Situation 14. Technophobies

 

Playtime de Jacques Tati

 

Jusqu’à présent nous avons considérer que la peur des techniques venait  d'une méconnaissance de leur mode d’existence et d’une ignorance de leur nature. S’il y a risque d’aliénation de l’homme par les techniques c’est en raison d’un mauvais rapport, c’est-à-dire un rapport de simple moyen ou d’ustentilité disions nous dans la situation précédente. Toutefois il existe quelques critiques pertinentes des techniques, notamment celle de Heidegger. Si les mouvements technophobes sont apparus principalement après l’explosion des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, on ne peut réduire ces critiques à la crainte d’une pulvérisation de la planète, techniquement possible aujourd’hui, en cas de guerre nucléaire.  Pour Heidegger, la technique constitue une menace pour la pensée humaine et cela de façon beaucoup plus grave car elle est passée sous silence. En quel sens la technique menace-t-elle l’essence pensante de l’homme ? Comment comprendre cette thèse ? Comment le fait de vivre dans un environnement technique, d’utiliser des machines pourrait-il compromettre la capacité qui est la mienne de penser ? Comment faut-il entendre le verbe « penser » ici ?

 

 

A.     La technique menace l’essence pensante de l’homme. 

La thèse de Heidegger consiste à montrer que les techniques empêchent la pensée de type philosophique car  elles conduisent à l’oubli de l’être. Comment comprendre cette idée ?

 

 1/ l’essence de la technique conduit à réduire  la nature à un fonds. (lire le texte 4 p.490).

La réalité de la technique n'était pas réductible à un instrument ou  à un moyen. Elle doit être comprise comme autre chose et plus qu'une fabrication d'instruments. Elle est un « mode du dévoilement », elle est un nouveau rapport à la nature. En quoi consiste-t-il ? A devenir « comme maître et possesseur de la nature » selon la célèbre formule de Descartes (lire le texte 25 p.201). La technique impose à la nature l'exigence de fournir de l'énergie, de  la capter, de la transformer, de la stocker. L’homme ne voit plus dans la nature qu’un réservoir d’énergie, qu’un fonds dans lequel il va puiser.  Heidegger écrit ceci  « le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée ». L’auteur voit là un changement de point de vue décisif par lequel la nature cesse d'être simplement « en face de nous comme objet (Gegenstand) », mais « est là au sens de fonds (Bestand) » soit comme une réserve dans laquelle on puise.

Cette nouvelle façon de se représenter la nature engage plus généralement de nouveaux rapports. L'homme devient sujet et le monde objet. Le monde est posé comme l'ensemble des objets susceptibles d'être produits. Tout est bien de consommation. Heidegger appelle ce rapport l'arraisonnement: « cet appel pro-voguant qui rassemble l'homme autour de la tâche de commettre comme fonds ce qui se dévoile, nous l'appelons - l'arraisonnement (Gestell) ».

 

 Ainsi la technique se manifeste comme une exigence totale, illimitée, douée d'une force irrésistible: « il se pourrait que s'exprime dans la technique moderne une exigence dont l'homme ne peut arrêter l'accomplissement, qu'il peut encore moins embrasser totalement du regard et maîtriser » . Il y a donc une inversion du projet: l'homme ne peut maitriser la technique qui maitrise la nature. Il est dépassé par ce projet de maîtrise de la nature. Celui va engager un nouveau rapport au monde, il n’est pas limité à quelques domaines délimité de ce monde. Le projet est global.

    Si la technique est un objet philosophique décisif, c'est dans la mesure où elle est une manière désormais dominante par laquelle l'homme se rapporte au « tout de l'étant». Nous ne sommes plus en face de l’être, nous sommes en face d’une nature transformée, d’une nature qui a la forme de l’humain. Tout se passe comme si nous ne rencontrons plus dans la nature que de l’humain. En quoi cela est-il problématique ?

 

 

2/ La fin des interrogations existentielles et métaphysiques

Une des thèses de Heidegger consiste à souligner le fait que la pensée philosophique nait d’une angoisse existentielle. Or l’angoisse est une crainte très particulière en ce qu’elle n’a pas d’objet déterminé. La crainte est toujours crainte de quelque chose, crainte des araignées, crainte du conseil de classe, etc. L’angoisse est indéterminée. Elle est une expérience particulière qui nous conduit à nous interroger de façon métaphysique ou philosophique. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce qu’exister pour une conscience humaine ? Tout ce qui est est-il en devenir ? qu’est-ce que le temps ? Existe-t-il dans les choses ? ou bien seulement dans mon esprit ? Toutes ces interrogations sont de type philosophique. La philosophie s’attache à saisir l’essence de ce qui est. Or la thèse de Heidegger est de dire que ces angoisses qui conduisent à la réflexion philosophiques sont provoquées par un rapport à l’être. Or celui-ci est oublié, il est voilé par notre rapport technique au monde. De plus les hommes en viennent à croire, ce  qui est une illusion, que la quête de maîtrise technique est le seul rapport vrai à l'étant. La réflexion philosophique apparait comme désuète, obsolète, d’un autre temps. Pourtant l’expérience philosophique est éternelle. Ainsi « le règne de l'arraisonnement nous menace de l'éventualité qu'à l'homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d'entendre ainsi l'appel d'une vérité plus initiale ». Habiter dans un environnement technique nous conduit à nous poser des questions techniques, comment ça marche ?, et non plus philosophiques. Les objets qui nous entourent nous apparaissent le plus souvent sous forme d'outils, invitant à un usage : l'étant se manifeste à nous comme «ustentilité ». La mise à disposition de l'étant caractérise inconstestablement la modernité : nous nous servons. Nous nous servons de tout sans avoir besoin pour cela de réflexion, de méditation, d'enquête, que ce soit sur la légitimité ou sur la finalité de cette disponibilité permanente de l'étant. L'humain peut être pris dans cette relation d'instrumentalité.

 

Pour conclure, on comprend qu’il  y a deux dimensions de notre existence : l'authenticité et la quotidienneté. L'authenticité désigne l'occupation par ma conscience de sa propre existence. Elle rencontre alors des questions très philosophiques, celle de l'être (que signifie « être » ? en quoi mon existence diffère-t-elle de celle des objets du monde ?) ou celle du temps.

La quotidienneté désigne non plus de grandes questions, mais de petits soucis, ceux du quotidien. Cette préoccupation remplit notre champ de conscience avec une grande densité, à tout instant, du réveil à l'endormissement et peut-être même pendant le rêve.

Heidegger identifie l'origine de toutes les formes d'engagement dans le monde : le souci (die Sorge), au sens plus de « se soucier de » que « avoir du souci ». Selon ce premier mode, authentique, ce souci donne naissance à une angoisse existentielle menant à une pensée de l'Etre, du temps, de la mort, qui définit assez bien le souci philosophique. Selon un second mode, quotidien, ce souci s'exprime sous forme d'une multitude de « soucis »au sens le plus faible du terme, les petits soucis de la quotidienneté, qu'Heidegger appelle dérélicition. L'aspect le plus important de la déréliction se trouve pour Heidegger dans la place qu'y occupent les outils, les renvois entre les outils et les systèmes d'outils.

 

B.   Techniques et accélérations

 

La technophobie perçoit dans les objets techniques une menace de déshumanisation, c’est-à-dire d’aliénation de l’homme. Dans un environnement technique, l’individu perdrait ce qui fait son humanité. Dans la philosophie de Heidegger par exemple, la technique instaure un nouveau rapport au monde qui empêche la méditation métaphysique sur le sens de l’être et du temps.  Une autre critique portant sur les techniques consiste à accuser les techniques d’augmenter les vitesses et ainsi d’accélérer le rythme de vie des individus.  Nous allons voir que cette critique n’est pas justifiée et qu’elle  repose sur des erreurs de jugement.

 Hartmut Rosa est un philosophe et sociologue allemand qui s’intéresse au phénomène de l’accélération qui caractériserait les sociétés modernes dans deux de ses ouvrages : Accélération, une critique sociale du temps et Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive.

Si les sociétés modernes sont caractérisées par une « famine temporelle » (c’est-à-dire l’impression que l’on n’arrête pas de « courir » après le temps, que l’on manque de temps, que tout allant trop vite, on n’a plus de temps pour soi) faut-il en imputer la responsabilité aux techniques ? Au contraire, l’évolution des techniques qui conduit à une accélération des vitesses de production, de communication et de transports devraient nous faire « gagner » du temps.  Il nous faut moins de temps pour nous déplacer, pour produire et communiquer que dans le passé. D’où ce paradoxe : «l’accélération technique devrait logiquement impliquer une augmentation du temps libre, qui à son tour ralentirait le rythme de vie ou au moins éliminerait ou réduirait la « famine temporelle ». Puisque l’accélération technique signifie que moins de temps est nécessaire à l’accomplissement d’une tâche donnée, le temps devrait devenir abondant. Si au contraire dans la société moderne le temps devient de plus en plus rare, nous voici en présence d’un paradoxe qui appelle une explication sociologique. » Hartmut Rosa, Aliénation et accélération.

Tout se passe comme si les innovations techniques avaient pour but de remédier  au problème de « famine temporelle », mais sans y parvenir véritablement en raison d’une augmentation du nombre d’activités.  En effet, du temps libre n’est dégagé par l’accélération technique que si le nombre d’activités dans une unité de temps reste constante.

 

 

 

 

 

 

 Une autre critique consiste à souligner qu’il y a un décrochage entre le rythme de la machine et le rythme biologique de l’homme au travail. La machine ne serait pas faite comme l’outil à la mesure du corps de l’homme. En d’autres termes la machine, notamment dans les chaines de montage et de production obligerait l’ouvrier à suivre un rythme qui n’est pas le sien. De plus, il serait réduit à une seule tâche, celle d’accompagner la machine, répétant les mêmes gestes. Cela est illustré par Chaplin dans les Temps modernes. Son « travail » consiste à serrer des boulons sur une chaine de montage qui ne cesse d’accélérer. Hors de l’usine, il ne peut s’empêcher de répéter ces mêmes gestes, se transformant en pantin tragiquement ridicule. La machine aurait fait régresser l’humanité, elle l’aurait réduite à l’esclavage.  Comment répondre à ces critiques ?

 

  D’abord en faisant remarquer que la machine qui a besoin de quelqu’un qui l’assiste n’est pas une machine accomplie. Elle n’est pas parfaitement concrétisée comme le souligne Simondon. Dire qu’elle n’est pas parfaitement concrétisée signifie qu’elle ne fait pas encore un geste automatique qu’elle pourrait faire.

  Le concept de concrétisation utilisée par Simondon pour désigner le progrès technique est intéressant dans la mesure où il montre que l'objet technique tend vers une auto­suffisance et qu'il est porteur d'une naturalité au moins métaphoriquement.

Les objets techniques tendent dans leur progrès ( et on pourrait parler d’évolution) à  se rapprocher du mode d’existence des êtres naturels. Bien sûr, l’objet technique  ne peut pas changer ses structures lui-même, il a besoin d’un inventeur (donc un vivant) qui a la capacité de se projeter dans le temps, prévoir, anticiper. Il ne peut pas non plus engendrer d’analogue. Toutefois il tend vers l’être naturel en ce qu’il tend vers une plus grande viabilité, individuation et  auto-régulation. La concrétisation  est « loi de l’évolution des objets techniques » qui implique une loi vers l’auto-adaptation (qui est  capacité  de réponse autonome aux perturbations et accidents externes et interne dans une zone de fonctionnement déterminée) et une loi vers l’auto-corrélation (qui l’amélioration des relations physiques internes et externes, comme l’amélioriation des relations entre deux pièces par lubrification). En d’autres termes, l’objet technique tend vers une autosuffisance.

 

   L’avenir des techniques est donc celui d’une plus grande automatisation qui ne nécessite plus d’être accompagnée par un ouvrier réduit à quelques mouvement mais qui requiert un « chef d’orchestre » des machines qui assurent leurs réglages. L’activité de réglage est celle qui prolonge le plus naturellement la fonction d’invention et de construction. C’est ce qu’écrit G.Simondon dans son Mode d’existence des objets techniques « l'activité technique se distingue du simple travail, et du travail aliénant, en ce que l'activité technique comporte non seulement l'utilisation de la machine, mais aussi un certain coefficient d'attention au fonctionnement technique, entretien, réglage, amélioration de la machine, qui prolonge l'activité d'invention et de construction ». S.Weil revendiquait le droit pour les ouvriers de régler eux-mêmes les machines afin qu’ils se les approprient et que leur rythme soit approprié.

 Il ne faut donc pas  rendre responsable les machines d’une déshumanisation du travail mais bien plutôt les politiques de management et d’organisation des entreprises elles-mêmes.

 

Enfin une dernière critique possible des techniques consiste à leur reprocher de causer du chômage. En effet, de nombreux emplois ont été détruits  par le progrès technique. Des machines sont venues remplacer des humains. Mais faut-il s’en plaindre ? Le but des techniques n’est-il pas de libérer l’homme du travail qui comme le dit son étymologie (tripalium) est un instrument de torture ?  Si une machine peut remplacer l’homme cela n’implique pas que l’activité humaine était automatique ? S’agit-il alors d’une activité que l’on peut vouloir faire ? Si la productivité augmente, c’est-à-dire s’il est besoin de moins de temps humain pour produire ce dont nous avons besoin pour vivre, si donc le temps de travail humain diminue, pourquoi faudrait-il rechercher à tout prix  le « plein emploi » ? Et pour créer quels types d’emploi ? des emplois de service à la personne « non-dépendante », bref de la domesticité ?

 

   La réflexion sur les techniques nous conduit à distinguer l'invention technique véritable du simple gadget qui relève d'une stratégie de communication et de marketing. Elle nous conduit aussi à une technophilie dans la mesure où elle considère que les critiques faite à la technique et aux machines (aliénation et chômage) ne sont pas fondées. La technique semble au contraire libérer du temps. La question est alors de savoir pourquoi nos sociétés semblent en manquer cruellement. Ne pouvons-nous pas nous étonner et nous indigner aussi peut-être que la mécanisation et l'automatisation de nos industries depuis plusieurs décennies n'est pas davantage conduit les hommes à travailler moins ? N'est-ce pas le but de la technique, dès ses premières formes que de libérer l'homme du travail ? 

Texte

Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l’accuse d’abord de réduire l’ouvrier à l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique.  Mais si la machine procure à l'ouvrier un plus grand  nombre d'heures de repos, et si l'ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu'aux prétendus amusements, qu'un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu'il aura choisi, au lieu de s'en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d'ailleurs impossible) à l'outil, après suppression de la machine. Pour ce qui est de l'uniformité du produit, l'inconvé­nient en serait négligeable si l'économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l'ensemble de la nation, permet­tait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités. On a reproché aux Américains d'avoir tous le même chapeau. Mais la tête doit passer avant le chapeau. Faites que je puisse meubler ma tête selon mon goût propre, et j'accepterai pour elle le chapeau de tout le monde. Là n'est pas notre grief contre le machinisme. Sans contester les services qu'il a rendus   aux  hommes   en   développant   largement  les moyens de satisfaire des besoins réels, nous lui reproche­rons d'en avoir trop encouragé d'artificiels, d'avoir poussé au luxe, d'avoir favorisé les villes au détriment des cam­pagnes, enfin d'avoir élargi la distance et transformé les rapports entre le patron et l'ouvrier, entre le capital et le travail. Tous ces effets pourraient d'ailleurs se corriger : la machine ne serait plus alors que la grande bienfaitrice. Il faudrait que l'humanité entreprît de simplifier son existence avec autant de frénésie qu'elle en mit à la com­pliquer. L'initiative ne peut venir que d'elle, car c'est elle, et non pas la prétendue force des choses, encore moins une fatalité inhérente à la machine, qui a lancé sur une certaine piste l'esprit d'invention.Mais l'a-t-elle tout à fait voulu ? L'impulsion qu'elle a donnée au début allait-elle exactement dans la direction que l'industrialisme a prise ? Ce qui n'est au départ qu'une déviation imperceptible devient un écart considé­rable à l'arrivée si l'on a marché tout droit et si la course a été longue. Or, il n'est pas douteux que les premierslinéaments de ce qui devait être plus tard le machinisme se soient dessinés en même temps que les premières aspi­rations à la démocratie. La parenté entre les deux ten­dances devient pleinement visible au XVIIIe siècle. Elle est frappante chez les encyclopédistes. Ne devons-nous pas supposer alors que ce fut un souffle démocratique qui poussa en avant l'esprit d'invention, aussi vieux que l'humanité, mais insuffisamment actif tant qu'on ne lui fit pas assez de place ? On ne pensait sûrement pas au luxe pour tous, ni même au bien-être pour tous ; mais pour tous on pouvait souhaiter l'existence matérielle assurée, la dignité dans la sécurité. Le souhait était-il conscient ? Nous ne croyons pas à l'inconscient en histoire : les grands courants souterrains de pensée, dont on a tant parlé, sont dus à ce que des masses d'hommes ont été entraînées par un ou plusieurs d'entre eux. Ceux-ci savaient ce qu'ils faisaient, mais n'en prévoyaient pas toutes les conséquences. Nous qui connaissons la suite, nous ne pouvons nous empêcher d'en faire reculer l'image jusqu'à l'origine : le présent, aperçu dans le passé par un effet de mirage, est alors ce que nous appelons l'inconscient d'autrefois. La rétro-activité du présent est à l'origine de bien des illusions philosophiques. Nous nous garderons donc d'attribuer aux XVe, XVIe et XVIII siècles (encore moins au XVIIe siècle, si différent, et qu'on a considéré comme une parenthèse sublime) des préoccu­pations démocratiques comparables aux nôtres. Nous ne leur prêterons pas davantage la vision de ce que l'esprit d'invention recelait en lui de puissance. Il n'en est pas moins vrai que la Réforme, la Renaissance et les premiers symptômes ou prodromes de la poussée inventive sont de la même époque. Il n'est pas impossible qu'il y ait eu là trois réactions, apparentées entre elles, contre la forme qu'avait prise jusqu'alors l'idéal chrétien. Cet idéal n'en subsistait pas moins, mais il apparaissait comme un astre qui aurait toujours tourné vers l'humanité la même face: on commençait à entrevoir l'autre, sans toujours s'aperce­voir qu'il s'agissait du même astre. Que le mysticisme appelle l'ascétisme, cela n'est pas douteux. L'un et l'autre seront toujours l'apanage d'un petit nombre: Mais que le mysticisme vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l'essence, cela est non moins certain. Comment se propagerait-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L'homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d'appui. Il devra peser sur la matière s'il veut se détacher d'elle. En d'autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l'a pas .assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d'aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu'il devrait être, dans ce qui en fait l'essence. Allons plus loin. Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L'outil de l'ouvrier continue son bras ; l'outillage de l'humanité est donc un prolonge­ment de son corps. La nature, en nous dotant d'une intel­ligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche », et qui convertissent en mouvement des éner­gies   potentielles   accumulées   pendant   des   millions d'années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si dis­proportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n'en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l'homme sur la planète.  Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l'extension s'était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux.  Or,  dans ce corps démesurément grossi, l'âme reste ce qu'elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D'où le vide entre lui et elle. D'où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd'hui tant d'efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d'énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un sup­plément d'âme, et que la mécanique exigerait une mys­tique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu'on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l'humanité qu'elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel. Les deux sources de la morale et de la religion, H.Bergson

 

 

Le temps est une denrée rare, précieuse, soumise  aux lois de la valeur d'échange. Ceci est clair pour le temps de travail, puisqu'il est vendu et acheté. Mais de plus en plus le temps libre lui-même doit être,  pour être «consommé », directement ou indirectement acheté.Cette loi du temps comme valeur d'échange et comme force productive ne s'arrête pas au seuil du loisir, comme si miraculeusement celui-ci échappait à toutes les contraintes qui règlent le temps de travail. Les lois du système (de production) ne prennent pas de vacances. Elles reproduisent continuellement et partout, sur les routes, sur les plages, dans les clubs, le temps comme force productive. L'apparent dédoublement en temps de travail et temps de loisir — ce dernier inaugurant la sphère trans­cendante de la liberté — est un mythe. [...]Le repos, la détente, l'évasion, la distraction sont peut-être des « besoins » : mais ils ne définissent pas en eux-mêmes l'exigence propre du loisir, qui est la con­sommation du temps. Le temps libre, c'est peut-être toute l'activité ludique dont on le remplit, mais c'est d'abord la liberté de perdre son temps, de le « tuer » éven­tuellement, de le dépenser en pure perte. (C'est pour­quoi dire que le loisir est « aliéné » parce qu'il n'est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail est insuffisant. L'« aliénation » du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à l'impossibilité même de PERDRE SON TEMPS.)[...] Partout ainsi, et en dépit de la fiction de liberté dans le loisir, il y a impossibilité logique du temps « libre », il ne peut y avoir que du temps contraint. Le temps de la consommation est celui de la production. Il l'est dans la mesure où il n'est jamais qu'une parenthèse « évasive » dans le cycle de la production. Mais encore une fois, cette complémentarité fonctionnelle (diverse­ment partagée selon les classes sociales) n'est pas sa détermination essentielle. Le loisir est contraint dans lamesure où derrière sa gratuité apparente il reproduit fidèlement toutes les contraintes mentales et pratiques qui sont celles du temps productif et de la quotidiennetéasservie.Jean Baudrillard, la société de consommation