L’homme n’est-il qu’un animal comme les autres ?

 

Introduction :

La philosophie et le sens commun ont pensé la différence entre l’homme et l’animal en attribuant à l’homme un ou des propres.(textes de Platon, Aristote, Sophocle)  Avant de répondre à la question de savoir si l’homme n’est qu’un animal comme les autres, il peut être intéressant de réflechir à la forme de cette question. Pour désigner toutes les espèces animales qui sont connues et répertoriées sur Terre (environ 1 250 000), nous disposons d’une catégorie : l’animal. L’espèce humaine appartient à cette catégorie mais elle s’en détache aussi(tôt), en se nommant sapiens et même sapiens sapiens (l’homme qui sait qui sait). Cette distinction qui est une attribution  (« ce plus ») semble autoriser comme une sortie hors du cadre de l’animalité et une rupture à l’intérieur du genre animal. L’espèce humaine n’est pas une espèce animale comme les autres, quelque chose la  ferait sortir d’un cadre naturel. Tout se passe comme si l’homme échappait à la Nature ou tout au moins à l’animalité. (texte de Spinoza) Il faudra se demander alors quelles conceptions de l’homme sont engagées à chaque fois. Parfois la rupture est franche et on invoque alors des attributs qui semblent aussi être comme des valeurs (la pensée, le langage, le sens du juste et de l’injuste, la politique plus généralement…le rire). Parfois elle est moins tranchée. Des éthologues en effet, c'est-à-dire des scientifiques qui s’intéressent aux animaux et qui travaillent soit en laboratoire soit en milieu naturel, vont déconstruire ou limiter certains des ces attributs par des expériences et des observations. Celles-ci vont conduire à un ensemble de distinctions.  La pensée va par exemple se distinguer en réprésentation mentale, intentionnalité, capacité cognitive, mémoire, perception etc. De même pour le langage, on va parler de signes, de communication, de symboles. Des animaux non-humains vont être reconnus pour leur organisation sociale, leurs capacités de réconciliation, leurs ruses ou leurs manipulations. La rupture peu à peu s’abolit : on évoque (on invoque) des différences de degrés et non plus de nature.

Mais avant de rentrer dans le détail de certaines de ces distinctions, on peut continuer à s’étonner de cette façon de poser la question. Au lieu de dire que l’humanité est une forme particulière d’animalité définie par l’appartenance à l’espèce homo sapiens, on cherche une exclusivité et même un principe moral. Or l’anthropologie nous montre que certaines cultures et même un grand nombre d’entre elles, différentes de la nôtre, comme les  cultures animistes d’Amazonie, ne possèdent pas la catégorie générale (on pourrait même parler de « méta-catégorie ») « animal » même si elles tracent des discontinuité non plus entre nature et culture mais entre l’homme et son environnement. En somme deux questions que pose l’anthropologie nous intéressent ici : quelles sont  l’origine et la forme culturelles  de notre façon de penser la distinction entre l’homme et l’animal ? Quel est l’homme qui sort de cette distinction ? 

  On est en droit de soupçonner ainsi, dans la volonté humaine de se penser en opposition à l’animal, un orgueil, une fierté, un sens de la distinction que le scandale de la théorie de Darwin a révélé. (bataille d’Oxford, texte de Freud) 

 Comme vous l’aurez compris, on ne peut pas répondre directement à la question, elle nécessite des détours si on veut échapper à une  définition rigide de l’homme qui lui attribue une liste de propres. L’enquête sur la nature de l’homme doit surmonter l’obstacle que constitue notre héritage culturel qui oriente considérablement le sens de la question. De la même façon, elle devra réussir à préciser la notion d’instinct qui apparaît bien souvent comme un raccourci non-examiné servant à caractériser essentiellement l’animalité. On voit en elle de façon confuse quelque chose comme de l’automatisme, du réflexe, de la machine comme dirait Descartes.

 Nous nous placerons dans un cadre théorique scientifique et donc strictement évolutionniste que nous comprenons ainsi : l’homme en tant qu’être vivant appartient à une histoire commune à tous les vivants, histoire qui remonte à près de 4 milliards d’années. Nous pensons que la foi religieuse n’est pas incompatible avec une conscience scientifique, mais nous considérons aussi  comme Galilée qu’on ne demande pas à la foi comment va le ciel mais comment on va au ciel. Le plan retenu est disciplinaire : il est d’abord biologique, puis ethologique et enfin anthropologique

 

 

1. Le biologiste évolutionniste accompagné d’un souci éthique

     Il s’intéresse aux corps vivants, à l’anatomie, aux cellules, aux gènes, aux systèmes nerveux. Il montre une profonde continuité organique et chimique entre les êtres vivants. Nous appartenons tous à une même histoire du vivant qui remonte à près de 4 milliards d’années.

La systématique est la science qui étudie la diversité du vivant et les relations entre les espèces. La phylogénie est l’étude comparée de l’ADN qui est le support de notre hérédité. Elle conduit à une nouvelle approche de la classification qui s’attache à reconstituer les liens de parenté entre les espèces. La conception hiérarchique et linéaire d’une nature tendue vers l’homme laisse place à un éventail du vivant dans lequel il se retrouve bien plus proche de certains grands singes que ces derniers d’autres singes. Cette science est issue de la théorie de l’évolution de Charles Darwin,  énoncée dans l’Origine des espèces paru en 1859.

Les théories de l’évolution ont toutes pour point de départ l’idée que les formes vivantes, les espèces animales et végétales, se transforment au cours du temps. Il faut donc concevoir un cadre naturel adapté à cette théorie c'est-à-dire une histoire de la Terre assez longue et variée pour laisser le temps à la vie de se transformer. Or Darwin est aussi géologue et il  s’intéresse en particulier  aux tremblements de terre. La  Terre,  symbole de la stabilité (pensons à l’expression « avoir les pieds sur terre ») bouge, elle est  en mouvement et nous ne sommes que sur une croûte superficielle. La matière s’altère donc tout comme le vivant. Il n’y a ni stabilité ni fixité : tout est en mouvement, en devenir. Mais à notre échelle celle d’un vivant de quelques décennies, on ne voit pas grand chose. On ne sent pas cette évolution comme on ne sent pas la terre tourner ( et pourtant elle tourne très vite : à 1500 km/h sur elle-même et à 10 000 km/h autour du soleil).

En somme, nous ne sommes pas entourés de la nature, nous sommes dans la nature ; et ce qui nous lie avec des êtres très éloignés ce sont des degrés de parenté. Darwin nous rend parent plus ou moins éloigné de l’ensemble de la nature. Il n’y a pas d’exception humaine dans le règne naturel mais il y a une généalogie commune de l’ensemble du vivant.

 L’évolutionniste nous conduit donc à considérer de façon nouvelle la place de l’homme dans la nature. Il n’est pas au sommet de la création mais il n’est pas non plus au sommet de l’évolution. Il n’y a pas de hiérarchie de ce point de vue. Il faut préférer alors à l’image de l’arbre qui suppose toujours une branche plus haute que les autres, le modèle du buisson ou du corail qui indique plus clairement que la vie ne poursuit pas un but qui trouverait son achèvement dans l’homme. La vie n’a pas de direction unique. (texte de Bergson) Darwin utilise la métaphore du récif de corail, exprimant en cela cette idée fondamentale que toutes les espèces d’une époque sont récentes et qu’elles sont l’expression de leurs lignées respectives, les espèces vivantes reposant sur les débris des espèces ancestrales. La théorie évolutionniste, lorsqu’elle est mal comprise, est essentialiste, anthropocentriste et finaliste. Elle admet l’idée d’une variation du vivant dans le temps mais elle suppose que cette variation suit un but, une finalité qui correspond à l’humain, stade ultime de l’évolution. On accepte l’idée de transformation des espèces, mais selon un dessein interne déterminé par sa finalité. On retrouve en cela l’étymologie du terme « évolution » qui vient du latin evolvere et qui signifie « dérouler un programme ».  Il s’agit alors d’une évolution dirigée ou orthogénétique.

    Mais il faut être précis : nous ne descendons pas du singe,  nous partageons un ancêtre commun avec les grands singes. Nous partageons un patrimoine génétique à plus de 98% avec nos cousins chimpanzés. Notre dernier ancêtre commun aurait environ 7 millions d’années et Toumaï et Lucy sont les traces les plus anciennes de cette histoire. Quant à l’espèce homo sapiens, elle est très jeune, elle a environ 200 000 ans.

 

   Mais quel est le sens de cette quantification génétique ? si nous pouvons dire que l’homme a un patrimoine génétique commun à plus de 98 % avec le chimpanzé (les fameux 1,23 %), il a aussi un patrimoine génétique commun avec le cochon et la taupe. Doit-on dire que l’homme est à 98% chimpanzé et à 88% souris? Quel est le sens de ces chiffres ? Quel est le sens de cette comptabilité ? Cette approche ne semble pas satisfaisante car de petites modifications en fonction de leur localisation peuvent avoir des effets considérables, disproportionnés. Ainsi, le système neuronal d’homo sapiens est plus étendu que celui de  son cousin chimpanzé : 900 cm3 de plus. La différence semble minime mais elle est placée dans un organe particulier : le cerveau. Et ces 900 cm3 de plus ne sont pas placés n’importe où dans le cerveau, ils se situent principalement dans les régions qui permettent la  cognition.

  Des modifications génétiques ont eu des effets non proportionnels qu’on peut expliquer de manière biologique. Si on caractérise de façon assez large le cerveau comme un organe de représentation et qu’on désigne l’esprit comme cette capacité à avoir des représentations qui ne prennent pas nécessairement la forme extérieure du langage alors il est possible d’attribuer de l’esprit à un grand nombre d’espèces vivantes. Et si on définit la représentation comme une information résultant du contact d’un vivant dans un environnement, alors on peut dire que le cerveau humain a permis et permet un grand nombre d’informations sur un environnement extrêment étendu. Dès lors on peut dire que l’humain désigne l’espèce qui a augmenté ses relations avec un milieu et qui a même créé, construit un milieu. L’homme est un homo faber. Il a construit un milieu, il peut même être  en contact avec une autre personne au bout du monde. Homo sapiens sécrète un environnement et il est construit à son tour par ce milieu culturel. Une culture humaine se transmet ainsi par héritages successifs, et ceci grâce à des inventions (l’écriture, les  régimes politiques, les objets techniques, etc.). Il y aurait donc une différence de degrés faramineuse qui conduirait à faire de l’espèce humaine un phénomène biologique extraordinaire autorisant à parler d’exception humaine.

   Une différence humaine éthique naitrait alors dans l’esprit de certains biologistes évolutionnistes. L’homme n’est pas une espèce comme une autre ; elle fonde l’humanité et ne peut tolérer ainsi certains rapprochements jugés scandaleux entre certaines conditions d’élevages industriels et le processus d’extermination des juifs par les nazis. En somme, le biologiste pourrait reconnaître l’animalité en l’homme mais pas l’humanité en l’animal. Les expériences scientifiques sur les animaux seraient justifiées essayant toutefois d’appliquer au maximum le principe de trois « R. » de l’expérimentation animale : Réduire, Remplacer, Raffiner.

 

2. L’éthologue : mais qui sont ces animaux ?

 L’ethologue Jacob von Uexküll a inventé la notion de « monde animal ». Cette notion envisage la possibilité d’une intériorité qui ne possède pas la forme humaine d’une conscience réflexive et langagière.Une idée devient « quelque chose qui fait faire » : elle engage une action et une manière de faire à venir.

L’idée de conscience suppose qu’elle puisse se retourner sur elle-même et se voir faire. Mais ce que la conscience suppose aussi c’est la possibilité d’une observation de soi, une introspection. La conscience va alors tisser un récit sur cet être qu’elle croit être. La conscience est donc ici nécessairement langagière : elle est écriture de soi. Ecriture plus ou moins élaborée et articulée, mais une  écriture toutefois. La question de savoir quel est l’intérêt de cette connaissance mérite d’être posée mais ce n’est pas à propos ici. Disons simplement que cette pensée jouit de cet être qu’elle croit être mais qu’elle fantasme à coup sûr et que cette jouissance se savoure au fil d’un récit complaisant conté par soi-même. Mais une idée, elle, n’a pas directement et nécessairement la forme du langage et elle est tournée vers l’extérieur, vers un milieu. L’idée dérive donc de la perception d’un milieu. L’intériorité suppose la perception d’une extériorité. Dès lors, on comprend qu’il va être possible de conférer de l’esprit entendu comme représentation non-nécessairement langagière aux espèces vivantes qui ont des perceptions, c'est-à-dire ce que nous appelons les animaux.

 Reprenons l’exemple de Von Uexküll, celui très éloigné de nous, un parasite, la tique et observons quel est son monde perçu. La tique est seulement animée par trois perceptions qui engagent chacune une action, un mouvement. Nous allons appeler cette perception « affect ». La tique est affectée par la lumière qui la conduit à atteindre le long du branche la zone éclairée. Là elle attendra le passage de l’animal au sang chaud dont elle pourra se nourrir. Elle pourra attendre très longtemps (jusqu'à dix-huit ans) dans un état de veille, de léthargie, de profond sommeil qui économise l’énergie mais qui reste en alerte pour une autre perception et une autre perception seulement. Tout autour de la tique, un environnement luxuriant, grouillant de vie s’agite ; mais la tique elle, dans son monde, dans son milieu il n’y a que trois choses : une perception de lumière, une perception olfactive, l’odeur du beurre rance que dégage l’animal à sang chaud, et une perception tactile, la zone sans poil sur le dos de l’animal qu’elle piquera pour se nourrir. Il y a un monde de la tique, mais un monde qui nous paraît très simple car très pauvre en perception.  Tout se passe donc comme si la complexité du monde perçu dépendait de l’équipement biologique et neuronal.  En somme, ce sont d’abord nos corps qui expliquent nos mondes. Les organes sensoriels témoignent d’une attention sélective de l’espèce. Chaque espèce extrait de la Nature son monde spécifique. Mais à l’attention spécifique se superpose un second filtre, celui de l’attention individuelle qui contribue à réduire encore le matériau digne d’intérêt. On comprend donc trois choses :

1. l’exercice de l’attention ne se sépare pas d’un principe de sélection ; les animaux humains et non-humains ont un monde qui correspond à l’ensemble des sélections spécifiques et individuelles. En ce sens il y a autant de mondes que d’espèces perceptives.

2. Les êtres vivants ne s’emboitent pas les uns et les autres dans un monde unique qui serait régi par un temps et un espace unitaire.

3. les perceptions  appelent un ajustement qui apparaitra comme représentation. L’idée est une représentation qui n’a pas nécessairement la forme symbolique et extérieure d’un langage. Les animaux ayant des représentations qui les conduisent à s’adapter à un milieu,  ils ont des idées entendues comme ce qui fait faire. Il y a de l’esprit hors de l’espèce humaine.

 

 

Les éthologues sont partis à la recherche de ces manifestations de l’esprit en observant les animaux en milieu naturel et dans le cadre d’expérimentation en laboratoire. Nous allons schématiser en les regroupant sous quatre catégories  ces capacités cognitives: l’habituation, la catégorisation, la ruse et l’auto-représentation.  Ces capacités sont visibles notamment dans les rapports techniques que les animaux ont avec un environnement et dans les rapports qu’ils ont avec leurs congénères, leurs proies et leurs prédateurs.

    Lorsqu’un chimpanzé effeuille une branche pour l’introduire dans la galerie d’une fourmillière que ses doigts potelés ne parviennent pas à pénétrer et qu’il la retire pour en déguster ses habitants qui s’y sont déposés, nous pouvons affirmer que cet être effectue un geste technique. Si on définit la technique comme nous y invite la mythologie prométhéenne comme une ruse, un art du détour, il y a bien alors ici invention d’un nouveau rapport au réel, un rapport qui n’est pas imposé par le milieu.

 Et ce ne sont pas que nos cousins grands-singes qui sont capables de telles prouesses, des centaines d’animaux utilisent des outils  et certains sont très éloignés de l’espèce humaine. Les pinsons du Galapagos par exemple s’aident de brindilles pour traquer les larves dissimulés sous l’écorce des arbres. La loutre de mer utilise une pierre pour ouvrir une huitre qu’elle a placé sur son ventre. Des animaux font usage d’outil c'est-à-dire d’objets, extérieurs au corps et qui sont portés au moment de leur utilisation. Pouvons-nous dire dès lors que le bernard-l’ermitte qui s’approprie la coquille d’un escargot fait un geste technique ? et que devons-nous penser des phénomènes de symbiose, de mimétisme, de mutualisme et de parasitisme ? Ne pouvons-nous pas les réévaluer dans une perspective d’instrumentalisation du monde ?

Prenons l’exemple d’un commensal, c’est-à-dire d’un animal qui se nourrit des parasites et des peaux mortes de ses hôtes. Il y a ici une réciprocité des intérêts: le  labre nettoyeur, un petit poisson coloré se nourrit et elle débarrasse son client, la brême de ce qui la gêne. Ce qui est surprenant dans ce cas, c’est que le labre change son comportement si elle  se sait observée, et elle traite différemment ses clients s’ils sont nouveaux ou habituels. Que fait-elle concrètement?  Elle change le rapport de consommation entre ce qu’elle préfère (le mucus) et ce dont  la Carangue veut être débarrassée (peaux mortes et parasites).

Les stratégies collectives de chasse témoignent aussi d’une capacité d’imaginer une utilisation du réel. Une espèce de dauphin vivant au large de la Floride par exemple fait remonter dans les eaux peu profondes la vase par un mouvement énergique de sa queue et cela en dessinant un cercle. Les cercles de vase réalisés par les dauphins se resserrent  et conduisent les poissons, agités, à sauter hors de l’eau où leurs prédateurs ouvrent grand la gueule pour les y accueillir.   

  On trouve aussi des différences culturelles parmi les groupes de chimpanzés éloignés géographiquement. Tous les chimpanzés n’apprennent pas à casser une noix de la même façon : les techniques du corps diffèrent. Il y a des traditions techniques à l’intérieur d’une même espèce. Les scientifiques considèrent qu’une quarantaine de traits qui ne sont pas génétiquement transmis et qui ont souvent à voir avec les techniques de chasse, d’utilisation d’outils ou  des formes de communication distinguent les animaux d’une même espèce. La corneille de Nouvelle-Calédonie par exemple  fabrique un outil spécifique (une tige) mais de vallée en vallée la façon dont cette fige est faite varie. Des savoirs acquis sont transmis de génération en génération et des différences techniques apparaissent au sein d’une même espèce ce qui peut nous autoriser à parler de « culture animale ». Mais bien sûr il ne s’agit pas de la Chapelle Sixtine ou des pyramides égyptiennes. 

 D’autres caractéristiques nous conduisent à repenser l’animalité et à lui accorder de plus grandes capacités cognitives. Citons-en quelques unes. Des recherches sur la sexualité des animaux révèlent que chez certaines espèces celle-ci comme chez les animaux-humains sert à autre chose qu’à la reproduction et au plaisir. Il existe des formes de prohibition dans le choix des partenaires qui structurent l’organisation sociale. De même, les études de Frans de Waal sur les chimpanzés et les bonobos indiquent que des sentiments tels que l’empathie et même des stratégies de réconciliations fondent la vie sociale. Dans le domaine de la conscience de soi, un nombre important d’espèces (et pas seulement certains grands singes mais aussi certains oiseaux) passent avec succès le test de la pastille de couleur posée sur leur visage qu’ils reconnaissent dans un miroir. Le langage des signes aussi a été enseigné  à de jeunes chimpanzés et ils ont réussi à communiquer des émotions et des sentiments qu’on ne leur soupçonnait pas (texte Lestel). On a même vu des chimpanzés sachant signer transmettre ce savoir à leur progéniture. Bien entendu la question de la légitimité de l’anthropomorphisme se pose. Sommes-nous bien sûr de ne pas projeter la forme humaine (sa pensée, ses sentiments) sur des espèces qui se distinguent de la nôtre et que nous fantasmons ? Si l’anthropomorphisme doit être envisagé avec prudence et que des abus sont toujours possibles, le refuser en bloc n’est-il pas le signe d’un désir culturel de supériorité ? Ce refus n’est-il pas un héritage de notre culture cartésienne qui réduit l’animal à une machine ? 

 

 

En somme, si on veut réussir à accorder de l’esprit à des espèces animales autre qu’humaine, il faut distinguer la représentation de l’expression verbale de la  représentation. Ainsi de nombreux animaux non-humains ont des représentations c'est-à-dire de l’esprit. L’esprit est défini dès lors comme  un organe de représentation qui joue un rôle causal dans le comportement. Ces  représentations portent une information utile à l’organisme les animaux qui peut ainsi s’orienter et s’adapter à leur environnement. Ainsi, nous pouvons supposer que les  espèces vivantes ont des mondes. Les discontinuités entre les animaux ne dépendent plus  de la possession ou non de l’esprit, elles passent par les corps qui perçoivent un monde. L’éthologie a déconstruit successivement les  propres de l’homme (texte d’Elisabeth de Fontenay). Elle nous rapproche non seulement des grands singes mais aussi d’espèces que l’on imaginait beaucoup plus lointaines. Comme le dit Joelle Proust, il y a une aplysie(un petit mollusque) en nous. La question du propre de l’homme semble ainsi difficile à résoudre. Et la coévolution des animaux humains et non-humains augmente cette difficulté.

 Ainsi si une différence éthique entre l’homme et l’animal est maintenue, nous sommes invités, informés par l’éthologie, à porter un regard nouveau sur le monde animal et à refuser le traitement par les hommes de certaines espèces en particulier celui de la  mise à mort industrielle des animaux d’élevage. Nous sommes conduit également à porter un intérêt aux thérapies qui reposent sur le contact avec les animaux (hippothérapie, delphinothérapie).

 

 

3. L’anthropologue : mais qui est cet homme qui se distingue de l’animal? qui sont ces hommes ?

La diversité des cultures humaines à la surface du globe nous conduit à nous poser cette question : comment concilier le fait que l’espèce humaine possède un équipement biologique et cognitif sans grande variation interne  avec le constat qu’elle emploie cet équipement de manière extrêmement variable ? L’ethnologue Marcel Mauss a bien montré par exemple qu’on ne marche pas, qu’on ne court pas, qu’on ne sert pas d’un percuteur de la même façon selon les lieux et les milieux où on a appris ces techniques. Ces techniques ont été intériorisés comme des schèmes corporels et ils sont perçus au premier abord, à tort, comme tout à fait naturels. Et la diversité est bien sûr plus grande encore en matière d’institution collective ; les règles de mariage, les formes de l’autorité, les types légitimes ou illégitimes d’expression de la violence, les hiérarchies de statut, les normes de l’échange et de la circulation des biens matériels tout cela se présente à nous comme un tableau d’une étourdissante variété. Une étourdissante variété des cultures humaines repose donc sur un même équipement biologique et cognitif. La tâche de l’anthropologie est de mettre au jour des régularités dans ce foisonnement de particularismes. Elle va rechercher des invariants anthropologiques mais qui ne sont pas des universaux. En somme qu’il y ait des règles dans l’espèce humaine est universel mais les règles elles-mêmes sont particulières. Et ceci  nous conduit à remarquer que la distinction nature / culture varie elle-même selon les sociétés humaines. De nombreuses sociétés dans le monde ne séparent en effet la culture  de la nature comme deux domaines de réalité incompatible.

Il est donc possible de dépasser l’idée selon laquelle il y aurait une universalité des modes de discontinuité entre humain et non-humain. Notre culture par exemple fait correspondre cette discontinuité à la rupture nature / culture :  d’un côté le monde des règles sociales, des conventions, de la vie culturelle, de l’autre le domaine des régularités, des récurrences naturelles. Dans d’autres régions du monde cette distinction n’a pas cours. On va donc pouvoir remarquer quelles sont les différentes façons que les hommes ont inventé pour repérer des continuités et des discontinuités entre humain et non-humain. La nôtre n’étant que l’un de ces modèles. Philippe Descola relève quatre types de relations de l’homme à son environnement. Il s’agit du naturalisme, de l’animisme, du totémisme et de l’analogisme. Le naturalisme correspond à notre culture occidentale, l’animisme à des sociétés vivant en Amazonie, les Jivaros par exemple  ou dans les forêts d’Asie du Sud-Est. Nous allons étudier ces deux modèles pour comprendre le sens culturel de la question « l’homme n’est-il qu’un animal comme les autres ? ».

 Dans la culture animiste, les humains et les non humains possèdent une intériorité de même nature. Bien des animaux et des plantes sont conçus et traités comme des personnes dotés d’une âme qui leur permet de communiquer avec les humains. Les non-humains ont une intériorité humaine mais un corps spécifique qui est comme une enveloppe qui induit une certaine perspective sur le monde. Il y a donc un fond  d’intériorité identique mais chaque classe d’ être  posséde  sa physicalité propre qui induit un mode de comportement spécialisé. L’idée de nature comme le suggère Descola n’a donc plus le même sens, même nous pouvons dire que la nature entendue comme objectivité et régularité qui s’oppose à l’homme (et sa culture historique) n’existe pas dans cette représentation du monde. (texte Descola) Descola dans son ouvrage  Par delà nature et culture écrit ceci (p.37) : « des forêts luxuriantes de l’Amazonie aux étendues glacées de l’Arctique canadien, certains peuples conçoivent donc leur insertion dans l’environnement  d’une manière fort différente de la nôtre. Ils ne se pensent pas comme des collectifs sociaux gérant leurs relations à un écosystème, mais comme de simples composantes d’un ensemble plus vaste au sein duquel aucune discrimination véritable n’est établie entre humains et non-humains. »

 

   Le naturalisme qui caractérise notre culture et qui prend forme au 17ème siècle désigne d’abord l’idée d’un déterminisme de la nature, d’un lieu d’ordre et de nécessité.  Il implique aussi une contrepartie : un monde d’artifice et de liberté. En somme, il repose sur le dualisme corps / esprit, nature / culture, nécessité / liberté. Il y a une nature unique et une multiplicité de cultures.  La nature est réduite à de l’étendue que la science a pour tâche de connaître en y dégageant des lois naturelles. La science de Galilée et la métaphysique de Descartes fonde cette représentation du monde. Deux substances, pensante et étendue, constituent ce qui est. Et seul l’homme fait l’expérience des deux. L’animal est réductible à de l’étendue, il fonctionne comme une machine, mais dont les éléments qui la composent sont infiniment plus petits (texte Descartes). Le naturalisme présuppose donc une discontinuité des intériorité et une continuité matérielle. Ce qui est l’envers de l’animisme qui présuppose une continuité des intériorité mais une discontinuité des corps. Avec le naturalisme, l’intériorité qualifie l’humain. Elle se définit alors comme âme, conscience, subjectivité ou  langage. Si bien qu’il exclut de la  catégorie de l’intériorité l’ensemble des non-humains. Il s’agit d’une discrimination ontologique qui frappe les animaux et qui frappait jadis les sauvages.

 

 

 

Conclusion

Nous sommes conduits à penser que le naturalisme n’est pas un étalon mais un mode d’identification parmi d’autres. Notre rapport  aux animaux est culturel. Le naturalisme les envisage comme des rapports de domination et de transformation (on peut penser à la manipulation génétique du vivant). Toutefois, nous comprenons qu’il est difficile d’échapper intellectuellement à sa propre culture et nous reconnaissons également l’intérêt théorique du dualisme cartésien dans le développement scientifique. Mais ces autres cultures et les rapports qu’elles tissent avec leur environnement, nous conduit à envisager la possibilité de l’accomplissement de l’homme dans une harmonie construit avec un écosystème et non plus comme domination et destruction de celui-ci.

Dès lors la compréhension de notre animalité ou plutôt l’intuition d’une profonde continuité avec l’animalité engage une nouvelle conception de l’avenir de l’homme. La rationalité à venir ne dépend-elle pas d’une certaine façon de penser l’animalité ? Ne pouvons-nous pas penser l’animal autrement que comme faire-valoir négatif de l’humain ?  La culture telle que nous l’entendons  n’a pas été un obstacle à la barbarie nazie pourquoi alors ne pas envisager l’avenir de l’homme dans un nouveau rapport avec les animaux ? Ce qui fait que nous sommes intelligents c’est de pouvoir être en relation d’interlocution avec des interlocuteur différents, avec des intelligences autres Nous pensons que l’ avenir humain dépend de sa capacité à entrer en rapport avec des intelligences autres, c'est-à-dire ici animales. Quoiqu’il en soit, nous comprenons que le propre de l’homme c’est de produire des différences et il nous apparaît qu’ en connaissant mieux l’animal nous connaissons mieux l’homme.