Situation 27 : Est-ce le cerveau qui pense ?

 

 

Si on s’intéresse à l’esprit, notre recherche philosophique se prend elle-même pour objet d’étude.  Tandis que les sciences de la nature (physique, géologie, biologie, chimie, etc.) ont pour objet le réel qui est hors de moi.

   Comment décrire ce qu’on appelle l’esprit et qui semble l’endroit (sans lieu) des idées et des désirs plus ou moins conscients ?  Comment parler de l’esprit qui semble intérieur à moi ? Comment caractériser cet esprit qui ne semble pas exister dans l’espace comme les objets matériels que je peux percevoir, moi qui suis un sujet ?

   On parle d’esprit, d’âme, d’intériorité pour évoquer un cadre général à l’intérieur duquel des facultés sont remarquées, des facultés de vouloir, de désirer, de se rappeler, d’imaginer, de connaître, etc. Toutes ces facultés seraient unifiées dans un sujet, une subjectivité, un moi qui en aurait une conscience plus ou moins intense. L’esprit, le psychisme, le mental renvoient à des états ( conscience, inconscience, émotion, attention, distraction) à des puissances ( raison, imagination, volonté) et à des actes (raisonner, vouloir, imaginer, etc.). La représentation la plus commune des rapports entre le corps et l’esprit est la suivante :  il y a un corps et à l’intérieur de celui-ci  (comme un pilote dans son navire) il y a l’esprit.  On se représente ainsi l’esprit par rapport au corps ; les deux sont différents (matériel / immatériel, composé / simple, changement / permanence, consistant / inconsistant). Et il y a souvent comme une guerre civile pour le commandement, corps ou esprit, émotions, sentiment, sensation mais aussi actes volontaires, décisions. Il y a une guerre civile entre une instance immatérielle chargé du gouvernement et un corps qui n’en fait qu’à sa tête (émotion / volonté).

 Une interaction corps/ esprit est vécue quotidiennement. On ne parvient pas à la remettre en doute, mais en même temps, elle est impensable du fait de leurs différences. S’ils sont hétérogènes, ils ne peuvent plus entrer en contact ; ils ne peuvent plus agir l’un sur l’autre. On peine à penser ce qu’on éprouve comme une évidence.

   Descartes au XVIIème siècle théorise ce qu’on appelle le dualisme ontologique (ou substantiel) de la matière et de l’esprit. C’est en distinguant radicalement comme renvoyant à deux façons pour l’être d’être, la matière et l’esprit que Descartes rend possible le développement de la science moderne. Désormais la matière n’est plus doté d’intentions, d’esprit et donc de magie et de superstitions. La matière renvoie aux corps qui existent dans l’univers et qui ont ceci en commun d’occuper de l’espace, de l’étendue. Les corps appartiennent à la substance étendue. Les idées, elles n’occupent pas d’espace, elles appartiennent à la substance pensante.  Les corps obéissent à des lois de la nature qui sont des relations de causalité. Elles rapports sont nécessaires et déterminés, le savant a pour tâche de les découvrir (comme nous le verrons elles ont une formulation mathématique).

 Mais si le corps et l’esprit relèvent de deux substances hétérogènes, comment comprendre l’union que nous expérimentons. Quand j’ai l’idée de lever mon bras et que mon bras se lève ; cela signifierait qu’une idée (une intention, une volition ici) qui n’occupe donc pas d’espace rentre quand même en contact avec la matière et ici les fibres nerveuses de mon bras, c’est-à-dire des corps qui occupent de l’espace. Mais l’interaction corps / esprit supposerait une relation de causalité entre des réalités radicalement différentes. La relation de causalité ne suppose-t-elle pas une homogénéité entre la cause et l’effet ?

   Posons la question autrement, la matière peut-elle penser ? La question de savoir si c’est le cerveau qui pense ou non pose la question de savoir si la matière peut penser, et plus globalement, celle du rapport entre le spirituel et le matériel. Faut-il voir là deux principes irréductibles l’un à l’autre, ou bien deux réalités indissociablement unies, voire assimilables l’une à l’autre ?

 

 

 

I. L’âme comme substance pensante.

 

Descartes se retire au coin du feu. C’est la nuit. C’est le temps de la méditation et non plus celui de l’action. Il se retrouve seul avec sa pensée, c’est le silence de la nuit dans cette chambre immobile parce que familière. Toutes les passions sont apaisées. C’est ce moment là où tout est assuré que Descartes choisit pour douter de tout. Son doute est hyperbolique. C’est un doute exagéré, volontairement excessif. Il s’assure de tout ce qui est, de tout ce qu’il croit. Et il décide de douter. Son doute est au-dessus de la croyance. Il ne doute pas parce qu’il serait  dans l’irrésolution de celui qui ne sait pas que croire. Il doute parce qu’il veut douter. Son doute est méthodique et métaphysique. Il n’est pas naturel en ce sens.

 Et il défait les choses de leur certitude, les unes après les autres. Il doute d’abord des choses sensible car elles l’ont déjà trompé. Il doute aussi qu’il est éveillé, car les rêves parfois font éprouver le monde avec la même vivacité. Il doute encore des vérités mathématiques car il se pourrait bien qu’un malin génie s’amuse à le tromper puisqu’il peut bien l’imaginer. Il est seul et désormais autour de lui tout n’est qu’inconsistance. Mais quelque chose résiste à ce doute métaphysique et volontaire. Quelque chose contre quoi se heurte le doute le plus radical : il a cette puissance de douter, de se défier de toutes choses et elle suffit. Je ne peux pas douter que je doute quand je doute car je doute encore. Je suis esprit. L’esprit a refusé et ainsi il commence d’être pour soi. Descartes montre qu’il est impossible de douter de tout.

      Ce n’était pas la subjectivité que recherchait Descartes mais bien les conditions de l’objectivité de la vérité. Le cogito (je pense en latin)  constitue alors la première vérité que nous soyons capable d’établir, le modèle de toute vérité et le point d’ancrage de toute l’activité de connaissance.Le doute a défait la masse d’opinions et de préjugés que j’avais sur le monde et qui avait l’apparence de l’évidence ; lui seul révèle le difficile accès à la vérité.

   La subjectivité qui se révèle dans le doute apparaît comme un pur pouvoir de négation, une pure négativité. J’ai nié toutes choses et tout esprit, ne me suis-je pas nié moi-même demande la seconde Méditation. Non puisqu’il fallait que je sois pour pouvoir nier tout le reste. On peut penser l’activité de la conscience comme une activité de négation. Cette activité distingue la conscience des autres choses qui sont niées par elles. Aussi, ce pouvoir de négation est profondément démesuré comme l’est la fiction du malin génie. Le malin génie est un comme un double « qui toujours nie », c’est un double « pour me tromper moi-même ».

L’esprit, au contraire d’une chose de l’extériorité, est une substance car il peut exister séparément. Le moi peut se séparer de toutes choses et néanmoins demeurer « quelque chose ». Il ne sera jamais une chose parmi d’autres. La certitude de l’existence, pour une chose pensante, est inséparable de la certitude d’être toujours la même chose qui pense.

  Le Cogito est la seule chose dont je ne puisse faire abstraction. C’est l’exception. Quelle est la réalité de cet être ? Le cogito est l’être le plus abstrait et le plus universel.

Il ne faut pas confondre cet être simple, abstrait, universel et réel avec le moi complexe même si je le trouve à l’intérieur de celui-ci. Le cogito est un autre regard, épuré et délivré de son enfouissement, dans le corps et dans la temporalité de l’existence.

Le cogito n’a rien de commun avec une simple prise de conscience de soi de nature psychologique.  Avec le cogito, je m’aperçois comme nature intellectuelle, c'est-à-dire raison, âme ou pensée. Le moi de ce cogito est un moi indubitable commun à tout homme qui fonde la différence entre l’homme et l’animal mais ne fonde aucune différence entre les hommes. Je ne suis qu’intelligence.

Avec le cogito, je découvre l’extrême solitude dans laquelle me plonge la réflexion.

 

   Que nous apprend la découverte cartésienne de la subjectivité ? Elle nous apprend que l’esprit a un pouvoir de négation démesuré car il peut se détacher de toute chose comme l’a montré le doute hyperbolique. C’est là son extrême liberté qui implique la possibilité du mal et de l’erreur.  Cette découverte révèle aussi une ambiguïté qui fait de l’homme un existant paradoxal ; à la fois une pensée pure et un vivant obscur enraciné dans le monde.

  Mais si le cogito est une transparence à soi, il ne me délivre pas une connaissance de moi-même.  Le sujet pur qui m’est donné à la fin de ce doute hyperbolique est réel, simple mais vide aussi. Peut-être faudra-t-il rechercher cette connaissance de soi dans la façon particulière de viser les choses. 

 Descartes est donc conduit à distinguer deux substances : la substance pensante (l’esprit) et la substance étendue (tous les corps dont mon corps). Comment penser dès lors les rapports que nous semblons expérimenter pourtant entre le corps et l’esprit ? L’action volontaire et le désir ne témoignent-ils pas d’un pouvoir tantôt de l’un, tantôt de l’autre et donc d’une interaction entre les deux ? Cette distinction substantielle n’interdit-elle pas l’interaction que nous expérimentons pourtant ? L’hypothèse formulée par Descartes d’une glande pinéale qui serait le point de jonction entre le corps et l’esprit n’est-elle pas, comme le souligne Spinoza, très obscure ? Comment une image mentale, une idée qui serait fait de la substance de la pensée pourraient-elles entrer en rapport avec de la matière, c'est-à-dire la substance étendue ?

 

 

 

 

II. Le matérialisme scientifique

 

On va tenter ici de redonner du prestige à la matière en suivant l’étonnement d’ E.Poe dans ses  Histoires extraordinaires, « pouvez-vous me dire pourquoi la matière est moins respectée que l’esprit ? ».

Le matérialisme est la thèse selon laquelle tous les phénomènes chimiques, biologiques, psychologiques, linguistiques, culturels et sociologiques sont des phénomènes physiques qui obéissent aux lois fondamentales de la physique. C’est une mise en correspondance causale entre les fonctions psychologiques et les structures neuronales

Les neurosciences actuelles sont souvent (mais pas toujours non le verrons) matérialistes. Elles soutiennent que  le cerveau pense. On élimine donc l’esprit et l’âme. Tout est réductible à des connexions synaptiques. Le matérialisme est en effet souvent un réductionnisme. Changeux, un neuroscientifique contemporain écrit dans L’homme neuronal : « l’homme n’a plus rien à faire de l’Esprit, il lui suffit d’être un Homme neuronal ».  La notion d’esprit est de trop. 

 

Le matérialisme s’appuie sur les découvertes scientifiques des neurosciences. Elles sont multiples ; nous pouvons évoquer pour commencer la découverte microscopique du neurone. On peut ainsi se représenter que le cerveau est constitué d’une centaine de milliards de neurones. Pourquoi une matière aussi fine et aussi subtile ne pourrait-elle pas penser ? Quel besoin avons-nous d’évoquer l’esprit ? De plus les lésions cérébrales (qui sont le scalpel du neurobiologiste) en indiquant des pathologies (comme de la mémoire ou de la volonté) permettent de localiser dans le cerveau des fonctions mentales. Ainsi une lésion dans le cortex pariétal provoque une aculcalie, c'est-à-dire l’incapacité d’effectuer des opérations arithmétiques élémentaires, ou des hémi-négligences qui sont des troubles de la cognition spatiale. Une lésion dans le cortex visuel perturbe la cognition visuelle, comme l’agnosie qui est l’incapacité à reconnaître la forme des objets ou bien l’achromatopsie qui est l’incapacité à reconnaître la couleur des surfaces.  Le cas surprenant de Phinéas Gage qui a vu son crâne traversé par une barre métallique emportant une partie de son cerveau indique un rapport évident entre ces parties du cerveau et les émotions qu’un individu peut éprouver.

L’idée d’une localisation cérébrale qui remonte à la phrénologie de Gall  et à  Broca qui en 1862 établit que l’aphasie a pour cause une lésion de la région postérieure du lobe frontal gauche. On connaît aujourd’hui les zones du cerveau spécialisées dans l’activité perceptive, motrice, linguistique. Aujourd’hui les IRM  (imagerie par résonances magnétiques) sont une  méthode qui mettent en évidence des dépenses d’énergie qui résultent de l’activité nerveuse. Il existe aussi la TEP  c'est-à-dire la  tomographie par émission de positons. On peut évoquer aussi les découvertes chimiques qui s’appuient sur les hallucinations dues aux psychotropes, (LSD, mescaline, on parle alors de  « scalpel chimique »). La perception du monde extérieur peut être altérée par de nombreux agents chimiques. Peut-être ne serions-nous donc qu’un ensemble physico-chimique.

Enfin, les recherches en intelligence artificielle (IA) semblent indiquer qu’il est possible de comparer le fonctionnement du cerveau à celui d’un ordinateur. On simule en effet sur une machine électronique des opérations essentielles qui caractérisent la pensée. C’est ici la  théorie du fonctionnalisme.  L’esprit serait donc réductible  à de la matière physico-chimique et  à des opérations informatiques.

Ces théories  s’opposent à la thèse spiritualiste, et plus précisément à l’idée d’une substance immatérielle, la substance pensante. Ce que nous percevons en nous comme des états mentaux immatériels (désirs, émotions, sentiments, etc.) se laissent réduire à l’activité électrochimique des neurones de notre cerveau.

 

 

III. Le spiritualisme de Bergson

 Pour le spiritualisme le fait que la pensée dépende du cerveau ne suffit pas à établir la vérité du monisme (c'est-à-dire qu’il n’y ait qu’une substance, la matière ici) matérialiste et la fausseté du dualisme (deux substances : esprit et matière) ontologique. La thèse selon laquelle la pensée « dépend » du cerveau n’est pas incompatible avec le dualisme de l’esprit et du cerveau. C’est la thèse que développe Bergson dans son livre Matière et Mémoire. Il peut  y avoir une solidarité sans réduction, l’esprit ne peut pas être assimilé au fonctionnement cérébral.  Le spiritualisme est la doctrine qui reconnaît la primauté de l’esprit (substance spirituelle). Même si je crois que mon esprit dépend de mon cerveau, qu’il existe une solidarité entre l’idée que j’ai maintenant et une activité neuronale, suis-je pour autant obligé de croire que l’esprit ne peut pas sortir des limites de la matière ; que celui-ci est déterminé par celui-là ; ou bien ne puis-je pas continuer à penser, l’âme par exemple ici, et ne puis-je pas inventer une nouvelle façon de l’envisager ?

L’esprit a besoin d’une certaine matière (un cerveau), d’une certaine structure anatomique, est-il pour autant réductible à celle-ci ?  La relation est ici ambiguë et complexe : en un sens il en est prisonnier puisqu’il tend à s’en émanciper mais d’un autre côté il ne pourrait exister sans elle.

 

« La conscience est accrochée au cerveau comme un vêtement à un clou mais il n’en résulte pas que le cerveau dessine tout le détail de la conscience ». Bergson reconnaît un matérialisme minimal. Mais pour lui rien ne nous contraint à identifier le mental et le neuronal : observer une activité neuronale, ce n’est pas observer une idée. Le problème est que nous avons fait dire aux faits plus qu’ils ne disent et il est probable que « l’observation intérieure puisse l’emporter sur des méthodes qu’on croit plus efficaces ».

  Mais comment ne pas être matérialiste et ne pas croire que le mental est réductible à du neuronal ?  Bergson est un philosophe qui va lire très sérieusement les travaux des savants de son époque sur ces questions et particulièrement sur la question de la mémoire. Il va proposer une conception des rapports entre l’esprit et le cerveau nouvelle, originale et en profonde contradiction avec le point de vue partagé par les savants de son temps. Selon lui il y a une métaphysique implicite, inconsciente, qui ne se sait pas mais qui tire des conclusions illégitimes de certaines observations. Il y a un mixte inaperçu de faits scientifiques et de positions métaphysiques. Peut-être que la philosophie peut atteindre des réalités que la science n’atteint pas. Bergson va s’intéresser en particulier à la question de la mémoire. Cette question est capitale car  la localisation nous conduit à croire que nos souvenirs sont stockés dans une région du cerveau. Que devons-nous en penser ? Est-ce que mes souvenirs sont stockés dans une partie de mon cerveau ?

  Bergson va montrer que cela n’est pas le cas, «  en aucun cas, le cerveau n’enmagasinera de souvenirs ou d’images ». Le cerveau n’a pas de fonction représentationnelle. «  Celui qui pourra pénétrer à l’intérieur du cerveau et apercevoir ce qui s’y fait, serait probablement renseigné sur ces mouvements esquissés ou préparés ; rien ne prouve qu’il soit renseigné sur autre chose ». La science décrit des fonctionnements, elle ne connaît pas la nature des phénomènes, et en particulier, de celui de l’esprit. Bergson va montrer que le cerveau est un instrument d’action et non de représentation.

    Le système nerveux tout entier n’a qu’une fonction sensorimotrice dont le réflexe est le modèle, cela signifie qu’il ne fait que transmettre des mouvements ; aux mouvements reçus par l’environnement, il répond par des mouvements du corps. C’est l’image du standard téléphonique : «  le cerveau ne doit donc pas être autre chose, à notre avis, qu’une espèce de bureau téléphonique central : son rôle est de « donner la communication » ou de la faire attendre. Il n’ajoute rien à ce qu’il reçoit ; mais […] il constitue bien réellement un centre, où l’excitation périphérique se met en rapport avec tel ou tel mécanisme moteur, choisi et non plus imposé » Matière et mémoire, p.180

«  il n’est donc pas à proprement parler organe de pensée, ni de sentiment, ni de conscience ; mais il fait que conscience, sentiment et pensée restent tendus sur la vie réelle et par conséquent capables d’action efficace. Disons, si vous voulez, que le cerveau est l’organe d’attention à la vie. » l’Energie spirituelle.

  Le système nerveux ne peut être le support de la mémoire « pure », celle qui conserve la totalité du passé. Il ne peut conserver le passé que sous forme de mouvements ; il n’est que le support de la mémoire-habitude.  Bergson distingue donc deux mémoires : habitude / vraie (souvenirs purs) ; la première serait inscrite dans le système nerveux (matière cérébrale), la seconde relèverait de l’esprit.

   Le cerveau n’a pas de fonction de représentation (c'est-à-dire le pouvoir de créer des images mentales). Il est une partie du monde matériel ; il n’a pas de pouvoir magique notamment celui de créer la pensée entendue comme représentation immatérielle.

 Il sert de carrefour entre les mouvements nerveux et il autorise leur indétermination. Il est un organe d’attente c'est-à-dire d’indétermination entre plusieurs mouvement possibles. Le choix, c'est-à-dire l’hésitation résolue entre tous ces mouvements s’appelle la conscience. Ce choix ne se fait pas au hasard mais il se réfère au passé, à l’expérience et aux souvenirs.

   Nos souvenirs ne sont pas contenus dans le cerveau, ils s’actualisent dans une perception et nécessitent ainsi de passer par les mouvements du cerveau ; mais il ne sont pas contenus en lui. Les souvenirs ne sont pas stockés dans le cerveau.

 

   Les neurologues contemporains n’ont pas apporté de preuve de la trace cérébrale des souvenirs.  Certaines lésions cérébrales veulent expliquer l’absence des troubles de la mémoire ; on suppose alors que le souvenir est perdu parce qu’il correspondait à une partie de cerveau qui connaît une lésion. Or, des souvenirs apparemment perdus après une lésion cérébrale peuvent réapparaitre. De même, certaines difficultés que nous avons à nous souvenir de certains éléments montrent que le souvenir n’est pas perdu mais que la conscience est paralysée dans son exercice. Cette paralysie peut être liée à une lésion mais elle peut aussi bien être le résultat d’un choc émotif ou d’un surmenage.

 

 On peut donc penser en suivant Bergson qu’il y a une survivance en soi, intégrale du passé. Il y a une mémoire pure (qui n’est pas matérielle) qui enregistre tout ce qui arrive à une conscience individuelle. Chacun est porteur de la totalité de ses souvenirs ; le passé n’a donc pas cessé d’exister, mais  il a cessé d’être utile. La perception entraine seulement une sélection, une limitation (comme avec la totalité de la matière). 

      Le rôle spécifique du cerveau n’est donc pas la spéculation mais l’action, l’esquisse d’un mouvement. La perception ne vise pas une connaissance mais une adaptation (une action). Elle doit donc être radicalement distinguée du souvenir.  La distinction entre matière et mémoire n’est pas de degré mais de nature. Une perception pure est simplement une image plus faible, moins intense qu’une perception.  Or la perception porte sur une présence, le souvenir sur une absence. Les souvenirs ne sont conservés nulle part, ils ne font qu’un avec l’esprit, qui est par essence mémoire. Tout notre passé est donc en nous, conservé automatiquement au moment même où il est vécu. L’âme a sa réalité propre, indépendante du cerveau, même si elle a besoin de ce dernier pour produire des actions. On peut décrire les plans de consciences que nous éprouvons : quand la conscience se développe, se concentre et s’épanouit, elle tend vers l’esprit. Quand le mouvement de la conscience s’interrompt, s’éparpille, elle tend vers la matière qui désigne une dispersion sensible absolue. Mais ce dualisme est méthodologique seulement, il y a un monisme radical qui est celui de la vie. La matière et l’esprit ont une source commune, la vie.  La vie contient en germe la possibilité de la conscience et du corps. Bergson n’oppose pas la matière et l’esprit ; le progrès de l’esprit est aussi celui de la matière. L’esprit n’existe que par ses actes et donc pas comme une « substance » abstraite et fixe : c’est une puissance d’agir, et une liberté plus qu’un type d’être.

 

 

mécanisme : chez Descartes, doctrine dualiste qui ramène la matière, le corps, à l’étendue, et qui explique donc tout ce qui n’est pas âme ou pensée (spiritualisme) par les seules notions de l’étendue et du mouvement de cette étendue. Dans le domaine du vivant, le mécanisme est une explication par la cause comprise comme « cause efficiente » (cf. repères cause/fin).

monisme : doctrine qui n’admet qu’une réalité constitutive de l’être ou de la nature et ramène tout ce qui existe soit à la matière, soit à l’esprit.

matérialisme : toute doctrine qui n’admet comme réalité que la matière, et qui nie, donc, l’existence d’êtres immatériels ou qui les réduit à ce qui est matériel.

réductionnisme : toute théorie qui prétend expliquer un phénomène complexe en le réduisant à ses éléments les plus simples ; ex : réduction du mental à des processus physico-chimiques, de l’intelligence à un système d’associations ou de réflexes, de la conscience à des processus neuro-physiologiques, etc.

distinction machine / organisme (cf. cours)

finalisme : conception de la nature et de la connaissance qui attribue un rôle principal aux « causes finales ».

vitalisme : toute doctrine admettant que les phénomènes de la vie possèdent des caractères spécifiques par lesquels ils diffèrent radicalement des phénomènes physiques et chimiques, et manifestent ainsi l’existence d’une « force vitale » irréductible aux forces de la matière inerte. Dans le domaine du vivant, le vitalisme est une explication par la « fin » (cf. repères cause/fin).

causes efficientes / causes finales cause / fin (repères du programme de terminale)

-                  cause : explication par l’amont, qui se présente comme ce qui a directement produit ce qu’on cherche à expliquer, qui est alors un effet ; correspond à la notion de « cause efficiente ».

-                  fin : explication par l’aval, qui explique la chose par un but, une finalité vers laquelle elle est censée tendre ; correspond à la notion de « cause finale ».

A la question « pourquoi ? », je peux répondre « parce que » (en répondant ainsi par la cause) ou « pour » (en répondant ainsi par la fin). Ex : pourquoi est-ce que j’arrête de fumer ? parce que le médecin me l’ordonne (cause) et pour être en meilleure santé (fin).

 

Textes

 

« Il y a certains actes que nous appelons corporels, comme la grandeur, la figure, le mouvement, et toutes les autres choses qui ne peuvent être conçues sans une extension locale, et nous appelons du nom de corps la substance en laquelle ils résident […]. Et après, il y a d’autres actes que nous appelons intellectuels, comme entendre, vouloir, imaginer, sentir, etc., […] [qui] ne peuvent être sans pensée, ou perception, ou conscience et connaissance ; et la substance en laquelle ils résident, nous disons que c’est une chose qui pense, ou un esprit, ou de quelque autre nom que nous voulions l’appeler, pourvu que nous ne la confondions point avec la substance corporelle, d’autant que les actes intellectuels n’ont aucune affinité avec les actes corporels, et que la pensée […] diffère totalement de l’extension ».

Descartes, Réponses aux 3e objections

 

« Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée qu’elle semble en être une propriété, telle que l’électricité, la faculté motrice, l’impénétrabilité, l’étendue, etc. ». « Toutes les facultés de l’âme, jusqu’à la conscience, ne sont que des dépendances du corps ». « Toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps, qu’elles ne sont visiblement que cette organisation même ».

La Mettrie, L’homme machine

 

« - Mais les « idées » que l’on considère peut-être naïvement comme le produit de cette faculté d’intelligence, êtes-vous en mesure de les ramener à leur base matérielle ?

- (…) Pour le neurobiologiste que je suis, il est naturel de considérer que toute activité mentale, quelle qu’elle soit, réflexion ou décision, émotion ou sentiment, conscience de soi… est déterminée par l’ensemble des influx nerveux circulant dans des ensembles définis de cellules nerveuses, en réponse ou non à des signaux extérieurs. J’irai même plus loin en disant qu’elle n’est que cela ».

Interview de J.-P. Changeux, professeur au Collège de France, Le Monde, octobre 1982

« A partir des années cinquante, alors qu’aux Etats-Unis les sciences cognitives[1] connaissent un essor inexorable, la tentation devient grande de « naturaliser » l’esprit, c’est-à-dire de décrire son fonctionnement en s’appuyant sur les sciences dures, de la physique aux neurosciences. Ce naturalisme peut être poussé très loin : ainsi, Paul et Patricia Churchland soutiennent que la pensée n’est rien d’autre qu’un processus ayant lieu dans le cerveau. Selon eux, la psychologie populaire, qui raisonne en termes de désirs, de croyances, d’intentions, etc., doit être éliminée au profit des neurosciences. En d’autres termes, pour comprendre pourquoi vous dites « je t’aime », passez une IRM… »

Article de Philosophie Magazine, juillet-août 2009

 

 

« Je me tiendrai, modestement mais fermement, au plan (…) des discours tenus d’une part sur le corps et le cerveau, d’autre part sur ce que, pour faire bref, j’appellerai le mental (…). Ma thèse initiale est que les discours tenus d’un côté et de l’autre relèvent de deux perspectives hétérogènes, c’est-à-dire non réductibles l’une à l’autre et non dérivables[2] l’une de l’autre. Dans un discours, il est question de neurones, de connexions neuronales, de système neuronal, dans l’autre on parle de connaissance, d’action, de sentiment, c’est-à-dire d’actes ou d’états caractérisés par des intentions, des motivations, des valeurs. Je combattrai donc ce que j’appellerai désormais un amalgame sémantique[3], et que je vois résumé dans la formule : Le cerveau pense ».

« Je ne vois pas de passage d’un ordre de discours à l’autre : ou bien je parle de neurones, etc., et je suis dans un certain langage, ou bien je parle de pensées, d’actions, de sentiments et je les relie à mon corps avec lequel je suis dans un rapport de possession, d’appartenance. (…) quand on me dit que j’ai un cerveau, aucune expérience vive, aucun vécu, ne correspond à cela, je l’apprends dans les livres ».

« Tout ce que je sais sur le cerveau est d’un certain ordre, mais (…) est-ce que les connaissances nouvelles que nous avons sur le cortex augmentent ce que je sais déjà par la pratique du corps, et en particulier tout ce que je sais des émotions, des perceptions, de tout ce qui est (…) lié justement à cette possession de mon corps ? »

P. Ricœur, dans Ce qui nous fait penser – la nature et la règle, de P. Ricœur et J.-P. Changeux

 

 

 



[1] Sciences cognitives : un ensemble de disciplines qui étudie les mécanismes de la pensée, et plus généralement, de tout ce qui a trait à la connaissance. 

[2] C’est-à-dire que l’on ne peut ni les identifier ni déduire exactement l’une de l’autre.

[3] « Amalgame sémantique » : confusion abusive de deux termes.