Peut-on donner un modèle mécanique du vivant ?

 ci dessus, le canard de Vaucanson.

 On peut tout d’abord trouver surprenant ce rapprochement entre le vivant et la machine ; rapprochement qui semble s’opposer au sens commun qui spontanément distingue le naturel et l’artificiel. Mais peut-être faut-il préciser qu’il ne s’agit pas ici d’une identification ou d’une assimilation du vivant à la machine mais bien plutôt d’une comparaison. L’idée de modèle en effet suppose une comparaison, un schéma d’explication, une méthode. Le modèle mécanique servirait alors de méthodologie à la connaissance du vivant, c'est-à-dire la biologie. Le problème que nous allons nous poser est donc d’ordre épistémologique : il s’agit de comprendre dans quelle mesure cette méthode est pertinente pour la biologie.  La doctrine du mécanisme appliquée au vivant signifie que le vivant à la façon d’une machine est composé d’un grand nombre de parties qui sont en relation les unes avec les autres. Elle suppose une décomposition, l’analyse d’une totalité en parties. Cette conception permet de connaître le corps vivant dans la mesure où elle rend possible l’examen des rapports qui existent dans ce corps. Des relations physico-chimiques sont déterminées. La question est alors de savoir si l’extension de la méthodologie de la physique à l’étude du vivant est justifiée. En effet le vivant n’est précisément pas de la matière inerte.

   Comment penser ce qui fait l’unité de la vie à l’intérieur de la diversité du vivant ? Comment penser dans le cadre d’une conception mécaniste du vivant l’évolution du vivant ? le développement individuel d’un vivant au cours de son existence ? Comment penser la croissance, la reproduction mais aussi la dégénérescence, la vieillesse, la mort ?

 L’idée d’un principe vital au sein de chaque être vivant est proche de notre expérience du vivant. Mais ce principe est-il scientifique ? La science peut-elle en rendre compte ? Il y a donc une tension entre un modèle d’explication du vivant qui a l’avantage d’être scientifique mais le désavantage de ne pas rendre compte de la vie dans le vivant et un principe vital qui s’il exprime quelque chose de la vie du vivant ne peut pas faire l’objet d’une connaissance scientifique.

 

Thèse : Ce qui semble justifier le modèle mécaniste. En quoi le modèle mécanique du vivant rend possible une connaissance scientifique ?

  

    La physique moderne nait au 17ème siècle en raison principalement d’un certain nombre de renversements dans la conception et l’interrogation du réel. Du monde clos à l’univers infini, de la cause finale à la cause efficiente, de la question du pourquoi à la question du comment, tels sont brièvement exprimés quelques bouleversement qui participent à la révolution spirituelle qui donne naissance à la science moderne. L’univers infini n’est que de l’étendue que le savant peut mesurer et à l’intérieur duquel des relations de causalité sont déterminées entre les éléments. Les relations de causalité sont des lois physico-chimiques que le savant découvre.  La biologie va progresser le jour où elle concevra ainsi le corps vivant. Celui-ci est réduit à de l’étendue à l’intérieur de laquelle des éléments de plus en plus petits sont découverts et cela grâce aux instruments d’observation (microscopes).  On peut dès lors concevoir le vivant sur le modèle mécanique. Un corps vivant est un ensemble de rouages de la même façon qu’une horloge. Le cœur peut être associé à une pompe, la circulation sanguine à un système hydraulique, etc. Il ne s’agit pas ici d’identifier le vivant à la machine mais de comparer l’une à l’autre pour commencer à la connaître. En effet, comme Descartes le précise si le vivant fonctionne comme une machine cela n’implique pas que l’on puisse fabriquer du vivant. En effet, le vivant est l’œuvre de Dieu et il est composé d’une matière si fine et si subtile que jamais l’intelligence humaine ne pourra la reproduire. Il insiste beaucoup sur la miniaturisation du corps vivant. Ce corps vivant est fait d’une matière si fine que pas même le plus grand ingénieur, un Vaucanson par exemple, ne pourra l’imiter.  La  conception mécaniste du vivant distingue nettement la matière et l’esprit et  réduit la matière à l’étendue. Ainsi la notion d’âme qui était censée habiter un corps et le mettre en mouvement (principe d’animation) est évacuée du corps vivant. Ce principe apparaît dès lors comme obscur et ne pouvant faire l’objet d’une connaissance scientifique. L’âme n’a pas de lieu, elle n’a pas d’étendue : je ne peux pas la mesurer, l’observer dans la matière. Elle est insaisissable et ne peut donc pas faire l’objet d’une connaissance.

 

 transition : Mais ce modèle mécanique pose problème toutefois. Même si on limite bien la comparaison vivant / machine à un modèle méthodologique et qu’on maintient une différence essentielle entre les deux (le fabricant humain ne peut pas fabriquer du vivant) quelque chose échappe à la conception mécaniste qui est de l’ordre de l’unité du vivant.

 

Thèse : ce qui est en vie dans le vivant et qui forme une unité ou une totalité n’est pas considéré par le modèle mécanique du vivant.

 

La conception mécaniste doit décomposer le vivant en parties. Il n’y a pas de science du tout, de la totalité. Or le vivant est un être organisé, et même plus, il est un organisme. Il y a une unité de l’être vivant qui semble empêcher son étude en éléments séparés. Même comment puis-je penser ce qui est vivant dans le corps vivant ? Ce qui est vivant et que je partage avec les autres espèces vivantes, comment puis-je le penser dans un modèle mécaniste ? En ce sens, on peut se demander si l’introduction du modèle mécaniste [qui est  à l’origine  des sciences physiques (de la matière, c'est-à-dire de la nature)] dans le vivant n’est pas une introduction abusive. Dès lors l’assimilation du vivant à la machine paraît illégitime. Illégitime en ce qu’elle ne permet pas de rendre compte de la réalité du vivant, c'est-à-dire d’un être doté d’un mouvement propre qui est en développement, qui se reproduit et qui vieilli et qui en tant qu’individu d’une espèce appartient à une évolution. 

 Le principe vital (qui était pensé comme une âme et que nous avions rejeté comme non-scientifique) ne doit-il pas être pensé d’une certaine façon pour décrire le vivant.

La conception mécaniste du vivant conduit à une « biologie réduite » selon l’expression de Canguilhem. Le vivant étudié par le mécanisme se réduit à un corps, la vie de ce corps, elle, n’est pas envisagée.  La notion de finalité semble dès lors davantage rendre compte du vivant ; le vivant vise une fin, un objectif qui est au moins la survie. On peut étendre le finalisme dans le vivant et considérer que la raison d’être des organes c’est la fonction qu’ils remplissent et qu’ainsi la fonction (la vision pour les yeux) détermine, c'est-à-dire constitue la cause de l’organe qui est simple effet. Mais peut-être faudrait-il modérer ce finalisme est ne le considérer qu’en tant que mouvement de persévérance de la vie. Un vitalisme peut-être c'est-à-dire ….

 

 transition : Mais mécanisme et finalisme échouent à penser véritablement le vivant dans la mesure où toutes les deux ne confère pas au temps une réalité.

 

 Thèse : les deux modèles principaux du vivant, mécaniste et finaliste, ne pensent pas l’évolution du vivant car ils ne comprennent pas la nature véritable du temps.

 

 La conception mécaniste du vivant n’est pas compatible avec la réflexion sur la vie et son évolution. Et l’impuissance du modèle mécaniste à penser cette évolution n’est pas liée à une simple ignorance que l’avenir de la biologie pourrait un jour concevoir. Elle tient au point de vue même du mécanisme. En effet, selon le mécanisme la connaissance de l’état d’un corps vivant passe par la connaissance de son état antérieur. Or on peut penser, et cela pour prendre en compte l’évolution du vivant, que le moment actuel d’un corps vivant ne trouve pas sa raison d’être dans le moment immédiatement antérieur, mais « qu’il faut y joindre  tout le passé de l’organisme, son hérédité, enfin l’ensemble d’une très longue histoire » comme le souligne Bergson dans l’Evolution créatrice.  Le modèle mécaniste fonctionne à la limite pour certains phénomènes de destruction organique et certains êtres vivants très simple (ex. amibe) comme nous le dit Bergson.

Mais de la création organique, au contraire, des phénomènes évolutifs qui constituent proprement la vie, nous n’entrevoyons même pas comment nous pourrions les soumettre à un traitement mécanique et donc mathématique.  Les raisons que nous évoquions ont donc moins de force quand il s’agit d’un organisme rudimentaire tel que l’Amibe, qui évolue à peine.  Mais elles en acquièrent davantage si l’on considère un organisme plus complexe, qui accomplit un cycle réglé de transformations. « Plus la durée marque l’être vivant de son empreinte, plus évidemment l’organisme se distingue d’un mécanisme pur et simple, sur lequel la durée glisse sans la pénétrer. » Le modèle mécaniste nie le temps : «  le temps est dépourvu d’efficace, et, du moment qu’il ne fait rien, il n’est rien » comme l’expose Bergson dans l’évolution créatrice. Mais il faut ajouter que le modèle finaliste implique lui aussi  une négation du temps. En effet, cette doctrine implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé. Là encore le temps devient inutile.

 

Conclusion :

 Le modèle mécaniste rend possible une connaissance scientifique du corps. Il débarrasse l’esprit naïf de toutes formes de superstitition et d’animation obscure de ce corps. Toutefois, il ne peut porter que sur  des éléments isolés dans le corps et ainsi il ne peut pas rendre raison de l’unité et de la totalité impliquée par la vie dans le vivant. Dès lors une réflexion sur le finalisme s’impose (finalisme que l’on pensait avoir rejeté comme non-scientifique) ; on pense alors un finalisme modéré. Mais là encore, une insuffisance se fait jour, insuffisance que partagent mécanisme et finalisme, qui est la non-prise en compte du temps, c'est-à-dire d’un temps qui fait quelque chose et qui rend raison de l’évolution du vivant ce que toute connaissance du vivant doit impliquer. Il faut alors peut-être considérer  que d’une part le mécanisme ne peut pas penser ce qui est vivant dans le corps et que d’autre part, seule la réflexion philosophique peut en rendre raison.