Situation 27 : le Prince de Machiavel (chap. 18). Les exigences de la politique sont-elles compatibles avec les impératifs de la morale ?    

 

 Combien il serait louable chez un prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le comprend : toutefois, on voit par expérience, de nos jours, que tels princes ont fait de grandes choses qui de leur parole ont tenu peu de compte, et qui ont su par ruse manœuvrer la cervelle des gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté.

 

Quelle est la thèse de Machiavel ici ?

 En accord avec une tradition philosophique, il faut que le roi soit philosophe et le philosophe roi. L’action politique doit être une action morale, c’est la possibilité d’une cité idéale qui en dépend. Il faudrait que celui qui nous gouverne puisse être l’objet d’une admiration sincère, qu’il soit l’incarnation vivante de l’idée de justice. Mais cette tâche qui serait celle d’un homme serait en même temps principe d’espérance pour le reste de l’humanité. Si le juste et la victime sont en prison, quelle justice est encore possible ?

 

Pourquoi est-il plus difficile pour le  prince de rester honnête ? 

Celui qui dirige les hommes doit les conduire vers cette idée, et pour ce faire, il doit lui-même tendre vers cette idée. Mais tendre pour un prince vers cette idée est une entreprise d’autant plus difficile qu’il peut se placer au-dessus de la loi ; le prince ne sera pas puni de sa malhonnêteté comme n’importe quel homme du peuple.

Quelle est la nature de l’argument qui contredit la thèse de la bonté du prince ?

Il s’agit d’un recours à l’expérience ; il faut chez Machiavel toujours penser en fonction de ce qui est et non pas de ce qui devrait-être. La politique est le champ de ce qui est ou peut être mais pas le champ de ce qui doit être. Le constat établi par Machiavel consiste à rappeler non seulement que des grandes choses ont été faites sans qu’une moralité ait été suivi, et que ceux qui ont respecté les préceptes de la morale ont été dominé.

 La bonté du prince n’est pas une condition sine qua non de l’exercice politique. Au contraire, dès maintenant, Machiavel, nous indique qu’il sera peut-être bon et utile de s’écarter de la morale pour pouvoir mener son action politique.

 

 Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force ; la première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme la première, très souvent, ne suffit pas, il convient de recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de la bête et de l’homme. Ce point a été enseigné aux princes en termes voilés par les écrivains anciens, qui écrivent qu’Achille et beaucoup d’autres de ces princes de l’Antiquité furent donnés à élever au centaure Chiron pour qu’il les gardât sous sa discipline. Ce qui ne veut dire autre chose – d’avoir pour précepteur un demi-bête et demi-homme – sinon qu’il faut qu’un prince sache user de l’une et l’autre nature : et l’une sans l’autre n’est pas durable.

 

Quelles sont les deux façons de combattre ? Que signifie combattre avec les lois ? La loi autorise ou interdit. Elle est une construction de l’homme qui vise à organiser les rapports des hommes entre eux.  Avec la loi, les hommes sont contraints sans qu’ils ne ressentent un rapport de force directement. Mais la désobéissance à la loi, doit faire l’objet d’une sanction, elle-même établie par la loi.

 Pourquoi combattre avec les lois ne suffit-il pas ?

Parce que les hommes peuvent désobéir à la loi ; ils peuvent la transgresser. Elle n’est pas coercitive immédiatement ; celui qui commet un crime sera puni mais la punition n’est pas contemporaine de son acte.

Pourquoi la loi sans la force et la force sans la loi ne peuvent-elles pas fonder un état durable ?

-          la loi sans la force : le législateur doit avoir une force coercitive pour sanctionner ceux qui voudront se détourner de la loi. Et si cette force de l’Etat n’est pas directement visible, le respect des lois est peut-être dû toutefois à la connaissance de cette force. Cette force doit exister (même si elle n’est jamais employée) pour dissuader quiconque voudrait enfreindre la loi.

-          La force sans la loi : si les rapports humains étaient uniquement fondés sur la force des uns et la faiblesse des autres, aucun Etat ne pourrait subsister. En effet, une personne n’est jamais assez forte pour maintenir son pouvoir très longtemps. De plus, la force ne faisant pas droit, elle serait convoitée par tous. Un Etat en tant que tel ne pourrait jamais survivre, il serait sans cesse l’objet de coup d’Etat.

Le prince doit donc savoir user à la fois de la force et de la loi. Cf. légende du centaure Chiron, il nourrissant Achille d’entrailles de lion et de sanglier et de moelle d’ours afin de le rendre aussi fort que ces animaux ; mais aussi de miel afin de le rendre persuasif par la douceur de ses paroles : l’éloquence est une arme.

 

 Puis donc qu’un prince est obligé de savoir bien user de la bête, il doit parmi elles prendre le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des rets, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les rets et lion pour effrayer les loups. Ceux qui s’en tiennent simplement au lion n’y entendent rien. Un souverain prudent, par conséquent, ne peut ni ne doit observer sa foi quand une telle observance tournerait contre lui et que sont éteintes les raisons qui le firent promettre.

 

Quelles sont les deux figures de la bête retenues ici par Machiavel ? Pourquoi le renard et le lion ? Le renard représente la ruse, c'est-à-dire l’art de déjouer les pièges et l’habileté à en construire. Il représente le pouvoir de manipulation et de dissimulation. Le renard maîtrise l’art du détournement, il ne fait jamais les choses directement. Le résultat de son action n’est pas direct.  Le lion est au contraire celui qui effraye directement, immédiatement. Le lion est caractérisée par la tranquillité ; sa seule présence dissuade.

Mouvement du texte :

-          ne pas s’en tenir qu’aux lois (homme)

-          s’en tenir aussi à la force (bête)

-          mais cette force peut-être double : directe (lion) / indirecte (renard).

Le renard est celui qui promet en sachant à chaque fois que cette promesse n’en est pas une, dans la mesure où elle est toujours susceptible d’être conditionnée et en ce sens annulée. Le renard dissimule ces intentions et ne reste pas prisonnier de la morale ; au contraire, il sait s’en affranchir. Seul le résultat compte. La fin justifie les moyens. 

 

 Et si les hommes  étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et ne te l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à l’observer avec eux. Et jamais un prince n’a manqué de motifs légitimes pour colorer son manque de foi. De cela l’on pourrait donner une infinité d’exemples modernes, et montrer combien de paix, combien de promesses ont été rendues caduques et vaines par l’infidélité des princes : et celui qui a su mieux user du renard est arrivé à meilleure fin.

 

Là encore Machiavel justifie sa théorie politique par un sombre état des lieux. C’est parce que les hommes sont malhonnêtes que le prince doit l’être lui aussi ; mais à la différence des autres hommes, le prince doit être malhonnête avec habileté. Il doit rendre légitime l’illégitime, recourir à des arguments et à toutes les sortes de tromperie pour « colorer son manque de foi ».

 

Mais il faut, cette nature, savoir bien la colorer, et être grand simulateur et dissimulateur : et les hommes sont si simples et ils obéissent si bien aux nécessité présentes que celui qui trompe trouvera toujours qui se laissera tromper.

  Des exemples récents, il en est un que je ne veux pas taire. Alexandre VI ne fit jamais autre chose, ne pensa jamais à autre chose qu’à tromper les gens, et toujours trouva sujet à pouvoir le faire. Et jamais il n’y eut homme qui mît plus grande énergie à affirmer une chose et la confirmât avec de plus grands serments, et qui l’observât moins ; cependant toujours les tromperies réussirent à souhait, parce qu’il connaissait bien , à cet égard, le train du monde. A un prince, donc, il n’est pas nécessaire d’avoir en fait toutes les susdites qualités, mais il est bien nécessaire de paraître les avoir.

 

La première condition qui justifie le recours à la tromperie est pour Machiavel le fait que les hommes sont méchants. Si je ne trompe pas on me trompera. Quel est maintenant la deuxième condition ?

Si le prince peut tromper les hommes, c’est aussi parce qu’ils sont facilement manipulables. Pourquoi les hommes sont-ils si faciles à tromper ?

 C’est parce qu’ils « obéissent aux nécessités présentes », c'est-à-dire qu’un peuple qui n’a pas faim n’est pas en tant que tel dangereux. Les hommes ne peuvent pas voir plus loin que l’immédiateté de leurs besoins. Les hommes n’ont pas de mémoire ; il ne peuvent pas mettre en rapport la promesse et sa violation. Ils sont rivés au piquet de l’instant. Ils ne peuvent pas se projetter dans l’avenir et mesurer l’importance pour le futur de tel ou tel choix politique.

 Il n’est donc pas nécessaire à un prince d’être bon, mais il lui suffit de le paraître. Machiavel dissocie l’être du paraître, et si la politique repose sur le paraître et l’illusion, ses effets n’en sont pas moins réels.

 

Et même, j’oserai dire ceci : que si on les a et qu’on les observe toujours,  elles sont dommageables ; et que si l’on paraît les avoir, elles sont utiles ; comme de paraître pitoyable, fidèle, humain, droit, religieux, et de l’être ; mais d’avoir l’esprit édifié de telle façon que, s’il faut ne point l’être, tu puisses et saches devenir le contraire. Et il faut comprendre ceci : c’est qu’un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bon, étant souvent contraint, pour maintenir l’Etat, d’agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Aussi faut-il qu’il ait un esprit disposé à tourner selon que les vents de la fortune  et les variations  des choses le lui commandent, et comme j’ai dit plus haut, ne pas s’écarter du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il le faut.

 

 

Pourquoi est-il préférable pour un prince de paraître bon que de l’être véritablement ?

Paraître bon, c’est toujours en même temps pouvoir ne pas l’être. Or celui qui est bon, ne peut pas ne pas l’être. Il est donc plus utile de paraître bon que de l’être véritablement :

-          parce que les hommes ne sont pas bons, et qu’il faut donc pouvoir user de la méchanceté selon la nécessité.

-          parce qu’ils ne peuvent pas distinguer entre l’être et l’apparaître, entre ce qui est bon et ce qui le paraît seulement// mythe de la Caverne, interprétation politique ; nous ne voyons que des ombres, des apparences manipulées par ceux qui nous gouvernent, nous ne connaissons pas la vérité effective de la chose ; ici avec Machiavel la politique est soumise à la loi du paraître.

La figure du prince est caractérisée par une duplicité nécessaire.

La volonté du prince doit-elle se limiter dans la promesse (qui implique l’inconditionné), pourrait-elle prendre sens dans le champ toujours mouvant des affaires humaines ? Tout se passe comme si le futur imposait au prince de ne rien s’imposer. L’engagement politique ne peut devenir un engagement moral.

 

Y a-t-il du coup pour Machiavel une différence entre l’image du pouvoir et le pouvoir lui-même ?

Machiavel montre que l’image du pouvoir n’est pas autre chose que ce pouvoir lui-même, puisque aucune autorité ne peut par définition s’exercer qu’à condition que les sujets consentent à en porter le fardeau. = idéologie (la préoccupation des conditions psychologiques requises pour que s’exerce une contrainte sociale).

La dimension du spectacle serait consubstantielle au politique.

à Machiavel fait l’apologie de la démagogie (≠ dégénérescence ou effet pervers de la démocratie) : la démagogie est l’effet normal et non pathologique de toute politique. Le Prince théorise les conditions idéologiques de l’exercice de toute autorité politique. Cf. conseillers en communication (psychologie, sociologie, enquêtes d’opinion.

 

 Il faut donc qu’un prince ait grand soin qu’il ne lui sorte jamais de la bouche chose qui ne soit pleine des cinq qualités susdites, et qu’il paraisse, à le voir et l’entendre, toute miséricorde, toute bonne foi, toute droiture, toute humanité, toute religion. Et il n’y a chose plus nécessaire à paraître avoir que cette dernière qualité. Les hommes en général jugent plus par les yeux que par les mains ; car il échoit à chacun de voir, à peu de gens de percevoir. Chacun voit ce que tu parais, peu perçoivent  ce que tu es ; et ce petit nombre ne se hasarde pas à s’opposer à l’opinion d’une foule qui a la majesté de l’Etat qui la défend ; et dans les actions de tous les hommes, et surtout des princes où il n’y a pas de tribunal à qui recourir, on considère la fin. Qu’un prince, donc, fasse en sorte de vaincre et de maintenir  l’Etat : les moyens seront jugés honorables et loués d’un chacun ; car le vulgaire se trouve toujours pris dans les apparences et par l’issue de la chose ; et dans le monde, il n’y a que le vulgaire, et le petit nombre ne compte pas quand la foule a où s’appuyer. Certain prince du temps présent, qu’il n’est pas bon de nommer, ne prêche jamais autre chose que paix et bonne foi, et de l’une et l’autre il est plus grand ennemi ; et l’une et l’autre, s’il l’avait observée, l’aurait plus d’une fois privé ou de sa réputation ou de ses Etats.   Machiavel, Le prince, XVIII. Trad. Lévy.