Situation 16. Une situation paradoxale

Il y a aujourd’hui un décalage, un écart entre les attentes que les européens ont à l’égard du travail et la réalité de celui-ci. En effet, les européens et particulièrement les français attendent beaucoup de leur activité professionnelle. Ils voient en elle la possibilité d’un épanouissement personnel, d’une réalisation de soi et un facteur de lien social. Le travail doit avoir un sens et il doit donner un sens à l’existence. Le travail est donc perçu comme un moyen de s’humaniser. Mais la réalité du travail, les conditions de celui-ci semble, bien souvent, incompatible avec cette attente. En effet, les souffrances physique (Trouble musculaire squelettique – TMS) et psychique (stress, anxiété, fatigue nerveuse, dépression, burn-out, suicides) affectent un grand nombre de travailleurs. Ceux-ci se plaignent généralement d’une perte de sens de leur activité professionnelle liée souvent à une obsession de la productivité, à un approfondissement de la division du travail, à une multiplication des contrôles et évaluations, à des stratégies de management, etc. Ils ont l’impression qu’ils n’ont plus la possibilité de bien faire leur travail. Il y a une contradiction entre le discours théorique qui fait du travail l’essence de l’homme, les stratégies de management qui exigent un investissement personnel des travailleurs, les attentes des travailleurs eux-mêmes et la réalité, difficile et douloureuse, d’activités professionnelles qui limitent les capacités d’initiatives et l’autonomie par une multiplication des indicateurs et des contrôles.  Pour essayer d’y voir plus clair dans cette situation paradoxale, nous nous demanderons si le travail est un invariant anthropologique d’une part, et si tel n’est pas le cas, ce qui a conduit à « l’invention » du travail. Nous tenterons de démontrer que le travail est une réalité socio-historique et nous tirerons les leçons d’une telle conclusion.

A.     Il existe et il a existé des sociétés sans travail.

a)     L’ethnologie nous révèle que les sociétés primitives sont des sociétés qui ne sont pas structurées par le travail. (relisez la situation 11)

b)     L’histoire de la Grèce antique nous montre aussi que le travail tel que nous l’entendons aujourd’hui n’existait pas. Les grecs distinguaient 3 termes ponos, poiesis et praxis. Les activités de labeur étaient réservées aux esclaves. (relisez la situation 15).  C’est le lien politique, c’est-à-dire celui qui repose sur la parole (logos), sur l’échange de mots et d’arguments qui fondait la société, c’est-à-dire la cohésion sociale. Les citoyens grecs avaient une participation très active aux affaires de la cité (délibérations, magistratures, etc).

c)      Le travail dans le moyen-âge chrétien apparait comme une malédiction. Avec la naissance du capitalisme, les hommes travaillent peu. Ils ont plus de 150 jours fériés (saint-lundi, foires, fêtes religieuses, etc.)

 

èLe concept de travail n’existait pas. Il n’existait pas de catégorie unifiée du travail, c’est-à-dire une notion qui regroupe une grande diversité d’activités. Lorsque le terme apparait à la fin du moyen-âge il désigne un instrument de torture (tripalium).

 

 La question se pose maintenant de comprendre pourquoi la représentation du travail a changé. « L’énigme que nous cherchons à résoudre est donc la suivante : comment en sommes-nous venus à considérer le travail et la production comme le centre de la vie individuelle et sociale ? Au terme de quel cheminement le travail a-t-il pu être interprété comme le moyen privilégié de réalisation – pour les individus – et comme le cœur du lien social – pour la société ? Si le travail n’a pas toujours existé, quelles ont été les raisons et les étapes de son « invention » ? » Dominique Méda, le Travail, une valeur en voie de disparition ?

 Les raisons sont multiples. Nous pouvons toutefois proposer quelques analyses décisives.

 

B.     L’invention du travail.

Cette histoire est liée à celle de l’esprit du capitalisme. L’Antiquité et le Moyen-âge sont caractérisés par une méfiance à l’égard de l’argent et par un mépris pour les activités du commerce.

a)     L’histoire de la représentation de l’argent et du prêt-à-intérêt.

La question principale qui est posée est la suivante : comment une activité au mieux tolérée par la morale a-t-elle pu se transformer en vocation ? Comment une passion comme le desir d’enrichissement, pendant des siècles méprisée, a-t-elle pu devenir une valeur universelle ? Comment la recherche de l’argent (l’avidité, la cupidité) est-elle passée de la condamnation à la consécration ? C’est le sociologue Max Weber qui pose cette question dans son ouvrage l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. (1905). Nous suivrons en grande partie pour répondre à cette question l’ouvrage d’A.Hirschman, intitulé Les passions et les intérêts. Contrairement à Max Weber, celui-ci tente de montrer que le monde nouveau procède bien plus directement de l’ancien.

Quelles raisons motivent la condamnation de l’argent par le christianisme et plus particulièrement le catholicisme ?   Les Évangiles multiplient les reproches adressés à l’argent. Jésus affirme qu’il sera plus difficile pour les riches d’entrer dans le Royaume des Cieux qu’à « un chameau de passer par le trou d’une aiguille » (Marc, 10, 25). Plus fondamentalement, il place ses auditeurs devant une alternative qui n’admet pas d’échappatoire : « vous ne pouvez servir Dieu et Mammon », nom sous lequel est personnifié l’argent chez Luc (16,13).  Ceci aura pour conséquence une valorisation de la pauvreté (ordres mendiants chrétiens, les plus connus Dominicains et Franciscains) et un mépris à l’adresse des marchands et des commerçants. Servir Dieu et servir Mammon seraient deux services infinis, illimités. La possibilité de l’accumulation de l’argent est la possibilité d’une existence tout entière consacrée à sa recherche. C’est pour cela qu’il faut choisir. La parabole du mauvais riche (Luc 16, 19-31) condamné pour avoir laissé dans le dénuement le pauvre Lazare, indique que le problème posé par l’avarice, pour Jésus comme avant lui pour les prophètes d’Israël, ne relève pas seulement du rapport de chaque individu aux biens terrestres. C’est également un problème de justice distributive : la richesse est condamnée comme une insulte faite aux pauvres et se trouve maudite pour cette raison. L’avarice acquiert assez tôt dans le monde chrétien le statut de « vice capital » et accède au cours du Moyen Âge au statut de péché le plus grave en même temps que se développe l’activité marchande. (Casagrande et Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, 2003).

Les théologiens chrétiens sont inspirés de l’héritage aristotélicien. Aristote condamne dans la Politique (I, 9 et suivantes) condamne non pas l’argent en général mais un certain usage de celui-ci. Si l’argent est un moyen d’échange entre les hommes, il peut aussi être une fin en soi. Au lieu de simplement permettre la satisfaction des besoins « naturels », il devient le but d’une existence à jamais insatisfaite. Aristote invente un mot pour signifier l’activité économique dont l’objet est l’accumulation de l’argent : la chrématistique (khréma, monnaie et atos, poursuite). Dans les pratiques de mauvaise chrématistique, il en est une qui est particulièrement « contre-nature » selon Aristote, c’est le prêt à intérêt. Échanger de l’argent contre de l’argent en vue du gain est la pratique la plus détestable car elle détourne l’argent de sa nature qui est d’être un moyen. La théologie verra dans le prêt à intérêt l’appropriation orgueilleuse d’un attribut divin : le temps.

  Dans la Bible hébraïque comme dans le Coran, la richesse est généralement considérée comme un signe de bénédiction divine. Mais les rapports à l’argent sont encadrés. Dans les textes bibliques (Exode 32), l’adoration du veau d’or entraînera la mort d’une partie du peuple. Le prêt à intérêt est considéré comme contrevenant à la nécessaire solidarité entre frères – c’est pourquoi il n’est interdit qu’entre coreligionnaires[1]. Quant au profit commercial, il est autorisé par les textes mais strictement encadré puisqu’il ne peut dépasser le sixième du prix du revient. L’hostilité à l’argent n’est pas non plus aussi vive dans le Coran qu’elle ne l’est dans le Christianisme. La figure du marchand est revalorisée ; et si le profit est obtenu dans des conditions licites, son obtention est de valeur égale à un haut fait militaire (jihâd) ou encore à une œuvre pieuse. « Un dirham qui vient du commerce vaut mieux que dix dirhams gagnés autrement ». (un hadith – un propos de la Sunna - tradition orale musulmane ; isnad = chaîne des témoins pour assurer de la validité de l’hadith). La ribâ ou prêt à intérêt fait en revanche l’objet de condamnations récurrentes, la thésaurisation n’est pas légitime, ni l’enrichissement dû au seul fait de prêter de l’argent. La prohibition de l’intérêt résulte du verset 275 de la deuxième sourate du Coran : « Dieu a rendu licite le commerce et illicite l’intérêt ».

  G.Simmel, dans sa Philosophie de l’argent publiée en 1900, propose une interprétation convaincante de l’hostilité de la mentalité religieuse à l’argent ; celle-ci correspondrait à la saisie intuitive de la nature d’équivalent général de l’argent. Dès lors que l’argent s’autonomise et se détache des biens qu’il sert à échanger, il permet de faire équivaloir ensemble des objets disponibles dans le monde. S’élevant comme une abstraction au-dessus du monde social, il occupe « le centre où les choses les plus opposées, les plus étrangères, les plus éloignées trouvent leur point commun et entrent en contact». L’argent devient un équivalent fonctionnel de l’idée de Dieu dont l’essence, pour le sociologue, est la résolution de la diversité et des contradictions du monde. La crainte du « mammonisme » repose donc sur un sentiment instinctif de l’analogie psychologique entre « la plus haute unité économique et la plus haute unité universelle ». (p.281-282) D’ailleurs, observe Simmel, dès lors que diminue le sentiment religieux, l’argent vient prendre tout naturellement la place de Dieu.

Répétons la question de Weber : comment une activité au mieux tolérée par la morale a-t-elle pu se transformer en vocation ? il a bien fallu rompre d’une façon ou d’une autre avec cet esprit religieux, en particulier catholique, pour que le développement capitaliste ait lieu.

Nous allons tenter dans cette deuxième partie d’envisager les raisons de ce processus de légitimation.

 

b)      Les processus de légitimation. 

              1/ La thèse de Max Weber va consister à montrer qu’un nouvel esprit protestant a favorisé le développement de l’esprit du capitalisme. Selon l’analyse de Max Weber dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme la Réforme ouvre à partir du XVIe siècle un espace pour une nouvelle vision du monde. En quoi l’esprit de l’Eglise réformée, du calvinisme a-t-il pu autoriser le développement capitaliste ?  Le calvinisme est une théologie de la prédestination. Or selon la thèse de la prédestination, Dieu aurait choisi ceux qui auront droit à la vie éternelle et cela sans que les fidèles ne puissent le savoir et influencer ce choix. Calvin s’oppose avec la croyance en la prédestination au clergé catholique qui faisait le commerce des indulgences. Le commerce des indulgences vient de la possibilité dans l'Église catholique romaine, d'acheter des indulgences (du latin indulgere, « accorder ») c'est à dire la rémission totale ou partielle devant Dieu de la peine temporelle encourue en raison d'un péché pardonné. Avec la prédestination, il n’est plus nécessaire d’acheter sa place au paradis dans la mesure où cette place est décidée secrètement par Dieu sans que l’on puisse l’influencer. Tout ce qui est en notre pouvoir est de savoir si nous sommes élus par Dieu. La doctrine de la prédestination  pousse selon Weber le croyant à tenter de deviner s'il est un élu. Le succès dans les affaires peuvent être considérés comme un signe de cette grâce, le croyant exprimant ainsi une vocation utile à sa communauté, le fruit du capital devant être réinvesti. Weber remarque aussi que le protestantisme  est austère et s'oppose à toute recherche pour elles-mêmes des richesses, qui doivent être réinvesties, afin que l'argent circule et fructifie. Pour Weber, c'est dans cet esprit austère, ascétique qu'il faut chercher la source du capitalisme.

 

               2/ La théorie de la main invisible d’Adam Smith dans la Richesse des nations.   Le principe de la main invisible est le suivant : en cherchant son intérêt propre, on poursuit sans le savoir l’intérêt des autres. La recherche de l’avantage personnel contribue au bien-être collectif. L’homme est conduit, comme par une main invisible à faire prospérer la société. Même, selon Smith il est préférable que l’intérêt de la société ne soit pas la fin directement cherchée, car en « poursuivant son intérêt il fait souvent avancer celui de la société plus efficacement que s’il y visait vraiment ». Moins on veut connaître et viser consciemment l’intérêt collectif, mieux il est satisfait.  Le véritable présupposé de la science économique tient que les intérêts humains forment un système autosuffisant. La société est un système immanent.  Le système des intérêts forment la structure de la société.  Ce système est un ordre spontané qui se dégage des interactions économiques (acheter – vendre) et il n’a été voulu par personnes, mais tous y contribuent. Il y aurait une harmonie qui formerait le bien général, qui bien qu’il ne soit voulu par personne, résulterait de la poursuite par chacun de son intérêt particulier. L’ordre économique est un résultat objectif et non le fruit d’une décision individuelle ou d’une volonté politique.  Dans cet ordre social, est éliminé toute transcendance. La norme ne descend plus du ciel, elle ne relève plus d’un commandement divin. L’organisation sociale est le résultat d’une arithmétique des passions. C’est la thèse de l’harmonie spontanée des égoïsmes.  

 Texte

Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant, et, tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et, c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme, et ce n’est jamais de nos besoins dont nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

 La doctrine libérale sépare le monde des passions et des intérêts du monde des devoirs pour montrer que du monde des passions et des intérêts découle un ordre viable et souhaitable. Il faut montrer que le règne de l’intérêt est positif. Même, il montrera que les effets de la recherche des intérêts particuliers sont supérieurs, y compris en matière de morale, à une éthique directe. Le goût humain pour le bien-être et l’enrichissement qui étaient jusqu’alors contraires à la morale et à la religion deviennent la condition d’une réorganisation sociale souhaitable.

 L’intérêt est dès lors perçu comme une passion calme, plus douce que d’autres passions plus violentes comme l’ambition de pouvoir ou la recherche des honneurs. Montesquieu va développer dans cette optique la théorie du  « doux commerce » : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix ».  L’argumentation repose sur l’idée d’une interdépendance des intérêts. Le commerce n’a pas de frontière, il est la multiplication des échanges entre les individus et il conduit par la même à la fréquentation des peuples étrangers, atténuant ainsi les préjugés xénophobes et les passions nationalistes. Le commerce, par la navigation et la négociation, permet la communication entre les peuples. Le commerce ne fait qu’un avec la modernité pour Montesquieu. Le commerce substitue à une logique du commandement inégal et potentiellement guerrier une logique de l’échange égal et pacifique.  

 Jusqu’au début du XVIII, l’ordre humain et l’organisation de la société reposait sur la relation entre le commandement et l’obéissance. Quel que soit le régime on pouvait retrouver cette structure de pouvoir (dans la cité grecque, à Rome, dans le désordre féodal, dans l’ordre monarchique de l’Ancien-Régime). Au XVIIIème siècle s’opère un changement qui instaure un nouvel ordre qui ne repose plus sur le commandement. Cet ordre repose sur l’intérêt. C’est l’intérêt dans le système commercial qui joue le rôle d’organisateur de la société que jouait le commandement dans les sociétés pré-capitalistes.

Selon cette théorie les sociétés vivent de mieux en mieux car dans le système commercial les relations entre les individus sont moins passionnelles. Elles sont en effet plus rationnelles car il s’agit pour les individus  de satisfaire leurs intérêts. 

 Précision :  Montesquieu n’est pas le précurseur du libéralisme de Smith car si « l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers » (XX,2). Pour lui, l’universalisation des conduites intéressées corrompt les mœurs ; tout se passe comme si l’intérêt général ne pouvait pas découler de la recherche de l’intérêt particulier.

« Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu'il est susceptible de faire vivre. Les riches choisissent seulement dans cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu'ils n'aspirent qu'à leur propre commodité, quoique l'unique fin qu'ils se proposent d'obtenir du labeur des milliers de bras qu'ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu'ils réalisent. Ils sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants ; et ainsi, sans le vouloir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication de l'espèce. »

                                                                         Théorie des sentiments moraux (1759)

« Le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c’est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, 1° d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. »

Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations IV, 2 (1776)

Adam Smith, théoricien de l'économie, s'interroge sur la valeur des choses au point de vue économique, dont le prix est normalement l'expression. Il caractérise cette valeur par la capacité d'une chose d'être échangée contre une certaine quantité de travail.

Un homme est riche ou pauvre, suivant les moyens qu'il a de se procu­rer les choses nécessaires, commodes ou agréables de la vie. Mais la division une fois établie dans toutes les branches du travail, il n'y a qu'une partie extrêmement petite de toutes ces choses qu'un homme puisse obtenir directement par son travail; c'est du travail d'autrui qu'il lui faut attendre la plus grande partie de toutes ces jouissances; ainsi, il sera riche ou pauvre selon la quantité de travail qu'il pourra commander ou qu'il sera en état d'acheter.

Ainsi, la valeur d'une denrée quelconque pour celui qui la possède et qui n'entend pas en user ou la consommer lui-même, mais qui a inten­tion de l'échanger pour autre chose, est égale à la quantité de travail que cette denrée le met en état d'acheter ou de commander.

Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise.

Le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c'est le travail et la peine qu'il doit s'impo­ser pour l'obtenir. Ce que chaque chose vaut réellement pour celui qui l'a acquise et qui cherche à en disposer ou à l'échanger pour quelque autre objet, c'est la peine et l'embarras que la possession de cette chose peut lui épargner et qu'elle lui permet d'imposer à d'autres personnes. Ce qu'on achète avec de l'argent ou des marchandises est acheté par du travail, aussi bien que ce que nous acquérons à la sueur de notre front. Cet argent et ces.marchandises nous épargnent, dans le fait, cette fatigue. 'Elles contiennent la valeur d'une certaine quantité de travail, que nous échangeons pour ce qui est supposé alors contenir la valeur d'une quanti té'égale de travail. Le travail a été le premier prix, la mon­naie payée pour l'achat primitif de toutes choses. Ce n'est point avec de l'or ou de l'argent, c'est avec du travail que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement ; et leur valeur pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles produc­tions, est précisément égale à la quantité de travail qu'elles les mettent en état d'acheter ou de commander.

Adam Smith,  Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776),

 

  Avec le libéralisme économique, l’échange économique devient le lien fondateur de la société. La régulation sociale dépend de la possibilité des échanges de biens et de services. Or pour échanger, il faut pouvoir comparer. Le travail, réduit à du temps, va constituer l’instrument de cette comparaison. C’est ce qu’on appelle le travail abstrait. Le capitalisme va détacher de l’activité son contenu (ce qui est fait) de son temps, pour ne retenir que cette deuxième composante. Le travail est réduit à du temps. Il devient une forme homogène dont le seul intérêt est de rendre les différentes marchandises comparables. Dominique Méda écrit «  tout se passe comme si le lien social se construisait grâce à la vente de cette substance individuelle qu’est l’effort. Le travail est bien le nouveau rapport social qui structure la société. »

 

C.      La glorification du travail. La dialectique du maitre et de l’esclave de
Hegel

Il s’agit de se demander dans cette partie si le travail entendu comme rapport de l’homme à la nature doit se penser nécessairement comme soumission ou bien s’il est possible d’envisager un dépassement de la nature  par le travail et la technique. En d’autres termes, il faut repenser la dépendance de l’homme envers la nature extérieure et ainsi mettre au jour, via la question de la technique, la condition de possibilité du surgissement de la culture. Le travail et la technique ne manifesteraient donc pas la seulement la dépendance de l’homme à la nature (le travail comme stratégie de survie), mais ils seraient le signe de ce qui caractérise l’être humain. L’homme exprime par le travail plus ce qu’il est que sa dépendance à la nature.Travailler, c’est bien produire les moyens de subsistance en modifiant la nature. Si cette modification de l’homme se fait dans la peine et l’effort, l’homme peut remarquer toutefois qu’il est au principe de cette modification. De plus, on peut nuancer la distinction établie par Aristote entre praxis et poiésis dans la mesure où l’on peut remarquer que tout travail suppose l’acquisition de savoir-faire, d’une compétence particulière, donc d’un apprentissage et ainsi d’une praxis.  Celui qui travaille peut dans le produit de son travail se voir lui-même. Son œuvre est son miroir. En déformant la nature, l’homme se forme. La simple culture d’un champ requiert des techniques (l’outillage), une organisation (être attentif au cycle des saisons par exemple) et une discipline. La maîtrise d’un objet (ici l’agriculture) est toujours en même temps une maîtrise de soi. À mesure qu’il humanise la nature, l’homme se dénature, il quitte l’animalité. Le travail suppose et effectue  cette sortie de l’animalité.  La dialectique du maître et de l’esclave de Hegel  illustre ce renversement. Dans cette dialectique, le maître vit dans la simple jouissance de la production de l’esclave. Le maître vit donc apparemment dans la liberté, tandis que l’esclave attaché aux caprices de son maître vit dans la servitude et dans la souffrance du travail. Mais si l’esclave doit nécessairement travailler (cf. mépris et châtiment), il est donc toujours en prise avec la réalité. Quand pour le maître une chose (du pain par exemple) n’est qu’une envie, une idée, pour l’esclave ce pain est une réalité, celle de sa production. Il va donc pouvoir se former en produisant ce pain (tout travail exige une discipline) et il va donc pouvoir se reconnaître dans l’objet qu’il aura produit. Le maître est le spectateur du produit de ce processus, la production, tandis que l’esclave en est l’acteur.  L’esclave peut se reconnaître dans cet objet contrairement au maître qui ne peut que le consommer. Les rôles sont inversés, le maître est dépendant de l’esclave qui lui est libre. Le maître ressemble alors à l’animal qui satisfait ses désirs en dévorant l’objet. Le maître vit dans la dépendance de l’esclave et dans la dépendance de ses désirs tandis que l’esclave vit dans l’indépendance de l’objet qu’il va transformer, se formant ainsi lui-même. Le travail nous dit Hegel est un « désir refréné », c'est-à-dire que travailler, c’est toujours mettre à distance l’objet de son désir. Le désir n’est pas satisfait dans l’immédiateté mais il passe par la médiation du travail. Dans cette médiation, l’homme atteint la conscience de soi. La gastronomie illustre cet écart entre le désir et sa satisfaction.  «  La voie de la maîtrise est une impasse dans l’expérience humain, mais la voie de la servitude est la véritable voie de la libération humaine ». J.HyppoliteLe maître n’est plus que conscience superficielle, évanescente. Privé de la résistance des autres et des choses, il n’éprouve même plus assez de désir pour se sentir vivant, il ignore à ce point le désir d’être reconnu qu’il n’est plus conscience face à d’autres consciences, homme parmi les hommes, mais chose disparaissante ; sa propre conscience de soi s’effondre dans la satisfaction, se nie, avec le désir, dans la consommation immédiate, –la simple négation de la satisfaction. Au regard de cette vaine puissance, l’esclave qui se heurte à la résistance des choses, à l’épreuve et la peine du travail servile, et trouve dans le travail, comme satisfaction retardée, la réalité qu’il transforme pour lui donner la forme du désir humain, la réalisation de la négativité de la conscience. L’esclave en un mot, est la vérité de la conscience, non le maître, et l’histoire, comme réalisation de la liberté, est son œuvre, non celle du maître qui, au contraire  est hors de l’histoire et voudrait l’empêcher.

 

Conclusion. Quel avenir pour le travail ?

 Nous avons compris qu’il est nécessaire lorsque l’on réfléchit sur le travail d’avoir une perspective historique et différenciée. Il faut se méfier de la notion de travail qui est une notion fourre-tout.   Galbraith l’écrit dans Les mensonges de l’économie : « Le problème, c’est que le travail est un expérience radicalement différente selon les personnes. Pour beaucoup - et c’est le cas le plus courant -, il s’agit d’une activité imposée par les nécessités les plus primaires de l’existence : c’est ce que les êtres humaines doivent faire, et même subir, pour avoir de quoi subsister (…). On l’endure pour avoir le nécessaire et quelques agréments. Profiter de la vie, on le fait quand les heures ou la semaine de travail sont terminées. C‘est alors et alors seulement qu‘on échappe à la fatigue, à l‘ennui, aux contraintes de la machine, du lieu de travail en général et à l‘autorité des cadres.(…) Le mot travail s’applique simultanément à ceux pour lesquels il est épuisant, fastidieux, désagréable, et à ceux qui y prennent manifestement plaisir et n’y voient aucune contrainte Avec un sens gratifiant de leur importance personnelle, peut-être, ou de leur supériorité qu‘on leur reconnaît en plaçant les autres sous leurs ordres (…). User du même mot pour les deux situations est déjà un signe évident d’escroquerie.(…) Mais ce n’est pas tout. Les individus qui prennent le plus plaisir à leur travail - on ne le soulignera jamais assez - sont presque universellement les mieux payés. C’est admis. Les bas salaires sont pour ceux qui effectuent des tâches pénibles, répétitives et monotones.(…) Le travail est jugé comme essentiel pour les pauvres. S’en affranchir est louable pour les riches. L’étendue et l’énormité du mensonge inhérent au mot travail sont évidentes. Pourtant, on n’entend guère de critiques ou de mises au point émanent des institutions savantes »

Si maintenant on prend acte de la hausse de la productivité en raison du progrès technique d’une part et d’impact écologique de la croissance, on doit considérer l’avenir comme étant caractérisé par une diminution du travail (en temps et en place) dans l’existence humaine. A la hausse du chômage, on répond qu’il faut créer de l’emploi (« à tout prix »). Mais on pourrait très bien penser aussi qu’il faut redistribuer le travail surtout si les créations d’emplois sont principalement des emplois de services à la personne ce qu’André Gorz  appelle la nouvelle domesticité. Celui-ci nous invite aussi, face au chômage, à distinguer le travail de l’emploi. La question du travail est selon lui écrasée par celle de l’emploi. Il indique ainsi que chacun doit être capable d’activité auto-productive que l’on pourrait appeler travail mais qui ne rentre pas dans la catégorie juridique de l’emploi.

   Entretien avec André Gorz

Agora32 va publier dans les semaines à venir une série d’articles autour de la pensée d’André Gorz, journaliste, philosophe, économiste. Il a développé toute une réflexion sur le travail et sur la conception d’une écologie politique et anticapitaliste.Voici le premier volet : un interview réalisé en 1998 par la revue Les périphériques vous parlent N°10, 1998.   Si nous prenons « travail » au sens propre de faire, réaliser, agir, créer, peiner, le travail ne peut jamais manquer. Contre le chômage, ce qu’il faut alors exiger, c’est non pas qu’on nous « donne » du travail à faire, mais qu’on abolisse la monopolisation des moyens de travail, des moyens de production par le capital, en sorte que nous puissions nous rapproprier le travail, ses moyens et son résultat.

 

  Les périphériques vous parlent :Dans votre dernier ouvrage Misères du Présent, Richesses du Possible faisant allusion au livre de J. Rifkin La Fin du Travail, vous affirmez quant à vous : « Il ne s’agit pas du travail au sens anthropologique ou au sens philosophique. (...) Il s’agit sans équivoque du travail spécifique propre au capitalisme industriel » Pouvez-vous développer pour nous cet argument ?

 

André Gorz : Au sens anthropologique, on appelle habituellement « travail » l’activité par laquelle les humains façonnent et transforment leur milieu de vie. C’est d’abord la malédiction biblique : le monde n’est pas naturellement propice à la survie des humains, il n’est pas « un jardin planté pour eux », disait Hegel. La vie humaine est « improbable», écrivait Sartre, elle rencontre cette improbabilité comme un ensemble d’adversités, de maladies, de raretés. Au sens philosophique, le concept de travail englobe les dimensions multiples de l’activité humaine. La philosophie grecque distinguait le travail-corvée - ponos - qu’il faut accomplir jour après jour pour entretenir le milieu de vie et produire sa subsistance. C’est aussi bien le travail ménager que le travail agricole, dont les hommes, dans les sociétés traditionnelles, se déchargent sur les femmes et les esclaves. Après le ponos, il y a la poiesis : le travail de l’artisan, de l’artiste, du « producteur ». Le travail comme poiesis n’est plus, à la différence du ponos, asservi complètement aux nécessités et aux contraintes matérielles de la subsistance. Il peut s’en émanciper en devenant création, invention, expression, réalisation de soi. C’est cette dimension du travail qui intéresse avant tout Hegel et ensuite Marx : le travail par lequel je m’individualise, me fais personne, inscris dans la matérialité du monde l’idée que je me fais de ce qui doit être.

 

Enfin, il y a le travail comme praxis, que Hannah Arendt appelle « l’agir » (Handeln). La praxis est essentiellement l’activité non utilitaire qui tend à définir les conditions et les normes de la « bonne vie ». Cela comprend le débat politique et philosophique, la réflexion, l’enseignement, une grande partie de ce qu’on appelle aujourd’hui le « relationnel » et la « production de sens », l’Eros.

 

Il peut sans doute y avoir des chevauchements et des interpénétrations entre ces dimensions de l’activité humaine. Elles se distinguent par leur sens, leur intentionnalité beaucoup plus que par leur contenu. Élever un ou des enfants par exemple comporte du ponos - des besognes fastidieuses continuellement à refaire - mais n’est pas réductible à cela ; ou alors la finalité, le sens du travail éducatif en tant que praxis a été perdu.

 

L’important, c’est que, dans ces définitions, le travail est quelque chose qu’on fait dans un but dont on est conscient. Or le capitalisme n’a pu se développer qu’en abstrayant le travail de la personne qui le fait, de son intention, de ses besoins, pour le définir en soi comme une dépense d’énergie mesurable, échangeable contre n’importe quelle autre et dont les prestataires, les « travailleurs », sont à beaucoup d’égards interchangeables. Le « travail abstrait », « travail sans plus », inventé par le capitalisme, est une marchandise que le patron achète et dont il détermine souverainement la finalité, le contenu, les heures et le prix. C’est un travail qu’il donne à faire à un travailleur qu’il paie. Le salariat est donc la complète dépossession de la personne active : elle est dépossédée du résultat ou produit de son activité, de son emploi du temps, du choix des finalités et contenus du travail, et des moyens de travail que les employeurs, à la fin du 18ème siècle, ont commencé à monopoliser pour pouvoir contraindre les gens - les tisserands en premier - à travailler pour un patron et pour tuer toute possibilité d’auto-production, d’auto-activité.

 

C’est en ce sens que le travail dont nous parlons quand nous disons que nous « avons » et « n’avons pas » un travail, est une invention du capitalisme. Longtemps, le salariat a été perçu comme une forme d’esclavage, et « l’abolition du salariat » était encore au programme de la CGT il y a une trentaine d’années. Pendant le récent mouvement des chômeurs, j’ai entendu un militant CGT dire : « C’est vrai, demander du travail, c’est aussi demander à être exploité. »

 

Si nous prenons « travail » au sens propre de faire, réaliser, agir, créer, peiner, le travail ne peut jamais manquer. Contre le chômage, ce qu’il faut alors exiger, c’est non pas qu’on nous « donne » du travail à faire, mais qu’on abolisse la monopolisation des moyens de travail, des moyens de production par le capital, en sorte que nous puissions nous rapproprier le travail, ses moyens et son résultat. Nous les rapproprier collectivement et aussi, pour partie, individuellement. C’est de cette réappropriation qu’il est question chez le jeune Marx quand il écrit que le communisme, c’est l’élimination du travail (salarié) et sa « transformation en auto-activité ». Cette réappropriation a été pratiquement impossible jusqu’ici en raison de la subdivision du travail productif en spécialités cloisonnées. Elle devient techniquement possible avec l’informatisation et l’automatisation. Par celles-ci, la création de richesses demande de moins en moins de travail (salarié), distribue de moins en moins de salaires. Ce qui est produit de manière pleinement automatique ne pourra finalement être distribué, vendu, acheté, que si le pouvoir d’achat distribué n’est plus le salaire d’un travail. L’idée d’un « revenu social » ou de minima sociaux garantis inconditionnellement va dans ce sens. La revendication par le mouvement des chômeurs et précaires d’un minimum garanti égal aux trois quarts du SMIC est un pas très important dans cette direction.

 

P.V.P. : La lutte contre un chômage endémique aboutit au contraire à renforcer la place du travail-emploi dans la société. Bien plus qu’un paradoxe, il s’agit d’une contradiction que vous soulignez lorsque vous écrivez qu’un nouveau système se met en place « contraignant tous à se battre pour obtenir ce travail que par ailleurs il abolit ». Selon vous quel est le sens de cette contradiction : la peur de décrocher d’un avenir qui s’éternise - vous dites « oser l’exode » - ou bien une résignation générale à une nouvelle organisation mondiale du travail, vouée à sacrifier des pans entiers de populations dans le cadre d’incessantes restructurations industrielles ?

 

A.G. : Je ne vois pas les choses de cette façon. Je pense que dans une société où l’emploi devient de plus en plus précaire, de plus en plus discontinu, où le travail salarié stable et à plein temps cesse d’être la norme - ce qui est le cas pour 45 % des Allemands, pour 55 % des Britanniques et des Italiens, pour environ 40 % des Français - et où, à l’échelle d’une vie, le travail ne représente plus qu’un septième ou un huitième du temps de vie éveillé après l’âge de 18 ans, les détenteurs du pouvoir économique et politique craignent par-dessus tout une chose : que le temps hors travail salarié puisse devenir le temps dominant du point de vue social et culturel ; que les gens puissent s’aviser de s’emparer de ce temps pour « s’employer » à y faire eux-mêmes ce qu’eux-mêmes jugent bon et utile de faire. Avec le recul du poids du travail salarié dans la vie de tous et de chacun, le capital risque de perdre le pouvoir sur les orientations culturelles de la société. Il fait donc tout pour que les gens, et principalement les plus ou moins jeunes, demeurent culturellement incapables d’imaginer qu’ils pourraient s’approprier le temps libéré du travail, les intermittences de plus en plus fréquentes et étendues de l’emploi pour déployer des auto-activités qui n’ont pas besoin du capital et ne le valorisent pas.

 

Nous avons donc affaire, en France plus encore que dans les pays voisins, à une campagne idéologique très soutenue pour verrouiller, pour tuer l’imagination sociale, pour accréditer l’idée que le travail salarié est la seule base possible de la société et de la « cohésion sociale », que sans emploi, on ne peut rien faire, ne peut disposer d’aucun moyen de vivre « dignement » et activement. Nos minima sociaux sont misérables. On accrédite l’idée qu’un droit à un revenu découplé d’un emploi est de l’assistanat, comme si les centaines de milliers d’emplois partiels à salaire partiel, créés tout exprès pour « insérer » des chômeurs - les insérer dans quoi ? s’il vous plaît - n’étaient pas de l’assistanat sous une autre forme tout aussi humiliante, puisqu’on dit en quelque sorte aux plus ou moins jeunes chômeurs : « En vérité, on n’a aucun besoin de vous, de votre force de travail ; on va vous rendre service, on va vous occuper un peu en vous payant un peu. » C’est quoi, un travail qu’on vous donne à faire pour vous rendre service ?

 

En réalité, c’est le capitalisme qui se rend service de cette façon. Il fait subventionner des employeurs pour qu’ils aient la bonté d’employer des gens au rabais. Il veille à ce que les gens se conçoivent comme ne pouvant être que de la force de travail sur un marché de l’emploi, et que, s’ils ne trouvent pas d’employeur, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes, c’est-à-dire au fait qu’ils ne sont pas assez « employables ». Tout le discours dominant fait comme s’il n’y avait pas des causes systémiques, structurelles à la contraction du volume de travail rémunéré, comme si les stages formation, les stages en entreprise etc. allaient, en rendant les gens plus employables, leur assurer un emploi.

 

En réalité, ces stages ont une fonction idéologique inavouée : ils consolident et développent l’aptitude à l’emploi au détriment de l’aptitude au temps libre, et cela dans un contexte où il y a de moins en moins de travail-emploi et de plus en plus de temps libéré. On fabrique méthodiquement des gens incapables de se concevoir comme les sujets de leur existence, de leur activité et de leurs liens sociaux, des gens qui dépendent totalement de ce que des employeurs privés ou publics leur donnent à faire. Et puis on ne leur donne rien à faire de consistant, rien que des boulots d’assistés. Il y a de quoi les rendre enragés.

 

« Oser l’exode », ça veut dire d’abord percer à jour cette stratégie de domination qui jette les gens dans une dépendance à l’égard de l’emploi plus totale que jamais, alors que l’emploi devient totalement aléatoire ; et qui veut dire ensuite exiger non pas de l’emploi - « du travail » - mais la possibilité de vivre en l’absence d’un emploi, pendant les intermittences de l’emploi, grâce à un revenu de base inconditionnellement garanti. J’ajoute : ce revenu de base doit être compris non pas comme ce qui vous dispense de rien faire, mais au contraire comme ce qui vous permet de faire plein de choses bonnes, belles et utiles qui ne sont pas rentables du point de vue de l’économie capitaliste de marché, ni susceptibles d’être homologuées, standardisées, professionnalisées.

 

P.V.P. : Il s’agit aujourd’hui de sortir d’une notion du travail dont la norme est celle du salariat, unique source de statut social. Vous proposez le projet d’une société où « la production de soi » occuperait une place prépondérante. Le passage du travail « aliéné » à une réappropriation par l’homme de son propre travail dans un cadre social, implique donc un changement de mentalité radical. Ce dernier nécessite pour les individus l’apprentissage d’un savoir-être alors que dans le cadre du taylorisme, l’homme en tant que simple utilité de la production, était réduit à son savoir-faire. À votre avis, ce changement se fera-t-il « naturellement », au prix d’une adaptation peut-être douloureuse ou, au contraire, dépend-il d’une volonté politique, d’une réflexion très large à l’échelle de la société, voire encore de la mise en œuvre par les citoyens eux-mêmes d’une pédagogie adaptée ?

 

A.G. : Ce ne peut pas être l’un ou l’autre ; ce ne peut être que l’un et l’autre. Le changement de mentalité, la mutation culturelle s’opèrent déjà depuis pas mal de temps. C’est un cheminement d’abord souterrain sur lequel il existe des enquêtes et témoignages passionnants chez les Anglais, les Allemands, les Nord-Américains. Le retrait vis-à-vis du travail-emploi, le refus de s’y investir, l’aspiration à d’autres modes de vie d’activité, de rapports sociaux, de priorités dans la vie, tout ça est très répandu en France aussi, chez les plus ou moins jeunes surtout, mais il n’y a pas chez nous un journal comme The Idler en Angleterre qui reflète l’énorme mouvement multiforme des gens qui refusent de «s’insérer » dans une société qu’ils vomissent et qui (avec la devise “fuck work”) refusent le « travail de merde ».

 

Ceux qu’on appelle « les exclus » ne sont pas tous des victimes qui ne demandent qu’à être « réinsérées », ce sont aussi des gens qui choisissent une vie alternative, en marge de la société. Mais s’ils sont marginaux, c’est parce qu’ils sont condamnés à n’être que des individus, donc impuissants à rien changer. Si vous avez cinq millions de personnes qui refusent cette société à titre individuel, ça ne va pas la changer. Mais si vous avez un mouvement qui regroupe tous ceux qui entendent travailler moins et consommer et vivre autrement, et qui les regroupe dans le but politique de militer pratiquement pour un changement de la façon de vivre, de produire et d’être ensemble, alors vous avez une traduction des choix individuels en choix collectifs dont l’énoncé va déclencher des débats, des conflits, s’inscrire dans l’espace public, obliger à la prise en compte de questions jusque-là négligées et faire évoluer le niveau de conscience.

 

Notre tâche, la vôtre, la mienne, celle des intellectuels, c’est de proposer cette traduction en projet collectif d’une multiplicité de choix, de rébellions, de tâtonnements, d’expérimentations, et de stimuler par cette traduction la prise de conscience de ce qu’un autre monde, une autre société sont possibles et désirables. C’est ce que Guattari, les Italiens, appellent « la production de subjectivité ». Il s’agit de faire prendre conscience de possibilités que le discours dominant cache. Il s’agit de libérer l’imagination, le désir. La parole, l’écrit, les activités culturelles, la musique, le théâtre, le cinéma sont essentiels à cette libération, à cette fécondation. Si nous ne savons pas exprimer ce que nous sentons, nous sommes incapables aussi de vouloir et d’agir en conséquence.

 

Cette libération de l’imagination et du désir est à la fois nécessaire au capitalisme dans l’actuelle phase de mutation et potentiellement mortelle pour lui. Son problème, c’est de stimuler l’autonomie, la créativité des gens et, en même temps, de la contrôler, de se l’asservir. En somme, d’obtenir que les gens se produisent librement mais qu’ils effectuent cette libre production d’eux-mêmes sur ordre, dans les limites qui leur sont tracées, pour maximiser le profit de « leur » entreprise.

 

Nous entrons dans une ère où le savoir, la connaissance sont les principales forces productives et la forme principale du capital fixe. L’accumulation, la concurrence sur les marchés, se font principalement par le capital-savoir. À l’échelle de la société, nous passons beaucoup plus de temps à produire du savoir qu’à le mettre en œuvre de façon productive. Nous passons beaucoup plus de temps à nous produire, c’est-à-dire à développer nos capacités et compétences, qu’à produire nos productions. Ce sont les capacités communicationnelles, relationnelles, cognitives, affectives, imaginatives que nous développons en dehors de notre temps de travail immédiat qui nous permettent de réaliser en deux heures de travail direct davantage que nos grands-parents en 20 ou 40 heures.

 

Il devient donc de plus en plus absurde de ne payer les gens que pour le temps passé à mettre en œuvre leurs compétences. Et si les détenteurs du savoir - virtuellement nous tous - s’apercevaient finalement que la forme principale du capital, c’est eux qui la détiennent, mieux : qu’ils sont le capital, la nécessité de rentabiliser ce capital au maximum n’aura plus aucun sens. En effet rien ne m’oblige à m’exploiter, à « m’auto-valoriser » au maximum. La production de soi pourra cesser d’être le moyen de l’accumulation et de l’enrichissement monétaire pour devenir fin en elle-même.

 

P.V.P. : Le consommateur est aujourd’hui le sujet-objet du marché. Parler du temps libre, du loisir, c’est faire référence le plus souvent à un temps vide consacré à la réparation de la force de travail ou au divertissement. Aussi le citoyen est-il la plupart du temps « programmé » pour se conduire avant tout en consommateur dans un espace de vie complètement cloisonné. La transformation du temps libre en temps libéré, c’est-à-dire en un temps employé à autre chose qu’à perdre sa vie à la gagner, exprime donc un changement qualitatif au plan culturel. Chaque citoyen pourrait disposer de ce temps libéré comme d’une opportunité pour construire un nouvel espace de vie. Mais, la plupart du temps ce temps libre est ressenti comme une source d’angoisse et de dénuement, en premier lieu par les chômeurs eux-mêmes.

 

A.G. : Oui, en effet, parce que la construction de nouveaux espaces de vie serait, dans les conditions politiques actuelles, une aventure solitaire, une soustraction de soi à la collectivité, et non une entreprise collective à mener tous ensemble. Rien ne valide socialement le projet d’une telle construction ; par aucun signe la société ne dit aux gens : faites-le, la collectivité met des lieux, des espaces, des moyens à votre disposition, dans les quartiers, dans les communes. Cette société refuse d’envisager l’existence de chômeurs qui ne soient pas malheureux, qui ne soient pas demandeurs d’emploi, qui ne vivent pas comme une privation d’emploi le fait d’être ne serait-ce que temporairement sans un job.

 

P.V.P. : Pierre Gilles de Gennes affirme : « Si nous arrivons à un enseignement qui ne présente pas aux jeunes le monde comme construit mais comme à construire, à ce moment nous marquerons un point considérable ». Selon vous, l’éducation publique a-t-elle un rôle à jouer par rapport à cette perspective ? Nous pensons par exemple à une transformation de la vocation de l’université, surtout préoccupée actuellement de « coller aux besoins des marchés. »

 

A.G. : Cette transformation est de toute évidence nécessaire. La chose a été parfaitement exprimée par les étudiants allemands au cours de leur grève de novembre-décembre 1997. Au départ, cette grève était motivée par la misère croissante des universités, dont les moyens ne cessent d’être rognés sous prétexte qu’elles produisent bon an mal an des centaines de milliers de diplômés « inemployables », au lieu de dispenser du « savoir utile ». Du savoir utile à qui ? À quoi ? À qui ferait-on croire qu’il suffit de fabriquer des masses de gens immédiatement « employables » pour que tout le monde trouve un emploi? Le problème à résoudre n’est pas celui de l’inadaptation des diplômés au marché du travail, mais comme l’écrit une étudiante berlinoise, Sandra Janssen, celui de « la contraction du marché du travail ». Comment la société doit-elle préparer les jeunes à cette « contraction continuelle du marché du travail » ? En faisant exactement le contraire de ce que font les gouvernements : c’est-à-dire en acceptant que les études, les diplômes ne peuvent déboucher sur des carrières ni garantir un emploi, que leur but ne peut plus être utilitaire et fonctionnel. Leur but doit être de donner aux gens un accès libre inconditionnel, illimité à la « culture » (Bildung, en allemand), c’est-à-dire de leur permettre d’acquérir les moyens qui les rendent capables de s’orienter dans ce monde éclaté, d’y produire et inventer eux-mêmes les repères, les règles, les buts, les liens qui leur soient propres et leur soient communs. Selon la formule du président des étudiants de Bonn, Oliver Schilling : « Nous ne voulons pas être des individus fonctionnellement programmés. Nous devons combattre la réduction des gens en outils aux mains du capital. » Le droit de tous d’accéder « sans restrictions à la culture la plus large possible » est indispensable « à la survie d’une société démocratique à l’ère du sous-emploi permanent. Il faut préparer le citoyen à assumer de façon créative son inutilité économique ». Tout cela implique évidemment aussi un revenu de base garanti inconditionnellement à tout citoyen.

 

P.V.P. : Cette remarque à notre sens pose la question de la « créativité citoyenne » face aux déjà-là s’incarnant aussi bien à travers la gestion bureaucratisée des affaires publiques qu’à travers un cadre de vie obsolète promu par les idéologies du marché. Quelle consistance donneriez-vous à cette créativité citoyenne, c’est-à-dire à une recherche fondamentale à engager par tous les citoyens pour concevoir un autre cadre de société ? Ne pensez-vous pas que des lieux, des espaces devraient être fondés pour permettre une auto-formation des citoyens sur tous les terrains de la vie sociale, de la production de la culture ? Si, oui, comment les voyez-vous ?

 

A.G. : Les universités ne sont pas un espace suffisant ni l’espace idéal pour développer une culture qui permette aux gens de s’émanciper de la logique de l’emploi. L’éducation à l’auto-activité, à l’autonomie, l’épanouissement des facultés artistiques, sensorielles, manuelles, intellectuelles, affectives, communicationnelles doit commencer beaucoup plus tôt - elle commence, en fait, dans les écoles maternelles françaises mais ne continue pas dans la suite de la scolarité. Il y a une coupure de plus en plus profonde entre la culture scolaire et la vie quotidienne. Je veux dire : nous n’avons plus de culture du quotidien, de culture du vivre, faite d’un ensemble de compétences communes à tous et qui permettent à tous de faire face aux situations de la vie de tous les jours. La quasi-totalité des compétences sont monopolisées par des professionnels, par les « professions invalidantes », comme les appelle Ivan Illich, et le dernier truc inventé pour créer de l’emploi consiste, selon un ministre, à inciter les gens qui gagnent convenablement leur vie à ne plus « perdre leur temps » à chercher leurs enfants à l’école, à changer un fusible, à laver leur linge à domicile ou à préparer leur petit déjeuner : il y a des services professionnels pour ça.

 

La révolution informationnelle porte en elle la mort programmée des spécialisations professionnelles et de la transmission de savoir formalisés. Elle ouvre sur l’auto-formation, l’auto-apprentissage, sur « l’apprendre en faisant », sur la déprofessionnalisation, sur la possibilité pour tous d’acquérir les compétences communes qui vous permettent de vous prendre en charge, de vous auto-produire dans le contexte matériel, technique, social, politique où vous vivez, et même de subvertir ce contexte. Elle ouvre sur la possibilité d’une culture commune beaucoup plus intuitive que les cultures professionnelles homologuées, sur la possibilité de ne pas dépendre des marchands et des spécialistes pour la satisfaction de vos besoins et désirs.

 

Pour que ces possibilités deviennent réalité, il faut que l’éducation sorte des écoles et lieux d’apprentissage, que la ville, le quartier, le bloc d’immeuble soient un espace éducatif parsemé de lieux pour l’auto-activité, l’auto-production, l’auto-apprentissage. Un germano-américain, Bergmann, est en train de créer ce genre de lieux aux États-Unis et en Allemagne. Il les conçoit comme des espaces où les gens sont sollicités, entraînés par l’offre d’une gamme qui devra être illimitée d’activités épanouissantes, des lieux qui donnent envie, avec des gens qui vous incitent à vous demander ce que vous rêvez depuis toujours de pouvoir faire mais n’avez jamais eu le temps, l’occasion, le courage de commencer.

 

En même temps, ces espaces, les « centres pour le nouveau travail » offrent une gamme aussi étendue que possible de moyens d’auto-production à technologie avancée. N’importe qui peut apprendre en très peu de temps à y fabriquer ses vêtements, ses chaussures, ses meubles, à produire des aliments selon les méthodes mises au point il y a vingt ans dans les « maisons autonomes » nord-américaines. Bergmann estime que 70 à 80 % des besoins peuvent être couverts en deux jours de travail d’auto-production par semaine et que la multiplication de ces centres devrait faire naître une économie populaire parallèle, émancipée de la logique de l’emploi et de la domination des rapports d’argent. L’intérêt de la chose, c’est que ce projet est tout aussi valable et réalisable à Madagascar ou au Bangla Desh qu’à Berlin ou à Saint-Denis. Les Centres pour le Nouveau Travail permettent à une population à la fois de résister à la dictature du marché et au pouvoir du capital et à anticiper l’au-delà d’un capitalisme de plus en plus fragile, incapable d’assurer la survie d’une société et l’appartenance citoyenne des gens.

 

P.V.P. : L’année prochaine nous co-organisons avec la ville de Saint-Denis les premiers Fora des Villages du Monde. Il s’agit de voir comment, au plan mondial, une culture plurielle peut constituer une alternative à la pensée unique, un « faire mouvement » que nous plaçons sous le signe du cum petere, « chercher ensemble », qui est le sens étymologique du mot compétition. Vous dites quant à vous : « seuls seront finalement entendus ceux qui veulent changer la face du monde ». À votre avis quel rôle les citoyens ont-ils à jouer dans ce changement ? Quelles sont, d’autre part, les contraintes qu’ils devraient se donner pour ne pas retomber ni dans une autre pensée unique, ni dans de vieilles manières de faire de la politique.

 

A.G. : Je trouve très remarquable vos propositions pour la création d’Espaces Publics Citoyens, dans votre n° 9. Je pense comme vous. La « créativité citoyenne » s’épanouira plus ou moins vite selon le nombre, la visibilité, la qualité, l’accessibilité des espaces publics offerts aux expérimentations sociales, artistiques, culturelles, techniques à grande échelle. La garantie à tout résident d’un revenu social de base, dont il est de plus en plus question dans toute l’Europe, n’a de sens qu’accompagnée d’une prolifération des lieux d’auto-activité. Il faudra que chacun, chacune, soit sollicité et entraîné dans le foisonnement tout autour de lui de groupes, groupements, équipes, clubs, ateliers qui cherchent à le gagner à leurs activités écosophiques, politiques, artisanales, éducatives, etc. ; des espaces où se côtoient des ateliers de danse, des salles de musique, des gymnases, des « boutiques d’enfants », des « boutiques de santé » etc.. La ville comme laboratoire social, comme vous dites, et les espaces sociaux comme formes de la compétition coopérative (votre cum petere) que vous trouvez par exemple dans les clubs de judo, les orchestres, les troupes théâtrales : l’excellence de chacun est le but et le souci de tous - et inversement. « Le plein épanouissement de chacun est la condition du plein épanouissement de tous », disait le Manifeste du Parti Communiste. Vous retrouvez dans le concept d’intelligence collective, chez Pierre Lévy, une actualisation de la même idée.

 

P.V.P. : Patrick Braouezec, dans une interview accordée aux Périphériques dans le dernier numéro affirmait : « Si les partis politiques ne réussissent pas à faire leur révolution interne, alors cela veut dire que la forme parti est dépassée. » Comment voyez-vous l’émergence d’une nouvelle gauche aujourd’hui capable de se tourner résolument vers le devenir et « oser l’exode » ?

 

A.G. : Qu’est-ce qui peut agréger en un grand mouvement et dans une perspective commune les « révolutions moléculaires », comme les appelait Guattari, qui sont en cours dans tous les domaines ? Je vois trois aspects : 1° La compréhension théorique de la mutation que nous vivons, de sa portée à long terme, des impasses et des crises vers lesquelles elle se dirige. 2° Une vision des contours de la société post-capitaliste et post-marchande susceptible de succéder aux débris de la société salariale dont nous sortons. 3° La capacité de concrétiser cette vision par des actions, des exigences, des propositions politiques à la fois anticipatrices et plausibles, réalisables actuellement par des objectifs intermédiaires. Il y a un quatrième facteur : les pannes, les échecs, les risques d’implosion de plus en plus évidents auxquels conduit la mise en œuvre de l’idéologie économiste dominante. Les États-Unis et la Grande-Bretagne sont à la veille d’une récession, l’Extrême-Orient est en état de collapsus, en Europe le rejet de la « pensée unique » et de la politique unique imposée par le pouvoir financier mondialisé a gagné beaucoup de terrain en deux ans. Je crois qu’une nouvelle gauche ne peut être qu’une nouvelle extrême gauche, mais plurielle, non dogmatique, transnationale, écologique, porteuse d’un projet de civilisation.

 

Entretien réalisé par Yovan Gilles au printemps 1998 [1]

 

 

   

 

 

 

 

  



[1] Les chrétiens vont abandonner au Moyen Âge le prêt d’argent aux mains des juifs, ce qui sera une manière de respecter la condamnation de principe en gardant la possibilité de recourir au crédit. Cette assimilation durable de la figure du « juif » et de l’usurier se met en place, dans laquelle l’antisémitisme puise une de ses sources récurrentes. Schatzmiller, Shylok revu et corrigé.  Les juifs, les chrétiens et le prêt d’argent dans la société médiévale