La Naissance de la Science Moderne au 17ème siècle. (théorie et expérience scientifique)

 


 Une révolution spirituelle.

En l’espace d’environ un siècle, entre la fin du XVI et la fin du XVIIème siècle, une « révolution » s’est produite dans les idées philosophiques et scientifiques. Un bouleversement ébranle les esprits, si bien qu’on a pu parler d’une « crise de la conscience européenne ».  Cette révolution spirituelle  ne s’est pas produite en un jour, plusieurs dizaines d’années ont été nécessaires et nombreux sont les savants et les philosophes qui y ont contribuée. Il est difficile de déterminer les causes qui ont rendu possible ce bouleversement ;  quels en sont les motifs ? Sont-ils techniques, avec l’invention de nouveaux instruments d’observation et de mesure ? Intellectuels, par l’unification enfin réalisée des mathématiques et de la physique ? institutionnels et politiques, avec un doute croissant jeté sur le discours des autorités religieuses ? 

    Ce qui est certain c’est qu’il mettait fin à un monde hérité de l’Antiquité et qui était principalement aristotélicien.

 

Galilée est un acteur essentiel de cette révolution.  La révolution qu’il opère est complexe. On peut toutefois remarquer deux différences capitales par rapport à l’ancien système d’Aristote. Il y a chez Aristote une différence de nature entre le mouvement et le repos. Le repos est le lieu naturel du corps physique (cf. les éléments ont un mouvement naturel ≠ mouvement violent). Le repos est l’ordre de la nature. Cela signifie que le mouvement est toujours provisoire et qu’il rejoint son ordre naturel dans le repos. Le repos ou le lieu naturel du corps physique est la finalité que poursuit ce corps. La cause finale comme nous l’avions vu a pour Aristote une grande valeur explicative.

Pour Galilée, le mouvement et le repos sont de même nature. Un même corps peut être à la fois en mouvement et en repos, tout dépend du point de vue que l’on adopte (ex. les marchandises transportées dans la cale d’un bateau sont en repos par rapport au navire mais en mouvement par rapport à la côte).  Le repos n’a donc rien d’absolu, il est toujours relatif. Deuxièmement, dans la cosmologie d’Aristote, il y a une distinction fondamentale entre le monde sublunaire, lieu de la contingence et de la génération et le monde supra-lunaire, lieu de la nécessité et de l’éternité. Dans le monde terrestre donc, les êtres sont soumis au devenir et au changement. Les mathématiques ne peuvent donc pour Aristote que s’appliquer au monde supralunaire ; il ne peut pas exister pour Aristote de physique mathématique.

 Galilée va montrer que cette distinction entre ces deux mondes est fictive. Il observe le ciel et  se rend compte de changements (comètes) et il remarque que la surface de la lune ressemble à celle de la Terre. Il comprend alors que la terre est une planète comme les autres, et qu’elle peut donc aussi être en mouvement. Cette révolution contribue à l’homogénéisation ontologique et méthodologique de la nature. L’astronomie n’est pas différente de la physique. L’application des mathématiques à la physique sera possible.

 

 

« Le livre de la nature est écrit en langage mathématique » .

Une réalité sensible pour devenir un fait scientifique doit perdre ce qui relève de la subjectivité, elle doit donc se défaire de sa qualité sensible. Le qualitatif exprime  des sensations et des impressions personnelles, il  ne peut donc pas soutenir un discours universel. Il faut transformer en un donné quantitatif un donné sensible et qualitatif. L’instrument de mesure remplit cette fonction. Le thermomètre par exemple transforme  une sensation de chaud en degrés, il s’agit d’une transformation en données chiffrées. L’instrument de mesure met à distance le sujet. La nature toute entière est idéalisée, elle devient mathématique pour reprendre la formule de Galilée : « le livre de  la nature est écrit  en langage mathématique ». La physique moderne est née de cette idéalisation. Le monde usuel, flou et approximatif est remplacé par un monde exact, entièrement déterminé.

 L’effort philosophique de Descartes va être d’étendre la certitude des mathématiques attachées à un objet spécifique (les nombres et les figures), à l’ensemble des sciences et en particulier à la physique.

Le modèle de la nature ne sera plus dynamique mais mécanique. Le mécanisme est la doctrine selon laquelle un processus n’est réglé par aucune intention explicite ou implicite. Cette doctrine s’oppose à celle du finalisme, selon laquelle les corps physiques poursuivent une fin, un but qui constitue une cause explicative. Descartes et Spinoza récusent cette doctrine du finalisme qui, selon eux, inverse l’ordre causal; l’effet est pris pour la cause ; le postérieur prend la place de l’antérieur.

  

 Les corps sont réductibles à de l’étendue.

La fin du Cosmos d’Aristote c’est la fin de l’opposition entre le monde sublunaire, règne de la contingence, monde de la génération et de la corruption et le monde supralunaire, nécessaire, éternel et parfait. Il n’y a plus qu’un Univers infini. Descartes va unifier ce monde par la notion d’étendue. Il y a pour Descartes, deux substances, la substance pensante  et la substance étendue (res cogitans – res extensa). Le concept d’étendue est le concept qui va homogénéiser la matière. Il n’y a plus qu’un espace homogène qui peut-être appréhendé par les mathématiques. Mais cet espace n’existe que par les corps physiques,  corps qui sont étendus en largeur, longueur et profondeur.  L’exemple du morceau de cire analysé par Descartes conduit à distinguer entre les qualités premières et les qualités secondes. Les qualités premières sont les qualités qui ne changent pas à savoir l’étendue pour Descartes. Les qualités secondes sont les  qualités sensibles (à savoir, la couleur, la chaleur, etc.) Les qualités premières sont dans les corps indépendamment du sujet percevant, et les qualités secondes ne sont dans les corps que pour nous qui rencontrons ces corps, elles sont dépendantes du sujet qui les perçoit. Le réel se distingue ainsi en un « en-soi » (le réel) et un « pour-soi » (le non-réel). Pour Descartes, la chose physique se trouve réduite à l’extension spatiale : «  la nature de la matière ou du corps pris en général ne consiste point en ce qu’il est une chose dure ou pesante ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque façon, mais seulement en ce qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur. »

Le présupposé ontologique (qui a rapport à l’être) est donc le suivant : le réel n’est pas le sensible.

 

  L’expérience scientifique est une idéalisation.

Il ne faut pas pour autant que l’importance des mathématiques dans les théories scientifiques nous conduise à négliger le rôle joué par l’expérimentation. Nous avons déjà souligné l’importance de l’observation par le télescope dans les découvertes astronomiques de Galilée. L’expérience du plan incliné nous fait comprendre que l’expérimentation est un moyen d’accès incontournable à la connaissance de la réalité. L’expérience scientifique ou expérimentation est la construction d’une situation idéelle c'est-à-dire qui n’existe pas réellement dans l’expérience ; ainsi le plan incliné de Galilée est conçu de telle sorte qu’aucun frottement ne vient ralentir le mouvement de la bille.  La connaissance du réel passe par une expérience sur une situation idéalisée.

  Emmanuel Kant dans sa préface de la Critique de la raison pure  examine les conditions de possibilité de la connaissance scientifique et plus particulièrement de la physique.  Les mathématiques et la physique appartiennent à la connaissance théorique, mais elles diffèrent en ce qu’elles n’ont pas les mêmes objets. La mathématique se rapporte, comme géométrie, à des figures qui sont l’objet de démonstration ; la physique a pour objet les phénomènes naturels.  Kant va définir l’expérience scientifique telle qu’elle apparaît avec des savants comme Galilée ou Torricelli. Il va montrer en quoi la redéfinition de celle-ci a permis la révolution scientifique.  L’expérience scientifique (appelée aussi expérimentation) est la construction d’un dispositif idéal qui questionne sur un point particulier la nature.  Dans cette définition de l’expérience scientifique plusieurs points sont essentiels. D’une part, l’expérience scientifique est une construction. L’expérience n’est pas simplement passive et sensible,  elle est  active et intellectuelle. Mais pourquoi l’expérience sensible ne me permet pas de connaître le réel ? L’expérience scientifique d’autre part suppose une représentation nouvelle de la nature, celle d’un réel mathématisé. Quel est l’histoire de la notion de nature ? qu’est-ce qui justifie l’introduction des mathématiques dans la physique ?

L’expérience pose une question précise et particulière. C’est en se posant des questions plus modestes (comment… ?) que l’on découvre des lois de la nature. On a abandonné les questions trop vastes (pourquoi… ?).

L’expérience est une construction idéale. Galilée dans son expérience du plan incliné a fait rouler des sphères dans un dispositif qu’il a pensé complètement, dans lequel rien n’est laissé au hasard. C’est « selon sa volonté » que le dispositif est construit et  qu’il interroge la nature.  L’expérience scientifique se démarque très clairement de la démarche empirique sensible de la seule observation de la nature. Dans l’expérience sensible du réel, je reçois passivement des informations sur la nature, comme « un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maitre ». En plus d’être passif, ce rapport à la nature est toujours particulier. Il dépend de mes organes des sens et de mon point de vue ; il est donc subjectif et relatif.

On a cru longtemps que pour connaître les phénomènes naturels, il suffisait de se régler sur ces objets, et donc sur l’expérience sensible qu’il s’agissait seulement de généraliser et de systématiser.   Mais aucune connaissance véritable objective et universelle ne semble pouvoir naitre de cette démarche empirique. Il faut au contraire que la raison intervienne et rende possible la connaissance de la nature en construisant un dispositif idéal et rationnel. Il y a en effet de la raison dans les sciences, c'est-à-dire que c’est elle qui doit penser l’expérience, le donné. Cela signifie que la science réalise son objet, qu’elle l’invente (pensons aux deux expériences évoquées dans cet extrait). La raison donne de l’existence à quelque chose qui n’existe pas encore. En ce sens la raison légifère, c'est-à-dire qu’elle invente ou inaugure une expérience.

    Mais comment cela est-il possible ? Qu’est-ce qui légitime ce recours à la raison et aux mathématiques. La raison réside dans la nouvelle et véritable représentation de la nature ; celle-ci est «  écrite en langage mathématique ». Cela signifie que derrière le désordre apparent de la nature, se cache un ordre que les mathématiques peuvent décoder. Avec Galilée, la science physique cesse d’être qualitative pour devenir quantitative et mathématique. Il est possible de mesure et de calculer  dans le réel en y retrouvant des formes géométriques. Pensons à l’expérience du plan incliné qui est constitué des figure géométriques, d’une surface plane et de sphères parfaitement lisses ; seul ce dispositif peut conduire à des calculs sur le réel et à un résultat objectif sur la loi de la chute des corps ; de la même façon Torricelli  « fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue ». C’est l’introduction des mathématiques dans l’expérimentation qui permet de comprendre que la nature est « écrite en langage mathématique ». La mathématisation de la nature éloigne donc  la science physique de l’expérience sensible immédiate en soumettant la nature à une interrogation conduite par la raison. C’est elle qui rend possible l’énoncé de lois nécessaires expliquant comment les phénomènes naturels se produisent : quelles que soient les données sensibles de la chute des divers corps, on pourra les ramener sous une loi unique aux termes de laquelle la vitesse d’un corps qui tombe accroît proportionnellement au temps de chute et cette accélération de la vitesse est la même pour tous les corps.

   Enfin, la limitation des questions posées par la science est à l’origine aussi de la naissance de la science moderne. Avant la révolution scientifique du XVIIème siècle, les savants se posaient des questions beaucoup plus générales, du type : «  comment l’univers a-t-il été créé ? de quoi est faite la matière ? Quelle est l’essence de la vie ? ». Avec la révolution scientifique, les questions sont plus mesurées : comment tombe une pierre ? Comment l’eau coule-t-elle dans un tube ? F.Jacob fait remarquer dans son livre le Jeu des possibles « qu’alors que les questions générales ne recevaient que des réponses limitées, les questions limitées se trouvèrent conduire à des réponses de plus en plus générales. »

   Ce n’est donc pas l’expérience (au sens d’expérience sensible) qui est la source de toute connaissance. Et même, elle ne devient source de connaissance qu’à la condition d’être pensée par la raison.

 

 

Texte

Que toute notre connaissance commence avec l'expérience, cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n'est par des objets qui frappent nos sens et qui, d'une part, produisent par eux-mêmes des représentations et d'autre part, mettent en mouvement notre faculté intellectuelle, afin qu'elle compare, lie ou sépare ces représentations, et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle qu'on nomme l'expérience ? Ainsi, chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l'expérience, c'est avec elle que toutes commencent.

Mais si toute notre connaissance débute avec l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute de l'expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même : addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu'à ce que notre  attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris  à l'en séparer. C'est donc au moins une question qui exige encore  un examen plus approfondi et que l'on ne saurait résoudre du  premier coup d'oeil, que celle de savoir s'il y a une connaissance  de ce genre, indépendante de l'expérience et même de toutes les  impressions des sens. De telles connaissances sont appelées a priori et on les distingue des empiriques qui ont leur source a posteriori, à savoir dans l'expérience. (...)

Si l'on veut un exemple pris dans les sciences, on n'a qu'à parcourir des yeux toutes les propositions de la mathématique ; et si on en veut un tiré de l'usage plus ordinaire de l'entendement, on peut prendre la proposition : tout changement doit avoir une cause. Qui plus est, dans cette dernière, le concept même d'une cause renferme manifestement le concept d'une liaison nécessaire avec un effet et celui de la stricte universalité de la règle, si bien que ce concept de cause serait entièrement perdu, si on devait le dériver, comme le fait Hume, d'une association fréquente de ce qui arrive avec ce qui précède et d'une habitude qui en résulte (d'une nécessité, par conséquent, simplement subjective) de lier des représentations.

On pourrait aussi, sans qu'il fût besoin de pareils exemples pour prouver la réalité des principes purs a priori dans notre connaissance, montrer que ces principes sont indispensables pour que l'expérience même soit possible, et en exposer, par suite, la nécessité a priori. D'où l'expérience, en effet, pourrait-elle tirer sa certitude, si toutes les règles, suivant lesquelles elle procède, n'étaient jamais qu'empiriques, et par là même contingentes ?

Kant, Critique de la raison pure, introduction, deuxième édition