Situation 33. L’objet et le sujet du désir.

 

Sujets de dissertation :

Faut-il libérer le désir ou se libérer du désir ?

Faudrait-il pour être heureux ne plus rien désirer ?

Le désir est-il l’effet d’un manque ou une force d’affirmation ?

Faut-il distinguer désirs et besoins ?

Quel rôle autrui joue-t-il dans la formation de mes propres désirs ?

Pourquoi l’homme désire-t-il être reconnu par les autres ?

 

Sujet retenu : Nos désirs sont-ils nos faiblesses ?

Analyse du sujet.

Etonnement initial : Comment ce qui est caractérisé comme un moteur de l’existence, une force, ce qui me porte et me rend actif pourrait-il être considéré comme une faiblesse ?

Définitions provisoires Le désir est une tension vers un objet (ce peut être une chose, on parle alors d’objet matériel – ex. une voiture de sport ; une personne, un homme ou une femme, des compétences (réussir tel examen, améliorer sa façon de jouer de la guitare) et des performances (battre un record), etc. Le désir est considéré généralement comme un manque. Je désire quelque chose que je n’ai pas ; si je le possédai je ne le désirerai pas. Le désir est polyvalent, il peut porter sur des réalités multiples. Certains peuvent désirer la douleur, des actions jugées mauvaises, des choses jugées laides. La faiblesse, elle, désigne le contraire de la force. Elle est associée à une impuissance, une incapacité. Elle désigne aussi ce par rapport à quoi je peux être manipulé.

Remarque étymologique et remarques générales:  Le mot désir vient du latin, sidus, qui signifie l’étoile, l’astre. Le désir est donc un désastre. Le désir est l’objet d’une méfiance. On considère négativement le désir en le rapprochant de péchés et de vices. On l’identifie aussi au désir sexuel. Les sujets proposés révèlent une ambivalence à son égard. Le désir peut être cause de mon malheur ou de mon bonheur, il me rendre libre ou m’aliéner, etc.

Problématisation du sujet : Le désir apparaît d’abord comme une tension vers autre chose. En ce sens il semble un moteur pour l’existence. Mais sa intensité, sa force peut se retourner en étant ma faiblesse, sa puissance peut conduire à mon impuissance. En effet, devenu obsessionnel, le désir finit par me contrôler sans que je ne puisse le contrôler en retour. L’absence de maitrise par le sujet de son désir l’assujettit à ce dernier. Nos désirs pourraient devenir nos faiblesses.

Enjeux : la réponse à cette question conditionnera en partie la façon que l’on aura de se représenter le désir ainsi que le bonheur et la liberté. De plus, la recherche intellectuelle de la nature du désir peut contribuer à la formation en soi d’un désir puissant et réfléchi qui conduira à la vie libre et joyeuse.

 

Plan possible (augmentation de certains points du sujet qui ont pour fonction d’approfondir votre réflexion sur l’essence du désir).

 

 

1. Nos désirs nous rendent faibles.

Argument principal : le désir est éprouvé dans la douleur comme un manque.

Explicitation. Le désir, contrairement au besoin, ne trouve pas de véritable satisfaction. Le désir ne s’éteint jamais, il renait sans cesse et conduit ainsi à l’éparpillement de la force du sujet.

De plus le désir a une tendance à devenir obsessionnel et à aliéner l’individu qui est alors assujetti au désir lui-même.

Détail de l’analyse :

Le  désir est vécu  comme un mouvement vers un objet qui est absent. Cette absence peut être celle d’une chose que l’on ne peut pas encore s’offrir ou celle  par exemple d’une personne aimée et que l’on  n’a plus revue. L’absence est cruelle car elle est la manifestation d’une présence lointaine, inaccessible dans l’immédiateté. Disons pour être plus précis que l’absence dans le réel de ces objets désirés suppose leur présence imaginaire dans l’esprit. L’objet du désir se présente comme étant à la fois une absence et une présence. Désirer nous apparaît donc bien comme cette tension vers ce qui manque, et ce manque est une souffrance.

Le désir porte sur un objet qui est connu (on le désire en particulier) et en même temps, inconnu au sens où nous ne le possédons pas encore.  On peut souligner le caractère paradoxal qui s’explique peut-être par le caractère imaginaire du désir. Ainsi la souffrance de ne pas posséder l’objet désiré suppose la possibilité d’une illusion de l’esprit sur la nature de cet objet. Enfin cette définition du désir présuppose aussi que la satisfaction du désir se réalise dans une jouissance, une appropriation, une possession de l’objet que l’on convoitait. Ainsi le désir vise  la consommation de son objet (il est glouton et excessif, c’est la gourmandise, la cupidité, etc.) et  il vise aussi en un sens sa destruction (narcissisme) , il entraine par conséquent des situation de rivalité et de compétition (ambition, orgueil, domination). Puisque  le désir est un manque qui vise la satisfaction, il vise sa propre fin. En droit il pourrait conduire à sa fin même si en fait il est toujours renouvelé.

Texte de Schopenhauer

Tout vouloir procède d’un besoin, c'est-à-dire d’une privation, c'est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet ressemble à Ixion[1] attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes [2]qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale[3] éternellement altéré.

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (1818), trad. A.Burdeau, Éd. PUF, 1966,pp.252-253



Analyse 

Il s’agit de comprendre pourquoi on ne peut pas véritablement parler de satisfaction du désir. La satisfaction suppose l’assouvissement du désir et sa fin. La satisfaction doit en ce sens mener à une certaine plénitude. Or avec le désir, il semble que cette plénitude soit toujours manquée. La satisfaction est toujours décevante, elle se situe en-deça du bénéfice escompté. Dès qu’il y a eu appropriation, possession ou consommation de l’objet désiré, on ressent une sorte de dépréciation immédiate, l’objet est aussitôt décevant. Il est incapable d’apaiser cette soif qui était en nous, il est incapable d’apaiser ce désir. Tout se passe comme si le désir nous échappait à chaque fois, comme si on ne pouvait pas le fixer sur un objet. On peut ainsi penser la tristesse comme ce décalage, cette inadéquation entre la puissance de l’obsession et le côté dérisoire, infime de la satisfaction. Le désir est donc à la fois comme l’oubli de sa satisfaction. Si le désir se souvenait de la tristesse liée à la satisfaction toujours dérisoire peut-être s’éteindrait-il.

 On peut dès lors écrire la biographie du désir. Sa vie consiste à passer d’objets en objets, comme pour faire oublier le caractère dérisoire de cette satisfaction. La satisfaction est oubliée du fait d’un nouveau désir naissant qui l’efface.

 

La déception que l’on rencontre lorsque le désir est satisfait tient aussi peut-être au caractère imaginaire de l’objet désiré. Désirer, c’est éprouver le manque de tel ou tel objet, mais c’est aussi éprouver ce manque dans une certaine durée. Dans cette attente, l’esprit construit son objet, c'est-à-dire qu’il le pare de tout ce qu’il voudrait qu’il ait. Ce n’est plus l’objet réel que je désire, mais c’est l’objet que je me suis imaginé. Stendhal nomme ce phénomène la cristallisation. La cristallisation, c’est ce qui rend merveilleux le rameau d’arbre effeuillé par l’hiver qu’on avait jeté dans les mines de sel de Salzbourg. C’est l’esprit lui-même qui crée l’amour, c’est une transfiguration de l’imaginaire qui crée la personne aimée. Tout amour est rêvé.  On n’aime dans la personne que ce qu’on y a mis nous-mêmes. C’est pour cette raison que Proust disait qu’il « faut laisser les jolies femmes aux hommes sans imagination ».  

 

Prolongements : sur la distinction entre le besoin et le désir.

Non seulement désir et besoin sont l’expression d’un manque, mais le langage courant efface lui aussi cette distinction. Lorsque je dis «  j’ai trop besoin d’un Iphone », s’agit-il d’un désir ou d’un besoin ? Il semble bien que parler de besoin soit ici un abus de langage, car on réserve le terme de besoin à l’expression d’un manque à caractère physiologique. Le besoin est en effet un impératif physiologique, c’est une demande du corps. Avoir faim ou avoir soif sont des besoins, c'est-à-dire qu’ils sont la traduction psychique d’un déséquilibre physique. Les besoins correspondent à une réalité naturelle qui enracine l’homme dans son corps et dans une nature animale. Avoir faim correspond à un besoin de manger qui est lui-même une exigence du corps qui est lui-même au service d’une fin à savoir vivre. D’ailleurs le besoin ne correspond pas nécessairement à un manque : le sommeil peut-être envisagé soit comme un manque de force, soit comme un trop plein de fatigue. Mais à chaque fois, le besoin est l’expression d’un déséquilibre du corps, et il est cet appel à un nouvel équilibre. Une fois l’équilibre rétabli, le besoin disparaît. Le besoin est donc limité par sa propre satisfaction.

 

Faut-il alors envisager le désir comme l’envers artificiel du besoin. Le besoin est naturel et il est l’expression d’un manque du corps. Peut-on se contenter de dire que le désir n’a pas d’ancrage naturel et qu’il est bien plutôt une création de l’esprit ?

On peut pour commencer tenter de comprendre comment la confusion entre les deux est possible.

 

En effet, si la distinction est si claire : d’un côté le besoin, la nature et le corps, de l’autre, le désir, l’artifice et l’esprit ; comment se fait-il alors que l’on prenne souvent l’un pour l’autre ?

 On peut remarquer que le désir semble emprunter au besoin sa force obsessionnelle.  Il emprunte au besoin son caractère vital, nécessaire. La force du désir (par exemple du désir amoureux) engage le désir dans une question de vie ou de mort ; si elle ne m’aime pas, je préfère mourir, ou même, l’achat d’un objet – «  si je n’ai pas ce Iphone, je ne sais pas comment je vais m’en sortir ». Le désir semble rechercher son objet comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort. On peut donc dire que si le désir comme le besoin est l’expression d’un manque ; à chaque fois, ce manque est éprouvé dans une douleur lié à l’absence de l’objet désiré, et le désir se manifeste alors dans une tension vers la conquête de cet objet (séduction, consommation)

On peut même se demander si on ne fait pas passer des désirs pour des besoins afin de les justifier, de les rendre légitimes. La frontière est floue entre le besoin et le désir. La gourmandise est bien un désir (je mange plus que de raison et je choisis ce que je vais manger), mais elle répond aussi à un besoin, à savoir, me nourrir. La faim est rarement une faim tout court, elle est souvent mêlée de gourmandise. On peut manger à en être malade, parfois à en mourir mais on ne trouve pas d’obèse chez les animaux sauvages. Seuls les animaux domestiques peuvent être atteints d’obésité (un chat qui dort près du frigo), c'est-à-dire que son maître a stimulé artificiellement son appétit.

 La question est donc délicate de savoir quelles sont les limites du besoin (on a parlé de satisfaction), mais la satisfaction d’un besoin est toujours accompagnée d’un plaisir. Comment déterminer la fin du besoin et le début de la sensualité et du désir ? Si le plaisir se rencontre dans la satisfaction du besoin, ne peut-il pas alors nous entraîner sur le terrain de la sensualité.

 Saint Augustin écrit ceci dans ses Confessions en parlant de l’intempérance (X, 31) : «  cette incertitude ravit notre pauvre âme : elle est heureuse de se ménager une défense et une excuse en ne voyant pas bien ce qui suffit à l’équilibre de la santé : et sous le voile de l’hygiène elle cache les intérêts du plaisir ».

  Prenons le cas du désir sexuel ; on devrait normalement parler de besoin sexuel pour l’homme, c’est un besoin dans la mesure où par la procréation, il rend possible la vie. Mais ici, on s’aperçoit qu’il s’agit plus d’un désir que d’un besoin ; en effet, le besoin sexuel n’est pas simple pour l’homme, il n’a pas la simplicité du besoin sexuel animal et il est fondé sur une érotique très complexe du désir constitué de fantasmes, de rêveries, d’imaginaire.

 

 

Transition vers la deuxième partie :

L’insatisfaction que j’éprouve quand je désire ne me conduit-elle pas à tendre au-delà des limites de mon être ? Le désir est-il cause de ma faiblesse ou bien est-il ce par quoi je prends conscience de ma faiblesse ? selon la deuxième hypothèse, il serait ce révélateur essentiel, la réalité par laquelle je prends conscience de mon impuissance. Et cette prise de conscience est nécessaire à la possibilité d’un dépassement de soi.

 

2. Le désir est la cause d’un dépassement de soi  et de perfectionnement.

 

Si le désir ne se satisfait pas véritablement, c’est parce qu’il indique toujours une limite, une faiblesse que l’individu doit tenter de dépasser et de corriger. Le désir me fait prendre conscience de cette insuffisance et il me pousse à vouloir la dépasser. Dès lors, il est essentiel à la réussite de l’action que j’entreprends. Il donne à l’homme de la détermination pour ne se décourager dès le premier obstacle rencontré.

Ainsi on peut penser qu’un nombre de formes élevées de la culture et de la civilisation trouve leur origine dans le désir. Il serait même possible de défendre l’idée selon laquelle derrière les formes élevées du désir, comme le désir de connaissance, on trouve un désir charnel. Le désir sexuel se déploie dans un univers imaginaire remplis de fantasmes, il ne peut pas se satisfaire comme un simple besoin. Ainsi, il développe dans l’esprit de l’individu une capacité à forger des images et des fantasmes qui pourraient donner naissance à des idées et des concepts.

Texte de Freud sur le concept de sublimation

La possibilité de déplacer une forte proportion de composantes libidinales, composantes narcissiques, agressives et même érotiques, sur le travail professionnel et sur les relations humaines qui s'y rattachent, confère à celui-ci une valeur qui ne le cède en rien à son indispensabilité pour chacun aux fins d'affirmer et justifier son existence dans la société. L'activité professionnelle procure une satisfaction particulière quand elle est librement choisie, donc qu'elle permet de rendre utilisables par sublimation des penchants existants, des motions pulsionnelles poursuivies ou constitutionnellement renforcées.

Textes de Rousseau extrait d’Emile ou de l’éducation (livre 5)

C'est une erreur de distinguer les passions en permises et défendues, pour se livrer aux premières et se refuser aux autres. Toutes sont bonnes quand on en reste le maître ; toutes sont mauvaises quand on s'y laisse assujettir. Ce qui nous est défendu par la nature, c'est d'étendre nos attachements plus loin que nos forces : ce qui nous est défendu par la raison, c'est de vouloir ce que nous ne pouvons obtenir ; ce qui nous est défendu par la conscience n'est pas d'être tentés, mais de nous laisser vaincre aux tentations. Il ne dépend pas de nous d'avoir ou de n'avoir pas des passions, mais il dépend de nous de régner sur elles. Tous les sentiments que nous dominons sont légitimes ; tous ceux qui nous dominent sont criminels. Un homme n'est pas coupable d'aimer la femme d'autrui, s'il tient cette passion malheureuse asservie à la loi du devoir ; il est coupable d'aimer sa propre femme au point d'immoler tout à son amour.

 

Transition : mais le désir ne peut pas être une faiblesse car il constitue l’essence de l’homme. On ne peut donc raisonnablement  vouloir l’éradiquer. Tout dépend donc de savoir ce qu’on réussi à faire ce désir. Le désir n’est donc plus une force aveugle et obscure. Le désir peut être réfléchi et conduire à la joie.

Troisième partie : le désir est l’essence de l’homme. Réflexion à partir de Spinoza.

Le désir ou conatus est un effort pour persévérer dans l’existence. Le Désir est un désir de puissance d’exister qui se traduit par un effort. L’homme désire augmenter sa puissance d’exister, c’est-à-dire sa puissance de penser et d’agir. Son augmentation est une joie, sa diminution est une tristesse.

En comprenant par la raison les mécanismes à l’œuvre dans les affects, l’individu peut progressivement s’en libérer et avoir davantage de passions joyeuses.

 

Quelques exemples de théories qui prônent la vie heureuse comme absence de troubles et qui vise la suppression du désir.

Guérir du désir ? Les thérapeutiques de l’âme.

Les techniques du règlement des désirs

Les désirs ne seraient donc que la ruine de l’âme, la source des tourments de l’existence humaine. Le bonheur ne serait pas possible dans une vie de désirs, et même cette existence malheureuse ne serait pas l’expression de ma liberté et de ma singularité ; au contraire, elle serait cause de mon asservissement à mon inconscient et à autrui. Avant d’être un moteur pour mon existence, le désir serait ce qui la trouble.

 La philosophie grecque a envisagé la question du désir non pas dans le sens d’une définition de la notion, mais dans le sens d’un traitement éthique. Il s’agit pour la philosophie grecque  de savoir comme régler la question du désir pour pouvoir atteindre le bonheur.

On peut considérer trois techniques de règlement des désirs :

une maîtrise des désirs et des passions de l’âme par la raison souveraine. C’est la volonté qui doit étouffer mes désirs et ses débordements. Mais le paradoxe est le suivant : c’est toujours un désir qui désire ne plus rien désirer ; vouloir la quiétude est donc toujours une inquiétude.

Une classification des désirs pour savoir qu’elles sont les désirs que je dois poursuivre dans la mesure où ils sont susceptible de me conduire au bonheur (Souverain Bien). Le problème ici est de savoir quel sera le critère qui permettra de distinguer les désirs entre eux.

Une réorientation des désirs. Comme je ne peux les supprimer, il faut que je les oriente dans un sens tel qu’ils puissent me conduire au bonheur.

La classification des désirs chez Epicure

 

Et il faut voir, en raisonnant par analogie, que parmi les désirs, certains sont naturels, d’autres vides, et que parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d’autres seulement naturels ; et parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à l’absence de perturbations du corps, d’autres à la vie même.

 En effet, une observation sans détour de ces distinctions sait rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et à l’ataraxie, puisque telle est la fin de la vie bienheureuse ; car ce pour quoi nous faisons  toutes choses, c’est ne pas souffrir et ne pas être dans l’effroi ; et une fois que cela se réalise en nous, se dissipe toute la tempête de l’âme, puisque le vivant n’a pas à se diriger vers quelque chose comme si cela lui manquait, à la recherche de ce qui permettrait au bien de l’âme et à celui du corps d’atteindre la plénitude ; en effet, c’est à ce moment que nous avons besoin d’un plaisir, lorsque nous souffrons par suite de l’absence de plaisir ; mais lorsque nous ne souffrons pas, nous n’avons plus besoin du plaisir.

  Epicure, Lettre à Ménécée (§§127-128), Éd. Le livre de Poche, 1994, trad.Balaudé, p.194.

 

Pour Epicure, c’est  en classant les désirs que je pourrai déterminer quels sont  les désirs que je dois rechercher et quels sont ceux que je dois supprimer. Les désirs ne sont pas chez Epicure égaux entre eux. Classer, c’est opérer un tri et donc disqualifier ceux qui ne participent pas à mon bonheur et surtout ceux qui s’y opposent.

Le critère distinctif proposé par Épicure est en suivant une tradition grecque, la nature. La nature est conçue comme un modèle de mesure.  C'est pourquoi l'homme doit la suivre ou l'imiter autant qu'il peut. Or le corps est une réalité naturelle, et comme tel, nul n'est autorisé à le couvrir d'opprobre: les désirs qui émanent de lui sont modérés et sains. D'où viennent donc les vertiges qui troublent l'âme au point de faire perdre aux hommes toute mesure? De certaines représentations mentales et de certains désirs.

C’est la nature elle-même qui confère au désir sa limite, les désirs illimités ne peuvent donc pas être naturels. Epicure prône donc une modération des désirs et invite à la sobriété et à la frugalité : il suffit de peu pour atteindre le bonheur. Cette modération est à la base de sa théorie du Souverain Bien (le bonheur), et on rapporte qu’Epicure aurait répondu à quelqu’un qui lui demandait comment devenir riche, ceci : «  ce n’est pas en augmentant les biens, mais en diminuant les besoins ». Il rejoint en ce sens le stoîcien Sénèque qui disait de celui qui «  n’est pas tout à fait content de ce qu’il possède sera malheureux, fût-il le maître du monde ».

 Seuls les désirs naturels peuvent être comblés.  On peut en effet boire jusqu’à plus soif et manger à satiété, mais on ne pourra jamais être riche  à souhait ni suffisamment glorieux.  Le désir non naturel et vide qui provient de l’opinion fausse que l’on a sur les choses est un désir déréglé. Il n’est pas soumis à la norme de la nature et il enfante une infinie chimère, c'est-à-dire un rêve éternellement insatisfait. 

La classification des désirs est donc organisé autour de ce rapport à la nature et donc à sa limite :

les désirs vides (ou vains) ont leur origine dans des opinions vides (comme l’opinion selon laquelle la mort est le plus grand des maux, ou l’espoir d’être immortel quand tout être est voué à la destruction). Les désirs vains sont tous ceux qui comportent de l’illimitation.

Les désirs seulement naturels correspondent à des fonctions naturelles, comme boire, mais dont la non-satisfaction n’a pas d’incidence sur les fonctions auxquelles ils s’appliquent. Ainsi désirer manger alors que je n’ai pas faim, désirer boire alors que je n’ai pas soif, ou même désirer manger du foie-gras parce que j’ai faim plutôt qu’un morceau de pain. Les désirs qui sont naturels mais non-nécessaires (comme ceux cités précédemment) peuvent poussés à l’extrême devenir vide par leur caractère excessif, par exemple dans la situation suivante : j’ai faim mais je ne désire manger que du foie-gras.

Les désirs naturels et nécessaires. Ces désirs sont rangés en ordre d’importance décroissante : ceux qui contribuent au bonheur, à la paix du corps, et à la vie.

Les désirs naturels et nécessaires qui contribuent au bonheur sont, selon Epicure le désir de philosopher et le désir de pratiquer l’amitié. C’est le thème de la philosophie comme thérapie de l’âme et du bonheur comme suffisance à soi, comme vie autarcique. C’est dans ces deux pratiques que la plénitude nécessaire au bonheur sera possible. Non seulement la santé du corps sera rendue possible, et l’ataraxie (=absence de trouble) totale.

La discrimination des désirs se fonde sur l'opposition de ce qui est naturel et de ce qui est vain. Le bonheur, selon Epicure, ne se trouve pas dans l'acquisition fastidieuse de biens toujours plus raffinés; il consiste seulement dans la suppression de la douleur liée au manque: "les mets simples donnent un plaisir égal à celui d'un régime somptueux, une fois supprimée toute la douleur qui vient du besoin".

Mais la thèse soutenue par Epicure suppose qu’il est possible de distinguer ces désir et d’éradiquer les uns en préférant les autres. Or peut-on éradiquer un désir qui envahit toute l’âme, la passion amoureuse peut-elle être encore rendue plus sage et plus rationnelle quand elle ravit l’amoureux ? La raison est-elle encore souveraine face à la tempête des passions ?

La réorientation des passions chez Rousseau :L’Émile de Rousseau est un traité de pédagogie. Rousseau n’évoque pas une éradication des désirs et des passions mais il parle d’un bon usge des facultés et précisément de celle de désirer.  L’argument est le suivant :  les passions ne peuvent être et ne doivent pas être détruites dans la mesure même où  « nos passions sont les principaux instruments de notre conservation, c’est donc une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire ». Mais si on ne peut ni ne doit les détruire, on peut les réorienter. La morale n’est donc pas envisagée comme une soumission des passions à la raison ou comme une éradication des passions par la raison, mais comme une réorientation des passions. La morale ne sera donc  pas en rupture avec la dimension passionnelle de l’homme, elle consistera en une rationalisation des passions.

On est loin ici de l’idée d’une raison altruiste qui serait en opposition avec des passions égoïstes, c'est-à-dire de la conception de la morale entendue comme soumission des passions à la raison. Et ceci parce que la raison ne pourra jamais être efficace contre les passions. Rousseau réhabilite les passions.  

 Le problème est donc le suivant (et il porte sur l’articulation du désir et du bonheur) : comment l’accord de l’homme avec lui-même est-il possible ? Comment penser la conciliation heureuse entre passion et raison ? Il s’agit véritablement d’un problème dans la mesure où ce qui caractérise l’homme et plus précisément la puberté pour Rousseau, c’est la disproportion entre les facultés et les désirs. La crise de la puberté et le désir sexuel introduisent un bouleversement.  L’animal lui ne vit pas dans cet état de disproportion, il y a toujours un accord entre ses besoins et ses puissances : la fourmis ne mange pas les lions, et ne veut pas les manger.

Il va falloir aider Emile à se réinstaller dans un nouvel équilibre. Et c’est une entreprise délicate car il s’agit d’une crise violente : au départ le désir n’accède pas à la conscience de soi, le désir naît sans le savoir. Il y a un  écart entre le désir et la conscience, entre la passion et son accomplissement, entre le désir et son objet : «  on désire sans savoir quoi ».

 



[1] Ixion tenta d’abuser d’Héra, la femme de Zeus. Pour punition, Zeus l’attacha à une roue enflammée, tournant sans cesse, et le lança ainsi à travers les airs.

[2] Les filles de Danaos, après leur arrivée aux Enfers, furent condamnées pour avoir décapité leur mari pendant leur nuit de noces, à remplir éternellement d’eau un tonneau percé.

[3] Les versions diffèrent sur les fautes reprochées à Tantale. Aux Enfers, il est condamné à une faim et une soif éternelles : plongés dans l’eau jusqu’au cou, il ne pouvait s’abreuvait, car le niveau de l’eau baissait chaque fois qu’il essayait d’y tremper les lèvres ; de même, une branche chargée de fruits pendait au-dessus de sa tête, mais s’il essayait de l’atteindre, la branche remontait hors de sa portée.