Situation 25. Les deux états de nature et l’entrée dans l’état civil selon J.J.Rousseau

(Réflexions sur la bonté originelle de l’homme, l’origine du langage et la naissance de la propriété, du droit et des inégalités sociales).

Qu’est-ce que l’état de nature ? Quel est son intérêt philosophique ?

L’état de nature désigne l’état qui précède l’entrée en société, plus précisément l’état civil, c’est-à-dire l’organisation d’un collectif autour de règles et de lois. Il s’agit donc de l’état qui précède les institutions. L’état de nature est un état que l’on qualifie de « primitif » ou de « sauvage » mais que nous pourrions appeler originaire.

 La représentation de cet état est nécessairement une fiction, car aucune trace de cet état n’existe. Et nous pouvons dire que cet état pourrait n’avoir jamais existé il en aurait quand même un intérêt. En effet, le recours à la nature comme d’une caractéristique que l’on pourrait enlever à l’homme est fréquent dans les justifications de l’organisation politique. On dit par exemple que l’homme est naturellement mauvais, agressif et ambitieux et de là on prétend  rendre légitime des lois qui visent par exemple à la sécurité des biens et des personnes. On justifie aussi des inégalités sociales et économiques en disant qu’elles se le reflets d’inégalités naturelles. On dit aussi que c’est dans la nature de l’homme de vouloir dominer d’autres hommes. Bref, une description rigoureuse  de l’état de nature s’avère nécessaire. Si l’homme dans l’état de nature ne se révèle pas être un « loup pour l’homme » comme le prétend le philosophe anglais du 17ème siècle Thomas Hobbes alors l’idée du politique, c’est-à-dire de l’organisation de ce qui nous est commun peut changer.

Nous décrirons dans cette situation l’état ou plutôt les états de nature (il y en a deux) dans la philosophie de J.JRousseau et les raisons qui ont conduit à sortir de cet état de nature et à rentrer dans l’état civil c’est-à-dire celui dans lequel le droit institué, les lois et l’Etat apparaissent.

Cette situation introduit ainsi aux notions de justice sociale et d’Etat. La question de l’origine du langage apparaît dans le second état de nature. Nous étudierons principalement ici  des extraits de deux ouvrages de Rousseau : du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et l’Essai sur l’origine des langues.

 

Propos d’ensemble du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

Rousseau veut montrer que «  la nature a fait l’homme heureux et bon mais […] la société le déprave et le rend misérable ». Il va donc faire l’histoire philosophique de la dénaturation de l’homme, il va faire une généalogie du mal, de l’injustice et de l’inégalité. Mais si la société a altéré (l’a modifié au point de le rendre presque méconnaissable), cette altération a été produite par des facteurs extérieurs, cela signifie donc que de l’intérieur, l’homme garde une « constitution » quasiment identique à travers l’histoire.

 

Pour faire la genèse de l’injustice, et de l’inégalité, Rousseau doit remonter à l’état de nature, c'est-à-dire à l’état qui précède l’instauration de la société. C’est un état primitif où la nature de l’homme apparaitra pour elle-même. Mais cet état est définitivement révolu, et ni le voyageur ethnologue, ni l’historien ne peuvent l’atteindre. Il fait l’objet d’une construction hypothétique philosophique (une fiction) qui écarte le dogme du péché originel de la religion chrétienne. Rousseau écrit qu’il s’agit de « bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ».

  La reconstitution méthodique et logique de cet état aidera à démêler ce qui relève dans l’homme du naturel ou de l’artificiel. Mais démêler le naturel de l’artificiel en l’homme n’est pas aisé.  Rousseau va toutefois le tenter et il va découvrir que l’homme par nature est bon et heureux. Il nous alors aide à argumenter contre ceux qui affirment, sans réflexion, que l’homme est naturellement mauvais. Le mal n’est pas dans la nature de l’homme mais dans la société. Cette connaissance de l’homme naturel est donc essentielle à l’homme et à la réflexion politique. L’Emile qui est un traité d’éducation et le Contrat social proposeront des solutions individuelles et collectives pour améliorer nos sociétés.  Cette vision est optimiste car elle rend possible une amélioration de la société et par conséquent de l’homme. (≠ « c’est dans la nature de l’homme »). Mais cette vision optimiste n’est pas pour autant naïve car ce sont des raisons logiques et non une croyance morale et naïve qui conduisent Rousseau à affirmer la bonté originelle de l’homme.

 

Mais comment de cette égalité naturelle des hommes et de leur innocence primitive est-on passé à un état d’inégalités sociales ? C’est de ce passage que la deuxième partie va rendre compte. La sortie de l’état de nature est une entrée dans l’état social et inégalitaire. L’inégalité sociale signifie que des hommes commandent à d’autres qui les servent. Aristote pensait dans la Politique que  par nature l’homme est destiné à commander ou à obéir. Rousseau va prouver le contraire. L’entrée en société désigne l’apparition de nouvelles passions : l’amour de soi (c’est-à-dire le désir de conserver son être) se pervertit en amour-propre, la pitié en indifférence. Les hommes sont alors dominés par la passion des honneurs, c'est-à-dire la « fureur de se distinguer ».

 Ce que vise Rousseau dans ce discours c’est à déterminer l’origine de l’inégalité parmi les hommes pour fonder une nouvelle société plus juste et qui préserve la liberté humaine. Rousseau ne veut pas revenir à l’état de nature (ceci est impossible, il n’y a pas de rétrogradation)

 

1. Le premier état de nature

L’état de nature désigne un état avant l’histoire, antérieur aux changements produits pas la société. Dans cet état, l’homme est réduit à son état biologique. Il mène une existence animale.

L’idée d’état de nature est une construction intellectuelle qui a pour but de nous aider dans la recherche de la connaissance de la nature humaine. Cette construction intellectuelle doit être comprise comme une hypothèse, une fiction. Cette démarche expérimentale est comparable à celle des physiciens. La validité de cette hypothèse dépendra de sa capacité à décrire l’état actuel des choses.

 La thèse du bon sauvage : l’homme est naturellement bon.

Cette thèse signifie que l’homme qui serait réduit à son état biologique serait un être non nuisible. Cet état correspond à un état de neutralité morale. Lorsque l’on rencontre du mal, on ne peut pas attribuer ce mal à la nature. Ce que nous sommes, c’est nous mêmes qui l’avons fait avec notre liberté. Nos maux sont notre propre ouvrage.

Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné dans tous mes écrits […], est que l’homme est un être naturellement bon […]. J’ai fait voir que l’unique passion qui naisse avec l’homme, savoir l’amour de soi-même, est une passions indifférente en elle-même au bien et au mal ; qu’elle ne devient bonne ou mauvaise que par accident et selon les circonstances dans lesquelles elle se développe. J’ai montré que tous les vices qu’on impute au cœur humain ne lui sont pas naturels ; j’ai dit la manière dont ils naissent ; j’en ai, pour ainsi dire, suivi la généalogie, et j’ai fait voir comment, par l’altération successive de leur bonté originelle, les hommes deviennent enfin ce qu’ils sont. Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont (1763), OC, IV, p. 935-936

 

Pourquoi l’homme serait-il ainsi ?  Une des thèses de Rousseau consiste à dire que le besoin sépare les hommes. Les hommes vivent séparés parce que la recherche des besoins au lieu de réunir, sépare.  Le besoin isole. «  Les hommes, si l’on veut, s’attaquaient dans la rencontre, mais il se rencontraient peu. Partout régnait l’état de guerre, et toute la terre était en paix ». Essai sur l’origine des langues, IX L’état de nature est un état dans lequel l’homme est en rapport avec les choses, non pas avec d’autres hommes (sauf de manière fugitive). L’homme de l’état de nature est animé par une passion fondamentale qui est le désir de la conservation de soi. Il préférera prendre la fuite que de risquer sa vie dans un combat dont l’issue est incertaine.

«  L’homme sauvage quand il a dîné est en paix, avec toute la nature, et l’ami de tous ses semblables. S’agit-il quelquefois de disputer son repas, il n’en vient jamais aux coups sans avoir auparavant comparé la difficulté de vaincre avec celle de trouver ailleurs sa subsistance ; et comme l’orgueil ne se mêle pas du combat, il se termine par quelques coups de poing ; le vainqueur mange, le vaincu va chercher fortune, et tout est pacifié. Mais chez l’homme en société, ce sont bien d’autres affaires : il s’agit premièrement de pourvoir au nécessaire, et puis au superflu : ensuite viennent les délices et les immenses richesses, et puis des sujets et puis des esclaves : il n’a pas un moment de relâche. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le pouvoir de les satisfaire ; de sorte qu’après de longues prospérités, après avoir englouti bien des trésors et désolé bien des hommes, mon  héros finira par  tout égorger jusqu’à ce qu’il soit l’unique maître de l’univers. Tel est en abrégé le tableau moral, sinon de la vie humaine, au moins des prétentions secrètes du cœur de tout homme ». DI

L’état de nature est donc marqué par un isolement des hommes. Ils n’ont pas dans cet état un intérêt à vivre ensemble. Rousseau exclut ainsi la règle soit disant naturelle de sociabilité selon laquelle les hommes éprouveraient un désir inné de vivre avec autrui.

  Rousseau voit l’homme naturel «  se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas ; et voilà ses besoins satisfaits ». Lecture Essai sur l’origine des langues, chap. IX. Sur l’amour et les rencontres autour des points d’eau.L’isolement et l’autosuffisance des hommes implique des conséquences concernant l’anthropologie de Rousseau. Quelles sont-elles ?

L’homme n’a pas encore de raison, celle-ci ne se développera qu’à l’intérieur de la vie sociale.  De même, n’ayant pas de raison, il n’a pas non plus de langage. Son expression est un cri de la nature. Langage / cri. L’absence d’une langue universelle et commune démontre qu’il n’existe pas de sociabilité naturelle et de société générale du genre humain. Il est caractérisé par une sensibilité. L’anthropologie de Rousseau pose l’antériorité radicale du sentiment et de la sensibilité sur la raison. (importance de cette antériorité dans le cadre d’une réflexion sur la morale), rapport de force inégal.

 

Errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. […]

Si je me suis étendu si longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant d’anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine, et montrer dans le tableau du véritable état de nature combien l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos écrivains.

En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. […]

Mais quand la nature affecterait dans la distribution de ses dons autant de préférences qu’on le prétend, quel avantage les plus favorisés en tireraient-ils, au préjudice des autres, dans un état de choses qui n’admettrait presque aucune sorte de relation entre eux ? […] J’entends toujours répéter que les plus forts opprimeront les faibles; mais qu’on m’explique ce qu’on veut dire par ce mot d’oppression. Les uns domineront avec violence, les autres gémiront asservis à tous leurs caprices : voilà précisément ce que j’observe parmi nous, mais je ne vois pas comment cela pourrait se dire des hommes sauvages, à qui l’on aurait même bien de la peine à faire entendre ce que c’est que servitude et domination. Un homme pourra bien s’emparer des fruits qu’un autre a cueillis, du gibier qu’il a tué, de l’antre qui lui servait d’asile ; mais comment viendra-t-il jamais à bout de s’en faire obéir, et quelles pourront être les chaînes de la dépendance parmi des hommes qui ne possèdent rien ? Si l’on me chasse d’un arbre, j’en suis quitte pour aller à un autre; si l’on me tourmente dans un lieu, qui m’empêchera de passer ailleurs ? Se trouve-t-il un homme d’une force assez supérieure à la mienne, et, de plus, assez dépravé, assez paresseux, et assez féroce pour me contraindre à pourvoir à sa subsistance pendant qu’il demeure oisif ? Il faut qu’il se résolve à ne pas me perdre de vue un seul instant, à me tenir lié avec un très grand soin durant son sommeil, de peur que je ne m’échappe ou que je ne le tue : c’est-à-dire qu’il est obligé de s’exposer volontairement à une peine beaucoup plus grande que celle qu’il veut éviter, et que celle qu’il me donne à moi-même. Après tout cela, sa vigilance se relâche-t-elle un moment ? Un bruit imprévu lui fait-il détourner la tête ? Je fais vingt pas dans la forêt, mes fers sont brisés, et il ne me revoit de sa vie. Discours sur l’inégalité, Ire partie, OC, III, p. 159-161

Quels sont les rapports des hommes entre eux dans cet état ?

Le très peu de nombreux de rapports et la fugacité de ceux-là conduisent à une indépendance des hommes entre eux. Il ne peut donc pas exister de relations de domination. Et les quelques différences qui existent entre eux dans l’état de nature ne peuvent suffire à créer de l’inégalité et des rapports de domination.  La société de l’état de nature est profondément égalitariste. Les sauvages ne sont pas méchants les uns envers les autres dans la mesure où ils n’ont aucun intérêt à l’être. Ils ne sont pas bons non plus. Il existe une neutralité morale. Il faudrait distinguer ici la bonté de l’innocence. L’homme de l’état de nature est innocent car il n’a pas à vaincre de mauvais penchants pour être bon. La pitié chez Rousseau, qui est la deuxième passion fondamentale après l’amour de soi (c'est-à-dire le désir de conservation de soi) n’est pas un sentiment moral mais un sentiment naturel. Il consiste à imaginer éprouver les maux dont souffre celui qui est  l’objet de notre pitié. La pitié est donc une forme d’amour de soi, de désir de conservation de sa propre existence. 

«  on pourrait dire que les sauvages ne sont pas méchants précisément parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons, car ce n’est ni le développement des lumières, ni le frein de la loi, mais le calme des passions et l’ignorance du vice qui les empêchent de malfaire ».

D’où vient le mal alors ? De la société. Les passions considérées comme propres de l’homme (jalousie, haine, avarice, cupidité, etc.) et qui le rendent plus méchant que les bêtes sont celles précisément que la société a excitées ; elles n’ont donc pas dû préexister à l’état social et l’homme naturel n’en était pas affligé.

    Le raisonnement de Rousseau a la rigueur des mathématiques. Je constate que l’homme est mauvais par certaines passions. Et que ces passions se développent par la vie sociale ; j’ôte la vie sociale : je fais l’homme sans ces passions. J’ai retrouvé l’homme naturel par mes calculs. L’état de nature de Rousseau ne relève donc pas d’un optimisme béat.  Nos maux seront notre propre ouvrage. « l’homme n’a guère de maux que ceux qu’il s’est donné lui-même ». « Homme ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur, c’est toi-même ». profession de foi du vicaire savoyard. Le péché n’est point propre à la nature humaine : c’est un élément surajouté.

  «  Dans une de ses thèses les plus célèbres, Rousseau explique que l’homme à l’état de nature est bon, du moins n’est pas méchant. Ce n’est pas une proposition du cœur ni une manifestation d’optimisme ; c’est un manifeste logique extrêmement précis. Rousseau veut dire : l’homme, tel qu’on le suppose dans un état de nature, ne peut pas être méchant, car les conditions objectives qui rendent  possibles la méchanceté humaine et son exercice n’existent pas dans la nature elle-même. Deleuze. L’île déserte.

 Les conditions objectives de la méchanceté correspondent à un état social déterminé. La méchanceté n’est pas désintéressée. Elle est toujours profit ou compensation. Et la société en effet  nous met dans des situations où nous avons intérêt à être méchant. 

 

 Pourquoi l’état de nature de Hobbes est-il si différent ?

Pour Hobbes, l’état de nature correspond à une hypothèse théorique et non pas historique, ayant pour fonction de rendre manifeste qu’il n’y a de salut que public, par le biais d’institutions capable de déjouer les effets meurtriers de la rivalité humaine.

L’hypothèse de Hobbes de l’état de nature considéré comme invivable ne résulte pas de la supposition d’une méchanceté naturelle des hommes.  C’est la condition objective de l’égalité qui rend possible cet état. En effet, les faibles différences naturelles (contre Aristote qui postule des inégalités naturelles quant au commandement et à l’obéissance) sont insuffisantes pour empêcher le plus faible de l’emporter sur le plus fort. Même le plus faible peut infliger les pire des maux au plus fort, une mort violente.

L’autre condition objective est la rareté des biens et la recherche humaine universelle de ces biens. Réflexion sur le désir. L’état misérable de guerre  est une conséquence nécessaire des passions naturelles qui animent les humains.  Hobbes confond l’homme originel avec l’homme socialisé. L’état de nature de Hobbes est différent de celui de Rousseau parce qu’il ne s’agit pas de l’état de nature mais d’un état plus avancé, toujours prépolitique mais avec une vie sociale relativement développée.

Il y a deux états de nature : le premier état de nature (pur et véritable) qui est décrit dans la première partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Dans cet état, l’homme n’obéit qu’à son seul instinct. C’est « un animal borné d’abord aux pures sensations ». Et il y a un second état de nature qui est décrit dans la deuxième partie du Discours et dans l’Essai sur l’origine des langues, l’homme y est doué de paroles et de facultés intellectuelles et morales. «  les philosophes qui ont examiné les fondements de la société, […] ont transporté à l’état de nature, des idées qu’ils avaient prises dans la société ; ils parlaient de l’homme sauvage, et ils peignaient l’homme civil. » « Gardons-nous donc, de confondre l’homme sauvage avec les hommes, que nous avons sous les yeux ».

 

2. Le second état de nature

Des catastrophes naturelles vont obliger les hommes à se rapprocher. C’est autour des puits d’eau que la parole naitra. Pour cette partie, il faut vous rapporter à votre cours.

 

 

3. La sortie de l’état de nature : la propriété privée et le droit. Une histoire philosophique de la richesse et de la misère.

Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes écrit l’histoire philosophique de la richesse et de la pauvreté. Il va montrer l’origine de l’inégalité entre les hommes. Cette histoire est centrée autour de la notion de propriété. Il est possible de remarquer trois moments forts de cette histoire :

• Le premier moment correspond à un acte injustifié d’accaparation (accaparement ?) d’un terrain ou d’un territoire. Cet acte repose sur la force et l’audace. Il s’agit d’un geste d’usurpation qui dit « ceci est à moi ». Ce geste se répète jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de terres à prendre.

 

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. » […]  Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

• cette occupation totale de la terre aboutit à une situation de saturation qui conduit à l’émergence de la classe des surnuméraires. Les surnuméraires sont ceux qui n’ont pas bénéficiés du partage de la terre. Ils sont pauvres et ne peuvent plus survivre qu’en acceptant la domination de ceux qui possèdent ou en volant leurs biens. Analysons les raisons et les conséquences de ces deux moyens de survie. Les pauvres désirent survivre. Ils vont alors accepter un contrat qui va les relier avec les riches. Ce contrat consistera à exploiter les richesses des propriétaires en contre-partie de leur survie. Les pauvres vendent leur force de travail aux riches qui possèdent le capital pour le dire en des termes marxistes. Ce contrat est léonin, c'est-à-dire qu’il y a un rapport de force inégal entre les deux parties en présence. Pour survivre, certains hommes acceptent la servitude.  Ceux qui n’acceptent pas la servitude vont voler les riches dont la  richesse n’est pas légitime.

 

Quand les héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s’agrandir qu’aux dépens des autres, et les surnuméraires que la faiblesse ou l’indolence avaient empêchés d’en acquérir à leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que, tout changeant autour d’eux, eux seuls n’avaient point changé, furent obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches, et de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. Les riches de leur côté connurent à peine le plaisir de dominer, qu’ils dédaignèrent bientôt tous les autres, et se servant de leurs anciens esclaves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songèrent qu’à subjuguer et asservir leurs voisins ; semblables à ces loups affamés qui ayant une fois goûté de la chair humaine rebutent toute autre nourriture et ne veulent plus que dévorer des hommes. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

 

• cette situation va produire un état de guerre, c'est-à-dire un état d’insécurité des personnes et des biens. Pour lutter contre cette situation qui est défavorable principalement aux riches, ceux-ci vont inventer l’Etat, c'est-à-dire la loi et le droit. En quoi cela consiste-t-il  et comment cela est-il possible ? Il s’agit de transformer les pauvres qui sont les adversaires des riches en défenseurs de leurs richesses. Les riches proposent alors à tous les hommes l’institution d’un pouvoir suprême, l’Etat, devant lequel tous les hommes seront égaux et qui protégera la personne et les biens de tous également. C’est l’égalité des hommes devant la loi qui fera accepter celle-ci par tous.

 Les possessions des riches défendues par la force sont alors transformées en propriétés défendues par le droit , c'est-à-dire l’ensemble de la société. Les pauvres qui croyaient sortir de la misère et de l’inégalité par ce pacte se sont davantage enfoncés dans la servitude.

Les plus puissants ou les plus misérables, se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre […]. La société naissante fit place au plus horrible état de guerre : le genre humain avili et désolé, ne pouvant plus retourner sur ses pas ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu’il avait faites et ne travaillant qu’à sa honte, par l’abus des facultés qui l’honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine. […]

Les riches surtout durent bientôt sentir combien leur était désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisaient seuls tous les frais et dans laquelle le risque de la vie était commun et celui des biens, particulier. D’ailleurs, quelque couleur qu’ils pussent donner à leurs usurpations, ils sentaient assez qu’elles n’étaient établies que sur un droit précaire et abusif et que n’ayant été acquises que par la force, la force pouvait les leur ôter sans qu’ils eussent raison de s’en plaindre. Ceux mêmes que la seule industrie avait enrichis ne pouvaient guère fonder leur propriété sur de meilleurs titres. Ils avaient beau dire : « C’est moi qui ai bâti ce mur ; j’ai gagné ce terrain par mon travail. » « Qui vous a donné les alignements, leur pouvait-on répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payé à nos dépens d’un travail que nous ne vous avons point imposé ? Ignorez-vous qu’une multitude de vos frères périt, ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu’il vous fallait un consentement exprès et unanime du genre humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui allait au-delà de la vôtre ? » Destitué de raisons valables pour se justifier, et de forces suffisantes pour se défendre ; écrasant facilement un particulier, mais écrasé lui-même par des troupes de bandits, seul contre tous, et ne pouvant à cause des  jalousies mutuelles s’unir avec ses égaux contre des ennemis unis par l’espoir commun du pillage, le riche, pressé par la nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit  jamais entré dans l’esprit humain ; ce fut d’employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l’attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d’autres maximes, et de leur donner d’autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le droit naturel lui était contraire.

Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l’horreur d’une situation qui les armait tous les uns contre les autres, qui leur rendait leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et où nul ne trouvait sa sûreté ni dans la pauvreté ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses pour les amener à son but. « Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de  justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l’association, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde éternelle. »

Il en fallut beaucoup moins que l’équivalent de ce discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d’ailleurs avaient trop d’affaires à démêler entre eux pour pouvoir se passer d’arbitres, et trop d’avarice et d’ambition, pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté. […]

Telle fut, ou dut être, l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux  assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. […]

Je sais que plusieurs ont donné d’autres origines aux sociétés politiques, comme les conquêtes du plus puissant ou l’union des faibles, et le choix entre ces causes est indifférent à ce que je veux établir : cependant celle que  je viens d’exposer me paraît la plus naturelle par les raisons suivantes : l. Que dans le premier cas, le droit de conquête n’étant point un droit n’en a pu fonder aucun autre, le conquérant et les peuples conquis restant toujours entre eux dans l’état de guerre, à moins que la nation remise en pleine liberté ne choisisse volontairement son vainqueur pour son chef. Jusque-là, quelques capitulations qu’on ait faites, comme elles n’ont été fondées que sur la violence, et que par conséquent elles sont nulles par le fait même, il ne peut y avoir dans cette hypothèse ni véritable société, ni corps politique, ni d’autre loi que celle du plus fort. 2. Que ces mots de fort et de faible sont équivoques dans le second cas ; que dans l’intervalle qui se trouve entre l’établissement du droit de propriété ou de premier occupant, et celui des gouvernements politiques, le sens de ces termes est mieux rendu par ceux de pauvre et de riche, parce qu’en effet un homme n’avait point avant les lois d’autre moyen d’assujettir ses égaux qu’en attaquant leur bien, ou leur faisant quelque part du sien. 3. Que les pauvres n’ayant rien à perdre que leur liberté, c’eût été une grande folie à eux de s’ôter volontairement le seul bien qui leur restait pour ne rien gagner en échange ; qu’au contraire les riches étant, pour ainsi dire, sensibles dans toutes les parties de leurs biens, il était beaucoup plus aisé de leur faire du mal, qu’ils avaient par conséquent plus de précautions à prendre pour s’en garantir et qu’enfin il est raisonnable de croire qu’une chose a été inventée par ceux à qui elle est utile plutôt que par ceux à qui elle fait du tort. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

 

Conclusion : Rousseau montre de quelle façon la propriété est à l’origine de la société civile et de la sortie de l’état de nature. Il montre ainsi que le droit de propriété est ce qu’on appelle un droit positif c'est-à-dire institué et qu’il ne relève pas du droit naturel. Il montre ce faisant que le droit cache des rapports de force et de domination au lieu de les supprimer.

 Les inégalités ne sont donc pas naturelles, c’est la société qui les institue. C’est ce qui fait dire à Rousseau dans le Contrat social : «  Dans le fait les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien ». (CS, I, 9)  Si le droit a mis fin à la violence, c’est au prix de l’institution de l’inégalité. Le droit peut ne pas être juste. Il est dans ces conditions le maintien de la violence sous d’autres formes. L’inégalité entre riches et pauvres est renforcée par le droit.  Le droit de propriété est un contrat de dupes, c'est-à-dire que les pauvres sont trompés par les riches. Ce droit est ce qu’appelle Rousseau le « pacte des riches ». L’égalité des hommes devant la loi est formelle dans la mesure où elle ne correspond pas à une égalitarisation des conditions.