Situation 1.1 Le dispositif expérimental de Stanley Milgram

A. Description

    Théorie et expérience      Durant la période d’août 1961 au moi de mai 1962, Stanley Milgram va élaborer dans son université de Yale un dispositif expérimental dans le domaine de la psychologie sociale  visant à mesurer le taux d’obéissance à une autorité.  Les résultats qu’il va obtenir conduiront à réviser les théories qui cantonnent l’horreur nazie à un phénomène historique et qui expliquent l’obéissance du peuple allemand par des prédispositions culturelles.

L’expérience vise à savoir si les hommes peuvent faire du mal à un innocent si on leur demande. La question est d’abord saugrenue tant nous considérons comme un principe de morale élémentaire que celui de ne pas faire souffrir un innocent. Et les psychiatres consultés avant le début de l’expérience avançaient qu’ 1% peut-être en seraient capables, mais il s’agit alors des cas cliniques de psychopathologie, des sadiques.

Voici le protocole général de l’expérience tel qu’il est présenté par Milgram : «  l’étude porte sur l’intensité de la décharge électrique qu’un sujet est prêt à infliger à une autre personne lorsqu’un expérimentateur lui ordonne de punir, de plus en plus sévèrement, la « victime ». L’acte d’envoyer une décharge électrique s’insère dans une expérience sur l’apprentissage, conçue en apparence pour étudier l’effet de la punition sur les capacités de mémorisation. Chaque session implique, outre l’expérimentateur, un sujet naïf et un sujet complice. Chaque sujet est payé 4,5 dollars à son arrivée. L’expérimentateur introduit l’expérience par des remarques générales, expliquant combien l’effet de la punition sur la mémoire est mal connu des scientifiques : puis les deux sujets apprennent qu’ils vont former un couple enseignant-élève. Ils tirent au sort leur rôle, mais le tirage est truqué de sorte que le sujet naïf se retrouve toujours dans la position de l’enseignant et le complice toujours dans celle de l’élève. L’élève est conduit dans une pièce adjacente et attaché à une « chaise électrique ».

Suite du texte en annexe.

 



L’expérience de Milgram a 18 variantes qui toutes interrogent des hypothèses pouvant expliquer cette propension à la soumission.

Analyses :

    Obligation/contrainte   Faut-il en conclure à l’immoralité des hommes ? Et dire qu’il y a des hommes sans principes moraux qui se laissent dicter leurs conduites, et d’autres animés de profondes convictions éthiques ? Le monde se diviserait alors en deux parties inégales, d’un côté, le plus grand nombre, des individus sans principes, et de l’autre, des individus justes nourris de réflexions philosophiques, de spiritualité ou de religiosité.

 Mais un des problèmes de cette conclusion hâtive c’est qu’elle oblige à soutenir que les principes moraux sont réservés à une « élite de penseurs ». De plus, il ne semble pas que les individus qui ont obéi jusqu’au bout de l’expérience aux ordres qu’on leur a donnés, aient manifesté une ignorance totale, une indifférence complète à l’endroit des principes moraux, le premier ici étant de ne pas faire de mal à un innocent. En effet, la gêne, l’anxiété, les hésitations que manifestent les individus révèlent leur connaissance voire leur intériorisation de ces principes. La quasi totalité des sujets n’étaient pas dénués de sentiment moral, mais ils étaient incapable d’agir en accord avec ce sentiment. Leur devoir d’obéissance avait plus de puissance que leur conscience morale. L’expérience nous apprend que les individus ont tendance dans certaines circonstances à ne plus obéir à eux-mêmes mais à obéir aux ordres.

 Milgram définit en état agentique et état autonome  les deux états dans lesquels les individus de cette expérience se placent. Dans le premier, l’individu accepte, plus ou moins consciemment, de se considérer comme le simple instrument d’un système d’autorité qui ne le tient plus pour responsable. Dans le second, l’individu refuse l’aliénation de son individualité et garde la pleine conscience de sa responsabilité personnelle. L’état agentique explique Milgram, «  désigne la condition de l’individu qui se considère comme l’agent exécutif d’une volonté étrangère, par opposition à l’état autonome dans lequel il estime être l’auteur de ses actes ».

       Transcendance               La soumission à l’autorité désigne le fait que l’individu ne se conçoit plus que comme un rouage d’une machine qui le dépasse, comme une partie d’une totalité qui l’englobe. L’individualité est absorbée par l’autorité à laquelle on reconnaît une légitimité. La soumission à l’autorité est la reconnaissance d’une transcendance, c’est-à-dire d’une réalité qui me dépasse, une instance supérieure. Il s’agit ici de la transcendance de la Science.  La Science est considéré par les individus comme une réalité positive qui éclaire le monde.  On conçoit maintenant la possibilité que les hommes érigent en réalité transcendante des entités comme l’Etat (les exemples du III Reich et des autres systèmes totalitaires en témoignent), le Marché. N’est-ce pas au nom des lois du Marché que les relations professionnelles ont été sacrifiées ?

 Science, Etat, Marché sont des instances qui sont la véritable source de l’autorité, et non les hommes qui en donnent les ordres, si bien qu’eux-mêmes sont considérées et se considèrent eux-mêmes comme étant au service de cette réalité transcendante.

 

La question que l’on doit maintenant se poser est celle de savoir comme ne pas se laisser déposséder et devenir cet agentique ? Comment lutter contre le mal ? Est-ce que le comprendre permet de le combattre ?

D’autres expériences de psychologie sociale :

L’expérience de la prison de Stanford par P.Zimbardo

 De la fumée dans la pièce

L’expérience de Asch

L’expérience de Leyens.

 Vous trouverez sur internet des textes et des vidéos sur ces différentes expériences.

 

Les situations que l’on vient d’analyser révèlent que le mal, entendu ici comme le fait d’infliger une souffrance à une personne innocente, est possible sans qu’il faille nécessairement supposer une volonté de faire le mal pour le mal. Comme il y avait une  contradiction entre les sentiments des soldats du 101 bataillon et la nature du régime qu’ils servaient, il existe une contradiction entre les sentiments des sujets naïfs de l’expérience et les ordres qu’ils exécutent.

On peut donc distinguer deux types d’approches : la première « individualiste » qui affirme l’existence d’une volonté perverse, d’une volonté de nuire. On suppose alors l’existence d’une volonté délibérée de faire le mal, d’un choix conscient, volontaire, diabolique de faire souffrir des innocents. L’autre « environnementaliste » ou « situationnelle » qui révèle  une tendance à la soumission et plus généralement une passivité humaine.

 Le concept de banalité du mal forgé par H. Arendt va nous aider à clarifier ce propos et à entrevoir la possibilité de résister au mal. 

Textes

Extraits du livre de Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité.

Étant admis que, dans notre civilisation, de tous les principes moraux celui qui interdit de faire souffrir un innocent est le plus universellement accepté comme une norme inviolable, aussi bien par les individus que par les systèmes juridiques des États, la question est de savoir s'il est cependant assez puissant pour empêcher que des hommes obéissent à des ordres qui exigent d'eux qu'ils le transgressent ouvertement. Mais la question même mérite-t-elle d'être posée? Tout porte à croire que des individus confrontés à un tel dilemme feraient le choix de la désobéissance plutôt que de contrevenir à un impératif catégorique si évident pour tout un chacun, quels que soient son niveau d'éducation ou la place qu'il occupe dans la société. « Tu ne feras pas de mal à un innocent » est un principe dont la force d'inhibition se trouve peutêtre levée dans des cas exceptionnels de folie meurtrière, individuelle ou collective, ou encore de fanatisme religieux, mais on ne saurait s'attendre à ce qu'un homme ordinaire, ayant le libre choix de ses actions, le transgresse simplement par obéissance. Ainsi parle le sens commun.

Aussi assurée que cette prédiction puisse paraître, c'est pourtant l'hypothèse qu'entreprit de tester Stanley Milgram dans une série d'expériences qui impliqua prés d'un millier de sujets des deux sexes, appartenant à toutes les couches sociales (employés, professeurs de lycée, ingénieurs, infirmières, assistantes sociales, hommes d'affaires, cadres, etc.), répartis dans chaque expérience selon un pourcentage immuable fixé à l'avance.

Les sujets avaient été recrutés par une annonce passée dans le journal local, puis par courrier, sollicitant leur participation à une étude scientifique menée par le département de psychologie sociale de l'université de Yale portant sur la mémoire et l'apprentissage.

Dans sa structure de base, l'expérience mettait en rapport trois personnes: le sujet «naïf », l'élève (en réalité un complice jouant le rôle de la «victime ») et l'expérimentateur. Afin de placer le sujet en situation de devoir obéir aux ordres de ce dernier, il lui avait été expliqué que, selon plusieurs théories psychologiques, la punition exerce une influence positive sur les mécanismes de l'apprentissage. On lui demanderait donc d'infliger une décharge électrique d'intensité croissante chaque fois que l'élève se tromperait dans la réponse qu'il apporterait à un exercice portant sur une association de mots, décharge envoyée par un stimulateur de chocs composé de trente manettes s'échelonnant de 15 à 450 volts. Quant à l'élève, il était placé sur un siège, attaché par des sangles, une électrode fixée au poignet et, selon une procédure fixée à l'avance, il devait donner une bonne réponse sur trois et mimer des réactions de plus en plus douloureuses et poignantes à mesure qu'il était censé recevoir des chocs plus intenses (le sujet ignorant, bien sûr, ce subterfuge).

Cette procédure fit l'objet de dix-huit variations sur la base desquelles furent dégagées des conclusions théoriques assez constantes pour être tenues comme révélatrices des comportements humains lorsque se présente le dilemme de l'obéissance, le conflit entre l'incitation à agir selon sa propre conscience (prenons pour l'instant cette notion dans son sens le plus large) et l'incitation à obéir à une autorité « sadique » ou « cruelle »> quoique aucun de ces adjectifs ne convienne tout à fait pour qualifier l'ordre émanant d'une autorité prétendant agir uniquement « au nom de la science », par une sorte de nécessité objective requise par le bon suivi de l'expérimentation.

Dans la première expérience, le sujet était placé dans une pièce séparée de celle dans laquelle se trouvait l'élève dont les réponses apparaissaient sur un écran. Il ne pouvait percevoir ses réactions à l'administration des électrochocs autrement que par les coups sur le mur que la « victime » se mettait à frapper de plus en plus violemment lorsque le seuil des 300 volts était franchi; au-delà de 375 volts, plus aucune réponse n'apparaissait et les tambourinements cessaient. Sur les quarante sujets qui participèrent à cette variante de l'expérience (dite de « feedback à distance »), 26, soit 65 %, ont obéi aux ordres de l'expérimentateur d'envoyer la décharge maximale, tout en donnant des signes de malaise et de tension nerveuse ou en exprimant leur désapprobation à l'endroit des ordres qu'ils recevaient, sans cesser pourtant d'y obéir.

Mais aussi surprenants ces résultats soient-ils, on était en droit de penser qu'ils pouvaient en quelque manière s'expliquer par la distance qui séparait le sujet de l'élève, dont les protestations étaient inaudibles et qui restaient pour lui presque «  abstraites ». Telle était la situation des fonctionnaires nazis dont la charge était d'organiser depuis Berlin la déportation des Juifs vers les camps de la mort, mais qui ne se trouvaient pas en contact direct avec eux, qui n'étaient jamais dans une relation de face à face avec eux et dont par conséquent la sensibilité n'était pas affectée par des décisions qui, pour eux, étaient purement « administratives » . Eichmann est l'exemple type de ces bureaucrates de la mort (même s'il lui est arrivé de se trouver sur les lieux mêmes de ces crimes de masse; à Budapest, par exemple, entre mars 1944 et le début de l'année 1945, lorsque lui fut confiée la tâche d'organiser la liquidation des Juifs de Hongrie).

Aussi, dans la deuxième expérience (dite de « feedback vocal » ), une nouvelle variable fut introduite : les plaintes de l'élève pouvaient cette fois-ci être clairement entendues. Les résultats se révélèrent pourtant sensiblement identiques: 62,5 % des sujets acceptèrent d'envoyer la décharge maximale à une victime dont ils percevaient tout d'abord les gémissements, puis, à mesure que l'intensité augmentait, les hurlements, les supplications de cesser l'expérience, et enfin, au-delà de 270 volts, de véritables cris d'agonie. Il en résulte qu'on ne saurait expliquer l'obéissance à des ordres cruels simplement par l'ignorance cognitive et l'absence de perception que les sujets avaient des conséquences douloureuses de leurs actions sur leurs victimes. Placés en situation d'être les témoins de la souffrance croissante qu'ils infligeaient - et ce fut une surprise incroyable pour l'auteur de ces expérimentations et son équipe -, ils n'en continuaient pas moins d'obéir aux ordres, et ce malgré la répugnance qu'ils éprouvaient à le faire et dont témoignaient leurs réactions émotionnelles. Cette deuxième variante, parmi toutes celles qui furent mises au point par la suite, constitue véritablement l'expérience cruciale qui a servi de paradigme à la compréhension du phénomène de l'obéissance à l'autorité. Toutes les variations ultérieures ne firent qu'affiner l'analyse des facteurs qui la produisent.

Il est une chose à préciser d'emblée, c'est que la capacité à obéir passivement à des ordres destructeurs ne peut pas s'expliquer par l'absence de sentiment d'empathie des sujets à l'endroit des victimes. Aucun sujet ne s'est comporté comme une espèce de robot insensible agissant mécaniquement aux injonctions de poursuivre l'expérience. Tous au contraire ont manifesté à un moment ou à un autre de fortes perturbations émotionnelles, et nombre de sujets, tout en obéissant, percevaient clairement que ce qu'on exigeait d'eux s'opposait à leurs principes « moraux ». Par conséquent, ce n'est pas sur la base d'une absence d'empathie ou d'une indifférence cruelle que l'on pouvait comprendre ce qui fait que les uns, plus de 60% dans cette variante, avaient accepté de poursuivre l'expérience jusqu'au bout, et les autres, qui se seraient montrés plus humains, plus « compatissants », s'étaient au contraire rebellés.

La troisième expérience (dite « de proximité ») consista à placer le sujet dans la même pièce que l'élève, à quelques centimètres de lui, Dans la quatrième variante (dite « de contact »), il devait prendre la main de l'élève et la poser, le cas échéant de force, sur une plaque pour qu'il reçoive la « punition » qui sanctionnait ses erreurs. Le pourcentage de sujets qui acceptèrent d'envoyer les décharges les plus fortes chuta sensiblement (respectivement à 40% et à 30% d'entre eux) quoiqu'il reste étonnamment élevé au regard de la situation dans laquelle ils se trouvaient.

Dans la cinquième série d'expériences, de nouvelles variables furent introduites : le laboratoire fut déplacé dans une pièce du sous-sol de l'immeuble qui n'avait plus rien de la décoration luxueuse de l'endroit où s'étaient déroulées les expériences précédentes. De surcroît, l'élève faisait savoir, lorsque les souffrances devenaient (prétendument) trop douloureuses, qu'il était affligé d'une maladie de coeur. Pour le reste, l'expérience se déroula selon la procédure du « feedback vocal » . On comprend aisément que le but visé par ces modifications était d'introduire des facteurs qui inciteraient les sujets à se rebeller puisque, contrairement à ce qu'ils pouvaient penser, c'est ce qu'on attendait d'eux. L'introduction de ces diverses dispositions ne changea en rien le comportement des sujets qui, pour 26 d'entre eux, soit donc 65 %, menèrent l'expérience jusqu'au bout, obéissant aux injonctions d'envoyer des décharges jusqu'au voltage le plus élevé, lors même que l'élève demandait de façon poignante qu'on cesse de le supplicier.

Dans la sixième variante, c'est le tandem que composaient l'expérimentateur et l'élève-complice qui fut changé. Alors que dans les premières versions, l'expérimentateur avait l'air sec et cassant, ce qui pouvait peut-être expliquer que ses ordres fussent obéis, et l'élève au contraire doux et débonnaire, dans la nouvelle version, l'impression que donnait chacun fut inversée, Ces modifications n'influencèrent que marginalement les résultats : 50% des sujets acceptèrent d'infliger des décharges de 450 volts ordonnées par un homme qui n'avait visiblement rien de dominateur. Ce n'est donc pas le fait d'être confronté aux ordres d'une personnalité autoritaire qui pouvait, à soi seul, expliquer l'obéissance de la moitié des participants, même si ce facteur a exercé une influence pour 15 % d'entre eux.

Désireux de tester l'influence de la présence de l'expérimentateur sur les sujets, et l'importance du facteur de proximité dans l'obéissance, dans la variation 7, l'expérimentateur sortait de la pièce et donnait ses ordres par téléphone. Cette fois-ci, le nombre de sujets envoyant des décharges maximales tomba à 9 sur 40, soit moins de 20%. Il est à remarquer toutefois que, placés dans cette situation, les sujets adoptèrent pour désobéir toutes sortes de subterfuges qui ne mettaient pas directement en cause l'autorité. C'est ainsi qu'ils prétendaient continuer à augmenter l'intensité des électrochocs à mesure que l'élève se trompait, alors qu'ils n'en faisaient rien. Autrement dit, leur désobéissance faisait appel à une stratégie de dissimulation, de mensonge, et non de contestation et de résistance ouverte. Ils ne respectaient pas le protocole, mais son principe n'était pas remis en cause. Tout comme certains policiers du 101e bataillon, les sujets se dérobaient aux ordres, mais ne refusaient pas le principe que des ordres cruels puissent leur être donnés. Ils étaient prêts à ruiner la validité scientifique de l'expérience, mais non à s'opposer au fait qu'elle eût lieu. Leur stratégie hypocrite ne remettait pas en cause sa légitimité.

Cela me fait penser à l'analyse que Vaclav Havel fait des systèmes post-totalitaires -en l'occurrence du régime tchécoslovaque dans les années soixante-dix -, expliquant qu'ils devaient leur stabilité non pas à l'usage d'une terreur généralisée, mais bien plutôt à la démission de chaque citoyen qui faisait semblant d'adhérer à l'idéologie officielle et soutenait ainsi le pouvoir par l'adhésion purement apparente et hypocrite à ses dogmes - ce qu'il appelle « l'autogravitation » du système sur lui-même. Mais que tout à coup, les citoyens cessent de vivre dans le mensonge et qu'ils décident, par exemple, de replier la bannière flottant sur leur échoppe sur laquelle il était écrit « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » , que, fatigués de leur fatigue, ils se réveillent et obéissent à leur conscience plutôt qu'aux incantations d'une idéologie à laquelle personne ne croit plus, et voilà qu'en eux se lèvent les forces vives d'une spontanéité qui, aussi impuissante soit elle à soi seule à ébranler le régime, est déjà une forme de subversion, ce « pouvoir des sans-pouvoir » qui, selon Havel, révèle qu'en dernier ressort la liberté humaine est inaliénable.

Aussi faut-il distinguer les conditions de l'exécution efficace des ordres - qui requiert que le sujet ne puisse se dérober à l'autorité, laquelle doit faire sentir à tout moment sa présence - de la légitimité des ordres donnés, donc de l'autorité qui les donne.

Dans la huitième série d'expériences, la variable introduite consistait à mettre uniquement des sujets féminins dans la position du moniteur. Bien que le sens commun affirme que les femmes sont plus « sensibles » et ont de plus grandes capacités d'empathie que les hommes, les résultats révélèrent un pourcentage identique de sujets obéissants (65 %). La variable du sexe n'était donc pas de celles qui sont de nature à expliquer la constance des conduites humaines d'obéissance.

Dans nombre d'entretiens qui suivirent les expériences, les sujets expliquèrent avoir envoyé les décharges maximales, nonobstant les protestations et les cris de souffrance de l'élève, par l'existence d'une sorte de contrat que ce dernier avait accepté, de sorte qu'aucun compte ne devait être tenu de son désir de mettre un terme à l'expérience. L'idée vint donc de mettre à l'épreuve ce facteur. Dans une nouvelle variante, l'élève fit savoir au préalable qu'il exigeait, en raison de l'état de son coeur, que l'expérience soit interrompue s'il en faisait la demande. Les résultats révèlent cependant que l'argument du « contrat social » joue un rôle négligeable dans les conduites d'obéissance; 16 sujets sur 40 (soit 40%) obéirent à l'ordre d'envoyer des décharges maximales sans être influencés par la clause restrictive pourtant clairement formulée par l'élève. Quant aux sujets rebelles, seuls 25% d'entre eux affirmèrent avoir refusé de continuer l'expérience pour la raison que l'élève avait émis des conditions limitant sa participation. Dans l'ensemble, c'est bien plutôt le problème légal posé par cette situation qui parut troubler les uns et les autres. Une fois assurés que leur responsabilité juridique personnelle ne serait pas mise en cause, les sujets obéissants se sentaient « libres » d'augmenter l'intensité des décharges.

Jusqu'à présent, quel que soit le lieu où s'étaient déroulées les expériences, le cadre officiel était toujours celui d'une université prestigieuse, mondialement connue et respectée de tous pour ses travaux. La question que se posa Milgram était de savoir si les comportements des sujets subiraient des variations sensibles dans une situation toute différente. Une nouvelle série d'expériences eut lieu dans les locaux commerciaux, plutôt délabrés, d'une ville industrielle voisine, et on prétendit la mener au nom d'un organisme de recherche privé, chargé d'enquêtes scientifiques pour le compte d'un groupe industriel. Les résultats ne furent pas radicalement différents dans cette situation, 48 % des sujets acceptant d'administrer les décharges maximales, contre 65 % dans le cadre de l'université de Yale. Ce n'est pas, souligne Milgram, qu'on puisse en déduire que le soutien institutionnel soit sans influence sur les conduites d'obéissance, mais en l'occurrence, tel ne fut pas le cas. Bien que Milgram n'ait pas poursuivi plus avant son enquête, on est en droit de penser que le caractère « scientifique » de l'expérience suffisait à assurer son bon déroulement, quelle que soit la nature privée ou publique de l'organisme responsable. Ce sur quoi se fonde la légitimité de l'autorité -ici celle de la science- l'emporte en importance sur le cadre dans lequel elle s'exerce et le statut légal qui est le sien.

D'autres facteurs pouvaient expliquer les comportements de docilité des sujets obéissants - par exemple, l'existence en l'homme de pulsions cruelles et sadiques auxquelles il ne manquait pour s'exprimer que l'occasion propice. C'est l'hypothèse que testa la variante 11 où les sujets furent mis en situation de choisir eux-mêmes le niveau de voltage qu'ils infligeraient en réaction aux erreurs de l'élève. L'hypothèse d'une agressivité latente généralisée ne fut pas confirmée par la conduite des participants qui, dans leur immense majorité, s'en tinrent aux chocs les plus faibles, 28 s'arrêtant aux premières manifestations de souffrance, et 38 dès que l'élève donna des signes de protestation. Seuls 2 sujets sur 40, soit 5 %, agirent d'une façon que l'on peut qualifier de cruelle et sadique. Un résultat qui vient empiriquement confirmer que l'agressivité destructrice ne peut être comprise comme relevant de déterminations instinctives propres à la nature humaine. Cette conclusion que tire Stanley Milgram lui-même est évidemment essentielle'.

Dans toutes les expériences précédentes, quelles que soient les variables introduites, le rôle de chacun des protagonistes était fixé de façon immuable. La position (expérimentateur, moniteur ou élève), le statut (autorité légitime ou simple individu ordinaire) et l'action (donner des ordres, les exécuter ou en subir les effets) étaient distribués selon des schémas scrupuleusement respectés. Mais en quelle manière les comportements d'obéissance seraient-ils affectés si la répartition des fonctions était bouleversée?

 

La variation 12 permuta les rôles et on demanda au sujet d'obéir aux injonctions d'envoyer des décharges émanant de l'élève lui-même. Celui-ci exigeait de poursuivre l'expérience, tandis que l'expérimentateur donnait ordre qu'elle soit interrompue dés les premières manifestations de douleur. Les résultats établirent que, même dans cette situation, c'est la relation à l'autorité qui est le critère déterminant de l'action : les sujets obéissaient aux ordres de l'expérimentateur plutôt qu'aux demandes formulées par l'élève. Ainsi que le remarque Milgram, ce n'est pas la nature de l'ordre qui commande l'obéissance, mais la source dont il émane: « La décision d'administrer les chocs à l'élève ne dépend ni des volontés exprimées par celui-ci ni des impulsions bienveillantes ou hostiles du sujet, mais du degré d'engagement que ce dernier estime avoir contracté en s'insérant dans le système d'autorité » [p. 120).

Dans la variante 13, c'est un individu ordinaire qui fut désigné pour donner les ordres, remplaçant au pied levé l'expérimentateur appelé au téléphone pour une tâche urgente. Dans cette configuration, où néanmoins l'expérimentateur avait pris soin de préciser que l'expérience serait enregistrée, le taux d'obéissance baissa sensiblement, 16 des sujets sur les 20 qui y participaient ayant refusé à un moment quelconque d'obéir aux ordres d'un individu qui ne disposait pas à leurs yeux de la légitimité de l'autorité.

Lorsque (variation 14) c'est l'expérimentateur qui se trouva placé dans la position de l'élève, les sujets refusèrent tout simplement de poursuivre l'expérience et d'ignorer les gémissements de la victime, l'ordre émanant d'un individu ordinaire dénué de tout prestige et de toute légitimité. Toutefois, le point remarquable, c'est que nombre des sujets expliquèrent leur refus d'obéir par des considérations humanitaires, totalement inconscients de la manière dont « l'élément autorité » influait sur leur comportement. Ainsi que le souligne Milgram, « ces expériences confirment un fait essentiel : le facteur déterminant du comportement est l'autorité bien plus que l'ordre en soi. Les ordres qui n'émanent pas d'une autorité légitime perdent toute leur force [... ] Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'ils [les sujets) font, mais pour qui ils le font » [p. 133).

Toutefois, si d'aventure surgit un désaccord entre les représentants de l'autorité, ce conflit est de nature â totalement paralyser l'obéissance des sujets, ainsi qu'il apparut dans l'expérience 15 qui introduisit cette variante. Aussi les résultats de l'expérience suivante (16) dans laquelle deux expérimentateurs revêtus d'une autorité apparemment équivalente furent placés l'un, dans son rôle habituel de donneur d'ordres et l'autre, dans la position de la victime peuvent-ils paraître surprenants. Car dans cette modification, où deux autorités donnaient des ordres contradictoires ma]s n'occupaient plus des positons symétriques (comme dans l'expérience 15 ),les comportements des sujets relevèrent du « tout ou rien » ; ou bien ils arrêtèrent immédiatement (35 % des cas) ou bien, et ce fut le cas de la majorité (plus de 65 %), ils continuent jusqu'au bout de pénaliser l'expérimentateur-élève, l'obéissance s'exerçant alors vis-à-vis de l'autorité la plus élevée.

Les deux dernières variations consistèrent à évaluer l'effet du groupe sur l'obéissance. Dans les expériences précédentes, les ordres étaient toujours donnés à un sujet isolé, et on pouvait en conclure que la majorité d'entre eux se comportait de façon passive lorsque l'autorité était incontestable et ne se divisait pas contre elle-même. Mais si plusieurs sujets étaient ensemble, ne seraient-ils pas incités à trouver dans la présence des autres une plus grande force pour se rebeller et résister à une autorité cruelle? Dans la variante 17, le sujet se trouva placé entre deux autres sujets (des complices) qui défiaient ouvertement l'autorité de l'expérimentateur et refusaient d'obéir à ses ordres dès les premières protestations de la victime. Seuls 10% des sujets poursuivirent l'expérience jusqu'au bout. Mais dans la dernière variation où, à l'inverse, les complices se montrèrent au contraire totalement dociles et déférents à l'endroit de l'autorité, 92,5 % des sujets (37 sur 40) agirent de façon grégaire et laissèrent l'expérience être conduite à son terne. (Précisons toutefois qu'ils avaient été cantonnés à des tâches secondaires, sans avoir à déclencher eux-mêmes les électrochocs; leur position était plus celle du spectateur ou du témoin que celle d'un exécutant actif.)

Au regard des résultats obtenus dans cette dernière variante, on ne peut que regretter que Milgram n'ait pas poursuivi davantage ses investigations expérimentales sur l'effet du conformisme dans les conduites passives d'obéissance; conformisme qui de toute évidence joue un rôle non moins déterminant que le rapport d'un sujet isolé à une structure autoritaire. Ainsi que nous l'avons vu à propos des policiers du 101° bataillon de réserve, l'obéissance collective s'explique largement par les effets grégaires de l'appartenance au groupe, l'influence de l'esprit de corps, la justification idéologique apportée par la déshumanisation de la victime, etc.

Il n'en reste pas moins que les conclusions théoriques de Stanley Milgram, si elles ne font peut-être que trop brièvement allusion à ces facteurs, sont d'une importance cruciale pour nous faire mieux comprendre les « mécanismes » qui conduisent un individu à mettre de côté ses propres principes, réactions ou émotions, tout ce qu'il éprouve dans le for intérieur de sa conscience, pour se soumettre à une autorité qui exige de lui des conduites destructrices.

 

D’autres situations et expérience de psychologie sociale.

 

Transversal à tous les comportements déshumanisés que nous avons relatés, un comportement a été laissé de côté et c'est sur lui maintenant que nous souhaitons porter notre attention : il s'agit de l'autre versant de la passivité humaine, celui de la passivité face â la détresse des victimes. Non pas la passivité qui pousse à obéir docilement aux ordres, ou à endosser avec zèle sa fonction au sein d'une institution de type totalitaire, mais celle qui consiste à ne rien faire.

Dans le champ des conduites humaines, la non-intervention volontaire est une autre face de la destructivité, car sans elle, ces conduites ne pourraient tout simplement pas se produire. Sans aller jusqu'aux extrêmes dont nous avons parlé, en de nombreuses occasions de la vie quotidienne, les hommes se comportent comme des témoins passifs, incapables de faire face à l'événement et de venir au secours des victimes. Comment expliquer ce phénomène? Depuis plus de trente ans, des chercheurs américains s'attachent à répondre à cette question, et ce à la suite d'un fait divers qui, à l'époque, bouleversa l'opinion publique.

 

L’affaire Kitty Genovese

 

À 3 h 15 du matin, le 17 mars 1964, au retour de son travail de serveuse dans un bar, une jeune femme de 28 ans, du nom de Kitty Genovese, gara sa voiture dans le parking à quelques mètres de l'immeuble qu'elle habitait dans le quartier du Queens à NewYork. Inquiète d'apercevoir une ombre dans l'obscurité, elle se dirigea précipitamment vers la porte d'entrée. Mais un homme se mit à courir derrière elle; plus rapide qu'elle, il la rattrapa avant qu'elle n'ait eu le temps de pénétrer à l'intérieur et la frappa de plusieurs coups de couteau. « Oh, mon Dieu, il m'a poignardée », « aidez-moi, je vous en prie. Aidez-moi! » hurla-t-elle en s'effondrant sur le sol. Des lumières s'allumèrent dans l'immeuble. Robert Mozer ouvrit sa fenêtre et observa la scène. « Laissez cette fille tranquille », cria-t-il à l'agresseur qui fit aussitôt mine de s'en aller. Puis les lumières s'éteignirent et tout redevint calme à nouveau. La jeune femme, qui saignait abondamment, réussit à se traîner et à prendre appui contre le mur. À peine cinq minutes plus tard, l'assaillant reparut et la frappa une nouvelle fois. « Je vais mourir! Je vais mourir! » cria-t-elle. Des lumières s'allumèrent à nouveau, des fenêtres s'entr'ouvrirent. Au sixième étage, le couple Koskhin vit l'homme s'éloigner vers sa voiture puis revenir sur ses pas. Monsieur Koskhin voulait appeler la police, mais sa femme l'en dissuada, l'assurant qu'elle avait sans doute été déjà avertie. Une jeune Française qui habitait au deuxième étage reconnut plus tard avoir assisté à la scène qui se déroulait quelques mètres plus bas : « Je vis une jeune femme allongée sur le trottoir, un homme penché sur elle qui la frappait. » Vers 3 h 25, Kitty Genovese réussit à se traîner jusqu'à la porte arrière de l'immeuble qu'elle trouva fermée. Le meurtrier revint à nouveau sur ses pas et, guidé par les traces de sang sur le sol, se mit calmement à sa recherche. L'ayant trouvée, déjà presque inconsciente, il la viola, s'empara des 49 dollars qui se trouvaient dans son portefeuille, puis lui porta à nouveau plusieurs coups de couteau. II s'en retourna ensuite tranquillement vers sa voiture et quitta les lieux. Le meurtre avait duré trente-deux minutes. Ce n'est que vers 3 h 50 qu'un voisin appela enfin la police. Mais il ne le fit qu'après avoir préalablement téléphoné à l'un de ses amis pour lui demander conseil. La police arriva moins de trois minutes plus tard pour trouver le corps sans vie de la jeune femme qui avait été poignardée de 17 coups de couteau.

L'enquête de police devait établir que plus de 38 personnes avaient entendu ou assisté au meurtre de Kitty Genovese dans ce quartier paisible de New York habité par des gens appartenant à la classe moyenne. Quinze jours plus tard, le New York limes publia un article du journaliste Martin Gansberg' qui devait secouer l'Amérique tout entière. Dès la mi-avril, l'histoire de Kitty Genovese était connue de tout le pays qui, sous le choc, se demandait comment il était possible que des gens civilisés se détournent ainsi d'un autre être humain en situation de danger extrême. Il était clair que si l'un des trente-huit témoins avait immédiatement appelé la police, la jeune femme aurait pu être sauvée. Un simple coup de téléphone aurait suffi; nul besoin de mettre sa vie en péril. Pourquoi n'avaient-ils rien fait?

Des psychiatres, des sociologues furent conviés dans d'innombrables conférences, émissions de télévision et articles de journaux, à donner leur explication de cet événement de non-assistance à personne en danger que tous jugeaient si choquant, si contraire à l'idée que chacun se fait a priori des réactions qu'il aurait eues en pareilles circonstances. Les uns incriminaient les méfaits de la vie urbaine qui rend les individus aveugles et insensibles à ce qui arrive à leurs concitoyens; les autres voyaient là l'effet désastreux de l'accoutumance à la violence dont la télévision et le cinéma nous donnent le spectacle quotidien et qui nous fait perdre la conscience de la différence entre la fiction et la réalité; pour d'autres enfin, c'était la lamentable démonstration de l'individualisme et de l'égoïsme qui caractérisent les sociétés modernes et qui éteignent toute compassion et tout sens moral. Certains psychanalystes parlaient d'une satisfaction secrète de pulsions sadiques réprimées... Mais l'analyse la plus remarquable de ce qu'on appelle désormais « le syndrome Kitty Genovese » -et qui, au-delà de ce cas particulier, désigne le troublant phénomène d'apathie qui paralyse si souvent les individus témoins de maux dont d'autres sont victimes a été donnée par deux professeurs américains, i3ibb Latané et John Darley, dans un ouvrage intitulé The Unresponsive Bystander : Why Doesn't He Help ? (Le témoin inactif : pourquoi n'apporte-t-il pas son aide?) [ 1970 qui relate et analyse des expériences à ce sujet.

Leur livre s'interroge sur les raisons ou les causes qui poussent les uns à venir au secours de personnes qui ont un urgent besoin d'aide et les autres à ne rien faire. Peut-on se contenter d'une explication qui mettrait en avant l'engagement altruiste des premiers dont les seconds, dans leur égoïsme aveugle, seraient incapables? Faut-il comprendre l'inaction des uns et l'engagement des autres uniquement du point de vue de la conscience individuelle, indépendamment de la situation dans laquelle ils se trouvent placés?

Les expériences conduites par Stanley Milgram, ainsi que celles mises au point par Philip Zimbardo, portaient sur les mécanismes de la destructivité humaine. La question à laquelle se sont attachés Bibb Latané et John Darley porte non pas sur l'action destructrice, mais sur ce que l'on peut appeler l'inaction ou la passivité destructrice. Si, contrairement aux prévisions, des individus normaux, ordinairement dénués de pulsions agressives, tendent à se transformer quasi instantanément en exécuteurs dociles d'ordres qui infligent une souffrance à autrui ou en gardiens de prison sadiques, de pareilles surprises nous attendent-elles s'agissant des comportements d'aide? Ici le sens commun formule l'hypothèse que si nous nous trouvons dans des situations où quelqu'un a besoin d'un secours urgent et que nous sommes en mesure de l'aider, tout'porte à croire que pour la plupart d'entre nous, nous agirons en conséquence, et cela d'autant plus vraisemblablement que nous sommes nombreux à être témoins de la scène. Pourtant, ici aussi, comme dans les cas précédents, les résultats obtenus par les expériences relatées par Bibb Latané et John Darley déjouent ces prévisions rassurantes.

Le premier point qu'il convient de noter, et qui s'appuie sur les résultats constants des travaux entrepris en psychologie sociale depuis des décennies, c'est que les individus s'influencent mutuellement à un degré bien plus élevé qu'ils n'en ont conscience : « Les gens dépendent de la réaction de ceux qui sont autour d'eux pour leur dire ce qu'il faut croire et comment agir. Placé devant une situation d'urgence potentielle, un individu sera considérablement influencé par la façon dont les autres réagissent. Si tous paraissent considérer l'événement comme n'étant pas grave, n'exigeant pas d'intervenir, cela affectera puissamment leurs propres réactions » Jp. 33 ]. L'inaction des témoins mise au compte de l'apathie ou de l'indifférence est une explication qui, pour évidente qu'elle paraisse, n'explique en réalité pas grand-chose. Car les facteurs environnementaux ou « situationnels » jouent un rôle déterminant dans les comportements individuels d'intervention ou, au contraire, de non-intervention. Une des principales variables est le nombre de témoins présents.

On serait porté à croire que plus ces témoins sont nombreux, plus il y a de chances que l'un d'entre eux se porte au secours de la personne en détresse. Les individus en public se considèrent les uns les autres et le jugement d'autrui devrait être une incitation à éviter la désapprobation que risque de susciter l'inaction. Or, au contraire, ainsi que le montrent Latané et Darley - et c'est là la thèse principale de leur ouvrage -, « la présence des autres conduit à inhiber l'impulsion à agir » [p. 381. Toute une série d'expériences dont ils rapportent les résultats confirme la constance statistique de cet axiome surprenant et si contraire à nos attentes - c'est pourquoi les gens sont sincèrement choqués lorsqu'ils entendent parler de témoins qui ont assisté passivement à une scène où leur intervention aurait pu sauver la victime, quoique de semblables faits soient monnaie courante et régulièrement relatés par la presse. Ne pouvaient-ils à eux tous empêcher cette agression qui s'est produite sous leurs yeux ? Ainsi raisonnons-nous, déplorant la lâcheté, l'indifférence et l'égoïsme de nos congénères, avec l'assurance tranquille que nous n'aurions pas agi ainsi. Pourtant rien n'est moins sûr. Si les expériences menées en psycho-sociologie sont aussi fascinantes et troublantes, c'est qu'elles aboutissent souvent à des résultats qui sont à l'opposé de ceux que tant l'homme du commun que les expérimentateurs attendent.

 

 

De la fumée dans la pièce

La première expérience que relatent Bibb Latané et John Darley met en scène des individus placés dans une situation relativement ambiguë mais potentiellement dangereuse.

Les sujets recrutés étaient des étudiants de l'université de Columbia, à qui l'on avait demandé de participer bénévolement à une étude sur les problèmes de la vie urbaine. À l'heure prévue du rendez-vous, chaque étudiant fut introduit seul dans une salle d'attente et on lui demanda de remplir un questionnaire préliminaire. Quelques instants plus tard, un filet de fumée blanche commença à s'échapper d'une bouche de ventilation, envahissant progressivement la pièce.

Comme on pouvait s'y attendre, la plupart des sujets, après un moment d'hésitation, se levaient, puis, après avoir examiné de plus prés la fumée, sortaient de la pièce pour informer de l'incident la première personne qu'ils rencontraient. 50% des sujets agirent ainsi dans les deux minutes qui suivirent le moment où ils avaient aperçu de la fumée et 75 % n'attendirent pas plus de quatre minutes. Seuls 6 sujets parmi les 24 qui firent l'objet de cette expérience, soit 25 %, attendirent que l'on vienne les chercher et avaient continué pendant six minutes à remplir leur formulaire comme si de rien n'était. Les trois quarts des étudiants s'étaient donc comportés comme des individus raisonnables et responsables face à une situation qui pouvait se révéler dangereuse.

La première variante de cette expérience a consisté à introduire dans la salle d'attente deux autres personnes (ayant également l'apparence d'étudiants), qui étaient en fait des compères de l'expérimentateur. Parfois, ils étaient déjà assis dans la salle au moment où le sujet y entrait, parfois ils arrivaient ensemble après lui et parfois encore séparément. Instruction leur avait été donnée de remarquer la présence de la fumée, de l'examiner, puis de hausser les épaules et de continuer à remplir leur formulaire comme si de rien n'était. Ils ne devaient pas tenter de communiquer avec le sujet, et si celui-ci s'adressait à eux, leur réponse devait être brève et bougonne.

Le comportement des sujets mis individuellement en présence d'autres personnes se révéla totalement différent de celui des sujets isolés. Un seul prit la décision de rendre compte de l'enfumage de la pièce. Les neuf autres restèrent dans la pièce pendant les six minutes que dura l'expérience, continuant de remplir leur formulaire en toussant et en se frottant les yeux, et se contentant tout au plus d'aller ouvrir la fenêtre.

Dans une troisième variante, l'expérience réunit des sujets qui, pour la plupart, ne se connaissaient pas, ou à peine. Dans ce cas également, les sujets furent fortement inhibés par la présence des autres. Parmi les 24 sujets participant à cette expérience, il ne s'en trouva qu'un seul pour réagir dès les premiers signes de l'incident, et 3 seulement juste à la fin de l'expérience, l'immense majorité des sujets assistant passivement à l'enfumage de la pièce sans rien faire.

Interrogés par la suite, les sujets qui avaient participé aux diverses variantes de cette expérience et qui n'avaient averti personne du danger donnèrent toutes sortes de raisons à leur comportement de passivité, mais aucun ne fit valoir qu'il avait été influencé par la réaction ou, plutôt, l'absence de réaction des autres : « Bien que la présence d'autres personnes dans la pièce eût en réalité un effet puissant et influent sur la réaction des sujets, ils étaient, soit inconscients de cette influence, soit peu disposés à l'admettre » [p. 52].

La conclusion que Latané et Darley tirent de ces premières expérimentations est que des sujets isolés, placés en situation d'urgence en l'occurrence une urgence plus ambiguë que certaine - réagissent de façon rationnelle et responsable; en revanche, si plusieurs sujets se trouvent confrontés ensemble à la même situation, ils s'inhibent les uns les autres et se comportent, dans des proportions considérables, de façon passive. Nous ajouterons, pour notre part, que l'explication rétrospective que ces derniers donnèrent de leur passivité lorsque par la suite ils furent interrogés, trahit tout un système quasi inconscient de déni du réel qui était tout à fait absent chez les sujets isolés actifs la fumée ne présentait aucun danger; pour certains, ce n'était que des vapeurs issues du système de ventilation ou d'air conditionné, pour d'autres, un gaz introduit pour les inciter à répondre honnêtement au questionnaire, etc. C'est par un semblable mécanisme (de défense?) que de nombreux témoins du meurtre de Kitty Genovese avaient interprété ses cris comme une simple... « querelle d'amoureux » !

 

 

jeu de la mort