Situation 23. Les philosophies de l’Histoire

Introduction à la notion d’Histoire comme devenir.

Ce deuxième sens au mot histoire est problématique dans la mesure où il désigne une réalité différente de l’histoire comme science. La langue allemande dispose de deux mots pour désigner ces deux réalités : Geschichte / Historie. L’histoire est-elle une totalité abstraite qui suivrait une certaine finalité, ou bien n’est-elle que la collection de faits disparates et juxtaposés dont la réunion serait contingente ? L’histoire a-t-elle un sens, c'est-à-dire une direction et une signification ?  Si l’Histoire est l’histoire de l’humanité, si donc elle synthétise toutes les histoires en une totalité, comment cette totalisation est-elle possible dans la mesure où les actions humaines semblent bien souvent désordonnées et semblent être le fruit du hasard ? Comment passer de la multiplicité des affaires humaines contingentes à l’unicité de l’Histoire ? 

  Il existe un mot pour désigner cette totalisation, c’est celui de sens. On va tenter alors d’attribuer à l’histoire un sens, c'est-à-dire une direction et une signification. L’histoire est téléologique c'est-à-dire qu’elle s’intéresse aux fins de l’histoire. Une philosophie de l’Histoire n’est possible que s’il y a une rationalisation de la multiplicité des événements divers. La philosophie de l’histoire est celle qui recherche derrière l’apparent désordre des affaires humaines dans le temps un ordre sous-jacent, un sens qui ne peut se délivrer si l’on en reste à l’analyse d’une période particulière (comme le ferait l’historien de formation).Une philosophie de l’Histoire n’est donc possible que dans le cadre d’une représentation qui exclut à la fois l’absurde (l’histoire qui piétine, qui n’avance pas), le hasard (sinon parfaitement inintelligible)  et le temps cyclique (≠ temps linéaire, ≠ progression, = éternel présent) : trois négations du sens de l’histoire.

 

  La conscience historique, c'est-à-dire la conscience d’appartenir en tant qu’homme à une humanité et que cette humanité réalise un but, c'est-à-dire que cette réalisation possède une histoire, est une conscience moderne.  Les sciences de la nature  ont suscité à partir du 17ème siècle un sentiment d’ignorance quant à la place de mon existence dans le monde (je suis un être mortel dans un univers qui m’est étranger, je suis seul face au monde). Avec les philosophies de l’Histoire qui apparaissent au 18ème et 19ème siècle (Kant, Hegel et Marx principalement), je ne suis plus une existence isolée, j’appartiens à l’humanité. Je ne suis plus seul, je suis une partie du tout. 

Questions : existe-t-il un sens au devenir historique ?

Si oui, comment peut-on le savoir ?  Comment peut-il se réaliser ?  Qui le réalise ?

 

Un exemple de philosophie de l’histoire : la philosophie de Kant dansL’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784)

Ce texte énonce la première philosophie de l’histoire. Elle hérite de la pensée religieuse mais elle s’y oppose toutefois.  Le Christianisme a une représentation linéaire du temps mais la conception de l’histoire qu’il propose s’adresse exclusivement au peuple hébreu (et non pas à l’humanité). Cette histoire est  fondée sur le dessein divin : c’est Dieu qui oriente cette marche. Avec Kant, c’est la Nature  qui va jouer ce rôle qui était attribué dans le christianisme à Dieu. Le point de vue du philosophe est surplombant, global ; c'est-à-dire qu’il  observe le devenir de l’espèce humaine et il lui donne un sens. Comme il ne peut donner un sens à l’aventure individuelle d’un homme (qui est chaotique) il va donner un sens à l’aventure humaine en se plaçant au niveau de l’humanité. C’est dans l’histoire de l’espèce plutôt que dans l’histoire de l’homme qu’un ordre pourra être révélé. La philosophie de l’histoire se place au niveau de l’espèce, pour y déceler de la régularité et donc la possibilité d’une continuité. Tout consiste, pour ne pas perdre espoir, à donner du sens à l’insensé. Ceci est permis par un « changement d’échelle ». Redonner du sens à l’histoire humaine, c’est tenter de repenser l’unité de l’homme donc son harmonie ; en d’autres termes, il s’agit de reconnaître son statut d’être naturel. Tandis que la nature nous offre le spectacle éclatant de l’ordre et de l’harmonie, celui de l’humanité semble être celui du désordre et de la discorde. L’homme serait l’abandonné de la nature ? 

 

A.     La finalité naturelle.

On pourrait dire que tout le propos de Kant dans ce texte vise à montrer que l’homme n’est pas abandonné par la nature, ou alors que c’est cet « abandon » (l’homme est le plus démuni de la nature) qui va être à l’origine de la force de l’homme. Il y un renversement qui s’opère ici ; c’est la faiblesse de l’homme qui va produire son contraire, c'est-à-dire sa puissance. Tout se passe comme si la nature avait accouché de son propre contraire, la raison. La raison  est en germe dans l’homme. Elle demande à être développée. On ne peut pas, dans l’économie de la pensée de Kant, envisager une disposition inutile. Le finalisme naturel que Kant hérite d’Aristote veut que chaque création de la nature trouve son plein développement. La nature ne fait rien en vain. Tous les organes d’un animal ont une utilité ou une fin déterminée (les oreilles servent à entendre, le nez à sentir, les poumons à respirer). L’homme a une disposition spécifiquement humaine : la raison . Mais cette disposition ne se développe pas d’emblée comme les autres organes naturels ; elle différencie ainsi l’homme de l’animal. L’animal est au bout de quelques semaines ce qu’il sera toute sa vie comme le disait Rousseau, l’homme est au contraire en devenir dans son existence, il développe peu à peu sa raison ; l’homme n’est pas totalement réalisé dans son être. La raison n’est pas pleinement développée et une vie humaine ne suffit pas à la réaliser, c’est donc aux générations futures que sera confié la tâche de continuer le développement de cette disposition. On retrouve la thèse de Rousseau de la perfectibilité de l’homme. On pourrait appeler ce finalisme naturel, la Providence.

    Mais dire que la nature ne fait rien en vain ne permet pas de comprendre le désordre des affaires humaines. Comment concilier la finalité naturelle et ce chaos humain ? Pour parvenir à donner un sens donc à cette aventure humaine, il faut découvrir une « finalité cachée » qui servira de fil conducteur. Il y a bien une finalité naturelle, mais celle-ci est cachée ou pourrions nous dire « déguisée ». La finalité naturelle n’est pas directement observable, elle n’est pas là où nous pensions la trouver.

        La raison est une disposition spécifiquement humaine mais une disposition naturelle quand même. Or la nature ne fait rien en vain, elle ne crée rien de superflu, elle ne peut donc pas créer une raison pour qu’elle reste dans cet état d’inaccomplissement. Donc la nature veut le développement de cette disposition. C’est elle qui va vouloir à travers l’homme et plus précisément à travers son double penchant à l’association et à la séparation.

 

B.      la thèse de l’insociable-sociabilité

    C’est la nature humaine (et plus généralement la Nature) qui constitue le moteur de l’histoire. L’homme est un être double, sociable et insociable à la fois ; c’est cette double dimension humaine qui constitue comme nous allons le voir la dynamique historique. La marche de l’histoire est donc la suivante : la raison est une disposition en germe dans l’homme et elle va trouver à travers l’histoire de l’humanité son plein développement, elle va s’accomplir. Le siècle des Lumières sa caractérise par une confiance en la raison.

Comment s’effectuent ce progrès de l’humanité, comment la disposition humaine qu’est la raison trouve-t-elle à se développer ?   

    Deux penchants antagonistes caractérisent l’homme : un penchant à l’association d’une part et un penchant à la séparation d’autre part. La sociabilité consiste dans la recherche de la société des semblables. L’insociabilité au contraire se détermine comme un penchant à l’égoïsme avec des passions sociales telles que l’ambition, la cupidité ou la soif de domination. C’est ce penchant qui décuple les dispositions de l’homme. Il se produit alors dans ce contexte naturel un phénomène d’élévation: l’homme veut se dépasser, se distinguant ainsi de l’animal. Il s’agit donc d’une ruse de la Nature : sans ce double penchant, les dispositions humaines et surtout la raison resteraient à l’état de sommeil. Les hommes seraient dans une profonde léthargie, leur bonheur serait pareil à celui des bergers d’Arcadie. L’insociabilité comme disposition humaine n’est donc pas à envisager négativement, comme un contre-modèle de l’humanité. Ce penchant participe pleinement au développement de la raison, il en constitue une condition sine qua non.

Prenons l’exemple du riche banquier analysé par J.M. Muglioni : pour devenir un riche banquier, c'est-à-dire pour tenter de satisfaire ces passions sociales que sont  l’ambition et la cupidité, il faut être capable de discipliner tous les autres penchants naturels qui pourraient contredire l’assouvissement de cette passion. Le banquier doit donc se discipliner, parvenir à une maîtrise de lui-même pour ne pas rendre impossible sa passion première, l’accumulation de l’argent. On peut dire avec J.M. Muglioni que «  sa folie est le moyen dont la nature se sert pour lui extorquer une sorte de sagesse. Cette culture négative qu’est la discipline  consiste dans la libération de la volonté du despotisme des désirs ».

     Mais la finalité naturelle ne justifie pas cependant individuellement la méchanceté. L’homme reste libre individuellement et responsable de ses actes. Si la Providence avait mis en nous cette méchanceté, nous ne pourrions en être tenus pour responsable. Si l’ambiguïté de l’homme (son insociable-sociabilité) permet le développement de ses dispositions,  le mal qui peut résulter de ce conflit n’en est pas pour autant justifié. L’homme est un être libre, c'est-à-dire une personne essentiellement morale. On doit donc distinguer entre un progrès qui civilise et un progrès qui moralise. Est-ce que le fait d’être plus raffiné me rendre plus moral ? Est-ce que la culture est synomyme de moralité ? Le spectacle de la société n’est-il pas celui d’une guerre sournoise qui se cache derrière le masque de l’hypocrisie ?

 

Conclusion : Kant pense que notre réflexion sur l’histoire doit supposer, comme fil directeur, un « dessein de la nature » qui préside au développement de notre espèce (comme un dessein de la nature préside au développement de la faune et de la flore).  L’homme ignore ce plan de la nature mais il le réalise sans le savoir. En effet, poussé par son ambition, il semble ne viser que son intérêt particulier et égoïste. Pourtant, pensant ne rechercher que son intérêt particulier, il réalise le dessein de la nature qui vise le développement de l’espèce humaine, son progrès. La philosophie de l’Histoire est donc une philosophie optimiste qui postule le développement nécessaire de la raison humaine. Le progrès de l’espèce humaine se fera malgré et par la méchanceté des hommes. C’est donc en retrouvant l’idée que la nature améliore d’une certaine manière les hommes malgré eux et sans qu’ils aient à le vouloir, que nous fonderons notre espérance.