Situation 19 : l’origine psychologique de la superstition.

Exemples de superstition.

Voir les exemples collectés dans l’article superstition de Wikipédia. http://fr.wikipedia.org/wiki/Superstition

 

 

L’homme, animal rationnel, est aussi l’animal qui peut le plus irrationnel. Comment comprendre ce qui nous apparaît comme des délires de l’imagination ? Quelle est l’origine de la croyance superstitieuse ? et en quoi se distingue-t-elle de la croyance religieuse ?

 

Nous aborderons ces questions à partir d’un texte du philosophe Spinoza. Il s’agit du début du Traité théologico-politique.

Pour décrire précisément la superstition, commençons par l’opposer à la démarche rationnelle.

 

 Selon le système philosophique élaboré par Spinoza, rien n’est en droit inintelligible. Il va même jusqu’à traiter les passions humaines à la façon des géomètres comme s’il s’agissait de lignes, de surfaces et de plans. Il va plus loin que Galilée et Kepler qui avaient montré qu’il y a des lois de la nature dans la mesure où il affirme que rien n’échappe aux lois de la nature ; les passions humaines y compris. Il considère que la raison doit expliquer les causes qui produisent les passions (colère, haine, jalousie, ambition, etc.). Selon cette conception, il n’y a pas de mystère véritable (sinon l’aveu de notre ignorance) ni de miracle c'est-à-dire de suspension des lois de la nature possible.

  La démarche qui expliquera la nature des choses sera méthodique. Elle avancera pas à pas, validant ou invalidant ses hypothèses théoriques en recourant à l’expérimentation et la déduction logique.

 

Dans sa préface au Traité théologico-politique, Spinoza décrit le fonctionnement psychologique de celui qui est enclin  à la superstition. Il part d’un constat : les hommes qui ont peu de prise sur les événements sont ballottés entre la crainte et l’espoir. Redoutant le hasard et ignorant de l’ordre des choses, ils sont enclins à interpréter le réel comme autant de signes du bonheur (trèfle à quatre feuilles) ou de malheur (un chat noir). Ils ne cherchent pas à expliquer le réel rationnellement mais ils interprètent, paniqués, des signes qui ne sont que des délires de l’imagination individuelle ou collective. On remarquera à ce titre que les joueurs, les plus soumis au hasard sont aussi les plus enclins aux délires superstitieux. La superstition est donc la projection d’un délire sur le réel quand la science est, au contraire une entreprise de connaissance de celui-ci. La superstition ferait rire si elle ne menaçait pas la liberté. Or elle la menace de deux façons. Elle menace la liberté humaine de connaissance quand elle détient un pouvoir de censure. On peut penser aux effets de l’Inquisition. Mais elle menace aussi la liberté politique en ce qu’elle constitue un pouvoir dès que ses détenteurs l’utilisent pour inspirer de la crainte et asseoir leur domination. La superstition va aussi rabaisser la raison. Pensons à la superstition chrétienne qui dans le Sermon sur la montagne fait des pauvres d'esprit les confidents privilégiés du Seigneur. "Dieu a les sages en aversion". Spinoza condamne les fausses religions en montrant qu’elles ne sont que des superstitions stabilisées. La religion fixerait en un seul délire codifié et ritualisé les superstitions variables et mouvantes (pensons à l’équivocité des signes interprétés par la superstition : le chiffre 13 peut être aussi bien porteur de chance que présage d’un malheur).

 

 

 

 

DOCUMENT

Préface du Traité théologico-politique de Spinoza.

 

Si les hommes avaient le pouvoir d’organiser les circonstances de leur vie au gré de leurs intentions, ou si le hasard leur était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie à la superstition. Mais on les voit souvent acculés à une situation si difficile, qu’ils ne savent plus quelle résolution prendre ; en outre,  comme leur désir immodéré des faveurs capricieuses du sort les ballote misérablement entre l’espoir et la crainte, ils sont en général très enclins à la crédulité. Lorsqu’ils se trouvent dans le doute, surtout concernant l’issue d’un événement qui leur tient à cœur, la moindre impulsion les entraîne tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; en revanche, dès qu’ils se sentent sûrs d’eux-mêmes, ils sont vantards et gonflés de vanité. Ces aspects de la conduite humaine sont, je crois, fort connus, bien que la plupart des hommes ne se les appliquent pas… En effet, pour peu qu’on ait la moindre expérience de ceux-ci, on a observé, qu’en période de prospérité,  les plus incapables débordent communément de sagesse, au point qu’on leur ferait injure en leur proposant un avis. Mais la situation devient-elle difficile ? Tout change : ils ne savent plus à qui s’en remettre, supplient le premier venu de les conseiller, tout prêts à suivre la suggestion la plus déplacée, la plus absurde ou la plus illusoire ! D’autre part, d’infimes motifs suffisent à réveiller en eux soit l’espoir, soit la crainte.  Si, par exemple, pendant que la frayeur les domine, un incident quelconque leur rappelle un bon ou mauvais souvenir, ils y voient le signe d’une issue heureuse ou malheureuse ; pour cette raison, et bien que l’expérience leur en ait donné cent fois le démenti, ils parlent d’un présage soit heureux soit funeste. Enfin, si un spectacle insolite les frappe d’étonnement, ils croient être témoins d’un prodige manifestant la colère ou des Dieux, ou de la souveraineté Déité ; dès lors, à leurs yeux d’hommes superstitieux et irréligieux, ils seraient perdus s’ils ne conjuraient le destin par des sacrifices et des vœux solennels. Ayant forgé ainsi d’innombrables fictions, ils interprètent  la nature en termes extravagants, comme si elle délirait avec eux.

Dans ces conditions, les plus ardents à épouser tout espèce de superstition ne peuvent manquer d’être ceux qui désirent le plus immodérément les biens extérieurs. Principalement du fait qu’en présence d’un danger, ils sont incapables de prendre eux-mêmes d’utiles décisions ; ils implorent le secours divin, à force de prières et de larmes dignes de femmes, ils déclarent la raison aveugle (puisqu’elle ne saurait leur apprendre un moyen assuré d’obtenir les prétendus biens auxquels ils aspirent) et la sagesse humaine sans fondement. Au contraire, ils prennent les délires de l’imagination, les songes et n’importe quelle puérile sottise pour des réponses divines. A les en croire, Dieu se détournerait des sages ; ce ne serait pas dans les esprits de hommes, mais dans les entrailles des animaux domestiques qu’il aurait inscrit ses volontés ; ou encore, ce seraient les idiots, les fous, les oiseaux qui, d’une inspiration, d’un instinct divins, seraient en mesure de nous les faire connaître. Voilà à quel excès de démence la frayeur peut porter les hommes ! La crainte serait donc la cause qui engendre, entretient et alimente la superstition. […]  On pourrait apporter quantité d’exemples du même genre, dont la leçon est invariable : les hommes cèdent à la superstition, aussi longtemps seulementque dure leur frayeur ; le culte auquel les entraîne une vénération illusoire ne s’adresse qu’à quelques délire né de leur humeur triste et craintive ; enfin, les devins n’ont jamais pris plus d’empire sur la multitude et n’ont jamais été si redoutables aux rois, que dans les pires moments de l’histoire d’un pays. Mais je n’insisterai pas sur ces considérations, trop banales, me semble-t-il. 

 Du fait que la superstition, comme nous venons de l’établir, est causée par la crainte (et non, en dépit des allégations de certains auteurs, par quelque idée confuse de la divinité se faisant jour chez les mortels), nous constaterons d’abord que tous les hommes y sont très naturellement enclins. En second lieu, la superstition ne saurait être que changeante et capricieuse à l’extrême, comme toutes les illusions de l’esprit et les impulsions d’une folie violente : enfin, elle n’a d’autres soutiens que l’espoir, la haine, la colère, la tromperie, car elle tire son origine non de la raison, mais de la sensibilité sous sa forme la plus passionnée. Par suite, autant les hommes deviennent facilement les jouets d’une superstition, quelle qu’elle soit, autant il leur est malaisé de garder longtemps leur fidélité à la même. En vérité, puisque le commun des hommes demeure toujours aussi malheureux, il ne trouve jamais de durable apaisement et il se plaît à des fictions nouvelles, qui ne l’ont pas encore trompé ; cette humeur instable a provoqué un grand nombre de troubles et de guerres atroces. En effet, ainsi qu’on le voit d’après ce qui précède, et Quinte-Curce en a fait fort justement la remarque (livre IV, ch. X) : La superstition est le plus sûr moyen auquel on puisse avoir recours pour gouverner la masse. Si bien qu’on n’a pas de peine, sous couleur de religion, tantôt à lui faire adorer ses rois, comme des Dieux, tantôt à les lui faire détester et maudire comme fléaux permanents du genre humain. Pour éviter ces dangereux retournements, on s’est appliqué avec le plus grand soin à embellir la religion – vraie ou fausse – d’un cérémonial, destiné à lui conférer une importance dominante et à lui assurer, de la part des fidèles, un constant respect. […] Bien entendu, le grand secret du régime monarchique et son intérêt vital consistent à tromper les hommes, en travestissant du nom de religion la crainte, dont on veut les tenir en bride ; de sorte qu’ils combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut, et pensent non s’avilir, mais s’honorer au plus haut point lorsqu’ils répandent leur sang et sacrifient leur vie, pour appuyer les bravades d’un seul individu.

 

  Traité des autorités théologique et politique (ou plusieurs démonstrations sont données de cette thèse : la liberté de philosopher ne menace aucune ferveur véritable ni la paix au sein de la communauté publique. Sa suppression, bien au contraire, entrainerait la ruine et de la paix et de toute ferveur), Spinoza (1670).

 

 

 

 EXPLICATION DE TEXTE

 

 • Contexte religieux et scientifique. L’Europe et la Hollande du XVIIème sciècle.

-       contexte scientifique. Galilée est condamné par l’Inquisition (le tribunal ecclésiastique) en 1633 pour avoir défendu le système astronomique héliocentrique (c’est le soleil qui se trouve au centre de l’univers et non plus la terre – système géocentrique). Galilée est le créateur de la physique moderne ; il énonce des lois de la Nature. Pour lui, la Nature est écrite «  en langage mathématique ». On sort peu à peu de la représentation moyen-âgeuse du monde et l’interprétation théologique des choses.

-       contexte religieux. La religion offre moins le spectacle de l’amour et de la paix que celui de la guerre et des atrocités (cf. notamment la guerre religieuse qui oppose catholiques et protestants).

 

• Spinoza. Il est juif d’origine espagnole réfugié en Hollande où règne une plus grande tolérance religieuse. En 1654, il est excommunié (c'est-à-dire exclu de la communauté juive). Cette condamnation est très grave à l’époque dans la mesure où elle implique en même temps une exclusion économique et sociale. Ses chefs d’accusation sont les suivants : il a dit qu’il n’y a de Dieu que philosophiquement parlant, que les âmes meurent avec les corps, et qu’ainsi les hommes n’ont pas besoin de la foi. Il quitte Amsterdam, privé de ses ressources commerciales. Il subsiste en exerçant le métier de tailleur de lentilles pour les loupes et les longues vues. Son métier manuel est à l’image de son activité intellectuelle.

 

• Le Traité théologico-politique. Le livre est interdit en 1674 considéré par les autorités religieuses comme un ouvrage « forgé en Enfer par le juif hérétique et le Diable ». Spinoza tente dans ce livre d’analyser scientifiquement les Ecritures. Au XVIIème sciècle, il est interdit de lire seul la Bible pour les catholiques et les juifs n’ont d’accès aux textes que par les commentataires talmudistes (le Talmud est le recueil des enseignements des grands rabbins).

 

• l’objet de la préface. Spinoza va dans ce texte analyser la supersition. Il va montrer pourquoi les hommes sont superstitieux. Il va donner les raisons de cette croyance.

 

 

 

Explication du début du texte.

Spinoza va montrer pourquoi les hommes sont superstitieux, plus généralement il va montrer pourquoi les gens ont une tendance à croire.

Les raisons de la croyance reposent sur deux principes (que l’on appellera axiome, c'est-à-dire une proposition évidente qui est partagé par tous) :

-       les hommes ont des intentions dans le réel, ils veulent agir.

-       Les hommes n’ont pas une connaissance totale des choses.

Comme ils ont l’intention d’agir sur le réel (ils ont des projets) et qu’ils ne maîtrisent pas totalement ce réel par la pensée (il y a des choses qui leur échappent, des causes qu’ils ne connaissent pas), ils ignorent l’issue de leurs actions (c'est-à-dire qu’ils ne savent pas si leur action va réussir ou échouer, le résultat dépend de causes qui leur sont extérieures).

 Leur ignorance quant à l’issue de leur action et leur engagement dans cette action les conduit à la crainte. Ils ont peur que leur action n’échoue. Cette crainte (elle est une passion, c'est-à-dire quelque chose qui est subi) les pousse à voir dans la nature des réponses à l’issue de leur action. Mais ce qu’ils voient dans la nature, ce ne sont pas des enchaînements de causes et d’effets, mais des signes qui les renseignent sur le résultat possible de leur action. Un chat noir par exemple va leur annoncer que leur action va échouer dans la mesure où il est le présage d’un malheur.

 Ce sont donc la crainte et l’ignorance qui sont à l’origine de la superstition. On remarque d’ailleurs que c’est dans les moments où l’on maîtrise le moins une situation que l’on est maîtrisé par elle. Pensons à la loterie. La loterie est un jeu de hasard (que l’on peut comprendre par l’analyse des probabilités) ; je n’ai aucun pouvoir sur le résultat du tirage des numéros. Or on peut observer que c’est précisément à ce moment là que les pratiques superstitieuses sont les fréquentes (je vais jouer un numéro porte-bonheur, ou un chiffre par exemple  qui aurait étrangement retenu mon attention). C’est donc l’ignorance et  la crainte (celui qui craint, c’est celui qui ne comprend pas) qui expliquent la superstition.

Dans la mesure où je ne domine pas la situation, elle me domine. Dominé par les choses, je ne sais pas à qui m’en remettre pour me rassurer sur mon sort (c'est-à-dire l’issue de mon action). Dans la crainte, je demande au  premier venu de me renseigner ;  l’insignifiant (le chat noir par exemple) devient significatif ; je ne suis plus dans un rapport de connaissance par rapport au réel mais dans un rapport de croyance. Je suis ainsi « ballotté misérablement entre l’espoir et la crainte ».

 

Extension de la superstition à la croyance en général.

 Il s’agit alors d’expliquer la dernière phrase du premier paragraphe : « ayant forgé ainsi d’innombrables fictions, ils interprètent la nature en termes extravagants, comme si elle délirait avec eux ». La croyance nous conduit à avoir une représentation de la nature qui relève de l’imagination. Ayant abandonné l’explication mécanique (c'est-à-dire un enchaînement de causes et d’effets) de la Nature, l’homme fait délirer la Nature. Il projette le délire de son esprit sur les choses elles-mêmes et sur Dieu.

Ces délires peuvent être ramenés à un préjugé fondamental. C’est celui de la cause finale. La cause finale consiste à dire que ce qui explique une chose, c’est ce pour quoi elle existe. Pour Spinoza, nous faisons délirer la nature et Dieu lorsque nous « pensons » ainsi.

 L’homme ignore la cause des choses mais il est conscient qu’il recherche ce qui lui est utile. Ainsi, trouvant dans la nature des choses qui lui sont utiles (l’oxgène pour respirer, la mer pour manger ses poissons, le soleil pour éclairer, etc…), il considère la nature comme un moyen pour survivre. Ainsi, il imagine que la nature existe pour qu’il puisse vivre (il imagine par exemple que les traits dessinés sur la pastèque existent pour qu’il puisse la partager équitablement au sein de sa famille). Si donc la nature est un moyen pour l’homme de vivre, c’est qu’elle a pour fin la survie de l’homme, c’est ainsi que l’homme croyant (victime du préjugé finaliste) imagine les choses. Si la nature poursuit une fin, cela implique une conscience supérieure pour poser cette fin. L’homme imagine Dieu ainsi. C’est la conscience supérieure qui pose cette fin et l’homme est sa créature privilégiée. Ainsi, l’homme dépendant de la nature se trouve dépendant de Dieu. Dieu est considéré comme créateur, l’homme imagine Dieu fabriquant le monde, comme il imagine l’homme qui a fabriqué le marteau. Puisqu’un objet technique ne s’est pas fait tout seul ; une chose de la nature a bien dû être crée par un Créateur.  L’homme qui imagine ainsi est, pour Spinoza, victime d’anthropomorphisme et d’anthropocentrisme ; c'est-à-dire qu’il projette sa forme et sa façon de penser sur des choses qui ne sont pas humaines (à savoir la Nature et Dieu). Il continue cet anthropomorphisme lorsqu’il se sent une obligation de remercier Dieu (comme on remercie un ami qui nous a rendu un service). C’est la naissance de l’adoration et du culte. Toutefois, ne trouvant pas dans la nature que des choses qui lui sont utiles (il y a dans la nature des catastrophes naturelles – tempêtes, cyclone, irruption volcanique – des maladies, etc.), l’homme imagine que Dieu est en colère et qu’il punit l’homme ainsi parce qu’il ne l’a pas suffisamment adoré. Mais que faire des croyants innocents qui souffrent de ces catastrophes naturelles ? La réponse de la religion consiste à dire alors que Dieu est incompréhensible, que sa volonté est inaccessible. Spinoza dit que la « volonté divine est l’asile de l’ignorance ».

 L’homme qui croit vit dans la crainte ;  celui qui règle sa conduite selon la raison ne craint plus. Les hommes dans la croyance interprètent le réel avec des signes équivoques (ils peuvent avoir plusieurs signification – il n’y a donc pas de stabilité dans la croyance) tandis que celui qui explique le réel selon la raison détermine les causes et les effets de chacune des choses de la nature. Il n’y a pas d’équivocité. Le modèle de la raison est celui des mathématiques. Les mathématiques sont le modèle d’une connaissance non à partir des effets qu’elle a sur nous mais à partir de ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est (en soi). En effet, les propriétés du triangle dépendent du triangle lui-même. Nous considérons le triangle en soi. Dans la croyance, nous imaginons connaître les choses en elles-mêmes alors que nous ne les connaissons que par rapport à nous. Ce que nous disons des choses nous renseigne moins sur les choses que sur nous-mêmes. Le soleil par exemple, nous imaginons qu’il a pour propriété d’éclairer et de sécher (les habits par exemple), or cela, ce n’est pas une propriété du soleil mais un effet qu’il a sur moi.