Situation 18. Religion statique et religion dynamique dans le livre de Bergson, les Deux sources de la morale et de la religion.

 

Quelle est l’origine de la religion ? Comment comprendre le fait que plus de 6 milliards de la population mondiale a une croyance religieuse ? Comment se représenter l’apparition du phénomène religieux ?

 La situation précédente insistait sur l’importance des rites et du culte dans les religions. Nous en venions à décrire les religions comme des « systèmes d’exercices » en reprenant le vocabulaire du philosophe contemporain allemand, P.Sloterdjik dans son ouvrage, Tu dois changer ta vie.  La religion serait liée à l’idée d’exercice et d’entrainement (cf.ascétisme) ; les hommes auraient besoin d’exercices c’est-à-dire de répéter des actions pour s’élever au dessus de lui-même, au dessus de sa condition. Ces exercices orientent l’homme dans le sens de la verticalité. Les exercices auraient pour fonction de permettre la domination des passions de l’ici-bas et le dépassement des habitudes et cela pour accéder à l’être supérieur. L’auteur fait l’histoire de l’ascétisme. Si celui-ci était au départ (mais il l’est toujours en partie) religieux et philosophique, il se « despiritualise » pour devenir avec le sport en général un « ascétisme de masse ».  


Commençons maintenant l’analyse de la philosophie de Bergson concernant la question religieuse.

 Il faut d’abord faire un détour. Comment décrire le mouvement évolutif ? Quel est le sens de l’évolution de la vie ? Comment comprendre l’extraordinaire diversité des espèces vivantes sur la Terre (on en dénombre plusieurs millions et  ce recensement n’est pas achevé !) ?  Pour se représenter le mouvement évolutif et appréhender la possibilité d’une telle diversité du vivant, Bergson recourt à une image militaire, celle d’un obus qui éclate et qu’il oppose à l’image, militaire également, du boulet de canon.

 Voici le texte :

« Le mouvement évolutif serait chose simple, nous aurions vite fait d’en déterminer la direction, si la vie décrivait une trajectoire unique, comparable à celle d’un boulet plein lancé par un canon. Mais nous avons affaire ici à un obus qui a tout de suite éclaté en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite pendant fort longtemps. Nous ne percevons que ce qui est le plus près de nous, les mouvements éparpillés des éclats pulvérisés. C’est en partant d’eux que nous devons remonter, de degré en degré, jusqu’au mouvement originel. Quand l’obus éclate, sa fragmentation particulière s’explique tout à la fois par la force explosive de la poudre qu’il renferme et par la résistance que le métal y oppose. Ainsi pour la fragmentation de la vie en individus et en espèces. Elle tient, croyons-nous, à deux séries de causes : la résistance que la vie éprouve de la part de la matière brute, et la force explosive, due à un équilibre instable de tendances, que la vie porte en elle. » L’évolution créatrice. Bergson,  chap. II. p.99

 

   L’idée centrale que l’on peut tirer de cet extrait c’est que la vie est une création imprévisible de formes. En résolvant un problème, en surmontant un obstacle, elle en crée un autre. C’est la rencontre de cette « poussée », de cet élan vital avec la matière (des obstacles de différentes natures, un milieu, des prédateurs etc.) qui va conférer aux espèces vivantes leur forme si particulière.  L’élan vital doit surmonter ces résistances qui lui donnent une forme spécifique. La vie est un « conatus » spinoziste qui consiste en un désir de persévérer dans l’existence.  Et l’intérêt de la thèse de Bergson sera de montrer que la vie prendre des formes qui ne se réduisent pas aux formes biologiques que l’on connait. En effet, l’intelligence et la religion seront des formes que la vie prendra. C’est de cela que parle les textes que nous allons travailler maintenant et qui composent le dernier livre de Bergson paru en 1932 et intitulé Les deux sources de la morale et de la religion.

 La fragilité humaine évoquée dans le mythe de Prométhée a conduit à l’apparition de l’intelligence qui est d’abord caractérisé par sa dimension technique. Si l’intelligence est une forme de la vie elle-même, elle doit alors servir la vie pour commencer et non la spéculation ou la réflexion philosophique. L’intelligence est donc apparue avec l’homme pour que celui-ci, fabriquant des outils et des armes, survive. Mais en le dotant de l’intelligence, la Nature (ou l’élan vital) allait le doter d’idées qui allaient malencontreusement s’opposer au mouvement de la vie elle-même.

Ces idées seront les suivantes : l’idée de ne penser qu’à soi,  l’idée générale de la mort, l’idée que l’on peut échouer ce que l’on entreprend. Il s’agit d’idées qui ont des effets négatifs et donc contraire au mouvement de la vie. Les risques sont ceux de la dissolution du lien social, de la dépression et de l’inhibition de l’action. La Nature va alors produire des images dans l’esprit humain qui vont venir contrecarrer les effets négatifs de ces idées. Ces images seront des fictions qui caractérisent les religions. La religion est donc une réponse de la vie.

   Reprenons dans son détail l’argumentation :

1/ l’intelligence tend à isoler chacun dans l’égoïsme. L’exercice de l’intelligence, en effet, s’accompagne nécessairement d’une dissolution des liens qui unissent l’individu à la communauté (dans les sociétés animales, les fourmis ou les abeilles par exemple vivent spontanément et instinctivement pour l’ensemble). L’intelligence donc menace de détruire la réalité sociale dans la mesure où l’être intelligent est celui qui peut dès qu’il pense, ne pensait qu’à soi. L’intelligence, en développant l’initiative, le choix, peut se retourner contre l’organisation sociale voulue par la nature. L’intelligence peut donc délier ce qui a été lié par la vie. La question est donc de savoir comment obliger l’homme à dépasser son égoïsme, car le risque de l’intelligence c’est l’individualisme.    La solution proposée est une réponse de l’instinct qui produit de nouvelles représentations pour l’intelligence : «  la religion est une réaction défensive de la nature comme le pouvoir dissolvant de l’intelligence ». Ainsi les premières croyances religieuses (croyances aux mythes) fonctionnent comme des assurances contre la désorganisation : «  la religion primitive est une précaution contre le danger que l’on court, dès qu’on pense, de ne penser qu’à soi. C’est donc bien une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de  l’intelligence ».

 

2/ L’homme sait, par son intelligence, qu’il va mourir. Cette idée s’oppose au mouvement de la vie, elle a un effet déprimant sur l’individu. La fonction fabulatrice de la religion va alors opposer l’image d’une vie après la mort (remarquons que toutes les religions conduisent à la croyance d’une vie après la mort).  Il y a une fonction fabulatrice de l’instinct dans l’intelligence. Pour Bergson, l’activité mentale est une activité vitale. L’ « anémos » désigne la croyance en l’existence en nous d’un esprit qui survit à la mort. L’anémos vient contrer la pensée déprimante de la mort et donc l’exténuation de tout désir d’activité du sujet. La religion produit alors, dans la fonction fabulatrice de l’anémos, une image capable de réanimer l’élan vital compromis par la représentation de l’idée de mort. Cette image est celle d’une continuation de la vie après la mort. C’est donc ici une assurance contre la dépression et la fatigue de vivre.

 

3/ L’intelligence de l’homme introduit des distances, des écarts. L’homme intelligent peut se représenter l’objet de son désir. Il introduit ainsi une distance entre lui et son objet, il a conscience de ce désir. Cet écart entre le maintenant de mon désir et l’après de sa réalisation  est la cause de la crainte de l’échec de sa réalisation. Cette crainte est spécifiquement humaine, l’animal ne vit pas son désir et son besoin sur ce même mode ; «  l’animal est sûr de lui-même. Entre le but et l’acte, rien chez lui ne s’interpose ».  L’animal n’est pas rongé par le fait de  savoir s’il va réussir à saisir sa proie. L’homme qui est conscient de la possibilité de l’accident, de l’aléa a toujours peur d’échouer du fait même de la possibilité de l’imprévisible. Le mana est alors pensé comme l’efficacité personnifiée («  c’est mon ange gardien », «  jour de chance, rien ne peut m’arriver, je fonce, etc. », c’est ce qu’on appelle «  la veine »). Face à la représentation du défavorable, la religion naturelle engendre la représentation du favorable, d’une force (le mana) qui nous permet de réussir.  C’est donc là une assurance contre l’imprévisibilité.

 

La vie invente des remèdes au pouvoir dissolvant, destructeur de l’intelligence. La faute est contrecarrée par le tabou qui vient garantir la stabilité de la vie collective. La pensée déprimante de la mort et donc l’atténuation de l’envie de vivre est contrecarrée par la présence de l’anémos qui est l’esprit qui survit à ma mort corporelle. Enfin, la peur de l’échec est contrecarré par le mana qui est une force efficace qui m’encourage dans mon action. Ainsi, pour Bergson, la religion avant d’être un besoin pour l’homme, est une nécessité pour la vie de compenser certaines conséquences fâcheuses de l’intelligence.

 

Résumons notre description de la religion, vue sous l’angle d’une stratégie de la vie. La religion (statique) est l’effet de la rencontre entre l’élan vital et ce qui lui fait obstacle, et que Bergson appelle Matière. De cette résistance, nait une forme de la vie. 

  Cette poussée créatrice se fraye une lignée, qui sera celle de l’intelligence. D’une intelligence au service de la vie d’abord. L’intelligence technique ruse avec la nature pour l’adapter à ses besoins. Ce sont des silex taillés, des pointes de flèches,  puis des techniques de construction, etc. Mais cette intelligence a produit sans le vouloir, sans le savoir, la capacité de former des idées générales. Et l’une d’entre elle, ce sera l’idée de la mort comme d’une fin qui m’attend. Cette intelligence délie ce que la vie  lie dans les  sociétés animales. La conscience de pouvoir penser d’abord à soi apparaît. Les sociétés auront besoin d’un ordre. Ces obstacles que la vie a posé sur son chemin, elle va devoir les surmonter. De là vont apparaître des images, des fictions puissantes qui ne viennent pas de volonté humaine, des fables qui s’imposent à elles. L’idée de la mort s’amenuise, elle perd de sa réalité face à l’image d’une vie après la mort ; les liens se renforcent autour des rites  que la religion institue et sous les principes et commandements qu’elle formule.

 La religion (statique) apparaît alors comme une création de fictions qui consolent des caractéristiques  déprimantes de l’existence humaine. On comprend aussi comme elle a pu et elle a dû s’ériger en institution élaborant un canon de la foi en opposition aux autres religions et constituant ainsi une identité qui pourra être belliqueuse.

Mais la religion se réduit-elle à cette dimension que Bergson appelle statique pour l’opposer à celle dynamique ? Non, notre description du phénomène religieux serait insuffisante si elle s’en tenait là.

 

Quel est le sens de la religion dynamique dans la philosophie de Bergson ?

 La religion dynamique puise aussi à la source de la vie, mais elle n’est pas comme la religion statique réactive, elle n’est pas une réaction  (défensive  aux effets négatifs pour la vie de l’intelligence), elle est plus active, disons plus créatrice. Cette religion a besoin des hommes, mais pas n’importe lesquels. Il s’agit de ceux qui ont réussi à atteindre l’intuition de la vie en eux. Ce sont des âmes privilégiées.

Ces individus (des prophètes, des initiateurs de religion, Jésus fera l’objet d’une attention particulière de l’auteur, des artistes, des  philosophes) sont tournés vers une réalité plus profonde dans laquelle ils perçoivent des émotions nouvelles. Il faudra alors décrire les conditions supposées d’une expérience mystique qui donne accès à l’intuition de la poussée créatrice. Tout se passe comme si la vie passait par des hommes, d’exception, pour poursuivre son œuvre imprévisible de création de formes de vie et d’existence.

 

L’existence des mystiques nous obligent à nous interroger plus en profondeur sur le phénomène religieux et nous conduit à distinguer entre deux religions (close et ouverte, statique / dynamique, religion traditionnelle / mystique des saints, potentiel créateur d’une spiritualité), distinguer entre la communauté religieuse organisée aux de culte, du rituel, de dogmes, d’une hiérarchie institutionnelle et la vie spirituelle, l’esprit créateur.

  «  Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vient déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité ». Les mystiques  viennent redynamiser les religions (comme Jésus avec le judaïsme), leur présence est un appel, un foyer d’invention qui verra se constituer autour d’elles des cercles d’imitations. Leur existence est suivie d’une vague de propagations. Les mystiques seraient un appel par leur amour et leur joie de vivre. Les mystiques sont ainsi comme des créateurs d’une nouvelle humanité.  

 

Si l’expérience mystique ne constitue pas l’essentiel de la personne dite mystique, elle n’en est pas moins un élément important et digne d’attention. L’expérience mystique pose problème quant à sa valeur de conviction dans la mesure où elle relève d’une expérience hors du commun et donc informulable. Les mystiques auraient fait l’expérience d’états qui les placent hors de l’expérience commune. S’il existe souvent des  conditions de l’expérience mystique particulière comme le jeûne, la discipline ou des exercices spirituels, etc. elle ne s’y réduit pas. Les mystiques troublent par la communauté d’expériences dont ils témoignent. Bergson distingue l’hystérique du mystique, le second a le goût de l’action,  la faculté de s’adapter aux circonstances, un bon sens supérieur, et la simplicité et humilité. Si l’expérience mystique n’est pas un état morbide il n’en est pas pour autant un état normal. Mais comme on ne peut vérifier cet état on l’assimile à un délire.

Le mysticisme est un amour immense, universel. Il est une  joie de vie et  une activité créatrice. L’extase mystique  conduit à cette formule  «  à travers Dieu, par Dieu, il aime toute l’humanité d’un divin amour ».

  Mais  si l’expérience mystique est singulière et rare, elle n’est pas entièrement inaccessible aux hommes, James dit que quelque chose en lui faisait  écho.  Le grand mystique réveille ce qui est endormi en nous, c’est un éveilleur d’âme. L’attrait du mystique conduit à son imitation. Et par cet amour infini, il appartient à la société ouverte (≠ close et fermée, compartimentée).

 

 

Sujet de dissertation :

 La croyance religieuse n’est-elle qu’une consolation pour les faibles ?