La liberté humaine : point de vue politique et métaphysique

 

Tous les hommes désirent être libres. La liberté semble être la condition sine qua non d’une vie heureuse. Mais la liberté est une idée qui est plus chantée que pensée. On la revendique, on la réclame, mais on ne prend pas le temps de l’examiner. 

 Le philosophe, ce que tout le monde est à condition d’en fournir les efforts, est le seul à véritablement chercher à penser cette liberté. Tout se passe comme si penser la liberté faisait prendre conscience de ce qui l’empêche ; comme si la prise de conscience de ces obstacles était une première étape dans leurs libérations.

Mais tous les philosophes sont d’accord pour voir dans la liberté l’une des questions les plus épineuses de la métaphysique.

 

 La liberté est une notion problématique dans la mesure où elle prend sens dans des domaines différents :

C’est la liberté métaphysique d’une part ; c'est-à-dire la liberté de l’homme envisagée dans son rapport à la nature. L’acte humain est-il déterminé comme un fait de la nature ? On pense alors la liberté par rapport à l’existence des lois de la nature. L’homme peut-il être libre (au sens de doté d’un libre-arbitre, c’est-à-dire le pouvoir de vouloir ou de désirer quelque chose sans être déterminé par rien) au sein d’une nature entièrement déterminée par des lois de la nature ?

C’est la liberté politique et morale d’autre part ; que signifie pour un homme qui vit en société et qui obéit à des lois d’être libre ? Ma liberté individuelle n’est-elle pas menacée par les exigences de la société et les contraintes de l’Etat c'est-à-dire en fin de compte par la seule existence d’autrui ?

 

 

A. Les conditions de la liberté politique

 

 

La définition commune de la liberté est celle d’un état de l’être qui ne subit pas de contrainte et qui agit conformément à sa volonté, à sa nature. La liberté c’est alors le pouvoir de faire ce que l’on veut. Cette définition pose d’emblée un problème d’indétermination. En effet, un grand nombre d’actions très différentes les unes des autres correspondent à cet état : cela peut-être de sauver un enfant de la noyade, d’acheter ma marque de lessive préférée, de pousser un inconnu hors du train en marche.

 Et si être libre c’est faire ce que l’on veut, sans connaître les limitations imposées par la loi, je comprends vite  que ma liberté est limitée par celle des autres.

 

La première forme de liberté, pouvoir faire ce qui nous plait, les philosophes l’ont appelée « licence », comme pour la démarquer de ce qu’est la véritable liberté. Le problème est que cette licence peut comme s’auto-détruire et finir par nier la liberté elle-même. Si je regarde l’affaire simplement du côté politique, ma liberté dans une situation qui permettrait  à chacun de faire ce qu’il veut serait grandement compromise. Au lieu de faire ce qui me plaît, je serais contraint de veiller à ma sécurité et à celle de mes biens en permanence. Quelle liberté est-ce là ? Puis-je me sentir libre dans la crainte ? Rousseau écrit ceci : «  quand chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre »  C’est pour cette raison que certains philosophes ont définit l’Etat comme le remède à tous ces maux. Dans l’état de nature, celui qui ne connaît pas la loi, les hommes, si on écoute Thomas  Hobbes, devait vivre dans un état d’insécurité tel qu’ils décidèrent de confier le pouvoir qu’ils avant de recourir à la force et de se nuire mutuellement à une instance neutre et toute puissante : l’Etat. La liberté politique, c'est-à-dire celle qui est encadrée par des lois et finalement plus grande que celle vécu dans l’état de nature, la liberté naturelle. Ecoutons encore Rousseau : « chacun, se donnant à tous ne se donne à personne ; et, comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de ce que l’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a ». Si je perds la liberté naturelle avec le contrat social, je gagne en même temps la liberté politique qui est la véritable liberté. Le pouvoir que j’ai de faire ce que je veux je le mets entre les mains de toute la communauté. On peut ainsi énoncer cette formule paradoxale : il n’y a point de liberté sans lois.

 

 

    Mais s’il n’y a pas de liberté sans loi, toutes les lois participent-elles véritablement à ma liberté ? Le pouvoir de l’Etat ne peut-il pas être oppressant et ruiner ma liberté  comme dans la dictature ou dans les régimes totalitaires ? Comment se protéger contre les abus du pouvoir ? Comment éviter que le pouvoir de l’Etat, construit pour protéger la société, ne se retourne contre elle pour l’opprimer ?

 

Pour répondre à ces questions, il faut commencer par décrire la nature de l’obéissance au pouvoir de l’Etat. On peut distinguer deux formes d’obéissance : la première est une soumission à la force, elle relève de l’habitude, de la lâcheté ou de la faiblesse c'est-à-dire de la crainte de la sanction. Mais la deuxième, véritable obéissance désigne la reconnaissance du droit de l’Etat et de son bien-fondé, c'est-à-dire de sa rationalité.

     La force est une puissance physique qui contraint un individu à se plier à son pouvoir. Elle instaure un rapport de domination et de servitude entre deux personnes. La force est toujours originaire d’une autorité brute. Lorsque j’obéis à quelqu’un qui me menace ou qui me contraint physiquement à faire quelque chose, cette obéissance est plus une obéissance du corps qu’une obéissance de l’esprit. L’obéissance alors ne dure que le temps où la force s’exerce. Le droit au contraire est une puissance morale qui oblige un individu à agir de telle ou telle façon. L’obligation relève de l’intériorité et de l’esprit tandis que l’obéissance relève de l’extériorité et du corps. La différence fondamentale entre la contrainte et l’obligation et donc entre la force et le droit tient en ce que l’obligation suppose toujours la reconnaissance de l’autorité. Je ne reconnais jamais l’autorité de celui qui me frappe. Je ne reconnais pas une autorité, je me soumets à une force. La faiblesse de la force réside dans cette impossible reconnaissance de l’autorité.

  Le droit du plus fort n’a donc aucun sens, et jamais la force ne pourra se substituer au droit.

On peut affirmer que l’essentiel des obligations et interdictions légales sont respectées en l’absence de la conscience d’une menace et en l’absence des fonctionnaires en droit de nous sanctionner. La loi est une obligation et non une contrainte ; c'est-à-dire que je me sens obligé par la loi dans la mesure où je reconnais en elle des exigences raisonnables. Mais quelles doivent être les caractéristiques de la loi pour que je puisse me reconnaître en elle et m’obliger de la respecter ? Il faut que la loi réponde aux critères de l’universalité et de l’égalité. Il faut que tous les hommes soient soumis également à cette loi. Je ne respecterais la loi que dans la mesure où tous les individus y seront également assujettis.

Plus généralement, il faut que loi promulguée par l’Etat réponde à l’intérêt général et au bien commun. La notion de République insiste sur cette dimension (res-publica) de l’intérêt général qui doit être visé par la loi. La loi doit être comme le dit Rousseau l’expression de la volonté générale. Elle ne peut donc pas être imposée de l’extérieur, dans la mesure où c’est la volonté générale qui la formule. L’Etat protège et formule cet intérêt général. La volonté particulière d’un individu doit tendre vers cette volonté générale de sorte qu’en obéissant à la loi, il n’obéisse qu’à lui-même. (cf. démocratie) La volonté générale est ce qui reste en commun entre les volontés particulières. Elle est la somme des volontés particulières épurées. Il s’agit de rendre sa volonté compatible à celle des autres en l’épurant. Il faut que l’on puisse reconnaître dans la volonté de l’Etat sa propre volonté. La raison doit donc fonder les lois de la communauté. Une loi qui n’est pas fondée sur la raison est dite injuste et arbitraire. La raison qui est universelle permet de réaliser l’intérêt général. Si une loi est fondée sur la raison, quand je lui obéis je n’obéis en fait qu’à moi-même puisque c’est la même raison qui est dans la loi et dans mon esprit. L’obéissance à la loi fondée sur la raison n’est pas une soumission à une contrainte extérieure (comme la force) mais la compréhension d’une obligation. Si tous les hommes respectent des lois fondées sur la raison alors tous ces hommes vivent sous la conduite de la raison. Ils sont donc libres dans la communauté civile même s’ils obéissent à ces lois. Une telle société est en paix.

 

    Mais comment s’assurer que les hommes qui possèdent le pouvoir (qui leur a été délégué, par la représentation par exemple) n’abusent pas du pouvoir et formule des lois qui soient rationnelles et raisonnables, c'est-à-dire qui satisfassent  l’intérêt général ?

Thèse de Montesquieu : « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Le pouvoir s’accroit à mesure qu’il avance. Il faut donc penser une limitation au pouvoir : interne et externe.

 

   Montesquieu est un penseur de la modération politique. Il pense l’organisation du pouvoir qui sera telle qu’il ne pourra pas dériver en un despotisme. La modération est la condition de possibilité de la liberté politique.

«  Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir ; donner, pour ainsi dire, un lest à l’une pour la mettre en état de résister à une autre ; c’est un chef d’œuvre de législation que la hasard fait rarement et que rarement on laisse faire à la prudence. »

 La modération du pouvoir dépend de son organisation qui est complexe ; elle est un chef d’œuvre de législation. Montesquieu est un théoricien du contre pouvoir à l’intérieur du pouvoir lui-même. Il est le penseur d’un système dynamique et complexe de balance des pouvoirs de l’Etat. Il part de la tripartition des pouvoirs de l’Etat en puissances législatrice, exécutrice et judiciaire.

 

 L’idée de justice inhérente au droit naturel et à la légitimité permet de lier également le droit et la morale.  Je n’obéis à la loi de l’Etat que tant que je reconnais en elle sa rationalité et sa justice. J’ai même un devoir de désobéir à la loi si celle-ci est illégitime. L’obéissance n’est donc pas une passive lâcheté mais la pleine compréhension de ma responsabilité en tant que citoyen. L’article 35 de la  Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1794 le stipule : «  quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

 

 

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et 1946 peuvent nous aider à penser la possibilité d’une désobéissance à l’Etat. En effet, les droits de l’homme affirment que l’homme avant d’appartenir à un Etat ou à un régime politique appartient au genre humain. A ce  titre, l’homme aurait des droits fondamentaux et inaliénables (c'est-à-dire qu’on ne peut pas lui retirer, ils lui appartiennent en propre) : il existe des « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme » DDH préambule.  Une doctrine des droits de l’homme reposent donc sur trois conditions :

-          que l’homme fut reconnu comme une réalité et comme une valeur, une idéalité (l’idée d’homme)

-          que cette idéalité acquiert un statut juridique

-          que ce statut juridique soit garanti par l’autorité politique.

 

Les droits de l’homme supposent l’invention d’homme en général c'est-à-dire abstraction faite de toute détermination particulière ; il s’agit de l’homme entendu comme individu universel. Le christianisme a contribué à rendre possible cette conception de l’homme : l’homme comme tel a une valeur infinie. «  il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni homme ni femme : car vous n’êtes tous qu’une personne dans le Christ Jésus » (Saint Paul, Epître aux Galates). La loi politique peut ainsi apparaître comme la garantie des droits conçus comme fondamentalement prépolitiques. L’article 2 de la DDH de 1789 fait de la « conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme » le « but de toute association politique ».

La déclaration des droits de l’homme et du citoyen en conférant à l’individu un ensemble de droits inaliénables le soustrait à la légalité de l’Etat. Les droits universels remettent en cause le principe d’un droit de l’Etat supérieur. Le droit international s’inscrit dans cette direction : le procès de Nuremberg de novembre 1945 va ainsi pouvoir juger les criminels nazis pour crime de guerre et crime contre l’humanité. Les droits de l’homme affirment qu’on ne peut pas relativiser la dignité humaine.

 

Il existe deux  types de droit au sein des droits de l’homme et du citoyen : les droits-créances ou droits-sociaux (comme l’instruction publique, l’éducation nationale, le droit au logement, au travail) ; ils demandent quelque chose à l’Etat et définissent un élargissement de la mission de l’Etat ; et les droits-civils qui visent au contraire à protéger les citoyens contre l’Etat. Droits de / droits à ; les droits de… sont des libertés à l’égard de l’Etat ; les droits à… sont au contraire des « créances » que l’individu peut tirer de l’Etat ; il s’agit de prestation que l’individu est en droit d’exiger. (une créance est un droit en vertu duquel une personne peut exiger quelque chose).

 

Deuxième génération de droits. Au XIX siècle, les inégalités engendrées par la société industrielle capitaliste ont suscité des revendications concernant une deuxième génération de droits : les droits sociaux. Ceux-ci avaient pour but de permettre aux plus défavorisés de jouir des droits de première génération, lesquels, sans cela, auraient constitué pour eux une forme vide de tout contenu (« libertés formelles » selon les marxistes). Il s’agit de libertés positives, c'est-à-dire de prestations matérielles effectuées par la collectivité pour égaliser les chances de façon concrète ; droit à la sécurité sociale, à l’instruction gratuite, etc. Ces droits se distinguent de la plupart des droits de première génération en ceci qu’ils supposent des prestations matérielles de la collectivité. Dès lors l’Etat passe du statut d’Etat gendarme à celui d’Etat Providence. Les droits à obtenir quelque chose sont donc essentiellement différents des droits de faire quelque chose sans interférence.

 On peut résumer le débat entre la gauche et la droite dans la tension entre droits de créances et droits-liberté. Pour les uns, l’autonomie ne peut se réaliser concrètement qu’à travers des moyens matériels garantis par l’Etat, tandis que pour les autres, l’inflation des droits-créances est la menace d’une perte de liberté des individus du fait du gonflement de l’Etat. Ils sont partisans d’un Etat minimal. C’est l’opposition entre la tradition du libéralisme et celle du Républicanisme.

 

 Le citoyen éclairé. Machiavel dans le Prince informe le peuple de la nature réelle du pouvoir politique. Le but de celui qui détient le pouvoir est de le conserver le plus longtemps possible. L’exercice du pouvoir est un art de la tromperie et de la ruse. Machiavel met en lumières les techniques du pouvoir qui repose autant sur la crainte de la force que sur l’art de la parole et de la promesse.  Il montre que les impératifs de la morale sont incompatibles avec l’exercice du pouvoir politique. Les hommes politiques ne sont pas bons, il leur suffit de le paraître.  Machiavel nous montre que le pouvoir politique repose sur une image de lui-même à laquelle il travaille ; le pouvoir ne repose pas sur l’être mais l’apparence. Le citoyen éclairé est celui à qui on ne raconte pas facilement d’histoires et qui ne se laisse pas berner par de fausses promesses. La presse indépendante est une arme dont se sert le citoyen éclairé. 

 

 

 

B. La liberté d’un point de vue métaphysique

 

Définir la liberté de l’homme seulement du point de vue politique semble insuffisant. La liberté désigne une réalité qui ne peut se limiter à cette seule dimension. Je peux vivre dans une démocratie représentative fondée sur des lois rationnelles et ne pas être libre pour autant. La liberté suppose une réflexion métaphysique.

 

Comment m’assurer de l’existence de la liberté ? Et si la liberté n’était qu’une croyance, une illusion ?  On peut en effet s’étonner de l’existence de la liberté dans la nature. Si tout dans la nature est déterminé et n’est donc pas libre ; pourquoi et comment l’homme pourrait-il échapper à cet ordre et jouir de la liberté ? Le libre-arbitre signifie le pouvoir absolu de commencement, c’est l’idée d’un choix qui n’est déterminé par rien. La liberté n’est-elle alors pas énigmatique et mystérieuse au sein de l’ordre naturel ?

  

 

 

 

  Le libre-arbitre désigne la liberté de la volonté. C’est le pouvoir de vouloir sans être déterminé par rien. C’est le pouvoir des contraires : je veux ceci mais j’aurai pu choisir son contraire. Le vocabulaire de la philosophie définit ainsi le libre-arbitre : «  la puissance d’agir sans autre cause que l’existence même de cette puissance, c'est-à-dire sans aucune raison relative au contenu de l’acte accompli ». On appelle aussi cette liberté, liberté d’indifférence. Si l’âne de Buridan avait une âme et donc le libre-arbitre, et s’il était situé à égale distance d’un sceau d’eau et d’un picotin d’avoine, et s’il avait également faim et soif, eh bien il pourrait choisir l’un ou l’autre. Dans une perspective déterministe (celle que défendra Spinoza), l’âne, qui n’aurait pas le libre-arbitre puisque celui-ci n’existe pas et n’est qu’une illusion, devrait mourir de faim et de soif. La doctrine du libre-arbitre soutient que l’homme par sa conscience détient un pouvoir actif de décision sans cause ni motif.

 

Le philosophe Leibniz critique la doctrine de liberté d’indifférence en montrant qu’il y a toujours des petites perceptions (inconscientes) qui nous déterminent dans un sens ou dans un autre ; comme par exemple de tourner à droite ou à gauche. C’est le principe des indiscernables : je ne perçois pas clairement et distinctement la différence qu’il pourrait y avoir à tourner à droite ou à gauche mais pourtant il y en a une qui me détermine de façon insensible.

«  A parler exactement, on n’est jamais indifférent à l’égard de deux partis : par exemple de tourner à la droite ou à la gauche ; car nous faisons l’un et l’autre sans penser, et c’est une marque qu’un concours de dispositions intérieures et extérieures (quoique insensibles) nous détermine au parti que nous prenons. » Les nouveaux essais sur l’entendement humain (II, 21), Leibniz

 

On en arrive à l’idée que le sentiment de liberté est en fait une illusion. La liberté,  c’est seulement l’ignorance des causes qui nous déterminent. Comme une pierre qui aurait conscience ; qui aurait l’impression que c’est librement qu’elle tend vers le point qu’elle croit viser. De l’impulsion originaire elle n’a pas conscience.

 

 

Revenons point par point sur l’opposition entre une philosophie du libre-arbitre (Descartes) et une philosophie du déterminisme universel (Spinoza).

 

 Sur quelle conception métaphysique repose l’idée du libre-arbitre ? Le libre-arbitre indique un pouvoir absolu de commencement. Il désigne une puissance de choisir qui émanciperait l’homme des lois de la nature. Il suppose :

- une dualité du corps et de l’esprit

 - la possibilité d’un pouvoir de l’esprit sur le corps.

-                      l’existence d’une faculté de vouloir, la volonté qui correspond au libre arbitre.

 

La position philosophique de Spinoza va prendre le contre-pied de cette conception. Il va montrer que le libre-arbitre est une illusion, une fausse croyance en montrant :

- L’unité du corps et de l’esprit.

- l’absence de rapport de pouvoir de l’esprit sur le corps.

- la volonté comme faculté est un leurre.

Mais nous verrons qu’il ne renonce pas pour autant à la liberté. Il s’efforce seulement de rompre le lien entre liberté et libre-arbitre entre liberté et volonté. Il démasque les illusions de la conscience humaine. L’Ethique de Spinoza trace le chemin qui mène de la servitude à la liberté.  

 

Pour commencer, lisons un texte de Spinoza tiré de l’Ethique.

L’expérience enseigne plus que suffisamment qu’il n’est rien que les hommes aient moins en leur pouvoir que leur langue, et rien qu’ils puissent moins maîtriser que leurs appétits, d’où vint qu’ils croient, pour la plupart, que nous ne faisons librement que ce à quoi nous aspirons légèrement, parce que l’appétit pour ces choses peut aisément être réduit par le souvenir d’autre chose que nous nous rappelons fréquemment, et que nous ne faisons pas du tout librement ce à quoi nous aspirons avec un grand affect et que le souvenir d’autre chose ne peut apaiser. Mais à vrai dire, si d’expérience ils ne savaient que nous faisons plus d’une chose dont nous nous répentons ensuite, et que, souvent, quand nous sommes en proie à des affects contraires, nous voyons le meilleur et nous faisons le pire, rien n’empêcherait qu’ils croient que nous faisons tout librement. Ainsi croit le bébé aspirer librement au lait, et l’enfant en colère vouloir la vengeance, et le peureux la fuite. L’homme ivre, ensuite, croit que c’est par un libre décret de l’Esprit qu’il dit ce que, redevenu sobre, il voudrait avoir tu : ainsi le délirant, la bavarde, l’enfant, et bien d’autres de cette farine, croient que c’est par un libre décret de l’Esprit qu’ils parlent, alors pourtant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler ;si bien que l’expérience elle-même montre, non moins clairement que la raison, que les hommes se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées ; et, en outre, que les décrets de l’Esprit ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonction de l’état du Corps. Car chacun règle toute chose à partir de son propre affect, et, en outre, ceux qui sont en proie à des affects contraires ne savent pas ce qu’ils veulent ; et quant à ceux qui n’en ont point, il suffit de très peu pour les pousser ici ou là.

 

 

 La physique depuis Kepler et Galilée a montré qu’il y avait des lois de la nature. Spinoza apporte quelque chose de nouveau en montrant que rien n’échappe aux lois de la nature. Non seulement les objets physiques, mais aussi la colère, la jalousie, la volonté relèvent de lois naturelles. S’il ne s’agit pas des mêmes lois, il s’agit de la même nature puisqu’il n’y a qu’une nature, la substance qui est unique.

C’est par le recours aux lois générales de la Nature que Spinoza va tenter d’élaborer une connaissance de l’homme qui soit objective et rationnelle. Une connaissance de l’homme qui fasse appel aux mêmes principes que ceux auxquels il est fait appel dans les sciences de la nature. Spinoza se propose de considérer “les actions humaines et les appetits comme s’il était question de lignes, de surfaces, ou bien de corps”. (Ethique III, préface). Il pense traiter l’affectivité comme une chose, et la connaître selon des principes et des lois semblables à ceux qui s’appliquent à l’ordre de la nature. Il n’y a, pour Spinoza, qu’une seule Nature, et “l’homme n’est pas un empire dans un empire”.

 

Il n’y a pas séparation entre le corps et l’esprit mais unité. Parce que tout l’être de la Nature est inscrit en chacun de ses Attributs, c’est la même Nature et par conséquence la même essence, qui s’exprime dans l’attribut pensée et dans l’attribut étendue. Etendue et Pensée ne sont donc pas deux réalité distinctes et différentes, mais les aspects homologues d’une seule réalité saisie sous deux perspectives distinctes. L’esprit n’agit pas sur le corps ni le corps sur l’esprit: ils expriment ensemble et simultanément un même événement de la Nature mais en deux registres distincts, en deux formulations symétriques, l’une dans l’ordre de l’esprit comme activités de conscience (idée), l’autre dans l’ordre du corps comme activités du corps (et affections du corps).

 

  Spinoza évite les difficultés que pose un dualisme du corps et de l’esprit.

Le dualisme radical du corps et de l’esprit pose en effet deux problèmes : celui du spiritualisme (comme l’esprit peut-il déterminé le corps) et celui du matérialisme (comme la matière peut-elle déterminé l’esprit). Comment deux substances donc de nature absolument hétérogènes peuvent-elles être en rapport l’une avec l’autre ? Le dualisme du corps et de l’esprit cache  un dualisme de la pureté hérité de la religion.

 

Ensuite, la notion de faculté de vouloir est occulte, mystérieuse pour Spinoza. En effet  tout ce qui existe ce sont des idées et des corps. Or parmi ces idées, certaines enveloppent une affirmation ; ce sont les volitions c'est-à-dire des idées singulières qui ont un pouvoir d’affirmation. Il y a une force dynamique de l’idée.  Il n’y a donc pas de volonté mais seulement des volitions qui sont des idées.  

 Pour Spinoza, la volonté est une illusion. C’est notre méconnaissance des rapports entre l’esprit et le corps et de la nature affirmative de certaines idées (les volitions) qui nous conduit à croire en l’existence d’un libre-arbitre. Spinoza va combattre une fausse conception de la liberté pour lui substituer une doctrine de la liberté véritable. La liberté ne sera pas une propriété de la volonté. Spinoza rompt le lien traditionnel entre liberté et volonté. 

Nous ne sortons jamais de la nature, c'est-à-dire du déterminisme. Ce que nous appelons la volonté n’est qu’une idée plus claire qui est donc plus déterminante. Et quand nous croyons être libre, ce n’est pas l’expérience qui parle mais l’ignorance. Dans la mesure où nous ignorons la causalité qui existe entre les idées et la causalité qui existe dans le corps, nous imaginons une causalité de l’esprit sur le corps. La conscience est le lieu de cette illusion parce qu’elle ne recueille que des effets. Elle en ignore les causes. On comprend mieux la phrase de Spinoza : si bien que l’expérience elle-même montre, non moins clairement que la raison, que les hommes se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées.

Etre véritablement libre, c’est se déterminer par soi-même à agir c'est-à-dire non pas faire ce que l’on veut, mais obéir à la nécessité de sa propre nature. La liberté est une nécessité intérieure et la contrainte une nécessité extérieure. Il ne s’agit donc pas d’échapper à la nécessité  mais de s’accorder avec elle.

 

 La passion n’est pas un péché ou un vice de la nature humaine, elle est l’expression de la puissance de la Nature et de l’impuissance humaine (puisque tout relève des lois de la nature). Il s’agira toutefois de se libérer de cette passion, et cela non pas en raison d’une imaginaire impureté morale qu’elle contiendrait, mais en raison de la douleur et de la souffrance qu’elle implique. Les affects passifs sont des diminutions de notre puissance d’agir et de penser, et en ce sens, il sont une tristesse. C’est dans ces termes de diminution et d’accroissement de la puissance que Spinoza définit respectivement  la tristesse et la joie.  Les passions plongent l’homme dans la servitude.  La servitude que vit un homme correspond à une diminution de son être ; en étant commandé par l’extériorité, l’homme est moins la cause de son existence ; sa  force d’exister est réduite dans la passion.

    Ce régime passionnel est le régime le plus courant de l’existence humaine. Dans la plupart des cas nous sommes dans la servitude. (explication par l’ontologie : c’est la  concurrence des modes c'est-à-dire bien souvent les conflits qui causent la servitude individuelle et collective. Spinoza dira comme Hobbes que l’homme est un loup pour l’homme. (mais il dira aussi que l’homme, sous la conduite de la raison, est un dieu pour l’homme).   

  Qu’est-ce qui nous rend heureux ?  Comment vivre libre ? comment déployer le désir ?

Ces trois questions sont équivalentes pour Spinoza. Si être triste, c’est éprouver une diminution de sa puissance d’agir, et si cette diminution est le fait que je suis la cause inadéquate (c'est-à-dire  partielle de mon action), alors pour être heureux,  il faut augmenter sa puissance d’agir, c'est-à-dire être la cause adéquate de ses actions. Toute la question serait de savoir comment passer de la cause inadéquate à la cause adéquate.

Pour y parvenir, il s’agira  de se débarrasser des idées fausses, des idées illusoires, de la crainte et des préjugés moralisateurs. La condition de notre libération sera la connaissance des affects et la connaissance de notre essence. Il s’agit d’écarter de nous les affects qui ne correspondent pas à notre essence pour agir par notre propre causalité.

Mais on ne combat un désir que par un autre désir,  un affect par un autre affect. La connaissance ne suffit donc pas. 

 Il est possible de connaître les affects car un affect est une affection du corps accompagnée  de l’idée de cette  affection. (un affect est toujours conscient) mais confus, tronqué, partiel, inadéquat. C’est la possibilité d’une conscience vraie (cf. réflexivité) qui rend possible la connaissance des affects et fonde du même coup le profond optimisme spinoziste.  Mais comme nous le disions, la connaissance ne peut toutefois pas suffire : la connaissance est un outil, mais l’énergie, c’est le désir lui-même. 

 

  Une liberté de l’homme est possible, non pas comme libre-arbitre mais comme libération par la raison. En effet, en tant que partie de la nature je suis déterminé par des rapports avec des éléments extérieurs. Je suis naturellement dans un état de passivité et donc de passion.   Mais l’idée a cette propriété de pouvoir devenir l’idée de l’idée, de se dédoubler. Je peux donc examiner mon idée par cette faculté qu’est la raison. Ainsi, si je vis sous la conduite de la raison, j’échappe à la servitude, j’acquiers une maitrise sur moi-même. La liberté ici est donc une libération par la raison de tout ce qui me détermine en diminuant ma puissance de penser et d’agir. Par la raison, je me redétermine dans une autre direction qui permet l’augmentation de ma puissance d’agir et de penser ; cette augmentation est une joie.