Situation 11. La morsure par le serpent fer-de-lance de la femme de Chumpi, Metekash

 

Introduction aux interrogations de l’ethnologie

 

La diversité des cultures humaines à la surface du globe nous conduit à nous poser cette question : comment concilier le fait que l’espèce humaine possède un équipement biologique et cognitif sans grande variation interne  avec le constat qu’elle emploie cet équipement de manière extrêmement variable ? L’ethnologue Marcel Mauss a bien montré par exemple qu’on ne marche pas, qu’on ne court pas, qu’on ne sert pas d’un percuteur de la même façon selon les lieux et les milieux où on a appris ces techniques. Ces techniques ont été intériorisés comme des schèmes corporels et ils sont perçus au premier abord, à tort, comme tout à fait naturels. Et la diversité est bien sûr plus grande encore en matière d’institution collective ; les règles de mariage, les formes de l’autorité, les types légitimes ou illégitimes d’expression de la violence, les hiérarchies de statut, les normes de l’échange et de la circulation des biens matériels tout cela se présente à nous comme un tableau d’une étourdissante variété. Une étourdissante variété des cultures humaines repose donc sur un même équipement biologique et cognitif. La tâche de l’anthropologie est de mettre au jour des régularités dans ce foisonnement de particularismes. Elle va rechercher des invariants anthropologiques mais qui ne sont pas des universaux. En somme qu’il y ait des règles dans l’espèce humaine est universel mais les règles elles-mêmes sont particulières.

 

Nous allons nous intéresser dans ce cours à la distinction nature / culture. Nous tenterons de répondre aux questions suivantes :

 Que mettons-nous (nous, occidentaux) derrière le couple nature / culture ? quelle réalité correspond à ces notions ?

 Mais ce découpage est-il le même dans toutes les cultures ? et si non qu’est-ce que cela implique dans la représentation que nous avons du monde, de ce qui est en général ? quelle ontologie découle de ces différences de répresentation des continuités et des discontinuités ?

 

Notre culture par exemple fait correspondre cette discontinuité à la rupture nature / culture :  d’un côté le monde des règles sociales, des conventions, de la vie culturelle, de l’autre le domaine des régularités, des récurrences naturelles. Dans d’autres régions du monde cette distinction n’a pas cours. On va donc pouvoir remarquer quelles sont les différentes façons que les hommes ont inventé pour repérer des continuités et des discontinuités entre humain et non-humain. La nôtre n’étant que l’un de ces modèles. Philippe Descola relève quatre types de relations de l’homme à son environnement. Il s’agit du naturalisme, de l’animisme, du totémisme et de l’analogisme. Le naturalisme correspond à notre culture occidentale, l’animisme à des sociétés vivant en Amazonie, les Jivaros par exemple  ou dans les forêts d’Asie du Sud-Est. Nous allons étudier ces deux modèles pour comprendre le sens culturel de la question « l’homme n’est-il qu’un animal comme les autres ? ».

 Dans la culture animiste, les humains et les non humains possèdent une intériorité de même nature. Bien des animaux et des plantes sont conçus et traités comme des personnes dotés d’une âme qui leur permet de communiquer avec les humains. Les non-humains ont une intériorité humaine mais un corps spécifique qui est comme une enveloppe qui induit une certaine perspective sur le monde. Il y a donc un fond  d’intériorité identique mais chaque classe d’ être  posséde  sa physicalité propre qui induit un mode de comportement spécialisé. L’idée de nature comme le suggère Descola n’a donc plus le même sens, même nous pouvons dire que la nature entendue comme objectivité et régularité qui s’oppose à l’homme (et sa culture historique) n’existe pas dans cette représentation du monde. (texte Descola) Descola dans son ouvrage  Par delà nature et culture écrit ceci (p.37) : « des forêts luxuriantes de l’Amazonie aux étendues glacées de l’Arctique canadien, certains peuples conçoivent donc leur insertion dans l’environnement  d’une manière fort différente de la nôtre. Ils ne se pensent pas comme des collectifs sociaux gérant leurs relations à un écosystème, mais comme de simples composantes d’un ensemble plus vaste au sein duquel aucune discrimination véritable n’est établie entre humains et non-humains. »

 

   Le naturalisme qui caractérise notre culture et qui prend forme au 17ème siècle désigne d’abord l’idée d’un déterminisme de la nature, d’un lieu d’ordre et de nécessité.  Il implique aussi une contrepartie : un monde d’artifice et de liberté. En somme, il repose sur le dualisme corps / esprit, nature / culture, nécessité / liberté. Il y a une nature unique et une multiplicité de cultures.  La nature est réduite à de l’étendue que la science a pour tâche de connaître en y dégageant des lois naturelles. La science de Galilée et la métaphysique de Descartes fonde cette représentation du monde. Deux substances, pensante et étendue, constituent ce qui est. Et seul l’homme fait l’expérience des deux. L’animal est réductible à de l’étendue, il fonctionne comme une machine, mais dont les éléments qui la composent sont infiniment plus petits (texte Descartes). Le naturalisme présuppose donc une discontinuité des intériorité et une continuité matérielle. Ce qui est l’envers de l’animisme qui présuppose une continuité des intériorité mais une discontinuité des corps. Avec le naturalisme, l’intériorité qualifie l’humain. Elle se définit alors comme âme, conscience, subjectivité ou  langage. Si bien qu’il exclut de la  catégorie de l’intériorité l’ensemble des non-humains. Il s’agit d’une discrimination ontologique qui frappe les animaux et qui frappait jadis les sauvages.

 

 2/ exercices Continuez à remplir le tableau ci-dessous qui tente de déterminer les différences qui existent entre l’animisme et le naturalisme

 

Sur des textes, lire les extraits du livre de Ph. Descola, Par-delà nature et culture, (dans le document qui rassemble les textes)

Pour vous aider :

Décrivez l’erreur de l’ethnologue, Philippe Descola.

Quelle la conception de la nature des Achuar

Quelles sont les conceptions de la nature et des animaux par l’ethnologue ?

La « nature » est un immense jardin.

L’animal comme machine. 

Histoire de la représentation européenne de l’animal

 

Qu’est-ce que je vois dans ces animaux ?  le concept d’animal est un mot qui n’a pas d’équivalent chez de nombreuses cultures.

 Ce qui conduit à des comportements différents à leur égard.

 

 

 

 

animisme

naturalisme

 

 

 

Représentations de la nature et des animaux

 

 

 

Nature est un immense jardin. 

Les mots nature, culture, animal n’existent pas mais cela n’est pas un défaut de langage, un manque de vocabulaire, c’est bien plutôt le signe d’une représentation de ce que nous appelons nature et animal complètement différente.

 

 

Forêt/ jardin

 

Le mot animal est une catégorie qui sert à désigner plusieurs millions d’espèces animales.

 

Nous nous sommes représentés les animaux comme des machines (théorie de l’animal de Descartes)

Comportements à leur égard

 

Chaque animal possède un monde que l’on aime croire deviner par l’imagination

 

Une éthique de la chasse qui consiste en conventions implicites passés avec les animaux.

Liens de sociabilité avec des animaux (chasse) avec des plantes (horticulture).

 

 

Rapport utilitaire

On voit dans la nature à quoi elle peut nous servir. On projettte donc la forme de l’humain dans la nature au sens ou on ne voit en elle que ce qui est en rapport avec les besoins humains. On nie l’altérité de la nature en général et des animaux en particulier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4/ L’animisme est-il une superstition dont nous nous  serions débarrassés?

p.122

p.187

Conclusion : La distinction nature / culture n’est pas universelle

La distinction nature / culture varie elle-même selon les sociétés humaines. De nombreuses sociétés dans le monde ne séparent en effet la culture  de la nature comme deux domaines de réalité incompatible. Il est donc possible de dépasser l’idée selon laquelle il y aurait une universalité des modes de discontinuité entre humain et non-humain.

 L’ethnologie nous a conduit à prendre notre propre ontologie (système de qualité, représentation du monde) pour un cas particulier (c’est-à-dire une formule parmi  tant d’autres qui vise à donner ordre et sens au monde).

  L’ethnologie  relativise  dans la mesure où elle montre ainsi que les concepts de nature, de société ou de culture sont des concepts historiques, cad qu’ils ont une histoire et qu’ils sont europocentrés. 

 Mais en même temps cette discipline universalise car  elle conduit à inventer des concepts qui ont une extension plus grande, et qui ne sont pas attachée à une histoire particulière. 

  Enfin, les sciences, récentes, que sont l’éthologie et l’écologie confirment des intuitions présentes dans des cultures différentes de la nôtre. En effet, l’éthologie montre par exemple que nombreuses espèces animales sont dotées de facultés cognitives, sont capables d’un rapport technique au réel, sont organisés en société souvent complexes. L’ écologie elle nous met en garde contre la domination par l’homme de la nature. Elle révèle à l’homme les effets dévastateur de son action sur la biodiversité.

Les indiens ont transformés la forêt mais pas comme nous l’avons fait.

 

Textes

Par conséquent, la diversité des cultures humaines ne doit pas nous inviter à une observation morcelante ou morcelée. Elle est moins fonction de l’isolement des groupes que des relations qui unissent. Et pourtant, il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale ; dans ces matières, le progrès de la connaissance n’a pas tellement consisté à dissiper cette illusion au profit d’une vue plus exacte qu’à l’accepter ou à trouver le moyen de s’y résigner. L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc. autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères .Lévi-Strauss, Race et Histoire.

 

 

 

C'est dans l'aval du Kapawi, une rivière limoneuse de la haute Amazonie, que j'ai commencé à m'interroger sur l'évidence de la nature. Rien de particulier, pourtant, ne distinguait l'environnement de la maison de Chumpi d'autres sites d'habitat que j'avais visités auparavant dans cette région de l'Équateur limitrophe du Pérou. Selon la coutume des Achuar, la demeure couverte de palmes était édifiée au coeur d'un essart[1][1] où dominaient les plants de manioc et que bordaient sur un côté les eaux tourbillonnantes de la rivière. Quelques pas à travers le jardin et l'on butait déjà sur la forêt, une sombre muraille de haute futaie encerclant la lisière plus pâle des bananiers. Le Kapawi était l'unique ligne de fuite de ce cirque sans horizon, une échappée tortueuse et interminable puisqu'il m'avait fallu une journée entière de pirogue pour venir d'un défrichement similaire, le plus proche voisinage du maître de maison. Dans l'intervalle, des dizaines de milliers d'hectares d'arbres, de mousses et de fougères, des dizaines de millions de mouches, de fourmis et de moustiques, des hardes de pécaris, des troupes de singes, des aras et des toucans, un ou deux jaguars peut-être; en bref, une prolifération inhumaine de formes et d'êtres livrés en toute indépendance à leurs propres lois de cohabitation...Vers le milieu de l'après-midi, tandis qu'elle vidait les déchets de la cuisine dans les fourrés surplombant la rivière, la femme de Chumpi s'était fait mordre par un serpent. Se précipitant vers nous, les yeux dilatés par la douleur et l'angoisse, elle hurlait : « Le fer-de-lance, le fer-de-lance, je suis morte, je suis morte! » La maisonnée en alerte avait aussitôt fait chorus : « Le fer-de-lance, le fer-de-lance, il l'a tuée, il l'a tuée! » J'avais injecté un sérum à Metekash et elle reposait dans la petite hutte de confinement que l'on érige en pareilles circonstances. Un tel accident n'est pas rare dans cette région, surtout lors des abattis, et les Achuar se résignent avec une certaine fatalité à son issue souvent mortelle. Mais qu'un fer-de-lance s'aventurât aussi près d'une maison était, paraît-il, inhabituel.Chumpi semblait aussi atteint que son épouse; assis sur son tabouret de bois sculpté, le visage furieux et bouleversé, il grommelait un monologue où je finis par m'immiscer. Non, la morsure de Metekash n'était pas le fruit du hasard, mais une vengeance envoyée par Jurijri, l'une de ces « mères du gibier » qui veillent aux destinées des animaux de la forêt. Les aléas du troc ayant doté mon hôte d'un fusil, après une longue période durant laquelle il n'avait pu chasser qu'à la sarbacane, Chumpi avait fait hier un grand massacre de singes laineux. Sans doute ébloui par la puissance de son arme, il avait tiré sans discernement dans la troupe, tuant trois ou quatre animaux, en blessant quelques autres. Il n'avait ramené que trois singes, en laissant un agoniser dans l'enfourchement d'une branche charpentière. Certains des fuyards, touchés par le petit plomb, souffraient maintenant en vain; peut-être même étaient-ils morts avant d'avoir pu consulter le chamane de leur espèce. Parce qu'il avait tué, presque par fantaisie, plus d'animaux qu'il n'était nécessaire à la provende de sa famille, parce qu'il ne s'était pas inquiété du sort de ceux qu'il avait estropiés, Chumpi avait manqué à l'éthique de la chasse et rompu la convention implicite qui lie les Achuar aux esprits protecteurs du gibier. Les représailles n'avaient point tardé.Tentant maladroitement de dissiper la culpabilité qui accablait mon hôte, je lui fis remarquer que l'aigle-harpie ou le jaguar ne se gênent pas pour tuer des singes, que la chasse est nécessaire à la vie et que, dans la forêt, chacun finit par servir de nourriture à autrui. À l'évidence, je n'avais rien comprisLes singes laineux, les toucans, les singes hurleurs, tous ceux que nous tuons pour manger, ce sont des personnes comme nous. Le jaguar aussi c'est une personne, mais c'est un tueur solitaire; il ne respecte rien. Nous, les « personnes complètes », nous devons respecter ceux que nous tuons dans la forêt car ils sont pour nous comme des parents par alliance. Ils vivent entre eux avec leur propre parentèle; ils ne font pas les choses au hasard; ils se parlent entre eux; ils écoutent ce que nous disons; ils s'épousent comme il convient. Nous aussi, dans les vendettas, nous tuons des parents par alliance, mais ce sont toujours des parents. Et eux aussi ils peuvent vouloir nous tuer. De même les singes laineux, nous les tuons pour manger, mais ce sont toujours des parents.Les convictions intimes qu'un anthropologue se forge au sujet de la nature de la vie sociale et de la condition humaine résultent souvent d'une expérience ethnographique très particularisée, acquise auprès de quelques milliers d'individus qui ont su instiller en lui des doutes si profonds quant à ce qu'il tenait auparavant comme allant de soi que toute son énergie se déploie ensuite à les mettre en forme dans une enquête systématique. C'est ce qui s'est passé dans mon cas quand, au fil du temps et de maintes conversations avec les Achuar, les modalités de leur apparentement avec les êtres naturels se précisèrent peu à peu. Ces Indiens répartis de part et d'autre de la frontière entre l'Équateur et le Pérou ne se distinguent guère des autres tribus de l'ensemble jivaro, auquel ils se rattachent par la langue et la culture, lorsqu'ils disent que la plupart des plantes et des animaux possèdent une âme (wakan) similaire à celle des humains, une faculté qui les range parmi les « personnes » (aents) en ce qu'elle leur assure la conscience réflexive et l'intentionnalité, qu'elle les rend capables d'éprouver des émotions et leur permet d'échanger des messages avec leurs pairs comme avec les membres d'autres espèces, dont les hommes. Cette communication extra-linguistique est rendue possible par l'aptitude reconnue au wakan de véhiculer sans médiation sonore des pensées et des désirs vers l'âme sur les esprits et sur certains artefacts. L'harmonie conjugale, une bonne entente avec ses parents et ses voisins, le succès à la chasse, la fabrication d'une belle poterie ou d'un curare efficace, un jardin aux cultures variées et opulentes, tout cela dépend des relations de connivence que les Achuar auront réussi à établir avec une grande variété d'interlocuteurs humains et non humains en suscitant en eux des dispositions favorables par le biais des anent.Dans l'esprit des Indiens, le savoir-faire technique est indissociable de la capacité à créer un milieu intersubjectif où s'épanouissent des rapports réglés de personne à personne : entre le chasseur, les animaux et les esprits maîtres du gibier, et entre les femmes, les plantes du jardin et le personnage mythique qui a engendré les espèces cultivées et continue jusqu'à présent d'assurer leur vitalité. Loin de se réduire à des lieux prosaïques pourvoyeurs de pitance, la forêt et les essarts de culture constituent les théâtres d'une sociabilité subtile où, jour après jour, l'on vient amadouer des êtres que seuls la diversité des apparences et le défaut de langage distinguent en vérité des humains. Les formes de cette sociabilité diffèrent toutefois selon que l'on a affaire avec des plantes ou avec des animaux. Maîtresses des jardins auxquels elles consacrent une grande partie de leur temps, les femmes s'adressent aux plantes cultivées comme à des enfants qu'il convient de mener d'une main ferme vers la maturité. Cette relation de maternage prend pour modèle explicite la tutelle qu'exerce Nunkui, l'esprit des jardins, sur les plantes qu'elle a jadis créées. Les hommes, eux, considèrent le gibier comme un beau-frère, relation instable et difficile qui exige le respect mutuel et la circonspection. Les parents par alliance forment en effet la base des coalitions politiques, mais sont aussi les adversaires les plus immédiats dans les guerres de vendetta. L'opposition entre consanguins et affins, les deux catégories mutuellement exclusives qui gouvernent la classification sociale des Achuar et orientent leurs rapports à autrui, se retrouve  ainsi dans les comportements prescrits envers les non-humains. Parents par le sang pour les femmes, parents par alliance pour les hommes, les êtres de la nature deviennent de véritables partenaires sociaux.Mais peut-on parler ici d’êtres de la nature autrement que par commodité de langage ? Y a-t-il une place pour la nature dans une cosmologie qui confère aux animaux et aux plantes la plupart des attributs de l'humanité ? Peut-on  parler d'appropriation et de transformation des ressources  naturelles lorsque les activités de subsistance se déclinent sous la forme d'une multiplicité d'appariements individuels avec des éléments humanisés de la biosphère? Peut-on même parler d'espace sauvage à propos de cette forêt à peine effleurée par les Achuar et qu'ils décrivent pourtant comme un immense jardin cultivé avec soin par un esprit? À mille lieues du « dieu féroce et taciturne» de Verlaine, la nature n'est pas ici une instance transcendante ou un objet à socialiser, mais le sujet d'un rapport social; prolongeant le monde de la maisonnée, elle est véritablement domestique jusque dans ses réduits les plus inaccessibles.Les Achuar établissent certes des distinctions entre les entités qui peuplent le monde. La hiérarchie des objets animés et inanimés qui en découle n'est pourtant pas fondée sur des degrés de perfection de l'être, sur des différences d'apparence ou sur un cumul progressif de propriétés intrinsèques. Elle s'appuie sur la variation dans les modes de communication qu'autorise l'appréhension de qualités sensibles inégalement distribuées. Dans la mesure où la catégorie des « personnes » englobe des esprits, des plantes et des animaux, tous dotés d'une âme, cette cosmologie ne discrimine pas entre les humains et les non-humains; elle introduit seulement une échelle d'ordre selon les niveaux d'échange d'information réputés faisables. Les Achuar occupent, comme il se doit, le sommet de la pyramide : ils se voient et se parlent dans la même langue.Par delà nature et culture, Philippe Descola.

 

 

 

Considérons maintenant les adultes. L'attitude nambikwara envers les choses de l'amour peut se résumer dans leur formule : tamindige mondage, traduite littéralement, sinon élégamment : « Faire l'amour, c'est bon. » J'ai déjà noté l'atmosphère érotique qui imprègne la vie quotidienne. Les affaires amoureuses retiennent au plus haut point l'intérêt et la curiosité indigènes; on est avide de conver­sations sur ces sujets, et les remarques échangées au campement sont remplies d'allusions et de sous-enten­dus. Les rapports sexuels ont habituellement lieu la nuit, parfois près des feux du campement; plus souvent, les partenaires s'éloignent à une centaine de mètres dans la brousse avoisinante. Ce départ est tout de suite remar­qué, et porte l'assistance à la jubilation; on échange des commentaires, on lance des plaisanteries, et même les jeunes enfants partagent une excitation dont ils connais­sent fort bien la cause. Parfois un petit groupe d'hommes, de jeunes femmes et d'enfants se lancent à la poursuite du couple et guettent à travers les branchages les détails de l'action, chuchotant entre eux et étouffant leurs rires. Les protagonistes n'apprécient nullement ce manège dont il vaut mieux, cependant, qu'ils prennent leur parti, comme aussi supporter les taquineries et les moqueries qui salueront le retour au campement. Il arrive qu'un deuxième couple suive l'exemple du premier et recher­che l'isolement de la brousse.Pourtant, ces occasions sont rares, et les prohibitions qui les limitent n'expliquent cet état de choses que partiellement. Le véritable responsable semble être plu­tôt le tempérament indigène. Au cours des jeux amoureux auxquels les couples se livrent si volontiers et si publi­quement, et qui sont souvent audacieux, je n'ai jamais noté un début d'érection. Le plaisir recherché paraît moins d'ordre physique que ludique et sentimental. C'est peut-être pour cette raison que les Nambikwara ont abandonné l'étui pénien dont l'usage est presque univer­sel chez les populations du Brésil central. En effet, il est probable que cet accessoire a pour fonction, sinon de prévenir l'érection, au moins de mettre en évidence les dispositions paisibles du porteur. Des peuples qui vivent complètement nus n'ignorent pas ce que nous nommons pudeur: ils en reportent la limite. Chez les Indiens du Brésil comme en certaines régions de la Mélanésie, celle-ci paraît placée, non pas entre deux degrés d'expo­sition du corps, mais plutôt entre la tranquillité et l'agi­tation.Toutefois, ces nuances pouvaient entraîner des malen­tendus entre les Indiens et nous, dont nous n'étions responsables ni les uns ni les autres. Ainsi, il était difficile de demeurer indifférent au spectacle offert par une ou deux jolies filles, vautrées dans le sable, nues comme des vers et se tortillant de même à mes pieds en ricanant Quand j'allais à la rivière pour me baigner, j'étais souvent embarrassé par l'assaut que me donnaient une demi-douzaine de personnes - jeunes ou vieilles - uniquement préoccupées de m'arracher mon savon, dont elles raffo­laient. Ces libertés s'étendaient à toutes les circonstances de la vie quotidienne; il n'était pas rare que je dusse m'accommoder d'un hamac rougi par une indigène venue y faire la sieste après s'être peinte d'urucu; et quand je travaillais assis par terre au milieu d'un cercle d'informa­teurs, je sentais parfois une main tirant un pan de ma chemise : c'était une femme qui trouvait plus simple de s'y moucher au lieu d'aller ramasser la petite branche pliée en deux à la façon d'une pince, qui sert normalement à cet usage.Pour bien comprendre l'attitude des deux sexes l'un envers l'autre, il est indispensable d'avoir présent à l'esprit le caractère fondamental du couple chez les Nam­bikwara; c'est l'unité économique et psychologique par excellence. Parmi ces bandes nomades, qui se font et défont sans cesse, le couple apparaît comme la réalité stable (au moins théoriquement); c'est lui seul, aussi, qui permet d'assurer la subsistance de ses membres. Les Nambikwara vivent sous une double économie : de chas­seurs et jardiniers d'une part, de collecteurs et ramasseurs de l'autre. La première est assurée par l'homme, la seconde par la femme. Tandis que le groupe masculin part pour une journée entière à la chasse, armé d'arcs et de flèches, ou travaillant dans les jardins pendant la saison des pluies, les femmes, munies du bâton à fouir, errent avec les enfants à travers la savane, et ramassent, arrachent, assomment, capturent, saisissent tout ce qui, sur leur route, peut servir à l'alimentation : graines, fruits, baies, racines, tubercules, petits animaux de toutes sortes. A la fin de la journée, le couple se reconstitue autour du feu. Quand le manioc est mûr et tant qu'il en reste, l'homme rapporte un fardeau de racines que la femme râpe et presse pour en faire des galettes, et si la chasse a été fructueuse, on cuit rapidement les morceaux de gibier en les ensevelissant sous la cendre brûlante du feu familial. Mais pendant sept mois de l'année, le manioc est rare; quant à la chasse, elle est soumise à la chance, dans ces sables stériles où un maigre gibier ne quitte guère l'ombre et les pâturages des sources, éloignées les unes des autres par des espaces considérables de brousse semi-désertique. Aussi, c'est à la collecte féminine que la  famille devra de subsister. Souvent j'ai partagé ces dînettes de poupée diaboliques qui, pendant la moitié de l'année, sont, pour les Nambikwara, le seul espoir de ne pas mourir de faim. Quand l'homme, silencieux et fatigué, rentre au campement et jette à ses côtés un arc et des flèches qui sont restés inutilisés, on extrait de la hotte de la femme un attendrissant  assemblage :  quelques  fruits orangés  du palmierburiti, deux grosses mygales venimeuses, de minusculesœufs  de  lézard et  quelques-uns de ces animaux; une chauve-souris, des petites noix de palmier bacaiuva ou uaguassu, une poignée de sauterelles.Tristes tropiques (pp. 335-336), Cl. Lévi-Strauss

 

 

Mais bien qu'orientées dans une direction plus positive, l'adresse et l'ingéniosité du chef nambikwara n'en sont pas moins étonnantes. Il doit avoir une connaissance consommée des territoires fréquentés par son groupe et par les groupes voisins, être un habitué des terrains de chasse et des bosquets d'arbres à fruits sauvages, savoir pour chacun d'eux la période la plus favorable, se faire une idée approximative des itinéraires des bandes voisi­nes amicales ou hostiles. Il est constamment parti en reconnaissance ou en exploration et semble voltiger autour de sa bande plutôt que la conduire.A part un ou deux hommes sans autorité réelle, mais qui sont prêts à collaborer contre récompense, la passivité de la bande fait un singulier contraste avec le dynamisme de son conducteur. On dirait que la bande, ayant cédé certains avantages au chef, attend de lui qu'il veille entièrement sur ses intérêts et sur sa sécurité.  Cette attitude est bien illustrée par l'épisode déjà relaté  du voyage au cours duquel, nous étant égarés avec des provisions insuffisantes, les indigènes se couchèrent au| lieu de partir en chasse, laissant au chef et à ses femmes  le soin de remédier à la situation. J'ai fait plusieurs fois allusion aux femmes du chef. La polygamie, qui est pratiquement son privilège, constitue  la compensation morale et sentimentale de ses lourdes  obligations en même temps qu'elle lui donne un moyen de les remplir. Sauf de rares exceptions, le chef et le sorcier seuls (et encore, quand ces fonctions se partagent entre deux individus) peuvent avoir plusieurs femmes. Mais il s'agit là d'un type de polygamie assez spéciale. Au lieu d'un mariage plural au sens propre du terme, on a plutôt un mariage monogame auquel s'ajoutent des relations de nature différente. La première femme joue le rôle habituel de la seule épouse dans les mariages ordi­naires. Elle se conforme aux usages de la division du travail entre les sexes, prend soin des enfants, fait la cuisine  et  ramasse  les produits  sauvages.  Les  unions postérieures sont reconnues comme des mariages, elles relèvent cependant d'un autre ordre. Les femmes secon­daires appartiennent à une  génération plus jeune.  La première femme les appelle « filles » ou « nièces ». De |plus,   elles  n'obéissent  pas   aux  règles   de   la   division sexuelle du travail, mais prennent indifféremment part aux occupations masculines ou féminines. Au camp, elles dédaignent les travaux domestiques et restent oisives, tantôt jouant avec les enfants qui sont en fait de leur génération, tantôt caressant leur mari pendant que la première femme s'affaire autour du foyer et de la cuisine. Mais quand le chef part en expédition de  chasse ou d'exploration, ou pour quelque autre entreprise masculine, ses femmes secondaires l'accompagnent et lui prêtent une assistance physique  et  morale.  Ces filles d'allure garçonnière, choisies parmi les plus jolies et les plus saines du groupe, sont pour le chef des maîtresses plutôt  que des  épouses.  Il vit  avec elles sur la base  d'une camaraderie amoureuse qui offre un frappant contraste avec l'atmosphère conjugale de la première union. Alors que les hommes et les femmes ne se baignent pas en même temps, on voit parfois le mari et ses jeunesfemmes prendre ensemble un bain, prétexte à de grandes batailles  dans l'eau, à des tours et à d'innombrables plaisanteries. Le soir, il joue avec elles, soit amoureusement - se roulant dans le sable enlacés à deux, trois ou quatre  - soit  de  façon  puérile  par exemple  le  chef wakletoçu et ses deux plus jeunes femmes, étendus sur le dos, de manière à dessiner sur le sol une étoile à trois branches,   lèvent  leurs  pieds  en  l'air  et  les  heurtent mutuellement, plante des pieds contre plante des pieds, sur un rythme régulier.L'union polygame se présente ainsi comme une super­position d'une forme pluraliste de camaraderie amoureuse au mariage monogame, et en même temps comme un attribut du commandement doté d'une valeur fonctionnelle, tant au point de vue psychologique qu'au point de vue économique. Les femmes vivent habituellement en très bonne intelligence et, bien que le  sort de la première femme semble parfois ingrat - travaillant pendant qu'elle entend à ses côtés les éclats de rire de mari et de ses petites amoureuses et assiste même à plus tendres ébats - elle ne manifeste pas d'aigreur. Cette  distribution des rôles  n'est,  en effet, ni  immuable ni  rigoureuse, et, à l'occasion, bien que plus rarement, le mari et sa première femme joueront aussi; elle n'est en aucune façon exclue de la vie gaie. De plus, sa participation moindre aux relations de camaraderie amoureuse est compensée par une plus grande respectabilité, et unecertaine autorité sur ses jeunes compagnes.Ce système entraîne.de graves conséquences pour la  vie du groupe. En retirant périodiquement des jeunes femmes du cycle régulier des mariages, le chef provoque un déséquilibre entre le nombre de garçons et de filles d'âge matrimonial. Les jeunes hommes sont les principales les victimes de cette situation et se voient condamnés soit à rester célibataires pendant plusieurs années, soit à épouser des veuves ou des vieilles femmes répudiées par leurs maris.Les Nambikwara résolvent aussi le problème d'autre manière : par les relations homosexuelles qu'ils appelle poétiquement : tamindige kihandige, c'est-à-dire « l'amour mensonge ». Ces relations sont fréquentes entre jeunes gens et se déroulent avec une publicité beaucoup plus grande que les relations normales. Les partenaires ne se retirent pas dans la brousse comme les adultes de sexes opposés. Ils s'installent auprès d'un feu de campement sous l'œil amusé des voisins. L'incident donne lieu à des plaisanteries généralement discrètes; ces relations sont considérées comme infantiles, et l'on n'y prête guère attention. La question reste douteuse de savoir si ces exercices sont conduits jusqu'à la satisfaction complètent ou se limitent à des effusions sentimentales accompagnées de jeux érotiques tels que ceux et celles qui caractérisent, pour la plus large part, les relations entre conjoints.Les rapports homosexuels sont permis seulement entre adolescents qui se trouvent dans le rapport de cousins croisés, c'est-à-dire dont l'un est normalement destiné à épouser la sœur de l'autre à laquelle, par conséquent, le  frère sert provisoirement de substitut. Quand on s'informe auprès d'un indigène sur des rapprochements de ce type, la réponse est toujours la même : « Ce sont des cousins (ou beaux-frères) qui font l'amour. » A l'âge adulte, les beaux-frères continuent à manifester une grande liberté. Il n'est pas rare de voir deux ou trois hommes, mariés et pères de famille, se promener le soir tendrement enlacés.Quoi qu'il en soit de ces solutions de remplacement, le privilège polygame qui les rend nécessaires représente une concession importante que le groupe fait à son chef. Que signifie-t-il du point de vue de ce dernier? L'accès à de jeunes et jolies filles lui apporte d'abord une satisfaction,  non  point  tant  physique  (pour les  raisons  déjà  exposées)  que sentimentale. Surtout, le  mariage polygame et ses attributs spécifiques constituent le moyen mis par le groupe à la disposition du chef, pour l'aider à remplir ses devoirs. S'il était seul, il pourrait difficilement faire plus que les autres. Ses femmes secondaires, libérées par leur statut particulier des servitudes de leur sexe, lui apportent assistance et réconfort. Elles sont en même temps la récompense, du pouvoir et son instru­ment. Peut-on dire, du point de vue indigène, que le prix en vaut la peine? Pour répondre à cette question, nous devons envisager le problème sous un angle plus général et nous demander ce que la bande nambikwara, considé­rée comme une structure sociale élémentaire, apprend  sur l'origine et la fonction du pouvoir.Tristes tropiques (pp.371-373), Cl. Lévi-Strauss