme le dieu de la civilisation.