Situation 1. Des tueurs ordinaires, les hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande : une première journée de massacres.

Bibliographie :

 C. Browning, Des hommes ordinaire, le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale.

 M.Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité

A. Description

Le livre de Browning est une enquête sur la déportation et les massacres de juifs polonais auxquels a participé le 101e bataillon de réserve de la police allemande de juillet 1942 à novembre 1943. Durant cette période ce bataillon a tué 38 000 juifs et en a déporté 45 000 vers les camps de la mort. Ce bataillon est donc responsable du supplice de 83 000 juifs.

 Ce bataillon est composé de 500 hommes dont le profil sociologique et psychologique (avant le début de ces massacres) est assez ordinaire. Ces hommes, pour la plupart père de famille, sont trop âgés pour être engagés dans l’armée et être envoyés sur le front russe. Ils ont donc été enrôlés dans la police allemande. Ils appartiennent soit à la petite bourgeoisie  (ce sont des commerçants ou des artisans) soit à la classe ouvrière. Ils vivent pour la plupart dans la ville d’Hambourg, qui est l’une des moins nazifiée d’Allemagne, et seulement un quart d’entre eux est inscrit au parti nazi. Il n’y a que quelques SS parmi ce bataillon.  Ils sont comme le dit l’auteur, des hommes ordinaires. Leur commandant, appelé Trapp, n’est pas particulièrement sadique ou cruel. Lorsqu’il apprendra la nature de leur première mission (massacrer 1800 juifs dans le village polonais de Jozefow), il l’annoncera, en pleurant, à ses hommes et leur donnera la possibilité de ne pas participer à ce massacre. Une douzaine d’hommes seulement sur les 500 qui formaient le bataillon ont réagi immédiatement à la proposition de leur commandant et ont demandé à ne pas participer à la liquidation des juifs de Jozefow. Pourquoi avons ici un si petit nombre ? Et quelle a été l’attitude des autres policiers durant cette journée de massacres ?

  Le récit que fait C.Browning de la première journée de massacres saisi d’effroi. Le récit est d’abord celui de l’enchainement des actions nécessaires à la réalisation de l’ordre donné de tuer 1800 juifs dans le village de Jozefow. En faisant ce récit, il nous oblige à penser que l’horreur a besoin d’une méthode, d’une organisation. Il faut suivre un ordre, le plus efficace, pour réussir à massacrer en masse.

Mais cet effroi est bientôt suivi d’un autre, celui-là suscité par la prise de conscience que de tels actes ont pu être commis par des hommes ordinaires. On peut alors se demander si une certaine tendance de se représenter le mal n’a pas pour effet d’éloigner de nous sa possibilité. En effet, dire que le mal est le fait d’être sadiques, de fous pervers consiste à attribuer la possibilité du mal à des êtres monstrueux, différents de l’humanité. Or le texte de Browning ne nous dévoile pas seulement des considérations générales sur la composition sociologique de ce  bataillon, il nous informe aussi sur l’attitude de ces individus durant cette première journée de massacre.

 

Analyses :

On peut tenter d’expliquer la possibilité de l’horreur en invoquant de multiples facteurs : la brutalité inhérente à la guerre, le racisme, la segmentation et le caractère routinier des tâches, la sélection des tueurs, le carriérisme, l’obéissance aux ordres, la soumission à l’autorité, l’endoctrinement idéologique, le conformisme enfin.

  La conscience                   L’intérêt de ces extraits est de montrer toutefois qu’une partie des individus a soit refusé de participer aux massacres soit a adopté des stratégies d’évitement, de fuite. Certains se cachent dans la forêt, d’autres restent le plus longtemps possible dans les maisons à chercher ceux qui se cachent, d’autres encore s’enivrent. Le premier massacre n’a pas été exécuté de « gaieté de cœur ».  Mais il a bien eu lieu. Quelle analyse pouvons nous tirer de ces récits effroyables ? Que  sommes nous en droit de déduire sans salir la mémoire des disparus ? Terestchenko qui rapporte ces faits et qui les analyse remarque une chose intéressante : le premier compromis enchaine l’individu dans la soumission. Il y a un piège de la soumission. Quand on commence par accepter, il est plus difficile de résister ; quand on dit « oui », on dit plus difficilement  « non » par la suite. Pourquoi ce phénomène ? On pourrait l’interpréter en disant que le refus qui n’est pas initial implique en même temps la reconnaissance d’avoir été ce monstre qui a commencé par obéir et par assassiner des innocents. Dès lors cette acceptation suppose immédiatement une rupture à l’intérieur de soi, un choc existentiel qui ébranle l’équilibre mental que chacun tente de façonner. De même qu’il y avait des stratégies d’évitement pour ne pas participer à ces horreurs, il devait y avoir des stratégies d’évitement de prise de conscience de ce qui était en train de se passer. On envisage alors la possibilité d’un mensonge à soi ; « ce n’est pas moi qui voulait cela… la hiérarchie est responsable… ce sont des traitres et des lâches les autres soldats qui tentent de se soustraire à ces ordres … ils nous laissent faire  le « sale boulot » … cet enfant ferait mieux de mourir à son tour, sa mère est morte déjà à ses côtés… ». Terestchenko explique la difficulté que rencontre un sujet pour désobéir aux ordres, une fois qu’il a accepté ceux qu’on lui a précédemment donnés : «  pour échapper au processus dans lequel il a été progressivement pris, il lui faut reconnaître que tout ce qu’il a fait précédemment était critiquable, alors que continuer à obéir lui permet au contraire de croire au bien-fondé de ses conduites antérieures. Une telle prise de conscience exige une rupture, un rejet de ce passé comme inacceptable, et équivaut à un véritable traumatisme ; elle est comparable à une conversion et introduit une discontinuité radicale dans la vie de l’individu. De la l’importance décisive du refus d’obéir dès le début, de ne pas céder à la moindre exigence. Seul ce refus inaugural, premier, permet de préserver l’intégrité morale et psychologique de l’individu en même temps que sa liberté. A défaut, le processus d’asservissement à toutes les chances de se poursuivre inexorablement. »

 

Le sujet                       Ces hommes ne nous révèlent-ils pas aussi la fragilité de cette identité individuelle qui n’aura pas le courage de dire « non » ? Ces hommes n’ont pas la force d’âme, la réserve intérieure pour s’opposer à ce processus de déshumanisation qui s’opère par une dépossession progressive de soi. Ces hommes sont caractérisés par la passivité et l’absence à soi.

Mais peut-on formuler à l’endroit d’autrui un devoir d’héroïsme ? Si les risques encourus par une désobéissance n’étaient en réalité moins terribles que les soldats ne l’imaginaient, ils étaient biens réels dans leur esprit; comment savoir quelle conduite nous aurions personnellement adoptée ? Nous croyons tous que nous aurions été de ceux, peu nombreux pourtant, qui ont résisté. Mais les résultats de l’expérience menée par  Milgram  dans les années soixante dans une université américaine et qui porte sur la soumission à l’autorité doivent nous conduire là encore à une certaine réserve.

 Nous allons donc poursuivre notre enquête sur la tendance humaine à la soumission. Cela aura pour effet de dévoiler ce que peuvent avoir d’inexact les théories qui réduisent la possibilité du nazisme à un contexte culturel et politique particulier. Croire que ces horreurs ont été exécutées par des psychopathes, des hommes sadiques et cruels qui avaient la volonté de faire le mal, bref rejeter hors de l’humanité la possibilité de faire ce Mal, est rassurant mais pas nécessairement entièrement vrai.

Le mal est-il nécessairement l’effet d’une volonté de faire le mal ? Les crimes les plus monstrueux du XXème siècles n’ont-ils pas été commis par des hommes médiocres et ordinaires, des « fonctionnaires du mal » comme les appelait H.Arendt ?