Situation 15. Histoire des représentations du travail.

 

 

 

 

 

 

 

Les raboteurs de parquet, G.Caillebotte

 

 

Il existe une histoire des représentations du travail au sein de notre culture occidentale. En effet, le travail n’a pas toujours été revalorisé. Aujourd’hui on semble faire du travail une valeur essentielle au développement de soi. Mais quelle peut –être la pertinence de cette valeur si le travail tend à diminuer sous l’effet du progrès technique ? Ne pouvons-nous pas parler alors d’une idolâtrie du travail ?

 

 

 

 De l’Antiquité au Moyen-Age : du mépris au châtiment.

 

Si le travail et la technique manifestent le pouvoir de l’homme sur la nature (ce n’est plus l’homme qui s’adapte à la nature, mais la nature qui s’adapte à l’homme), ils signifient également que l’homme est un être de besoins. Le travail est essentiellement lié au besoin : l’homme travaille parce qu’il est un être de besoins. Parce que ce besoin ne peut être satisfait directement, il demande une appropriation  de la nature. En ce sens, travailler me rappelle à ma condition d’être physique soumis au règne de la nécessité. C’est précisément cette idée qui sera à l’origine de la dépréciation du travail dans l’Antiquité et par le Christianisme.

     Le travail dans l’Antiquité est méprisé parce qu’il est jugé avilissant. Le mépris résulte de la volonté passionnée de se libérer de la nécessité qui traverse toute la pensée antique. Ainsi est justifiée par Aristote l’esclavage et l’exclusion des artisans et des hommes de peine du pouvoir politique dont le libre exercice est incompatible avec la servilité de leur tâche. Si les Grecs ne travaillaient pas, ce n’était donc pas parce qu’ils avaient des esclaves pour faire le travail à leur place, mais c’est plutôt parce qu’ils jugeaient le travail sans noblesse et dégradant qu’ils avaient des esclaves. Pour les Grecs, le travail ne peut pas permettre l’accomplissement de soi. (lire le texte d’Hannah Arendt)

 

 

    Le christianisme maintient cette supériorité de la vie contemplative sur la vie active. Pour le chrétien, le travail rappelle sans cesse l’homme à sa finitude. L’étymologie du mot travail  est tripalium, qui désigne un instrument de torture. Il faut arracher à la nature de quoi se maintenir en vie. Il y a un rapport de force inégal ; une disproportion entre l’homme et la nature, l’homme et Dieu. «  Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de la vie, il sera pour toi l’épine et le chardon. À la sueur de ton front tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol, car c’est de lui que tu as été pris ». La Genèse. La punition divine ne consiste pas tant à faire de l’homme un travailleur ; la malédiction porte sur la dureté du travail (dans l’effort et la peine). Désormais, la terre ne donnera plus ses fruits à l’homme qui n’aurait qu’à se pencher pour les cueillir, la nature se fera ingrate, difficile. Alors qu’avant la nature était clémente et généreuse, abondante, maintenant elle offre une résistance à l’homme qui, pour lui arracher ses fruits, devra peiner, suer de son front. Le pain n’est donc pas donné d’emblée, la nourriture n’est pas offerte, elle doit être produite, acquise, conquise dans l’effort. Le travail c’est d’abord la malédiction biblique : le monde n’est pas naturellement propice à la survie des humains, il n’est pas « un jardin planté pour eux », disait Hegel.

 

 

Poiésis et praxis.

 Aristote distingue parmi l’ensemble des activités ou actions qui requièrent le corps la praxis et la poiésis. Cette distinction est essentielle dans la mesure où elle va nous permettre de comprendre un peu mieux cette dévalorisation du travail.

La praxis correspond  à tous les actes qui ont pour fin l’accomplissement d’un bien quelconque (ex. actes moraux et politiques). La poésis correspond aux activités productives. Le principe de cette distinction est la fin de chacune de ces actions.

La finalité  de la poiésis est un bien ou un service, c'est-à-dire quelque chose d’extérieur à celui qui le fabrique.

La finalité de la praxis quant à elle est interne à l’action, elle n’est pas séparable de l’action : «  le fait de bien agir est le but même de l’action ». Comment cette distinction peut-elle nous aider à comprendre la disqualification du travail ? Ce qui recherché, c’est, nous le rappelons, la possibilité de devenir par l’action, meilleur, plus vertueux. Or, pour Aristote, il y a possibilité d’une telle transformation de l’homme dans la praxis et non pas dans la poiésis. Si la finalité est interne à l’action dans la praxis (par exemple, la finalité de l’action, c’est bien agir, de courir, de bien courir, de jouer d’un instrument, de bien jouer d’un instrument), on observe que l’action au sens de praxis aboutit à une modification de l’être de celui qui agit (ainsi, l’instrumentiste jouera des morceaux de plus en plus difficile avec de plus en plus d’aisance). Le modèle de l’action est linéaire et il implique toujours une action sur soi. Dans l’action, l’homme agit pour soi, et il ne produit rien d’extérieur à sa propre activité. 

Or dans le cas de la production, il y a une séparation entre le l’action du producteur et le produit fabriqué. Le but de la production est d’assurer la satisfaction des besoins qui sont sans cesse renaissants. Il y a une servitude dans la poiésis à l’ordre extérieur. Le modèle est ici celui du cycle. En ce sens, la production est considérée comme une perte d’énergie et de temps puisqu’elle ne participe pas à l’amélioration de mon être. Le producteur de chaussure par exemple est soumis à l’ordre naturel (nécessité de se chausser, connaissance des matériaux qui résistent, etc.), la chaussure est un produit que l’on peut séparer du producteur.

 

PRAXIS

POIÉSIS

Modification de l’homme

Pas de modification de l’homme

Linéaire

cyclique

Expression de l’être de l’homme

Soumission à la nécessité vitale et dépense d’énergie

Humanisant

déshumanisant

 

Quelle est la validité de cette distinction ? Il est supposé que la poiésis ne peut pas entraîner une modification de l’être de l’homme. Tout se passerait comme si le travail sur quelque chose d’extérieur à soi ne pouvait être en même temps un travail sur soi. Cette idée ne peut-elle pas être remise en question ?

 

 

 

Conclusion partielle :

  On appelle habituellement « travail » l’activité par laquelle les humains façonnent et transforment leur milieu de vie. Au sens philosophique, le concept de travail englobe les dimensions multiples de l’activité humaine. La philosophie grecque distinguait le travail-corvée - ponos - qu’il faut accomplir jour après jour pour entretenir le milieu de vie et produire sa subsistance. C’est aussi bien le travail ménager que le travail agricole, dont les hommes, dans les sociétés traditionnelles, se déchargent sur les femmes et les esclaves. Après le ponos, il y a la poiesis : le travail de l’artisan, de l’artiste, du « producteur ». Ce qui est intéressant, c’est de souligner que le mot de travail n’existe pas dans l’antiquité ou au moyen-âge, il n’existe que plusieurs activités ; ponos, poiesis, praxis dans la Grèce antique et que nous confondons aujourd’hui sous le vocable « travail » ; ou bien c’est la peine, le labeur, la corvée, l’œuvre, l’ouvrage au moyen-âge.

 

 

La revalorisation du travail.

 

  Le travail comme poiesis n’est plus, à la différence du ponos, asservi complètement aux nécessités et aux contraintes matérielles de la subsistance. Il peut s’en émanciper en devenant création, invention, expression, réalisation de soi. C’est cette dimension du travail qui intéresse avant tout Hegel et ensuite Marx : le travail par lequel je m’individualise, me fais personne, inscris dans la matérialité du monde l’idée que je me fais de ce qui doit être.

 

L’important, c’est que, dans ces définitions, le travail est quelque chose qu’on fait dans un but dont on est conscient.

Or le capitalisme n’a pu se développer qu’en abstrayant le travail de la personne qui le fait, de son intention, de ses besoins, pour le définir en soi comme une dépense d’énergie mesurable, échangeable contre n’importe quelle autre et dont les prestataires, les «travailleurs », sont à beaucoup d’égards interchangeables. Le « travail abstrait », « travail sans plus », inventé par le capitalisme, est une marchandise que le patron achète et dont il détermine souverainement la finalité, le contenu, les heures et le prix. C’est un travail qu’il donne à faire à un travailleur qu’il paie. Le salariat est donc la complète dépossession de la personne active : elle est dépossédée du résultat ou produit de son activité, de son emploi du temps, du choix des finalités et contenus du travail, et des moyens de travail que les employeurs, à la fin du 18ème siècle, ont commencé à monopoliser pour pouvoir contraindre les gens - les tisserands en premier - à travailler pour un patron et pour tuer toute possibilité d’auto-production, d’auto-activité.

 

 Textes


 

  1. Or, en quoi consiste l’aliénation du travail ?D’abord, dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c'est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui, comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre (…).On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation, la parure, etc. et que, dans ses fonctions d’homme, il ne sent plus qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial.Manger, boire et procréer, etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales ».  Karl Marx, Manuscrit de 1844, Éditions sociales, 1962 trad. Bottigelli, p.60-61.

 

  1. Dire que le travail et l'artisanat étaient méprisés dans l'antiquité parce qu'ils étaient réservés aux esclaves, c'est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils jugeaient qu'il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. C'est même par ces motifs que l'on défendait et justifiait l'institution de l'esclavage. Travailler, c'était l'asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu'en dominant ceux qu'ils soumettaient de force à la nécessité. La dégradation de l'esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car il provoquait une métamorphose qui changeait l'homme en un être proche des animaux domestiques. C'est pourquoi si le statut de l'esclave se modifiait, par exemple par la manumission(affranchissement légal), ou si un changement des conditions politiques générales élevait certaines occupations au rang d'affaires publiques, la « nature » - de l'esclave changeait automatiquement. L'institution de l'esclavage dans l'antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se procurer de la main-d'œuvre à bon marché ni un instrument d'exploitation en vue de faire des bénéfices ; ce fut plutôt une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. (C'était d'ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l'esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes n'ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l'esclave fût capable d'être humain ; il refusait de donner le nom d' « hommes » aux membres de l'espèce humaine tant qu'ils étaient totalement soumis à la nécessité.) Et il est vrai que l'emploi du mot « animal » dans le concept d'animal laborans, par opposition à l'emploi très discutable du même mot dans l'expression animal rationale, est pleinement justifié. L'animal laborans n'est, en effet, qu'une espèce, la plus haute si l'on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre Condition de l'homme moderne, H. Arendt,  Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1961, pp 95-96, Pocket, 1961, p. 127 - 128.