Situation 26. Qu’est-ce que l’Etat ?

 

Introduction.

Notre réflexion porte sur le concept d’Etat. Que désigne-t-il ? Comment a-t-il été possible ? Est-il naturel ou bien est-il artificiel ? Garantit-il nos libertés ou bien les limite-t-il ?

Ce concept est récent, il apparait au 16ème siècle. La réflexion politique est axée durant l’antiquité sur la notion de cité. Elle concentre des problématiques qu’il faut rappeler et réactualiser.

Plan du cours

A.      L’homme est-il un animal politique ? La cité est-elle naturelle ?

B.      L’Etat comme structure moderne du pouvoir (description de l’architecture de l’Etat, description de l’Etat comme être artificiel, avec Etat, passage de la liberté naturelle à la liberté civile).

C.       L’Etat de droit. Dans cette partie on s’interrogera sur l’organisation des pouvoirs à l’intérieur de ce pouvoir centralisateur. Constitution. Droits de l’homme. Etat du droit et Etat des droits. Critique du formalisme de ces droits.

D.     Fin de l’Etat ? avec libéralisme économique et politique, quelle est la place laissée à l’Etat ? Qu’est-ce que la démocratie ?

 

A. La cité grecque et la naturalité politique

Le concept de cité (en grec polis) a deux sens. D’abord il désigne une forme historique datée. La cité désigne ici une entité communautaire autonome à laquelle ont conscience d’appartenir quelques dizaines de milliers d’habitants. Les cités de l’Antiquité les plus connues sont   Athènes, Sparte ou Corinthe. Chaque cité est caractérisée par une  singularité ethnographique  et  un régime propre.  Le  sentiment d’appartenance à la cité est  plus fort que l’enracinement dans l’hellenisme par exemple  qui désigne une  communauté ethnique, linguistique et  culturelle.

Le deuxième sens du mot cité désigne la sphère de la vie publique par opposition à la sphère privée. On parle alors des « affaires de la cité » et on désigne ainsi «  toutes les activités relative à un monde commun » qu’on appelle en grec   koinon, c’est-à-dire  le commun. La politeia désigne la constitution en général, elle n’est pas un simple cadre administratif et juridique. Elle détermine la façon dont vivent les citoyens. Aristote écrit dans son ouvrage la Politique «  la constitution est un certain ordre (taxis) entre ceux qui habitent la cité ».

Cette partie portera principalement sur la philosophie politique d’Aristote.

Thèse : «  la cité a pour fin le souverain bien » .  Il s’agit de la conclusion qui résulte du syllogisme suivant.

1.      « la cité est un certain type de communauté »

2.      « toute communauté est constituée en vue d’un certain bien »

3.      « de toutes les  communautés, la cité est la plus souveraine et celle qui inclut toutes les autres ».

 

Prémisse 1. La communauté = genre (+ extensif) que cité (espèce). Le genre est essentiel (répond à la question qu’est-ce que) mais insuffisant pour déterminer la cité (il y a d’autres choses qualifiées par ce genre). Logique définition : genre + différence spécifique.

Déf. Communauté. Un groupement d’hommes unis par une fin commune  et donc liés par une relation affective nommée « amitié » et selon des rapports de justice (famille, village, association, confrérie, partenaires d’un marché, compagnons d’armes). C’est autour d’une fin commune que se forme une communauté.  Deux caractères définitoires (l’unité d’une pluralité, l’existence d’une fin commune) ; deux attributs essentiels (l’amitié, la justice). La cité est un certain type de communauté. La matière de la cité est constituée des familles, des villages, des lignages. La forme de la cité  est une constitution, un régime, « politeia » c’est-à-dire  «  un certain ordre institué entre les gens qui habitent la cité ». C’est cela qui  donne à la matière une forme particulière. La finalité (sa fin, son but) de la cité est le bien vivre, le vivre heureux,  la vie parfaite. La cause motrice est le  fondateur ou législateur, mais son rôle est moins important car il y a pour Aristote une naturalité, c’est-à-dire un développement naturel de la cité. Aristote  va analyser les différents régimes (démocratie, tyrannie, ploutocratie, aristocratie) comme autant d’espèces naturelles. Il fait avec les différents régimes politiques ce que font les entomologues ou les zoologues avec les insectes et les animaux : il définit et il classe.  (Faites des recherches sur la théorie des 4 causes :  finales, efficiente, matérielle, formelle chez Aristote).  

 

Prémisse 2.  « toute communauté vise un certain bien ». L’action humaine vise une fin qu’elle prend pour un bien. Faire quelque chose pour obtenir quelque chose. La fin visée par la cité sera la fin la plus haute, le Souverain Bien, qui sera lié à l’idée d’autarcie.

 

Prémisse 3. La communauté ultime (qualitative et englobante) vise le bien ultime. La Cité inclut toutes les autres communautés.  Cette thèse a une portée polémique dans la mesure où elle affirme contre les sophistes  que la cité vise la fin la plus haute pour l’homme. En effet ces derniers considèrent que la communauté politique n’est qu’un pis-aller, une simple garantie de survie individuelle. La cité donc est la dernière des communautés naturelles. « La communauté achevée formée de plusieurs  villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète, et qui, sétant constituée pour permettre de vivre, existe cependant en vue du bien-vivre ».

 En effet, ce pour quoi chaque communauté  précédente existait, c’était pour répondre à certains besoins que la communauté antérieure ne permettait pas de satisfaire : l’homme isolé ne peut pas se reproduire, donc il forme naturellement communauté avec la femme. Ce qui est visé, c’est l’autarcie. Pourquoi l’autarcie est le souverain bien et donc le bonheur ? Pour Aristote, un homme, une communauté, un être quelconque sont heureux seulement s’ils peuvent se suffire à eux-mêmes, c'est-à-dire trouver en soi de quoi être soi, être sans avoir besoin de rien. Nul n’est pleinement s’il manque de quelque chose. Les hommes en manque ont besoin des autres pour être pleinement c'est-à-dire pour être heureux. La communauté politique étant celle qui ne manque de rien, est la seule à être pleinement ; c’est dans et par la cité que l’homme est homme.

Pourquoi pouvons-nous dire avec Aristote que la cité est naturelle ?

 L’autarcie est la fin du développement naturel. La nature est fin. C'est-à-dire que la nature d’une chose est dans ce qu’elle vise, la nature d’une chose se lit dans ce qu’elle vise et elle est pleinement quand elle est achevée. Or toutes les communautés visent un certain bien mais ce qu’elle vise à travers chacun de ces biens c’est l’autarcie, c'est-à-dire l’autosuffisance et c’est dans la cité que celle-ci est possible. La cité n’existe qu’en vue d’elle-même. Le souverain bien c’est l’autosuffisance, il existe donc en soi. Tous les autres biens sont donc en vue de ce souverain bien. La nature de toute communauté est hors d’elle (puisqu’elles ne suffisent pas à elles-mêmes), sauf celle de la cité qui est en quelque sorte sa propre nature.

 La cité n’est pas une construction par défaut, un pis-aller ou une conséquence purement nécessaire des besoins humains. La cité n’est pas naturelle en ce qu’elle satisferait les besoins humains. Elle n’est pas la conséquence mécanique de l’existence des besoins. La cité est présupposée par les premières communautés, car « elle est leur fin et la nature est fin »; c’est pourquoi la cité est naturellement antérieure à chacun de ses membres. Elle est donc première ontologiquement (d’où l’ordre génétique qui est aussi l’ordre hiérarchique) distinction originel / naturel. Naturel ne se confond pas avec originel, parce que la nature d’un être n’est pas nécessairement ce qui apparaît en lui d’abord. Par exemple les hommes parlent naturellement sans parler à la naissance. Les hommes réaliseront leur essence en parlant. Parce que l’homme est un par nature un animal politique, il ne peut trouver son bonheur indépendamment de toute sociabilité. La cité est la condition première du bonheur humain.

Pourquoi pouvons-nous dire avec Aristote que l’homme est un « animal politique » ?

 Le fait que l’homme soit « politique » par nature signifie donc, d’une part qu’il tend naturellement à vivre avec ses semblables, et d’autre part que la communauté qui lui permet d’accomplir sa nature est la communauté politique.  Si l’homme est un animal naturellement politique, c’est parce qu’il est un être naturellement en manque. Son inachèvement originel fait de lui un être naturellement politique. L’homme est donc naturellement politique, ce qui signifie qu’il y a dans sa nature une tendance à vivre dans des cités et qu’en réalisant cette tendance l’homme tend vers son bien propre.

L’homme pour Aristote est un être intermédiaire entre la bête et le dieu. Seul parmi les animaux, l’homme dispose du logos, c'est-à-dire à la fois du langage et de la raison, et de la capacité de se représenter et de signifier à ses semblables, non seulement le plaisir et la peine (phone), mais aussi l’avantageux et le nuisible, le juste et l’injuste, le bien et le mal (logos). Il n’y a qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre.  

Le logos est la possibilité d’une mise en commun. Il est donc la voie naturelle d’accès au bien commun. Il n’y a pas de cité digne de ce nom sans le postulat de l’identité de ses membres, d’êtres qui y parlent et s’y expriment également. Il n’y a pas non plus de cité digne de ce nom sans la discussion, la mise en commun des jugements opposés des uns et des autres sur ce qui est bien, mal, juste ou injuste. La pratique de l’assemblée délibérative et même le principe démocratique de l’isègoria – selon lequel tous les citoyens, ont un droit égal à exprimer publiquement leur avis ou un « conseil utile à la cité ».

 Le langage comme la cité excède le besoin. Sa fonction naturelle vise la mise en commun des conditions mêmes du bien commun : le bien et le mal, l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste. Le langage est d’essence politique et réciproquement la politique est d’essence langagière. 

 

Que signifie cette naturalité ? Suffit-elle ou bien a-t-elle des limites ?

L’homme tend par nature à vivre avec ses semblables, mais il n’y a aucune nécessité qu’il agisse avec eux dans le sens du bien commun. Le fait que l’homme soit par nature un animal politique ne veut pas dire qu’il est par nature un citoyen ou un agent moral exemplaire. On n’est donc vertueux que par l’exercice et l’éducation qui est l’une des tâches principale du législateur.  Dire de l’homme qu’il est un animal politique n’épuise donc pas les conditions de réalisation d’une cité vertueuse. Pour parvenir à sa propre nature, il peut arriver qu’un être ait besoin d’un « moteur », c'est-à-dire d’une force extérieure qui permette à sa tendance interne de se réaliser.

D’où cette question : qu’est-ce qu’être un citoyen (politès) ?

Il ne peut être défini par le seul critère de sociabilité naturelle. Il ne suffit pas d’habiter tel endroit (métèque, étrangers), il ne suffit pas non plus de jouir de certains droits civiques, puisque cette situation concerne aussi les étrangers liés à la cité par des conventions commerciales. Ce qui définit le citoyen, c’est le fait de « participer »  à une fonction judiciaire (krisis) ou à une magistrature (archè), c'est-à-dire à une fonction délibérative ou à un pouvoir public en général.

 Mais puisqu’il y a plusieurs constitutions, il y aura plusieurs vertus du citoyen, alors qu’il n’y a qu’une seule vertu ou excellence de l’homme de bien absolument parlant (dissociation éthique et politique). Seul le politique professionnel devra être véritablement prudent.  On ne peut exiger que chaque citoyen soit un homme de bien. Inversement, il suffit que chacun soit un bon citoyen pour que la cité forme une communauté.  La vertu civique n’est pas la plus bonne mais elle est politiquement suffisante. La citoyenneté ne se définit donc  pas seulement par l’appartenance à une communauté, mais aussi et surtout par la participation aux différents pouvoirs, c'est-à-dire par un mode d’action politique en vertu duquel les citoyens entretiennent les uns vis-à-vis des autres – selon des modalités variables d’une constitution à l’autre – des relations de pouvoir.

 

Il suit de ce qui précède une réflexion sur le meilleur type de régime possible. Quelle est la constitution qui permet de réaliser le Souverain Bien ? Quelles doivent être les vertus du citoyen ?

 

B. Qu’est que l’ETAT ?

Ce concept est récent. Il apparait à la fin du XVIème siècle sous la plume des auteurs, Machiavel et Botero. Il s’agit d’abord d’une unification dans le  contexte politique italien du XVI qui est celui d’un éclatement en principautés qui sont en situation de rivalité. Mais l’usage du mot Etat reste encore parcimonieux au XVII. Hobbes et Locke continuent de préférer le terme Commonwealth pour traduire les mots latins de Civitas ou de Res publica. Le mot d’Etat a connu un prestige de plus en plus grand dans l’ histoire des idées, pourquoi ? Quelle réalité recouvre la notion d’Etat ?

Elle va désigner d’abord une autonomisation de la sphère politique c'est-à-dire que le pouvoir politique apparaît de plus en plus indépendant par rapports aux autres (surtout par rapport au pouvoir religieux). 

Pour comprendre ce qu’est l’Etat, il faut comprendre ce qu’est la  souveraineté.

 

I. L’architecture de l’Etat.

a) La souveraineté : la clef de voûte de l’Etat.

Histoire du mot : Pour Bodin (jurisconsulte angevin, Les six livres de la République 1576), il n’y a pas d’Etat sans souveraineté. La souveraineté désigne la puissance de donner et de casser la loi. L’Etat est l’autorité souveraine  car c’est lui qui donne les lois s’exerçant sur un peuple et un territoire déterminé. On dira que la souveraineté correspond à la maitrise totale du droit positif par l’Etat. Le monopole du droit positif est la comme base de l’Etat moderne.

 Le concept de souveraineté est emprunté à la sphère religieuse. Le Souverain, Dieu, pour la religion c’est la puissance de commandement publique, perpétuelle et absolue. On peut donc dire que la souveraineté de l’Etat est la transposition dans la sphère politique d’une notion religieuse. C’est en transposant la notion du domaine ecclésio-théologique à la sphère juridico-politique, que l’Etat apparaît et distingue le pouvoir religieux du pouvoir politique.

La souveraineté désigne donc un pouvoir unifié, indivisible et suprême attribué à un être impersonnel. Les hommes ont inventé l’Etat pour ne pas obéir aux hommes disait  le juriste Georges Burdeau.

Pourquoi l’Etat moderne se distingue de la Cité d’Aristote ? Pour Bodin, Aristote n’a pas vraiment pensé le concept de souveraineté, c'est-à-dire de la suprême puissance.

Pour Bodin, le pouvoir de légiférer englobe tous les autres ; c’est l’Etat qui a le « monopole de la violence légitime » comme le dira M. Weber. Avec Bodin, les sujets sont unis parce qu’ils sont tenus d’obéïr aux lois qui émanent d’un même souverain. Dans la philosophe d’Aristote, la communauté des citoyens se forme à travers la délibération à propos des affaires communes. Surtout, Hobbes qui va prolonger la définition de l’Etat moderne va montrer le caractère artificiel de cette institution quand Aristote en pensait la naturalité.  Nous pouvons pour comprendre la notion d’Etat nous demander ce qu’il en fait la légitimité.  La souveraineté implique en effet un droit à avoir le droit de commander. Mais quelle est la légitimité de ce pouvoir ?

b) L’artificialité de l’Etat.

Hobbes (1588-1679).  L’Etat moderne repose sur le modèle contractualiste, c'est-à-dire celui d’un contrat. Le contrat à l’origine, dans le droit privé, est une convention passée entre deux ou plusieurs personnes en vue d’un échange. Avec la philosophie politique de l’Etat moderne (dont Hobbes ou Locke en sont des représentants), ce modèle va s’étendre à l’ensemble de la société et va constituer la clef de voûte de l’Etat moderne.

 Il faut pour comprendre cela repartir de l’état de nature tel que le décrit Hobbes. Il s’agit pour lui d’un état de guerre. En effet, les passions qui animent chaque homme sont le désir de se sauvegarder et le désir d’accroitre sa puissance. Dans un état où les lois n’existeraient pas, les hommes entreraient nécessairement en conflit les uns avec les autres. En effet, l’égalité de force ou d’esprit qui existe entre les hommes et le désir qu’ils ont d’accroitre leur puissance les conduit à se rencontrer dans des situations où le désir de domination les porte à se quereller. Les causes principales de cet état de guerre sont dans la nature humaine ; ce sont la rivalité, la méfiance et la fierté.

 Sans les lois, l’homme peut tout mais il ne peut pas grand chose. La meilleure défense étant l’attaque, les hommes vivent dans la crainte permanente du combat. S’ils peuvent jouir d’un bien qu’ils auraient volé (parce que sans lois, ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent), ils ne peuvent pas en jouir longtemps car ce bien peut leur être volé ou repris. Ainsi cette liberté naturelle correspond à état de guerre et d’insécurité permanente. Car si la liberté naturelle n’est pas limitée par des lois, elle est limitée par les autres. C’est donc le désir de sécurité qui sera pour Hobbes à l’origine de l’institution politique de la souveraineté, c'est-à-dire de l’Etat moderne.

 En quoi cela consiste-t-il ? Il s’agit d’un transfert de pouvoir des individus au Souverain (un homme ou une assemblée). L’institution de l’Etat a pour but de pallier les insuffisances de la sociabilité ou de la bienveillance naturelle avec la substitution de lois positives, c'est-à-dire instituées qui décident du licite et de l’illicite. Je confie, si les autres y consentent aussi, mon pouvoir à une puissance souveraine appelée Etat. Le corps politique est donc conçu comme une réalité artificielle construite pour résister aux menaces de destruction du corps social. Cet artificialisme politique de l’Etat s’invente contre une tradition aristotélicienne qui conçoit la société comme un organisme et qui fait de l’homme un animal politique (zoon politikon), c'est-à-dire un être caractérisé par une disposition naturelle à l’existence politique.

 L’Etat est donc bien ce qui définit le licite et l’illicite et qui dispose pour l’application de ces lois de la puissance dissuasive. Il a le monopole de la violence légitime. Le pouvoir pour s’exercer doit disposer de cette force. Les conventions sans le glaive ne sont que des paroles.  Pour désigner l’Etat, Hobbes recourt à la métaphore du Léviathan, monstre marin terrifiant. L’Etat est une puissance absolue, la souveraineté pour être, doit être absolue. L’Etat est donc à la fois Dieu et loup. Dieu en ce qu’il garantit les libertés individuelles et naturelles (mes droits naturels qui sont menacés, paradoxalement, dans l’état de nature) et loup en ce qu’il dispose de la violence et que celle-ci doit me dissuader ou me punir.  La légitimité de l’Etat dépend de sa capacité à garantir mes droits naturels.

 

Mais se pose alors un problème. L’Etat existe en vue de garantir les droits naturels individuels. Son efficacité dépend du caractère absolu de la souveraineté et de la force dont il dispose seul. L’Etat est donc à la juge et partie. Nous pouvons alors penser que l’Etat est la création d’une puissance susceptible d’être mise au service du despotisme. Ceux qui exercent la souveraineté ne peuvent-ils pas en abuser ? Comment concilier l’efficacité du pouvoir souverain et le respect des droits individuels ? L’obéissance volontaire à l’Etat ne peut-elle pas dériver en servitude volontaire ?

 

C.  L’Etat de droit et Etat des droits.

Thèse de Montesquieu : « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Le pouvoir s’accroit à mesure qu’il avance. Il faut donc penser une limitation au pouvoir : interne et externe.

 

A.     La limitation interne : l’organisation du pouvoir.

Montesquieu est un penseur de la modération politique. Il pense l’organisation du pouvoir qui sera telle qu’il ne pourra pas dériver en un despotisme. La modération est la condition de possibilité de la liberté politique.

«  pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir ; donner, pour ainsi dire, un lest à l’une pour la mettre en état de résister à une autre ; c’est un chef d’œuvre de législation que la hasard fait rarement et que rarement on laisse faire à la prudence. » De l’esprit des lois, Montesquieu

 La modération du pouvoir dépend de son organisation qui est complexe ; elle est un chef d’œuvre de législation. Montesquieu est un théoricien du contre pouvoir à l’intérieur du pouvoir lui-même. Il est le penseur d’un système dynamique et complexe de balance des pouvoirs de l’Etat. Il part de la tripartition des pouvoirs de l’Etat en puissances législatrice, exécutrice et judiciaire.

 

B. La limitation externe : les droits de l’homme.

 Les droits de l’homme et du citoyen de la déclaration de 1789 sont hérités du droit naturel moderne. Les hommes sont par nature libres et indépendants, ils possèdent des droits inaliénables limitant le pouvoir de l’Etat. La légitimité politique d’un Etat ne se trouve que dans sa capacité à garantir le respect de ces droits. La notion  de droits de l’homme est spécifique car elle correspond à un droit considéré comme essentiel à l’accomplissement de toute vie digne de ce nom. Ces droits sont comme « attachés » à l’homme : on ne pourra mener une vie pleinement humaine sans eux. Droits subjectif, contingent / droits naturels (antérieur à l’Etat qu’il doit garantir).Il faut prendre en compte une métaphysique de la nature humaine et en déduire les droits naturellement attachés à l’homme. (cf. droits naturels de l’homme). Thèse : c’est l’autonomie qui constitue le trait essentiel de la définition de la nature humaine fondant les droits de l’homme. L’homme a la nature de se « donner » sa nature, son essence – bref, n’en a pas par avance.

 Mais comment comprendre qu’il y ait eu trois déclarations successives des droits de l’homme (1789, 1848 et 1948) ? Comment penser des variations qui portent sur la nature humaine  qui est normalement invariable ?

 Au XIX siècle, les inégalités engendrées par la société industrielle capitaliste ont suscité des revendications concernant une deuxième génération de droits : les droits sociaux. Ceux-ci avaient pour but de permettre aux plus défavorisés de jouir des droits de première génération, lesquels, sans cela, auraient constitué pour eux une forme vide de tout contenu (« libertés formelles » selon les marxistes). Il s’agit de libertés positives, c'est-à-dire de prestations matérielles effectuées par la collectivité pour égaliser les chances de façon concrète ; droit à la sécurité sociale, à l’instruction gratuite, etc. Ces droits se distinguent de la plupart des droits de première génération en ceci qu’ils supposent des prestations matérielles de la collectivité. Dès lors l’Etat passe du statut d’Etat gendarme à celui d’Etat Providence. Les droits à obtenir quelque chose sont donc essentiellement différents des droits de faire quelque chose sans interférence.

 On peut résumer le débat entre la gauche et la droite dans la tension entre droits de créances et droits-liberté. Pour les uns, l’autonomie ne peut se réaliser concrètement qu’à travers des moyens matériels garantis par l’Etat, tandis que pour les autres, l’inflation des droits-créances est la menace d’une perte de liberté des individus du fait du gonflement de l’Etat. Ils sont partisans d’un Etat minimal.

 

D.    La fin de l’Etat ?

Les théories du libéralisme (politique et économique) ne visent-elle pas à réduire au minimum la place de l’Etat ? La théorie de la main invisible soutient en effet l’idée qu’il n’est pas besoin de vouloir participer au bien commun, à l’intérêt général pour le faire. En effet la recherche de nos intérêts particuliers (le désir d’enrichissement personnel) y contribue nécessairement. Nous sommes conduits comme par une main invisible à faire prospérer la société alors que nous ne recherchons effectivement que notre intérêt propre. Les choses se feraient toutes seules ; moins y pense, mieux ce serait.  L’Etat doit-il être réduit au minimum ? Les inégalités sociales doivent-elles naturellement se résorber ?

a)    La théorie de la main invisible.  

Le principe de la main invisible est le suivant : en cherchant son intérêt propre, on poursuit sans le savoir l’intérêt des autres. La recherche de l’avantage personnel contribue au bien-être collectif. L’homme est conduit, comme par une main invisible à faire prospérer la société. Même, selon Smith il est préférable que l’intérêt de la société ne soit pas la fin directement cherchée, car en « poursuivant son intérêt il fait souvent avancer celui de la société plus efficacement que s’il y visait vraiment ». Moins on veut connaître et viser consciemment l’intérêt collectif, mieux il est satisfait.

Le véritable présupposé de la science économique tient que les intérêts humains forment un système autosuffisant. La société est un système immanent.  Le système des intérêts forment la structure de la société.  Ce système est un ordre spontané qui se dégage des interactions économiques (acheter – vendre) et il n’a été voulu par personnes, mais tous y contribuent. Il y aurait une harmonie qui formerait le bien général, qui bien qu’il ne soit voulu par personne, résulterait de la poursuite par chacun de son intérêt particulier. L’ordre économique est un résultat objectif et non le fruit d’une décision individuelle ou d’une volonté politique.  Dans cet ordre social, est éliminé toute transcendance. La norme ne descend plus du ciel, elle ne relève plus d’un commandement divin. L’organisation sociale est le résultat d’une arithmétique des passions. C’est la thèse de l’harmonie spontané des égoïsmes.

 

  Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant, et, tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et, c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme, et ce n’est jamais de nos besoins dont nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

La doctrine libérale sépare le monde des passions et des intérêts du monde des devoirs pour montrer que du monde des passions et des intérêts découle un ordre viable et souhaitable. Il faut montrer que le règne de l’intérêt est positif. Mandeville dans sa fable des abeilles montrera que les effets de la recherche des intérêts particuliers sont supérieurs, y compris en matière de morale, à une éthique directe. Le goût humain pour le bien-être et l’enrichissement qui étaient jusqu’alors contraires à la morale et à la religion deviennent la condition d’une réorganisation sociale souhaitable. Mandeville appartient à la « tradition de l’ordre spontané ».  Le sous-titre de sa Fable est éloquent : « les vices privés font le bien public, contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales ». L’auteur écrit aussi : «  les vices privés peuvent par le gouvernement adroit d’un politique habile être changés en bienfaits publics ». Le bonheur matériel se développe dans un cloaque moral. Les vices privés sont la condition d’une société prospère. Mandeville abolit la rupture antique entre le vice et la vertu.

Mandeville est proche en ce sens de La Rochefoucauld dont il s’inspire incontestablement  et qui écrit dans ses Maximes «  la vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie ».

 Conclusion partielle : R. Nozick, dans son livre Etat, anarchie, utopie  défend la thèse de l’Etat « veilleur de nuit ». L’Etat est réduit à une seule fonction : surveiller et protéger les biens et les personnes. L’Etat doit viser la sécurité et ne pas se mêler de l’éducation,  ou de la santé des citoyens qui confieront à des entreprises privées ces activités. L’auteur défend la thèse d’un dépérissement du politique. Pour ceux qu’on appelle les  anarchistes libéraux (des anarchistes de droite), rien n’est moins souhaitable que l’action sociale de l’Etat.

  On pourrait montrer comme cette thèse repose sur une anthropologie qui fait de l’homme un animal calculateur et donc rationnel. Cette théorie est donc déduite de la conception de l’existence de  droits inviolables découlant de la liberté individuelle. La valorisation de la liberté individuelle, les différents droits subjectifs naturels qui en découlent (droit individuel de définir son bonheur, droit de propriété qui fonde une indépendance à l’égard d’autrui) constituent l’anthropologie libérale.

Le libéralisme économique entendu ainsi débouche nécessairement sur une réduction du rôle de l’Etat.

«  la théorie de l’échange… rend en outre possible le traitement simultané et cohérent du double problème de l’institution et de la régulation du social : le besoin et l’intérêt régissent les rapports entre les hommes. La formation de cette représentation de la société comme marché trouve son plein épanouissement dans l’école écossaise du XVIIIe siècle et tout particulièrement chez Smith. L conséquence essentielle d’une telle conception réside dans le fait qu’elle se traduit par un refus global du politique. Ce n’est plus la politique, le droit et le conflit, qui doivent gouverner la société, c’est le marché… De ce point de vue Adam Smith n’est pas tant le père fondateur de l’économie politique que le théoricien du dépérissement de la politique ». P.Rosanvallon, Le libéralisme économique.

 

Nous voyons se dessiner une opposition entre libéralisme et républicanisme, d’un côté Hobbes, Locke et Smith et de l’autre Rousseau par exemple.

 Mais l’autorégulation optimale des rapports sociaux et économiques n’est-elle pas une illusion ? Ne faudrait-il pas gouverner la liberté par l’éducation et la législation ? L’autorégulation de la société civile par les vertus du marché est-elle douce ? L’échange marchand n’est-il pas forcé ? Penser que l’intérêt général est mieux rempli quand je ne m’occupe que de mon intérêt particulier, n’est-ce pas une idée qui satisfait ma conscience coupable de m’enrichir ?

L’extraordinaire succès de la doctrine d’Adam Smith dite de la main invisible tient peut-être beaucoup aux besoins psychologiques d’une certaine génération d’anglais, et plus largement d’Européens de l’Ouest, dont la pratique s’écartait notablement des préceptes qui leurs avaient été inculqués. En d’autres termes, l’idée qu’il n’est de meilleure manière pour chacun d’œuvrer au bonheur public que de rechercher le gain privé n’a peut-être pas tant servi à l’autoglorification de la nouvelle classe des capitalistes, que satisfait un besoin plus pressant : celui d’apaiser les sentiments aïgus de culpabilité éprouvés par nombre de ces fameux « bourgeois conquérants » longtemps soumis en fait, à un code moral non bourgeois.

  De surcroît, quand l’homme public chancelle sous le reproche d’hypocrisie – quand on accuse son action publique de servir essentiellement des fins personnelles- le retour à la vie privée peut être tenu pour un pas vers le réalisme, la sincérité et même l’humilité. De même que la vie publique apparaît comme un remède à l’ennui de la vie privée, celle-ci offre un refuge face à l’agitation et à la futilité propres aux activités de la vie publique. De façon plus générale, se préoccuper exclusivement de pourvoir à ses besoins privés, «  cultiver son jardin », c’est renoncer à la double prétention, illusoire et présomptueuse, de rendre le monde meilleur ( « vita activa ») et de comprendre ses lois et ses secrets (« vita contemplativa »), pour s’intéresser plutôt à des questions d’utilité et de valeur pratiques immédiates, au plus près de la réalité.

 Mais cette attitude d’humilité n’est qu’un aspect du triomphe de l’homme privé sur l’homme public. Le nerf de cette revanche idéologique, c’est l’idée que la création de richesses (objectif de l’action privée) est foncièrement supérieure à la recherche du pouvoir, désormais perçue comme le but exclusif de l’action publique. Contrairement à la lutte pour le pouvoir, la création de richesse pourra être célébrée comme un jeu où tous les joueurs peuvent gagner. En particulier, dans les périodes de rapide croissance économique, la priorité totale accordée aux activités privées apporte la satisfaction de participer à une attaque, qui promet d’être victorieuse, contre les maux anciens dont souffre l’humanité ; et l’excitation que donne la participation à un tel mouvement peut s’avérer aussi enivrante que celle éprouvée au cours d’une manifestation. L’immersion totale dans la vie privée est soudain ressentie comme une expérience libératrice, non seulement pour soi-même, mais pour toute la société. Ce sentiment est bien sûr une composante importante du « rêve » ou du  « credo » américain, mais s’est également emparé de certaines autres sociétés. Les intellectuels sont d’ordinaire peu enclins à porter aux nues cette phase qui les choque par sa vulgarité, son mépris des tâches plus nobles (et très précisément de la politique), et sa fréquente indifférence à la justice sociale. Vices privés, vertus publiques, Hirschmann.

 

 

b)    La dépolitisation des consciences.

N’y a-t-il pas un risque à ne plus se préoccuper de la question des affaires communes et de leur gestion ? Des consciences qui auraient abandonné ce pouvoir de penser par eux-mêmes, de s’intéresser à ce qu’ils ont en commun ne sont-elles pas des consciences dangereuses ?

Tocqueville parle d’une nouvelle forme de despotisme qui n’a pas encore de nom ; un nouveau despotisme dont nous n’avons pas encore fait l’expérience.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. De la démocratie en Amérique.

 

H. Arendt prolonge la réflexion avec le concept de « société de masse » qui est moins un concept quantitatif que qualitatif. Il désigne un mode d’être social. Le totalitarisme est un objet de réflexion comme risque, comme menace toujours présente dans nos sociétés. Pourquoi ? parce qu’une société dépolitisée qui se découvre un appétit d’organisation produit souvent quelque chose de catastrophique et constitue ainsi une source possible du totalitarisme. Ex. nazisme. Dans les situations de crise, le politique resurgit mais de façon catastrophique.

   Les mouvements totalitaires sont possibles partout où se trouvent des masses qui, pour une raison ou pour une autre, se sont découvert un appétit d’organisation politique. Les masses ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun, et elles n’ont pas cette logique spécifique des classes qui s’exprime par la poursuite d’objectifs précis, limités et accessibles.

Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes.

Le domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres. Ce qui rend la société de masse si difficile à supporter, ce n’est pas, principalement du moins, le nombre des gens ; c’est que le monde qui est entre eux n’a plus le pouvoir de les rassembler, de les relier, ni de les séparer. Étrange situation qui évoque une séance de spiritisme au cours de laquelle les adeptes, victimes d’un tour de magie, verraient leur table soudain disparaître, les personnes assises les unes en face des autres n’étant plus séparées, mais n’étant plus reliées non plus, par quoi que ce soit de tangible.

Arendt parle de la disparition du public. Il y a de la politique quand il y a abolition ; relier et séparer en même temps. La société de masse est une société complètement privée.