Situation 20 : Le métier d’historien

Il existe trois axes de réflexion sur la question de l’histoire.

-    Celui de la philosophie de l’Histoire. Est-il possible d’unifier la totalité des événements particuliers dans l’accomplissement d’une finalité ? Est-il possible d’assigner un sens, une direction à l’Histoire ? et si oui, quels buts poursuit l’Histoire ? la réalisation de la Raison qui serait la fin de l’histoire ? nous pourrons aussi nous interroger sur les moyens qui réalisent cette fin. Qui sont les acteurs de l’Histoire, les Grands hommes, les passions, et ne pouvons-nous pas parler de ruse de l’histoire ?

-       Celui de l’éthique du passé. On parle d’un devoir de mémoire. Qu’est-ce que cette expression désigne ? Comment et pourquoi pourrions nous être obligé de nous souvenir ? et nous souvenir de quoi au juste ?  

-           Celui de l’épistémologie de l’histoire. L’histoire est une discipline qui se range dans la catégorie science humaine.  Mais de quoi l’histoire est-elle l’histoire ? quel est son objet ? On dit habituellement que son objet c’est le passé des hommes. Mais ce passé n’est plus, comment nous apparaît-il alors? Comment faire la connaissance de ce qui n’est plus ? Quelle objectivité l’historien peut-il espérer? Que fait l’historien ?

C’est ce dernier axe que va nous occuper pour commencer notre réflexion sur l’histoire.

      

Enoncé d’un problème posé par l’histoire entendue comme discipline.

 Quand on réfléchit à l’histoire comme  discipline, on rencontre d’emblée un paradoxe. En effet, cette discipline semble être la seule réalité vraiment connaissable par l’homme dans la mesure où elle est précisément produite par l’homme. La physique par exemple qui est la connaissance du réel est plus problématique dans la mesure où je ne l’ai pas créé.

 Mais en même temps, le statut de l’histoire semble plus problématique que celui de la physique. L’histoire en tant que science humaine et donc en tant que science dite « molle » semble avoir moins de légitimité scientifique que la physique ; tout se passe comme si elle n’accédait pas véritablement à l’objectivité.  Mais ce  problème de l’objectivité de l’histoire n’est-il pas  celui de la connaissance du passé : comment distinguer en effet le passé de la connaissance du passé ? Le passé n’est-il pas en réalité seulement ce que j’en connais ?

 C’est donc l’objet de l’histoire qui pose des difficultés à l’histoire comme discipline. En effet, avec l’histoire nous n’avons pas affaire à un fait brut et observable comme dans les sciences exactes. Le fait historique est toujours un fait qui est passé, et c’est le statut ambigu du fait historique qui va remettre en cause la scientificité de cette discipline. Le problème que soulève l’épistémologie de l’histoire est le suivant : à quelles conditions l’histoire peut-elle être une connaissance objective bien que la subjectivité de l’historien ne puisse être éliminée ? Est-il possible de garantir la scientificité de l’histoire sans pour autant la réduire au modèle physico-mathématique ?

 

Il s’agit de comprendre la notion d’objectivité dans son sens fort, et non pas dans son sens faible. Le sens faible de l’objectivité est celui qui considère l’objectivité naïvement comme déontologie, c'est-à-dire comme impartialité et honnêteté de l’historien. Le sens fort de l’objectivité est celui qui est en rapport avec les critères de scientificité. Pour questionner la possibilité pour l’histoire d’accéder au statut de science, il faut s’arrêter tout d’abord sur l’objet de cette science. Nous pouvons alors donner cette définition de l’histoire : l’histoire est la connaissance du passé humain. Si l’objet de l’histoire est le passé humain, il faut considérer successivement le passé et le fait qu’il s’agisse d’un passé humain.

 

L’histoire = «  Une connaissance du passé humain ».

En  tant qu’appartenant au passé, le fait historique a la caractéristique de ne pouvoir se répéter ; je ne peux donc pas comme le savant expérimenter, c'est-à-dire mettre à l’épreuve ma théorie. Le passé entendu comme ce qui a été et ne sera plus jamais, je ne peux donc atteindre cette réalité passée qu’à travers les traces de ce passé. De cela découle trois conséquences :

* Le fait historique n’est qu’un reste du passé visible. Il dépend donc étroitement des écrits de l’époque (mémoires, archives de l’administration, registres de mariage, de décès, écrits divers, etc.). Cette dépendance pose la question de l’authenticité et de la vérité de ces écrits. L’historien serait ainsi pareil à un physicien dont le laborantin ferait  les expériences à sa place.

* On peut vouloir cacher la réalité et ne présenter que ce qui honore une nation ou un personnage historique, par exemple. Un document (qui vient du latin docere qui signifie enseigner) est ce qui nous apprend quelque chose, mais un document se fabrique, il faut donc prendre son enseignement avec précaution et ne pas confondre âge avec authenticité, c’est une illusion. L’importance du document pour le travail de l’historien nous rappelle que l’histoire commence à l’âge de l’écriture (environ 3000 ans), on prend donc pour de l’histoire ce qui est récent (100 000 ans ≠ 100 ans).  

  * De plus, si je ne connais du passé que ce que le passé m’en a laissé, le passé se réduit à la connaissance que j’en ai. En ce sens, l’histoire est « une connaissance mutilée », l’histoire est donc tout autant discipline du souvenir que de l’oubli. On pourrait ainsi établir un rapprochement entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. De la même façon que la mémoire individuelle est sélective, la mémoire d’un peuple opère un tri dans son passé.

Par conséquent, un document en tant que tel ne nous apprend rien, mais il faut pour qu’il parle lui poser des questions. C’est ce qui fait dire à l’historien G.Duby que « l’histoire progresse plus par ses questions que par ses réponses ». Le document ne répond qu’aux questions qu’on lui pose et le choix de ces questions dépend de la culture et de l’école historique de l’historien. Un document est toujours à interpréter En ce sens, un document nous apprend quelque chose moins par ce qu’il nous dit que par ce qu’il ne nous dit pas.

 

Lecture du texte de L.Febvre

L’histoire se fait avec des documents écrits, sans doute. Quand il y en a. Mais elle peut se faire, elle doit se faire, sans documents écrits s’il n’en existe point. Avec tout ce que l’ingéniosité de l’historien peut lui permettre d’utiliser pour fabriquer son miel, à défaut des fleurs usuelles. Donc avec des mots, des signes. Des paysages et des tuiles. Des formes de champs et de mauvaises herbes. Des éclipses de lune et des colliers d’attelage. Des expertises de pierre par des géologues et des analyses d’épée en métal par des chimistes. D’un mot, avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, sert à l’homme, exprime l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme. Toute une part, et la plus passionnante sans doute de notre travail d’historien, ne consiste-t-elle pas dans un effort constant pour faire parler les choses muettes, leur faire dire ce qu’elles ne disent pas d’elles-mêmes sur les hommes, sur les sociétés qui les ont produites – et constituer finalement entre elles ce vaste réseau de solidarités et d’entr’aide qui supplée à l’absence du document écrit.

Lucien Febvre,  Combats pour l’histoire, p.428 

 

L’intérêt de ce texte au-delà de sa clarté réside dans son analyse du travail interprétatif. L’interprétation peut ainsi être définie comme un «  effort constant pour faire parler les choses muettes ». Appliquée à l’histoire, cette formule prend tout son sens dans la mesure où précisément le passé ne parle plus. Le métier de l’historien s’apparente ainsi au métier du psychanalyste ; le passé est comme l’inconscient ; il est là sans être visible. Les écrits de Freud sont à cet égard riches en images archéologiques : « Pompéi ne tombe en ruine que maintenant depuis qu’elle est déterrée ». Les objets d’étude de l’historien et du psychanalyste sont des matériaux dont l’accès n’est pas direct.  Ce sont les questions de l’historien qui vont redonner la parole à ces vestiges du passé ; mais alors, si ce sont les questions de l’historien qui font l’histoire, on peut dès maintenant se demander si l’histoire n’est pas plus un signe du présent que l’interrogation du passé. Le passé ne sera plus alors qu’envisagé à travers le prisme du présent. Le passé en tant que tel (si cette expression a un sens) devient le miroir des préoccupations du présent. La nature de la question que pose l’historien au document témoigne de l’inscription de l’historien dans une temporalité particulière. Ainsi aujourd’hui, à l’heure de l’IVG, du droit de vote à 18 ans, la nouvelle histoire pose les questions du sexe, de la mort, de la fête. La conscience de l’historien est elle-même historique ; ce problème est plus généralement celui de toute science humaine, l’économiste appartient à une économie particulière, le linguiste a une langue maternelle, le sociologue appartient à une classe sociale. 

 

           Que la réalité sur laquelle porte l’histoire soit humaine pose également un certain nombre de difficultés. L’historien s’intéresse au passé des hommes. En ce sens, sa recherche porte sur l’homme, mais l’homme dans la Grèce Antique, au moyen-âge ou sous Louis XIV. La question est donc non seulement de savoir de quel homme il s’agit (s’agirait-il d’un homme éternel ?), et surtout si l’historien peut véritablement comprendre les intentions et les pensées des hommes pour chacune de ces époques.  L’idéal de l’historien semble donc être un idéal d’empathie, c'est-à-dire que l’historien pense pouvoir se mettre à la place de l’homme qu’il étudie. L’homme du passé serait un autre moi-même.

     Mais cette compréhension de l’homme du passé implique alors  de nouvelles catégories. On ne peut pas comprendre le poilu comme on comprend l’électron. L’explication causale prime dans le champ des sciences exactes, elle est unilatérale. Mais dans le champ des sciences humaines, il existe une pluralité de facteurs  pour expliquer un phénomène ; il reste donc à déterminer quel fut le facteur décisif, celui sans lequel l’événement n’aurait pu avoir lieu en aucune manière. L’objectivité est donc manquée dans la mesure où le fait jugé déterminant pour comprendre le fait historique relève de l’appréciation personnelle de l’historien. Le problème soulevé par l’objet de l’histoire, à savoir les affaires humaines, est donc le suivant : dans quelle mesure l’empathie en histoire est-elle possible et même dans quelle mesure est-elle pertinente ?  

 

La présence de l’historien dans l’histoire

 

 Pour comprendre le problème de la subjectivité de l’historien, il faut envisager cette subjectivité non pas dans le sens d’une malhonnêteté ou des préférences individuelles, mais bien dans le sens d’une subjectivité beaucoup plus « englobante », celle d’être un homme qui étudie le passé des hommes.

Le  choix en histoire:

      Qu’est-ce qui est pertinent ? quel événement est important ? pour qui, pour quoi ? Le fait historique est un fait qui a été extrait de l’ensemble de la réalité passée. Or cette réalité est foisonnante, elle déborde de tous les côtés le fait historique. L’historien est celui qui va prélever dans cet ensemble débordant, le fait qu’il jugera significatif. Or cette pertinence (ce choix) dans la mesure où elle dépend des centres d’intérêts de l’historien est subjective et donc relative. Il y a d’ailleurs une histoire de l’histoire. Au début, l’histoire était éminemment politique (Hérodote, père de l’histoire, disait que son intention était de relater les hauts faits et gestes des hommes), on a dit alors que l’histoire était  écrite par les vainqueurs. L’histoire a ainsi été longtemps instrumentalisée, elle a été au service du roi ou des seigneurs. Elle a donc été celle du pouvoir, du prince, du roi, de l’Eglise, et elle a été  à l’époque moderne l’histoire du peuple, des mentalités, des coutumes. On est passé d’une histoire politique (des grandes batailles) à une histoire sociologique, celle des mœurs. L’histoire n’est en ce sens qu’un prélèvement partiel dans une réalité totale passée. Et si ce prélèvement est partiel ne peut-il pas être partial ? L’historien fait donc un choix idéologique, il décide du fait qui mérite une attention ; c’est l’historien qui décide du fait qui est pertinent. En ce sens, il n’y a pourrait-on dire paradoxalement d’ histoire que du présent.  Si l’historien travaille sur ce qu’il juge digne de mémoire, alors l’histoire est aussi la science de l’oubli car dans le choix qu’elle fait de ses sujets, elle écarte et plonge dans l’oubli d’autres sujets. Il y a par exemple aux Etats-Unis un musée sur l’holocauste mais aucun sur l’esclavage ou le massacre des indiens.

 

 

la diversité des méthodes

Il y a donc en histoire plusieurs écoles d’analyse.

-       il y a les écoles qui privilégient le temps long sur l’événement

-       il y a les histoires militaires, celle des personnages historiques (biographiques), il y a l’histoire économique et sociale (c’est l’histoire des structures économiques d’une société).

Ex. un rhume qu’ a eu Louis XIV n’est pas, bien que royal, un événement politique, mais il concerne l’histoire sanitaire de la population française.Un événement est un fait unique, qui ne se passe qu’une seule fois, contrairement aux faits répétables de la physique. Mais l’unicité de l’événement si elle est une condition nécessaire n’en est pas moins une condition suffisante. Le risque est grand alors de créer un événement ; dans la mesure où ce qui relève de l’événementiel est laissé à l’interprétation subjective de l’historien. On peut établir ainsi un rapprochement entre   l’histoire et une dérive du journalisme dans la possibilité qui leur est offerte d’être des créateurs de réalité.

  

       L’événement, par ce qu’il a d’exceptionnel, de sensationnel, d’impromptu, de bouleversant, suscite une floraison de relations critiques, une sorte de pullulement de discours. Dans ces discours surabondants, cette débâcle de paroles, des choses sont dites qui généralement sont tues, dont on ne parle pas parce qu’elles appartiennent au banal, au quotidien de la vie, et que personne, lorsque tout va bien, ne songe à nous en informer. À propos de Bouvines, pour reprendre cet exemple- là, les descriptions qui sont faites de la bataille permettent de mieux voir comment  les chevaliers au début du XIIIe siècle se comportaient sur le champ de bataille, et un peu aussi ce qu’ils avaient dans la tête. Aussi bien la manière dont ils étaient harnachés que les règles et les convenances qu’ils se sentaient tenus de respecter dans le jeu militaire. Ainsi, à partir de Bouvines, j’ai pu tenter d’esquisser une anthropologie de la guerre féodale. Je n’aurais jamais pu la faire aussi précise partant du matériel de chroniques où l’on apprend qu’il y a eu tel jour la comète, que tel jour le pape est mort, qu’un autre jour deux armées se sont battues. Voyez –vous, l’événement, c’est comme un pavé jeté dans la mare, et qui fait remonter des profondeurs une sorte de fond un peu vaseux, qui fait apparaître ce qui grouille dans les soubassements de la vie. Ce que je dis est vrai aussi du personnage exceptionnel, parce qu’on en parle beaucoup et qu’autour de lui se noue une grosse gerbe d’informations. Pour moi la biographie, l’un des genres les plus difficiles, est peut-être aussi le plus passionnant, car le personnage – si exceptionnel qu’il soit- assume la condition commune de ses contemporains, partage leurs comportements, leur mentalité, les représentations qu’ils se font du monde. Or le fait qu’il ait lui-même parlé, qu’on ait retenu ses discours et qu’on ait abondamment parlé de lui permet de saisir ces attitudes communes. Mais en même temps, par sa personnalité singulière, par ce qu’il fait, par ce qu’il dit lui-même, par ce qu’il peut y avoir d’incongru, d’inouï dans ce qu’il profère, cet homme agite, trouble ce qui l’entoure, engendre autour de lui des ondes qui se propagent peu à peu et qui retentissent sur la formation culturelle tout entière.

 Georges Duby, Guy Lardreau, Dialogues (1980), Ed. Flammarion, coll. « Dialogues », 1980, pp. 63-64.

 

Ces différents types d’école  conduisent à envisager l’explication  différemment à chaque fois. On peut par exemple expliquer le phénomène nazi en mettant en avant la structure économique et sociale de l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres ( il s’agit alors d’un tout complexe, guerre, chômage, défaite de la première guerre mondiale), c’est la perspective fonctionnaliste, mais on peut aussi envisager le phénomène en l’expliquant par la personne d’Hitler (c’est la perspective intentionnaliste). Ces diversités dans les méthodes cachent ainsi bien souvent une diversité d’écoles historiques. Ainsi la révolution française de 1789 a subi des interprétations différentes. La lecture marxiste de l’événement faisait de cette révolution l’ancêtre de la révolution soviétique de 1917 ; la Terreur était ainsi justifiée au même titre que le communisme de guerre par la nécessité pour le peuple de faire face aux assauts de la contre-révolution. La lecture libérale place quant à elle la révolution dans la continuité de l’Ancien-Régime. 

    Le problème de la narrativité de l’histoire est  celui de l’équivocité du langage quotidien. Un mot est ambigu et en ce sens toujours l’objet d’une interprétation. Les mots ne sont pas stables, ils sont polysémiques ; la dictature ou la tyrannie par  exemple  ont un sens différent dans l’Antiquité et au XXIe siècle. La science physique au contraire utilise le langage mathématique, un signe est égal à une réalité.

 

 L’histoire atteint-elle la réalité telle qu’elle s’est effectivement déroulée ? Ou bien l’histoire n’est-elle que la transposition dans le passé du présent de l’historien ? Il faut repenser l’histoire en tant que discipline avec une méthode propre pour dépasser cette alternative. L’événement est-il un fait passé ou bien est-il une construction à partir d’un point de vue ? L’événement est-il véritablement un fait passé ? La science historique est véritablement problématique dans la mesure où il ne s’agit pas pour elle d’essayer de comprendre avec fidélité un événement passé, mais bien de reconstruire un événement. L’erreur est de croire que l’événement est déjà là, comme une donnée première à partir de laquelle je vais commencer à interpréter. Il n’y a pas en histoire un événement qui relèverait du vécu qui serait antérieur au connu. Le passé est la connaissance du passé sont indissociables. Un fait historique n’existe pas indépendamment de l’historien qui élabore un récit sur ce fait.

 

 

         « Chacun est pour soi-même l’être à la fois le plus proche et le plus mystérieux. Les intentions de ma conduite, mes habitudes, mon caractère, l’autre les connaît peut-être mieux que moi. Et pourtant, chacun se révolte lorsqu’on affirme cette supériorité, même possible, du spectateur sur l’acteur. […]

  Admettons que notre passé soit là, enseveli dans les profondeurs de l’inconscient, et qu’il dépend de nous d’évoquer tous nos fantômes, les instants de notre vie n’en restent pas moins incomparables. Certes, il est des souvenirs plus proches, chargés d’émotions, qui ramènent avec eux l’atmosphère du temps perdu. Je ne puis évoquer certaines de mes aventures d’enfance sans qu’une bouffée de honte ne me restitue, avec la présence de sentiments étrangers à mon moi actuel, le sens de mon identité ou du moins de ma continuité. Et pourtant, même dans ce cas, ce n’est pas la honte de l’enfant, que je vis de nouveau, toutes les impressions qui aujourd’hui font cortège à cette honte, les jugements que je porte sur elle, sont autres que dans l’expérience originelle. Je vis un autre état dont seul un fragment ressemble à une résurrection d’un moi évanoui à jamais. Pas davantage, je ne saurais penser à nouveau comme je pensais à vingt ans ou du moins il me faut partir à la découverte, presque comme s’il s’agissait d’un autre. Souvent, pour retrouver le moi ancien, je dois interpréter ses expressions, ses œuvres. Nous sommes peu sensibles à ce devenir de notre esprit, parce que nous avons accumulé le meilleur de nos expériences, le passé de notre intelligence ne nous intéresse en lui-même – sauf curiosité introspective – que dans la mesure où il est ou serait digne d’être présent.  R.Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Gallimard, 1948, p.63

 

 Si la connaissance de soi est problématique, alors la connaissance des autres ne peut que l’être et ceci dans une plus grande mesure. L’exemple de la honte montre bien comment je comprends ce moment de honte passé, non pas en le revivant, mais en le reconstituant à partir du sens que lui donne ma vie présente. L’historien de la même façon redonne du sens à un événement à partir du présent ; celui qui explore sa mémoire, donne à ses souvenirs une signification à chaque fois nouvelle ; comme si un autre avait vécu l’objet de son souvenir. La signification n’est pas attachée à ce sur quoi elle porte comme le noyau appartient à l’abricot. On déguise le fait d’une signification avec les habits que la mode suggère.

 

Réponses aux objections

-       l’objection à l’handicap de l’observation indirecte

    Que l’historien ne soit pas mis en face de son objet d’étude n’empêche pas qu’il ait une intelligence du fait historique. Au contraire, on peut penser que le soldat qui était sur le champ de bataille n’a eu qu’une vision partielle de la réalité de la bataille. De même le sociologue s’il est en rapport direct avec sa société, il recourt indirectement toutefois à des données statistiques ou des résultats de sondage par exemple pour comprendre son objet d’étude.L’historien n’est jamais directement devant l’objet passé lui-même, mais toujours devant la trace que ce passé a laissée, ce qui n’empêche pas l’observation de l’historien d’être une observation scientifique.

 

-       l’histoire comme reconstitution

Si le passé  n’est plus, il s’agit alors de le reconstituer, de le restituer. L’histoire doit donc en partie construire son objet, et c’est ceci qui pose le plus fondamentalement la question de l’objectivité de l’historien. L’histoire selon son étymologie signifie « enquête », l’historien ressemble en ce sens au détective privé qui va reconstituer une histoire à partir des traces des personnes sur lesquelles il enquête (notes de restaurant, appels téléphoniques, archives, documents, témoignages).

 

-       la mise en intrigue comme condition de possibilité de l’histoire

Le récit, la narrativité ne constituent pas un obstacle pour la scientificité de l’histoire, au contraire, ils en constituent une condition de possibilité. En quel sens ? Parce que l’histoire porte sur une réalité humaine passée, elle a affaire aux actions humaines. Or la thèse que nous devons ici soutenir est celle selon laquelle la mise en intrigue permet  la reconstitution historique. L’action et le récit ont la même nature ; ils lient toutes choses en une unité, les mouvements de ma jambe se lient pour former la marche, les mots se lient entre eux dans un récit. Il est donc possible de défendre le caractère narratif de l’histoire sans abolir pour autant son caractère scientifique. L’action qui est l’objet de l’étude historique est composée comme toute action de buts, d’intentions, de motifs et de circonstances. Le récit articule tous ces éléments dans un ensemble en suivant une temporalité. Le récit peut organiser toutes ces considérations en évitant la simple juxtaposition. Il est plus approprié pour décrire et raconter la réalité humaine désordonnée que le signe ou la formule mathématique qui reposent sur un ordre fixe. 

 

La bonne subjectivité de l’historien

On aperçoit donc maintenant qu’une certaine objectivité est possible en histoire. Il y une rationalité épistémologique que l’historien doit atteindre. Il faut retrouver cette rationalité et penser la possibilité de l’objectivité sans la ramener à l’objectivité de la science mathématique. C’est la raison moderne qui a séparé la science de la subjectivité qui rend problématique cette union.  

 Il y a comme le dit P.Ricoeur une « bonne subjectivité » de l’historien. Il y a une bonne subjectivité possible en histoire dans la mesure où il y a plusieurs niveaux d’objectivité. En fait, dans la mesure où l’histoire est une œuvre de l’activité méthodique, nous pouvons parler d’objectivité. C’est le métier d’historien avec ses méthodes et sa rigueur qui va éduquer la subjectivité de l’historien. La subjectivité de l’historien n’est pas une subjectivité quelconque.

 

Conclusion : On peut citer ici J.M. Muglioni qui écrit dans son introduction à l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique : «  la régularité, la conformité des événements à une loi, ne semblent donc pas pouvoir être affirmées des choses humaines qui précisément ne sont pas des choses ».

  L’histoire comme science est possible mais elle reste problématique. Si l’histoire souffre d’un manque de légitimité, c’est peut-être que fondamentalement comme le dit R. Aron, «  en histoire, la théorie précède toujours les faits ». Un fait historique n’existe que parce qu’il y a une théorie qui l’institue. En ce sens, l’histoire est tautologique ; il n’y a pas un fait qui préexisterait et une théorie qui viendrait l’expliquer, mais il y a bien une théorie historique qui dans un même mouvement se pose et pose la réalité du fait historique. On peut donc difficilement confronter la théorie et le fait qu’elle veut expliquer. Mais la particularité de l’objet de l’histoire (la connaissance du passé humain) doit être prise en considération et une méthodologie historique, une certaine rationalité épistémologique reposant sur la « bonne subjectivité » de l’historien doivent alors être élaborées en fonction de cet objet. L’histoire est donc une discipline qui tente de donner un sens à un fait historique, elle tente de synthétiser des événements et des conditions disparates, désordonnées pour rendre intelligible un fait. Elle synthétise le divers en une unité.  Elle se limite cependant à une période ou à un événement donné ; au contraire la philosophie de l’histoire (à distinguer donc de la science de l’histoire) tente de donner un sens à l’histoire dans sa totalité.   L’histoire comme réalité  et comme devenir est une totalité significative.

 Si l’histoire n’est pas une science exacte, si elle peut manquer l’objectivité, il n’en reste pas moins qu’elle est une science humaine indispensable. Si l’historien ne peut pas tirer des lois de l’histoire, il peut aider un peuple à en tirer des leçons. L’identité d’un peuple repose sur cette mémoire. Le peuple qui veut connaître son histoire manifeste son inquiétude de la comprendre, c'est-à-dire de lui donner un sens.  

 

Discipline

Physique

Histoire

Nature des outils d’analyse

Concepts, principes, lois

Opinion commune des historiens, liens

Démarche de l’explication

Déduction des principes, prévision

Narration arbitraire, sélection d’un sens des événements, choix du fait historique

Nature de la vérité

Vérités provisoires

Vérités partielles

 

Causalité

Telle cause, tel effet

Telle cause, effet variable ou nul (préférer le terme de facteur)

Nature du progrès

Progrès effectif (critiqué par énoncés d’expérience). Révolution : changement de paradigme

Critiqué par la progression du mode de questionnement

Addition de nouveaux éléments