Situation 10. La "culture" de masse

 

 

 

Photographie de Martin Parr

 

A. Formulation du problème

 

 Le relativisme culturel signifie qu’il n’y a pas de valeurs absolues et universelles. Toutes les valeurs sont relatives et doivent être comprises à l’intérieur d’une culture. «  le relativisme culturel se contente d’affirmer qu’une culture ne dispose d’aucun critère absolu l’autorisant à appliquer  la  distinction du bas et du noble aux productions d’une autre culture ». Lévi-Strauss De près et de loin. Le concept de relativisme culturel est né en ethnologie, cette science sociale qui s’intéresse à la diversité des cultures à la surface du globe. Elle prend en considération la complexité de l’autre culture et reconnaît la particularité de toute culture. Elle tente de penser la diversité culturelle sans la juger, cad sans l’observer d’un point de vue considéré comme supérieur. 

 Nous pouvons maintenant nous poser la question de savoir s’il faut appliquer ce concept pour caractériser les productions culturelles à l’intérieur d’ une  même société. En effet, si on ne peut pas dire que la culture des Achuar est inférieur à la culture occidentale, doit-on dire aussi  que la culture de la télévision (jeux, téléréalité, etc) est une culture comme l’est la culture au sens classique ? Le concept de relativisme culturel  peut-il continuer à s’appliquer lorsqu’il s’agit de la culture entendue en ce sens ?

 

 Lévi-Strauss semble s’opposer à une telle application du concept de relativisme : … En revanche chaque culture le peut et le doit s’agissant d’elle-même, car ses membres sont à la fois des observateurs et des agents ».

 

Nous pouvons juger des productions dites  culturelles dans notre société en les qualifiant par exemple « de mauvaise », de « sans intérêt » ou « d’abrutissante », et même aller jusqu’à  lui refuser le titre de culture. Exercer notre esprit critique à l’encontre des productions culturelles, c’est une façon de défendre la culture elle-même.

 

 Pourquoi la culture de masse n’est pas une culture ? pourquoi est-ce une contradiction dans les termes ? un oxymore ?

 

B. Arguments

 

a) D’abord la culture de masse est diffusé par un média de masse, la télévision qui poursuit un but qui n’est pas culturel. Le but de la télévision est de capter l’attention du télespectateur pour canaliser ses désirs et les attirer vers la marchandise que lui présentent les publicités. La télévision est l’organe des sociétés industrielles de consommation.  L’évolution de la nature des programmes (téléréalités, loft story, etc.) indique que  la télévision est devenu pulsionnelle. Elle met en scène des pulsions de vie (pulsions sexuelles, pornographisation des programmes) et pulsions de mort (crimes, et certaines programmes qui consistent à découper des cadavres) qui augmentent la captation de l’attention du télespectateur.  La télévision apparaît comme un bombardement hypnotique d’images et d’informations. Ce que vendent les grandes chaines privés c’est du temps de cerveau disponible, cad sans conscience, à la publicité.  

 

• La télévision diminue les capacités d’attention des téléspectateurs. Habitué à zapper, habitué à un état de passivité face à son écran, l’individu n’arrive plus à rester concentré longtemps sur un même objet. On appelle cette diminution du temps d’attention, un déficit d’attention.

 

• La télévision peut-elle créer un espace pour la réflexion ? ou bien la structure même de la télévision ne l’oblige-t-elle pas à se conformer à une certaine temporalité qui n’est pas compatible avec l’exercice de la pensée ? Il y a en effet un lien entre la pensée et le temps, il faut du temps pour penser, or peut-on penser dans la vitesse ? La télévision laisse-t-elle ce temps nécessaire à la pensée ? ou bien sa recherche du scoop, son envie d’extraordinaire et de sensationnel véhiculés par des images qui défilent à toute allure ne vont-ils pas précisément contre ce principe qui unit pensée et temps. La vitesse de mise à la télévision ne semble pouvoir produire que des fast-thinkers. Des gens qui pensent vite sont-ils encore des penseurs, ou bien se ne contentent-ils pas d’énoncer des préjugés ?

 

Il ne s’agit pas de mépriser le divertissement, mais plutôt d’apprendre à distinguer ce qui relève du divertissement et ce qui relève de la culture.

 

 

b) il faut distinguer la culture du divertissement.

Thèse : la « culture de masse » est une menace pour la culture au même titre que le « philistinisme cultivé » lorsqu’elle tente de faire oublier qu’elle n’est que divertissement et lorsqu’elle pille le domaine de la culture véritable.

 

 Le texte d’Arendt nous y invite.

Le refus du snobisme doit nous conduire à reconnaître la nécessité du divertissement. «  la vérité est que nous nous trouvons tous engagés dans le besoin de loisirs et de divertissement sous une forme ou une autre, parce que nous sommes tous assujettis au grand cycle de la vie ».

  Les loisirs désignent des activités diverses qui ont pour fonction d’amuser et de divertir un esprit humain des petits soucis et de la fatigue engendrés par son travail quotidien. Ils jouent un rôle essentiel dans le cycle biologique d’un individu. Ils font figure de « sas de décompression ».  Le divertissement correspond donc à un repos de l’esprit au même titre que peut l’être le sommeil. Il correspond au temps qui reste, une fois que l’on s’est acquitté de toutes ses obligations.

 Les activités que les hommes choisissent pour se divertir sont de nature très diverse. Il existe une industrie du loisir qui a pour fonction de présenter des produits à des acheteurs potentiels qui verront en eux un moyen pour se divertir. Ces objets sont consommés, c’est-à-dire qu’ils ont pour  vocation d’être facilement assimilé et détruit. L’augmentation du temps libéré (en raison de la diminution du temps de travail journalier) et le caractère périssable des produits de l’industrie du loisir conduit  cette industrie à devoir régulièrement se renouveler pour satisfaire aux désirs de divertissement de ses clients.

 

«  L’industrie du loisir est confronté à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans ces situations, ceux qui produisent pour les mass média pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver le matériau approprié. Ce matériaux, qui plus est, ne peut pas être présenté tel quel, il faut le modifier pour qu’il soit facile à consommer ».

 

La société de masse, c’est-à-dire du divertissement, devient une véritable menace pour la culture lorsqu’elle cherche en elle le matériau pour ses produits. En effet, elle conduit alors à une dénaturation de la culture car elle doit nécessairement procéder à une simplification de ces objets culturels. La nature de ces œuvres culturelles est atteinte « quand ces objets eux-mêmes sont modifiés – réécrits, condensés, digérés, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. »

 L’auteur pose dès lors une question cruciale : les grandes œuvres du passé pourront-elles survivre si elles n’apparaissent plus au yeux du public que dans leur version divertissante ?

 

 Texte


La société de masse, …ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainement) et les articles offerts par l’industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation. Les produits nécessaires aux loisirs servent le processus vital de la société, même s’ils ne sont peut-être pas aussi nécessaire à sa vie que le pain et la viande. Ils servent comme, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé, n’est pas, à proprement parler, le temps de l’oisiveté – c'est-à-dire le temps où nous sommes libres de tout souci et activité nécessaire de par le processus vital, et par là, libres pour le monde et sa culture, c’est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminé dans la nature, qui reste après que le travail et le sommeil ont reçu leur dû. Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est un hiatus dans le cycle biologiquement conditionné du travail.Avec les conditions de la vie moderne, ce hiatus s’accroît constamment ; il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs, mais ce gigantesque accroissement de temps vide ne change pas la nature du temps.L’industrie du loisir est confronté à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans ces situations, ceux qui produisent pour les mass média pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver le matériau approprié. Ce matériaux, qui plus est, ne peut pas être présenté tel quel, il faut le modifier pour qu’il soit facile à consommer.Hannah Arendt, La crise de la culture, p. 263-265


Regarder le documentaire : le temps de cerveau disponible