Situation 13. … avec les Blancs, il n’y a jamais eu encore de « premiers contacts ». B. Latour . L’anthropologie des Modernes. Réflexions sur la technique.

 

 

 

 

2001 l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick

 

 

Qui sommes nous ? de quoi avons-nous hérités ? Quelles sont nos croyances et nos illusions ? Nous qui avons détruit les fétiches et les idoles des autres cultures, sommes nous biens certains de ne pas être idolâtres ? Pouvons-nous diviser le monde en deux : d’un côté des peuples archaïques et primitifs prisonniers de leurs superstitions et de leurs croyances irrationnelles, de l’autre, la Raison et la Science projettant leurs lumières sur le monde et portées par le monde occidental ?  Mais quelles sont nos idoles à nous ? 

  Nous ne pourrons pas répondre complètement à ces questions, mais nous pouvons commencer à esquisser une enquête sur certaines de ces valeurs qui semblent être celles des Modernes.

 Nous appelons, d’une désignation assez générale, Moderne,  la civilisation occidentale qui revendique l’héritage de la science moderne du 17ème qui voit triompher la raison universelle, le développement industriel et technique, le capitalisme et la démocratie.

Peut-être est-il urgent de s’interroger sur notre culture dans la mesure où  le projet d’une modernisation étendue à la planète entière s’est heurté depuis peu aux réactions imprévues de la planète. On doit  alors enquêter sur ce que le projet moderne a signifié pour trouver comment il pourrait être à nouveau repris et institué. Une telle enquête devient possible si l’on accepte qu’il existe un énorme décalage entre l’expérience des Modernes et les compte-rendus qu’ils donnent de cette expérience.

Ne devons-nous pas faire pour les Modernes que nous sommes aussi  ce qu’ils ont fait pour les autres cultures. Mais alors on peut se demander ce que des hommes qui ne se sont pas vraiment compris peuvent comprendre des autres.

 

La représentation des objets techniques dans notre culture.

 

Remarquons d’abord une étrangeté dans notre culture. Les Modernes n’accordent que  peu de place à ce qui les définit le plus nettement aux yeux de tous les autres depuis le début des grandes découvertes : l’art et la manière de déployer la technique. Ce mépris de la culture autorisée pour les objets techniques est visible de plusieurs façons : il n’y a que peu d’écrits théoriques, de réflexions philosophiques sur le sujet, il n’y a pas de technologie. Les techniques apparaissent aux yeux des modernes que comme des sciences appliquées, ce qui est contraire à l’expérience comme nous allons essayer de le montrer. En bref, la culture considère que les objets techniques n’ont pas de signification (comme peuvent en avoir les objets esthétiques) et qu’ils n’ont qu’une fonction utile, qu’un usage. La voiture par exemple ne serait qu’un moyen pour se déplacer. Les objets techniques ne seraient que de simples moyens en vue d’une fin. Simondon écrit ceci : « jusqu’à ce jour, la réalité de l’objet technique a passé au second plan derrière celle du travail humain. L’objet technique a été appréhendé à travers le travail humain, pensé et jugé comme instrument, adjuvant, ou produit du travail ».

Ce mépris conduit à croire qu’il n’y a pas de spiritualité, d’humanité dans les techniques. Mais en en même temps la relation  est ambiguë car si d’un côté  on réduit la  technique à n’être qu’un simple moyen, quelque chose de neutre (ex. couteau qui peut servir à manger et à tuer) d’un autre côté, on voit dans les techniques une menace. Il s’agit alors de  l’invasion des machines, du mythe  des robots qui vont ériger  un nouveau règne plus puissant qui va détrôner l’humain après lui avoir pris son travail.  Donc, si elle ne réduit pas la technique à la seule fonction d’ustensile, de moyen efficace, notre culture  la transforme en menace robotique deshumanisante. Gilbert Simondon toujours dans son ouvrage, du Mode d’existence des objets techniques le souligne : «  la culture comporte ainsi deux attitudes contradictoires envers les objets techniques : d’une part, elle les traite comme de purs assemblages de matière, dépourvus de vraie signification, et présentant seulement une utilité. D’autre part, elle suppose que ces objets sont aussi des robots et qu’ils sont animés d’intentions hostiles envers l’homme, ou représentent pour lui un permament danger d’agression, d’insurrection. »

 

Mais le risque d’aliénation ne réside-t-il pas dans une méconnaissance des machines comme le souligne encore Simondon ?

« La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. » 

 

Objectif : décrire la réalité des êtres techniques,  devenir technophile et réintégrer la technique à la culture. 

 

Du mode d’existence des objets techniques.

Les Modernes recourt  à la distinction Sujet / Objet pour rendre compte des techniques. Voilà comment ils se représentent la chose (qui est pourtant contraire à l’expérience) : on passe d’une sujet qui a l’idée à un objet ; il n’y a pas de transformation, mais un simple transport efficacité. On se représente le fabricateur comme possédant dans sa tête une forme préalable qu’il applique à une matière inerte et informe. La technique est réduite à n’être plus que de la pensée appliquée à de la matière. La voiture correspond exactement au « besoin de déplacement » et chacune de ses formes découlent de ses besoins. L’ordinateur remplit efficacement la fonction pour laquelle il a été conçu, le marteau provient d’une réflexion  sur « la meilleure façon » de balancer le bras, le liver, le bois et l’acier, etc. la technique se comprendrait comme théorie de l’efficacité comme correspondance entre la forme et la fonction.

 

Mais la réalité de l’invention technique, du geste technique est plus tortueuse, elle avance en zig-zag et non pas en ligne droite. Qu’est-ce à dire ? Nous défendrons la thèse selon laquelle la technique consiste en un art du détour, c’est-à-dire une ruse.

3 exemples pourraient l’illustrer :

-         Un exemple éthologique : la pêche aux termites par les chimpanzés

-         L’interprétation du mythe de Prométhée qui insiste sur le rapprochement entre la ruse et la technique

-         La figure de Mac Gyver.

La technique relève de l’astuce, du truc, de la trouvaille. On ne peut pas déduire tous les tours et détour du génie technique par des principes a priori (ex. réduire les locomotives au cycle de Carnot, les avions à la physique de la portance). Tout dans la matière est esprit pour l’ingéniosité. Les ingrédients de ces mélanges demeurent étrangers les uns aux autres. Ils acceptent d’être détournés, disposés, agencés.

 

 

L’importance des techniques dans l’existence humaine.

 

  La technique est une dimension de l’espèce humaine, elle n’en est pas  un simple auxiliaire au travail.  Tout se passe comme si les humains avaient été instaurés par les techniques et non l’inverse. L’outil apparait alors comme une prothèse comme si l’homme était  un être inachevé. Nous devrions peut-être alors davantage parler d’homo faber que d’homo sapiens pour qualifier l’humain. La technique apparait comme une caractéristique presque biologique. Elle est dotée d’une nécessité vitale. 

Texte de  Bergson dans le manuel : pp.  454- 455.

 

Il est de plus probable que les inventions des trois derniers siècles aient bouleversé nos vies plus que toutes les autres passions.

 

Les objets techniques déterminent une conception du monde.

La technique est essentielle dans notre vie et dans son organisation . Elle est porteuse de valeurs et de projets sociaux. Elle est  un facteur actif de transformations des pratiques sociales et culturelles. 

 Disons d’abord qu’elle s’organise en réseaux. Les techniques n’existent pas à l’état isolé.  La production et l’utilisation de l’objet technique suppose un réseau de techniques. G.Simondon disait par exemple qu’en examinant une aiguille anglaise au 18ème siècle, on pouvait à partir de sa forme, de ses matériaux et du savoir faire qu’elle manifestait retrouver l’état des techniques anglaises de l’époque. Les techniques s’articulent en système technique qui  caractérise les différentes époques de la technologie. Il s’agit d’ un ensemble de cohérences qui se tissent à une époque donnée entre les différentes technologies, entre des objets, des dispositifs, des procédés.  A l’âge classique (XVII-XVIII) on retrouve le  couple eau-bois (cf. fascination pour la Hollande), à la  première révolution industrielle,  triade fer-charbon-vapeur, durant la deuxième, fin XIX, l’électricité. On assiste depuis deux décennies à la  montée en puissance des logiques de conceptions, c’est la 3ème  révolutions, celle d’internet.

Les inventions techniques jouent un rôle politique. Pensons à l’importance politique de l’Encyclopédie qui va lutter contre les barrières et les monopoles des corporations. En publiant des planches c’est-à-dire des dessins techniques, l’Encyclopédie libère ces inventions techniques.   Lefebvre des Noëttes, un commandant de cavalarie de l’armée française qui s’est intéressé à l’histoire de l’attelage et du sellage du cheval, a soutenu l’hypothèse que les techniques du cheval pourraient avoir amené la disparition de l’esclavage.  Lynn White a souligné le lien entre l’étrier et la  chevallerie.  Il faut toutefois se méfier des explications trop absolues.

Quoi qu’il en soit l’influence des mutations techniques sur les sociétés est évidente, tout comme celle de la rigidité d’une société sur le progrès technique. Pensons également au rôle joué dans la représentation scientifique et donc commune du monde par les instruments de mesure et d’observation (le télescope  et le  microscope)

 

 

Textes

  1. Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre.Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. « Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner ». Sa demande accordée il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d’échapper à une destruction mutuelle, il voulu les aider à supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d’eux ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de cornes, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang, ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns l’herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques uns mêmes il donna d’autres animaux à manger ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leur victime pour assurer le salut de la race.Cependant Epiméthée, qui n’était pas très réfléchi avait sans y prendre garde dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couvertures ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus habite et où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Epiméthée.Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait d’articuler sa voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. Avec ces ressources, les hommes, à l’origine, vivaient isolés, et les villes n’existaient pas ; aussi périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves toujours plus fortes qu’eux ; les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre ; mais ils étaient d’un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes ; car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l’art militaire fait parti. En conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ; mais quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient.Alors Zeus, craignant que notre race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. « Dois-je les partager comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous » – «Entre tous répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les  arts, le partage exclusif de quelques uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société ».Voilà comment, Socrate, et voilà pourquoi et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison selon moi. Mais quand on délibère sur la politique où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité ». PLATON. Protagoras [1]320.321c. Traduction d’Emile Chambry.

 

 

  1. Jusqu'à ce jour, la réalité de l'objet technique a passé au second plan derrière celle du travail humain. L'objet technique a été appréhendé à travers le travail humain, pensé et jugé comme instrument, adjuvant, ou produit du travail. Or, il faudrait, en faveur de l'homme même, pouvoir opérer un retournement qui permettrait à ce qu'il y a d'humain dans l'objet technique d'apparaître directement, sans passer à travers la relation de travail. (...)Le travail est ce par quoi l'être humain est médiateur entre la nature et l'humanité comme espèce. (...). Au contraire, par l'activité technique, l'homme crée des médiations, et ces médiations sont détachables de l'individu qui les produit et les pense ; l'individu s'exprime en elles, mais n'adhère pas à elles; la machine possède une sorte d'impersonnalité qui fait qu'elle peut devenir instrument pour un autre homme ; la réalité humaine qu'elle cristallise en elle est aliénable, précisément parce qu'elle est détachable.Le travail adhère au travailleur, et réciproquement, par l'intermédiaire du travail, le travailleur adhère à la nature sur laquelle il opère. L'objet technique, pensé et construit par l'homme, ne se borne pas seulement à créer une médiation entre homme et nature; il est un mixte stable d'humain et de naturel, il contient de l'humain et du naturel ; il donne à son contenu humain une structure semblable à celle des objets naturels, et permet l'insertion dans le monde des causes et des effets naturels de cette réalité humaine. La relation de l'homme à la nature, au lieu d'être seulement vécue et pratiquée de manière obscure, prend un statut de stabilité, de consistance, qui fait d'elle une réalité ayant ses lois et sa permanence ordonnée. L'activité technique, en édifiant le monde des objets techniques et en généralisant la médiation objective entre homme et nature, rattache l'homme à la nature selon un lien beaucoup plus riche et mieux défini que celui de la réaction spécifique de travail collectif. Une convertibilité de l'humain en naturel et du naturel en humain s'institue à travers le schématisme technique. Gilbert Simondon,Du mode d’existence des objets techniques, p.241/245.

 

 

  1. Pour redonner  à la culture le caractère véritablement général qu'elle a perdu, il faut pouvoir réintroduire en elle la conscience de la nature des machines, de leurs relations mutuelles et de leurs relations avec l'homme, et des valeurs impliquées dans ces relations. Cette prise de conscience nécessite l'existence, à côté du psycho­logue et du sociologue, du technologue ou mécanologue. De plus, les schèmes fondamentaux de causalité et de régulation qui consti­tuent une axiomatique de la technologie doivent être enseignés de façon   universelle, comme sont enseignés les fondements de la cul­ture littéraire. L'initiation aux techniques doit être placée sur le même plan que l'éducation scientifique; elle est aussi désintéressée que la pratique des arts, et domine autant les applications pratiques que la physique théorique ; elle peut atteindre le même degré d'abs­traction et de symbolisation. Un enfant devrait savoir ce qu'est une auto-régulation ou une réaction positive comme il connaît les théo­rèmes mathématiques.Cette réforme de la culture, procédant par élargissement et non par destruction, pourrait redonner à la culture actuelle le pouvoir régulateur  véritable  qu'elle  a  perdu.   Base  de  significations,   de moyens d'expression, de justifications et de formes, une culture éta­blit entre ceux qui la possèdent - une communication régulatrice; sortant de la vie du groupe, elle anime les gestes de ceux qui assurent les fonctions de commande, en leur fournissant des normes et des schèmes. Or, avant le grand développement des techniques, la culture incorporait à titre de schèmes, de symboles, de qualités, d'analogies, les principaux types de techniques donnant lieu à une expérience vécue. Au contraire, la culture actuelle est la culture ancienne, incorporant comme schèmes dynamiques l’état des tech­niques artisanales et agricoles des siècles passés. Et ce sont ces schèmes qui servent de médiateurs entre les groupes et leurs chefs, imposant, à cause de leur inadéquation aux techniques, une distor­sion fondamentale. Le pouvoir devient littérature, art d'opinion, plaidoyer sur des vraisemblances, rhétorique. Les fonctions direc­trices sont fausses parce qu'il n'existe plus entre la réalité gouvernée et les êtres qui gouvernent un code adéquat de relations : la réalité gouvernée comporte des hommes et des machines; le code ne repose que sur l'expérience de l'homme travaillant avec des outils, elle-même affaiblie et lointaine parce que ceux qui emploient ce code ne viennent pas, comme Cincinnatus, de lâcher les mancherons de la char­rue. Le symbole s'affaiblit en simple tournure de langage, le réel est absent. Une relation régulatrice de causalité circulaire ne peut s'établir entre l'ensemble de la réalité gouvernée et la fonction d'au­torité : l'information n'aboutit plus parce que le code est devenu inadéquat au  type  d'information  qu'il  devrait  transmettre.  Une information qui exprimera l'existence simultanée et corrélative des hommes et des machines doit comporter les schèmes de fonctionne­ment des machines et les valeurs qu'ils impliquent. Il faut que la culture redevienne générale, alors qu'elle s'est spécialisée et appau­vrie. Cette extension de la culture, supprimant une des principales sources d'aliénation, et rétablissant l'information régulatrice, pos­sède une valeur politique et sociale ; elle peut donner à l'homme des moyens pour penser son existence et sa situation en fonction de la réalité qui i'entoure. Cette œuvre d'élargissement et d'approfon­dissement de la culture a aussi un rôle proprement philosophique à jouer car elle conduit à la critique d'un certain nombre de mythes stéréotypes, comme celui du robot, ou des automates parfaits  au service  d'une humanité paresseuse et comblée, pour opérer cette prise de conscience, il est possible de chercher :finir l'objet technique en lui-même, par le processus de concrétion et de surdétermination fonctionnelle qui lui donne sa consistance au terme d'une évolution, prouvant qu'il ne saurait être considéré comme un pur ustensile. Les modalités de cette genèse mettent de saisir les trois niveaux de l'objet technique, et leur coordination, temporelle non dialectique : l'élément, l'individu, l’ensemble. L’objet technique étant défini par sa genèse, il est possible d'établir les rapports entre l'objet technique et les autres réalités, en particulier l'homme à l'état adulte et l'enfant.Enfin, considéré comme objet d'un jugement de valeurs, l'objet technique peut susciter des attitudes très différentes selon qu'il est pris au niveau de l'élément, au niveau de l'individu ou au niveau l'ensemble. Au niveau de l'élément son perfectionnement n'introduit aucun bouleversement engendrant l'angoisse par conflit avec habitudes acquises : c'est le climat de l'optimisme du XVIIIe siècle, introduisant l'idée d'un progrès continu et indéfini, apportant une amélioration constante du sort de l'homme. Au contraire, l’individu technique devient pendant un temps l'adversaire de l'homme, son concurrent, parce que l'homme centralisait en lui l'individualité technique au temps où seuls existaient les outils; la machine prend la place de l'homme parce que l'homme accomplissait une fonction de  machine,  de porteur  d'outils.  A cette phase correspond une notion dramatique et passionnée du progrès, devenant viol de la nature, conquête du monde, captation des énergies. Cette volonté de  puissance s'exprime à travers la démesure techniciste et technocratique de l'ère de la thermodynamique, qui a une tournure à la fois prophétique et cataclysmale. Enfin, au niveau des ensembles techniques du XXe siècle, l'énergétisme thermodynamique est remplacé par la théorie de l'information, dont le contenu normatif est éminemment régulateur et stabilisateur : le développement des techniques  apparaît  comme  une  garantie   de  stabilité.   La  machine, comme élément de l'ensemble technique, devient ce qui augmente la quantité d'information, ce qui accroît la négentropie, ce qui s'oppose à la dégradation de l'énergie : la machine, œuvre d'organisation, d'information, est, comme la vie et avec la vie, ce qui s'oppose au désordre, au nivellement de toutes choses tendant à priver l'universde pouvoirs  de changement.  La  machine est  ce par  quoi l'homme s'oppose à la mort de l'univers; elle ralentit, comme la vie, la dégradation de l'énergie, et devient stabilisatrice du monde.Cette modification du regard philosophique sur l'objet technique annonce la possibilité d'une introduction de l'être technique dans la culture : cette intégration, qui n'a pu s'opérer ni au niveau des élé­ments ni au niveau des individus de manière définitive, le pourra avec plus de chances de stabilité au niveau des ensembles; la réalité technique devenue régulatrice pourra s'intégrer à la culture, régu­latrice par essence. Cette intégration ne pouvait se faire que par addition au temps où la technicité résidait dans les éléments, par effraction et révolution au temps où la technicité résidait dans les nouveaux individus techniques; aujourd'hui, la technicité tend à résider dans les ensembles; elle peut alors devenir un fondement de la culture à laquelle elle apportera un pouvoir d'unité et de stabilité, en la rendant adéquate à la réalité qu'elle exprime et qu'elle règle.Du mode d’existence des objets techniques, G.Simondon

 

  1. Si vous cherchez une bonne machine-outil, adressez-vous à Noël Dempsey, qui tient boutique à Richmond, en Virginie. Le magasin bien achalandé de Noël est plein de tours, de fraiseuses et de scies circulaires ; il se trouve que la plupart de ces outils provien­nent d'établissements scolaires. On trouve également en abondance ce genre d'équipement sur eBay et, là aussi, il s'agit généralement d'objets en provenance de lycées ou de collèges. Cela fait près de quinze ans qu'ils circulent sur le marché de l'occasion. C'est en effet dans les années 1990 que les cours de technologie ont commencé à disparaître dans l'enseignement secondaire américain, quand les enseignants ont commencé à vouloir préparer leurs élèves à devenir des « travailleurs de la connaissance » (knowledge workers).La disparition des outils de notre horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l'ignorance totale du monde d'arte­facts que nous habitons. De fait, il s'est développé depuis quelques années dans le monde de l'ingénierie une nouvelle culture technique dont l'objectif essentiel est de dissimuler autant que possible les entrailles des machines. Le résultat, c'est que nombre des appareils que nous utilisons dans la vie de tous les jours deviennent parfaitement indéchiffrables. Soulevez le capot de certaines voitures (surtout si elles sont de marque allemande) et, en lieu et place du moteur, vous verrez apparaître quelque chose qui ressemble à l'espèc d'obélisque lisse et rutilant qui fascine tellement les anthro­poïdes au début du film de Stanley Kubrick 2001 : L'Odyssée de l'espace. Bref, ce que vous découvrez, c'est un autre capot sous le capot. Cet art de la dissimulation a bien d'autres exemples. De nos jours, pour dévisser les vis qui maintien­nent ensemble les différentes parties des appareils de petite taille, il faut souvent utiliser des tournevis ultraspéciaux qui sont très difficiles à trouver dans le commerce, comme pour dissuader les curieux ou les insatisfaits de mettre leur nez dans les entrailles de ces objets. Inversement, mes lecteurs d'âge mûr se souviendront sans doute que, il n'y a pas si long­temps, le catalogue Sears incluait des graphiques et des schémas décrivant les parties et le fonctionnement de tous les appareils domestiques et de nombreux autres engins mécaniques. L'intérêt du consommateur pour ce genre d'information passait alors pour une évidence.Ce déclin de l'usage des outils semble présager un chan­gement de notre relation avec le monde matériel, débou­chant sur une attitude plus passive et plus dépendante. Et de fait, nous avons de moins en moins d'occasions de vivre ces moments de ferveur créative où nous nous saisissons des objets matériels et les faisons nôtres, qu'il s'agisse de les fabri­quer ou de le réparer. Ce que les gens ordinaires fabriquaient hier, aujourd'hui, ils l'achètent ; et ce qu'ils réparaient eux-mêmes, ils le remplacent intégralement, ou bien louent les services d'un expert pour le remettre en état, opération qui implique souvent le remplacement intégral d'un appareil en raison du dysfonctionnement d'une toute petite pièce.Cet ouvrage plaide pour un idéal qui s'enracine dans la nuit des temps mais ne trouve plus guère d'écho aujourd'hui : le savoir-faire manuel et le rapport qu'il crée avec le monde matériel et les objets de l'art. Ce type de savoir-faire est désormais rarement convoqué dans nos acti­vités quotidiennes de travailleurs et de consommateurs, et quiconque se risquerait à suggérer qu'il vaut la peine d'être cultivé se verrait probablement confronté aux sarcasmes du plus endurci des réalistes : l'économiste professionnel. Ce dernier ne manquera pas, en effet, de souligner les « coûts d'opportunité » de perdre son temps à fabriquer ce qui peut être acheté dans le commerce. Pour sa part, l'enseignant réa­liste vous expliquera qu'il est irresponsable de préparer les jeunes aux professions artisanales et manuelles, qui incar­nent désormais un stade révolu de l'activité économique. On peut toutefois se demander si ces considérations sont aussi réalistes qu'elles le prétendent, et si elles ne sont pas au contraire le produit d'une certaine forme d'irréalisme qui oriente systématiquement les jeunes vers les métiers les plus fantomatiques. Aux environs de 1985, on a commencé à voir apparaître dans les revues spécialisés en éducation des articles intitulés « La révolution technologique en marche » ou « Préparez vos enfants à un avenir high-tech mondialisé ». Bien entendu, ce genre de futurisme n'est pas nouveau en Amérique. Ce qui est nouveau, c'est le mariage du futurisme et de ce qu'on pourrait appeler le « virtualisme », l'idée que, à partir d'un certain moment, nous finirons par prendre congé de la réa­lité matérielle et par flotter librement dans un univers écono­mique d'information pure. En fait, ce n'est pas si nouveau, cela fait bien cinquante ans qu'on nous ressasse que nous sommes au seuil de la « société postindustrielle ». S'il est vrai que nombre d'emplois industriels ont migré sous d'autres cieux, les métiers manuels de type artisanal sont toujours là. Si vous avez besoin de faire construire une terrasse ou de faire réparer votre véhicule, les Chinois ne vous seront pas d'une grande utilité. Rien d'étonnant à cela, ils habitent en Chine. Et de fait, on constate l'existence d'une pénurie de main-d'œuvre tant dans le secteur de la construction que dans celui de la mécanique auto. Pourtant, les intellectuels ont trop souvent eu tendance à mettre ces métiers manuels dans le même sac que les autres formes de travail industriel : tout ça, c'est des boulots de « cols bleus », et donc tous censés appartenir à une espèce en voie de disparition. Mais depuispeu, ce consensus a commencé à se fissurer ; ainsi, en 2006, le Wall Street Journal se demandait si « îe travail [manuel] qua­lifié n'était pas en train de devenir l'une des voies privilégiées pour accéder à une vie confortable ».Ce livre n'est pas vraiment un livre d'économie ; il s'intéresse plutôt à l'expérience de ceux qui s'emploient à fabriquer ou réparer des objets. Je cherche aussi à comprendre ce qui est en jeu quand ce type d'expérience tend à disparaître de l'horizon de nos vies. Quelles en sont les conséquences du point de vue de la pleine réalisation de l'être humain ? L'usage des outils est-il une exigence perma­nente de notre nature ? Plaider en faveur d'un renouveau du savoir-faire manuel va certainement à rencontre de nombre de clichés concernant le travail et la consommation ; il s'agit donc aussi d'une critique culturelle. Quelles sont donc les origines, et donc la validité, des présupposés qui nous amènent à considérer comme inévitable, voire désirable, notre croissant éloignement de toute activité manuelle ?Je ferai souvent référence à ma propre expérience de tra­vail, la plus récente en particulier, celle de mécanicien moto. Quand je vois une moto quitter mon atelier en démarrant gaillardement, et ce quelques jours après y avoir été trans­portée à l'arrière d'un pick-up, toute ma fatigue se dissipe, même si je viens de passer toute la journée debout sur une dalle de béton. À travers la visière de son casque, je devine le sourire de satisfaction du motard privé de véhicule depuis un bon bout de temps. Je le salue d'un geste de la main. Une main sur la manette des gaz et une autre sur l'embrayage, je sais qu'il ne peut pas me rendre mon salut. Mais je déchiffre un message de gratitude dans la joyeuse pétarade du moteur qu'il emballe pour le plaisir. J'aime cette sonorité exubé­rante, et je sais que lui aussi. Ce qui passe entre nous, c'est une conversation de ventriloques au timbre mécanique, et le message en est tout simple : « Ouaaaaaaaaais ! »La sensation de cette liasse de billets dans ma poche n'a rien à voir avec les chèques que je recevais dans mon précédent boulot. Parallèlement à mes études de doctorat en philosophie politique à l'université de Chicago, je travaillais comme directeur d'une fondation à Washington, un think tank, comme on dit. J'étais constamment fatigué et, sincère­ment, je ne voyais pas très bien pourquoi j'étais payé : quels bien tangibles, quels services utiles mon travail fournissait-il à qui que ce soit? Ce sentiment d'inutilité était passable­ment déprimant. J'étais bien payé, mais c'était pratique­ment comme recevoir une indemnité et, au bout de cinq mois, j'ai laissé tomber pour ouvrir mon atelier de réparation de motos. Peut-être que je ne suis pas doué pour le travail de bureau. Mais en réalité, je doute fort que mon problème soit exceptionnel. Si je raconte ici ma propre histoire, ce n'est pas parce que je crois qu'elle sort de l'ordinaire, mais au contraire parce que je pense qu'elle est assez banale. Je veux rendre jus­tice à certaines intuitions qui sont partagées par beaucoup de gens, mais qui n'ont pas suffisamment de légitimité publique. Tel est le sujet de ce livre : j'ai toujours éprouvé un sentiment de créativité et de compétence beaucoup plus aigu dans l'exercice d'une tâche manuelle que dans bien des emplois officiellement définis comme « travail intellectuel ». Plus étonnant encore, j'ai souvent eu la sensation que le tra­vail manuel était plus captivant d'un point de vue intellectuel. Cet ouvrage est donc une tentative de comprendre pourquoi. Je tire mes exemples de deux domaines essentiellement, ceux des métiers de la réparation et de la construction. Ce sont des professions avec lesquelles j'ai une certaine familia­rité (j'ai aussi travaillé comme électricien), mais je pense que mon raisonnement peut aussi s'appliquer à d'autres types de tâches. Il se trouve que la plupart des individus qui apparais­sent dans cet ouvrage sont des hommes, mais je suis certain que les femmes, elles aussi, savent reconnaître l'attrait de ce genre d'activité tangible et directement utile.Maintenant, quelques mots sur ce que ce livre n'est pas. Je souhaite éviter le halo de mysticisme qui s'attache sou­vent aux éloges du savoir-faire artisanal, car il s'agit pour moi simplement de rendre justice aux satisfactions qu'il nous offre. Vous ne trouverez donc pas ici de digressions sur les fabricants de sabres japonais ou autres merveilles. J'emploierai de préférence le terme de « métier » (trade) plutôt que celui d'« art » (craff) pour souligner le caractère prosaïque de mon sujet (mais je n'observerai pas cette dis­tinction avec une rigueur systématique). Comparés à ceux d'un véritable artisan, mes maigres talents ne pèsent pas grand-chose ; par conséquent, je n'ai aucune compétence pour parler de l'arôme de haute spiritualité qui est censé se dégager d'un tenon parfaitement emmanché dans sa mor­taise, ou de quoi que ce soit dans le genre. Disons que, grosso modo, le savoir-faire de l'artisan définit une norme idéale, mais que dans un système marchand de consommation de masse comme le nôtre, c'est l'activité de l'homme de métier qui incarne un mode de vie économiquement viable. Du moins s'agit-il d'un modèle largement accessible et qui offre une série de satisfactions similaires à celles que nous asso­cions au savoir-faire artisanal. Nous tendons également à imaginer l'artisan dans le confort de son atelier, tandis que l'homme de métier travaille hors de chez lui et doit ramper sous un évier ou grimper au sommet de poteaux électriques et, en général, essayer de faire fonctionner des objets qui ne lui appartiennent pas.Par conséquent, j'essaie d'éviter les images enjolivées du travail manuel dans lesquelles se complaisent parfois les intellectuels. Je ne pense pas non plus qu'il soit intéressant de nourrir la nostalgie d'une vie « plus simple » et soi-disant plus authentique, ou bien dotée d'une aura démocratique plus prestigieuse du fait d'être liée à la « classe ouvrière ». Certes, mon intention est bien de réhabiliter l'honneur des métiers manuels en tant qu'option professionnelle parfaite­ment légitime, mais j'ai choisi de le faire à partir de ma propre expérience, qui ne gagne rien à être lue à la lumière de ces idéaux contestables. La plupart des individus avec qui j'ai travaillé comme électricien ou comme mécanicien ne correspondaient guère à l'image traditionnelle du « col bleu ». Nombre d'entre eux étaient des excentriques, des réfugiés d'une existence antérieure trop étriquée. Certains dérivaient entre travail et inactivité, selon les circonstances.Cet ouvrage propose une série d'arguments en faveur d'une forme de travail dont on peut dire qu'elle a du sens parce qu'il s'agit d'un travail vraiment utile. Il explore égale­ment ce qu'on pourrait appeler l'éthique de l'entretien et de la réparation. Ce faisant, j'espère qu'il aura quelque chose à dire aux personnes qui, sans exercer professionnellement ce genre d'activité, s'efforcent d'arriver dans leur vie à un minimum d'indépendance (self-reliance) matérielle à travers la connaissance pratique des objets matériels qui nous entou­rent. Nous n'aimons pas que ce que nous possédons nous dérange. Pourquoi certains des nouveaux modèles de Mer­cedes n'ont-ils plus de jauge à huile, par exemple ? Qu'est-ce qui nous séduit dans l'idée d'être débarrassés de toute inter­action importune avec les choses qui nous entourent ? Poser ces question fondamentales concernant notre culture de consommation, c'est aussi poser des questions fondamentales sur le sens du travail, parce que plus les objets utilitaires sont dociles et discrets, plus ils sont compliqués. Et quels effets cette complexité croissante des voitures et des motos, par exemple, a-t-elle eus sur les tâches de ceux qui sont chargés de leur entretien ? On entend souvent dire qu'il faut « requa­lifier » la main-d'œuvre pour qu'elle soit à la hauteur de l'évo­lution technologique. À mon avis, la question est plutôt la suivante : quel type de personnalité doit posséder un mécani­cien du xxie siècle pour tolérer la couche de gadgets électro­niques inutiles qui parasite aujourd'hui le moindre appareil ?Il s'agit donc d'une tentative de cartographier les terri­toires imbriqués où se côtoient l'idée d'un « travail doté de sens » et celle de l'« indépendance » (self-reliance). Ces idéaux sont tous deux liés à la lutte pour l'expression active de l'indi­vidu (individual agency) qui est au centre même de la vie moderne. Quand nous contemplons notre existence sous l'angle de cette lutte, certaines expériences acquièrent une plus grande importance. Tant comme travailleurs que comme consommateurs, nous sentons bien que nos vies sont contraintes par de vastes forces impersonnelles qui agissent sur nous à distance. Ne sommes-nous pas en train de devenir chaque jour un peu plus stupides ? Pour avoir la moindre prise sur le monde, intellectuellement parlant, ne nous faut-il pas aussi avoir un minimum de capacité d'agir matérielle­ment sur lui ?Pour certaines personnes, cela signifie cultiver son propre potager. On dit même qu'il y a maintenant des gens qui élèvent des poulets sur les toits des immeubles de New York. Ces néo-agriculteurs expliquent qu'ils éprouvent une profonde satisfaction dans le fait de récupérer une relation plus directe avec ce qu'ils mangent. D'autres décident de faire du tricot et sont tout fiers de porter des vêtements qu'ils ont créés de leurs propres mains. L'économie domestique de nos grands-mères redevient tout d'un coup le dernier cri de la mode. Comment expliquer ces phénomènes ?Quand les temps économiques sont durs, la frugalité est à l'ordre du jour. Or, la frugalité requiert un certain niveau d'autonomie, c'est-à-dire la capacité de prendre soin de ses propres affaires. Mais ce nouveau goût pour l'autonomie semble bien avoir émergé avant le début de la crise, et la ten­dance à la frugalité n'est peut-être qu'une justification éco­nomique superficielle d'un mouvement qui répond en fait à un besoin plus profond : le désir de rendre notre univers intelligible afin de pouvoir nous en sentir responsables. Ce qui implique la possibilité de réduire la distance entre l'indi­vidu et les objets qui l'entourent. Nombreux sont ceux qui s'efforcent de restaurer une vision des choses à échelle humaine et de se libérer au moins partiellement des forces obscures de l'économie mondialisée.Cette poignante aspiration à la responsabilité, que nombre de gens ressentent dans la sphère domestique, ne serait-elle pas en fait (en partie) une réaction aux bouleversements du monde du travail, au sein duquel l'expérience de l'agir individuel tend de plus en plus à disparaître ? Malgré toutes les pseudonormes d'évaluation concoctées par la hiérarchie managériale, les per­sonnes qui travaillent dans un bureau ont souvent l'impres­sion que leur travail ne répond pas au type de critère objectif que fournit, par exemple, un niveau de menuisier et que, par conséquent, la distribution du blâme et de l'éloge y est parfai­tement arbitraire. La mode du « travail en équipe » rend de plus en plus difficile l'attribution de la responsabilité individuelle et a ouvert la voie à des formes singulières et inédites de manipu­lation managériale des salariés, lesquelles adoptent le langage de la thérapie motivationnelle ou de la dynamique de groupe. Les cadres supérieurs eux-mêmes vivent dans une condition d'incertitude psychique déroutante liée au caractère anxiogène des impératifs extrêmement vagues auxquels ils doivent obéir. Quand un étudiant tout juste sorti de l'université est convoqué à un entretien d'embauché pour un poste de « travailleur intel­lectuel », il découvre que le chasseur de têtes qui l'interroge ne lui pose jamais aucune question sur ses diplômes et ne s'inté­resse absolument pas au contenu de sa formation. Il sent bien que ce qu'on attend de lui, ce n'est pas un savoir, mais plutôt un certain type de personnalité, un mélange d'affabilité et de complaisance. Toutes ces années d'études ne serviraient-elles donc qu'à impressionner la galerie ? Ces diplômes obtenus à dure peine ne seraient-ils qu'un ticket d'entrée dans un univers de fausse méritocratie ? Ce qui ressort de tout ça, c'est un hiatus croissant entre forme et contenu, et l'impression de plus en plus nette que tout ce qu'on nous raconte sur le sens du travail est complètement à côté de la plaque. Plutôt que d'essayer de nier ce malaise, il est peut-être temps d'en tirer quelque chose de constructif. Au moment où j'écris ces lignes, l'ampleur de la crise économique est encore incertaine, mais elle semble s'approfondir. Les institutions et les professions les plus prestigieuses sont en train de tra­verser une véritable crise de confiance. Mais cette crise est aussi une occasion de remettre en question nos présupposés les plus élémentaires. Qu'est-ce qu'un « bon » travail, qu'est-ce qu'un travail susceptible de nous apporter tout à la fois sécurité et dignité ? Voilà bien une question qui n'avait pas été aussi pertinente depuis bien longtemps. Destination privilégiée des jeunes cerveaux ambitieux, Wall Street a perdu beaucoup de son lustre. Au milieu de cette grande confusion des idéaux et du naufrage de bien des aspirations professionnelles, peut-être verrons-nous réémerger la certi­tude tranquille que le travail productif est le véritable fonde­ment de toute prospérité. Tout d'un coup, il semble qu'on n'accorde plus autant de prestige à toutes ces méta-activités qui consistent à spéculer sur l'excédent créé par le travail des autres, et qu'il devient de nouveau possible de nourrir une idée aussi simple que : « Je voudrais faire quelque chose d'utile. »Retour aux fondamentaux, donc. La caisse du moteur est fêlée. Il est temps de la démonter et de mettre les mains dans le cambouis.Eloge du carburateur (introduction) de M. Crawford


     

Liste de sujets :

 La technique n’est-elle qu’un auxiliaire du travail ?

Qu’est-ce qu’un progrès technique ?

En quel sens la technique rend-elle comme maîtres et possesseurs de la nature ?

Y a-t-il une rationalité propre à l’invention technique ?

La technique est-elle une ruse de la vie ?

La technique subvertit-elle l’ordre des choses ?

Quel est le critère de réussite d’un objet technique ?