Introduction à la philosophie morale
Philosophie morale
Projet du cours : débuter l’année scolaire par une réflexion morale sur la nature humaine. Eviter l’abstraction en interrogeant des figures historique et une situation en particulier, le nazisme. Toutefois il ne s’agit pas ici de mettre en concurrence les atrocités dont l’homme s’est rendu coupable au XXème siècle. Si nous privilégions comme sujet d’étude le génocide des juifs d’Europe c’est tout d’abord en raison de son caractère unique (tant par son ampleur, par sa dimension, environ 6 millions de juifs ont été exterminés ; que par son organisation, la « rationalisation » qu’a nécessité la Solution finale). « A Auschwitz, on ne meurt pas écrit G.Agamben, on produit des cadavres. Des cadavres sans mort, des non-hommes dont le décès est rabaissé au rang de production en série ». D’autre part, la Shoah a pu susciter dans l’esprit de certains élèves une certaine « lassitude ». Or nous espérons, en réinterrogeant cette réalité avec les outils de la philosophie, détruire l’effet désastreux d’une « saturation de la mémoire ».
En marge de ce document sont indiqués les notions et les repères conceptuels au programme de terminale afin de montrer à l’élève que les notions se croisent et se rencontrent nécessairement.
L'énigme du mal.
La religion Le problème du mal n’est pas un problème comme les autres. Le mal n’est pas une chose ou un élément du monde. Son surgissement est hautement problématique. Quelle est l’origine du mal ? Question abyssale qui nous conduit à en privilégier une autre, celle de savoir pourquoi nous faisons le mal. Le mal posait déjà une difficulté à la religion. En effet, l’existence du mal semble incompatible avec l’existence de Dieu. Si Dieu est tout puissant et infiniment bon, pourquoi le mal existe-t-il ? On ne peut pas tenir ensemble les trois propositions suivantes :
- Dieu est tout puissant
- Dieu est infiniment bon
- Le mal existe dans le monde.
Si Dieu est tout puissant, il peut être cause du mal dans le monde mais alors il n’est plus tout puissant. Et si Dieu est infiniment bon et si le mal existe, c’est qu’il n’est pas tout puissant.
Les théodicées sont des tentatives philosophiques pour concilier les attributs de Dieu (toute puissance et infinie bonté) et l’existence du mal. Il s’agit alors de déréaliser le mal et montrer qu’il n’est qu’apparent, c’est-à-dire qu’il n’est qu’un moindre mal dans le meilleur des mondes possibles. (Voir à ce sujet la théodicée de Leibniz et sa mise à mal par Voltaire).
Les théodicées sont le signe de la difficulté que nous avons à penser le mal. Et les crimes qui ont été commis au XXème et en particulier ceux commis par le régime nazi pendant la seconde guerre mondiale rendent obsolètes toute tentative de justification du mal.
Absolu/relatif Les témoignages des rescapés des camps de la mort (Treblinka, Sobibor, Auschwitz, etc.) révèlent l’horreur de la solution finale programmée par le IIIème Reich. L’homme a l’impression d’être face à un mal absolu, insupportable et indicible. Les survivants insistent sur le caractère inimaginable de leur expérience dans les camps d’extermination et de concentration.
Giorgio Agamben, dans son livre, Ce qui reste d’Auschwitz, rapporte les propos d’un certain Zelman Lewental, un membre du Sonderkommando d’Auschwitz, c’est-à-dire l’équipe spéciale composée de juifs et chargée d’extraire les cadavres de chambres à gaz, de les laver, de récupérer les dents en or et les cheveux avant de les introduire dans les fours crématoires.
« Comment exactement les choses se sont passées, aucun être humain ne peut l’imaginer, et c’est en fait inimaginable qu’on puisse raconter exactement comment nous avons vécu cette épreuve. »
Le langage Tout se passe comme si le mal ne pouvait ni se dire ni être pensée, comme s’il échappait aux catégories du langage. En effet, le génocide nazi des juifs d’Europe et les goulags soviétiques incarnent le mal dans son excès même. Et cet excès même ne peut se dire. La notion de crime (de masse) est-elle adéquate quand on a affaire à une production massive de cadavres ? Ce qui ne peut se dire, ne peut non plus être pensé.
Expliquer/comprendre Tout se passe comme si l’horreur ici évoquée échappait à toute compréhension, comme si le mal était réfractaire à toute conceptualisation. Le mal serait l’infiniment autre qui ne peut être relié à un concept. Peut-être cela est-il dû au fait qu’un mal expliqué n’est plus un mal, un mal justifié perd le caractère essentiel qui fait de lui un mal. En effet, il semble qu’expliquer le mal ne peut que conduire à masquer ou édulcorer la radicalité du mal commis. C’est cela qu’exprime peut-être Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah, lorsqu’il évoque « l’obscénité absolue du projet de comprendre ».
Même nous pourrions dire que la vérité de ce mal est irréductible aux éléments réels. La réalité ici excède nécessairement ses éléments factuels. Cela signifie que la description la plus minutieuse d’une journée ordinaire dans un camps de la mort ou la description détaillée du génocide (son organisation, etc.) ne permettent pas d’atteindre le sens de cette réalité. Le mal est un défi pour la pensée, car il semble ici au-delà de tout motif. Les passions telles que la cupidité, l’envie, la haine ne peuvent seules rendre compte de la réalité d’Auschwitz. Avec les camps de la mort et la « fabrication de cadavres », l’impossible devient possible.
Culture Faut-il pour autant abandonner tout projet de comprendre, de penser cette réalité ? Faut-il renoncer à penser le mal ? Pouvons-nous nous satisfaire du simple rejet, hors de l’humanité, de cette réalité ? ou bien prétendre que celle-ci n’a pu avoir lieu que dans un contexte historique et culturel déterminé, et que celle-ci est donc à jamais passée ?
Nous allons tenter de penser après et avec Auschwitz. Nous allons tenter de penser le mal au risque de le retrouver en nous-mêmes.
E. Lévinas écrit dans Noms propres : « […] la haine persécutrice, la haine meurtrière et excédant toutes les catégories du prétexte utile ou nécessaire, ayant perdu son allure d’exception pour prendre les monstrueuses proportions que l’on sait, il s’agit de philosopher avec cette douleur infinie et cette « tumeur dans la mémoire », c’est-à-dire ce « gouffre béant » comme poumon même de la réflexion ».
Origine / fondement Nous nous donnons pour tâche ici de penser le phénomène du mal. N’est-ce pas la mission de la philosophie que de tenter de donner un sens aux diverses facettes de notre existence ?
Nous ne nous demanderons pas quelle est l’origine du mal mais pourquoi nous le faisons. Dès lors ces pensées n’auront pas qu’un intérêt théorique de compréhension mais aussi un intérêt pratique de lutte contre le mal. Penser le mal permettra de le combattre, car le penser ce sera l’identifier et reconnaître peut-être la possibilité qu’il soit en nous.
Nous verrons ainsi que le phénomène du mal peut être présenté dans différentes représentations. Il y a une première représentation, la plus commune, qui est portée par la religion et la littérature. Elle présente un Mal absolu d’origine extra-humaine (diabolique, monstrueux, pathologique) incarné dans des individus hors de l’humanité (des sadiques, des pervers, des monstres, etc.), bref des hommes qui ont voulu le mal pour le mal, qui ont fait le choix de la méchanceté. Voilà l’inhumanité : faire le choix du mal, pactiser avec le Diable. Nous verrons ensuite la représentation du mal qu’en donne Hannah Arendt et qui lui a été inspirée par la figure d’un fonctionnaire nazi, « un fonctionnaire du mal », Eichmann.
Mais d’ailleurs d’où vient l’idée du mal si ce n’est de l’idée du bien ? Le bien lui-même ne désigne-t-il ce vers quoi doit tendre l’homme, son devoir-être ? La morale affirme l’existence d’une réalité qui n’est pas mais qui doit être. Les hommes semblent ne pas se satisfaire de la réalité telle qu’elle est. Mais qu’est-ce qui rend possible la moralité ? Qu’est-ce qui la fonde ? S’agit d’un sentiment (comme la pitié par exemple) ou de la raison ? La morale a-t-elle à son principe un sentiment ou la raison ? Nous nous poserons donc aussi la question de savoir ce qui rend la morale possible.
La méthode que nous adopterons ici consistera à partir de situations concrètes que nous tenterons de décrire le plus précisément possible pour ensuite procéder à leur analyse.
Bibliographie :
G.Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz
Ph. Fontaine, La question du mal
C.Crignon, Le Mal
P.Lévi, Si c’est un homme (1947)
R.Antelme, L’espèce humaine (1947)
Filmographie
Shoah de Claude Lanzmann (1985)
Les survivants de
Nuit et brouillard d’A.Resnais (1955)
Sujets de dissertation
Peut-on vouloir le mal ?
Sachant ce qu’est le bien, peut-on faire le mal ?
Peut-on faire le mal pour le mal ?
La raison peut-elle être au service du mal ?
Le bien et le mal sont-ils des conventions ?
Publié le 10 janvier 2014 par Thibault Noel-Artaud [Lycée Clément Ader (77)]