1. De Septembre à Novembre
De septembre à novembre
Nous commençons l’année scolaire, et l’année de philosophie par nous interroger sur l’éducation que nous avons reçue. Nous nous demandons aussi en quoi consiste cette expérience qui est la nôtre et qui est celle d’élève. Qu’ai-je fait à l’école jusque là ? Qu’est-ce que j’ai appris ? Comment ? Et pourquoi ?
Nous rencontrons alors dans ce questionnement l’histoire de l’enseignement de Joseph Jacotot qui a commencé par une expérience troublante faite par hasard et que le philosophe J.Rancière raconte dans son livre, Le Maître-ignorant.
1. L’émancipation intellectuelle. Lectures du Maître-ignorant de Jacques Rancière.
Le livre le Maître-ignorant est le récit d’aventures intellectuelles. Celle de Joseph Jacotot d’abord qui, par hasard, découvrit l’égalité des intelligences. Celle de Jacques Rancière ensuite qui, par hasard aussi, retrouva l’histoire et les écrits de J.Jacotot. Une seule voix nous parle alors, celle du livre.
Quelle passion de l’inégalité est la nôtre ? Je suis plus intelligent, pas le plus intelligent sûrement, mais plus intelligent que d’autres certainement, que beaucoup d’autres peut-être. Et même si je ne dis rien, je n’en pense pas moins. Tous sûrement, les riches, les pauvres, les érudits, ceux qu’on fait des études, les illettrés, ont un imbécile, un idiot, un abruti. Mais les pauvres souffrent peut-être davantage d’une croyance en leur inégalité ; ils croient en l’inégalité des intelligences et ils la constatent, ils sont ignorants aussi et ne se sentent pas capables pour ces choses là. La passion de l’inégalité est partagée mais elle fait souffrir certains plus que d’autres.
Mais il ne s’agit pas d’expliquer un livre qui raconte l’histoire naturelle de la non-nécessité des explications. Il s’agit plutôt de le traduire, de le faire vivre à travers une autre aventure intellectuelle. Mais il faut aussi répéter les mots, ceux de Jacotot puis ceux de Rancière. Emancipation intellectuelle, égalité des intelligences, capacité et attention, logique d’abrutissement, passion de l’inégalité… Alors lisons le texte ensemble, annonçons la bonne nouvelle et émancipons nous en tentant d’émanciper les autres.
1.1 Description d’une expérience de hasard.
J.Rancière part d’une expérience faite au début du 19ème siècle par un professeur, Joseph Jacotot. En 1815, suite au retour de la monarchie des Bourbons (Louis XVIII puis Charles X), J.Jacotot s’exile aux Pays-bas de l’époque et enseigne à Louvain aux jeunes français et futurs belges francophones. Le succès de ces cours attire de jeunes néerlandais curieux mais qui ne parlent pas le français. Comment faire ? Jacotot ne parle pas le hollandais et les étudiants hollandais ne parlent pas le français ?
La solution sera trouvée dans un livre, publié au Pays-bas à l’époque. Il s’agit de Télémaque de Fénelon dans une édition bilingue, sur la page de gauche le français, sur celle de droite le hollandais. Jacotot propose alors aux étudiants de se procurer l’ouvrage puis de répéter les phrases les unes après les autres, de chercher des correspondances, bref, de se débrouiller tout seul. Il leur donne rendez-vous six mois plus tard. Il leur demande alors de rédiger un texte en français sur ce qu’ils ont compris. Le résultat est extraordinaire. Les étudiants, sans maitre-explicateur, sans explication, sont parvenus à apprendre une langue au point de réussir à l’écrire correctement.
Cette expérience est hasardeuse, Jacotot ne pouvait pas prévoir, anticiper les effets de ses consignes. Les résultats étaient imprévisibles. Mais il ne se contente pas de rester surpris par cette expérience, il va chercher à en tirer des leçons, les leçons qui s’imposent, aussi paradoxales et originales qu’elles soient. La réflexion se prolonge dans le Maitre-ignorant de J.Rancière.
1.2 Première leçon. On apprend sans explication. (mots clefs : expérience, argumentation)
Cette thèse paradoxale (c’est-à-dire qui s’oppose à l’opinion ou au sens commun) s’appuie d’abord sur un problème logique qui est celui d’une régression à l’infini dans l’ordre explicateur. En effet, le maitre est celui qui va transmettre des connaissances en expliquant ce qui est contenu dans le livre. Il considère que le livre ne peut seul suffire à se faire comprendre, et qu’il faut qu’une parole, celle du maitre qui sait, l’introduise et surtout l’explique. Pourquoi faudrait-il « un ensemble de raisonnements pour expliquer l’ensemble des raisonnements que constitue le livre » ? Dès lors, si des explications sont nécessaires à l’explication, d’autres explications devraient aussi être nécessaires aux explications de l’explication, et cela à l’infini. Voilà la régression à l’infini qui rend suspect le principe pédagogique de l’explication. Et l’explication qui est souvent orale accorde un privilège à l’ouïe sur la vue. « Cela suppose que les raisonnements sont plus clairs, s’impriment mieux dans l’esprit de l’élève quand ils sont véhiculés par la parole du maitre, qui se dissipe dans l’instant, que dans le livre où ils sont pour jamais inscrits en caractères ineffaçables. » Apprendre se fera désormais dans la classe pendant le cours du professeur. L’élève a compris qu’il a besoin d’explications, qu’il ne peut comprendre seul.
Texte (entretien Rancière)
Expliquer quelque chose à l’ignorant, c’est d’abord lui expliquer qu’il ne comprendrait pas si on ne lui expliquait pas, c’est d’abord lui démontrer son incapacité. L’explication se donne comme le moyen de réduire la situation d’inégalité où ceux qui ignorent se trouvent par rapport à ceux qui savent. Mais cette réduction est tout autant une confirmation. Expliquer c’est supposer dans la matière à apprendre une opacité d’un type spécifique, une opacité qui résiste aux modes d’interprétation et d’imitation par lesquels l’enfant a appris à traduire les signes qu’il reçoit du monde et des être parlants qui l’entourent.
Mais pourtant combien de choses avons-nous apprises seul ? Par expérience, par répétition, par imitation, en avançant à tâtons, en devinant, en rapportant le nouveau au déjà connu… Nous n’avons pas appris notre langue maternelle à l’école. Il n’y a pas de leçon de langue maternelle, on l’a appris seul en écoutant et en imitant les autres.
« Tout homme a fait cette expérience mille fois dans sa vie, et cependant jamais il n’était venu dans l’idée de personne de dire à un autre : j’ai appris beaucoup de choses sans explications, je crois que vous le pouvez comme moi (…) ni moi ni qui que ce soit au monde ne s’était avisé de l’employer pour instruire les autres ». J.Jacotot, Enseignement universel. Langue maternelle.
La méthode véritable est individuelle. La méthode est un chemin (odos) que l’on suit, mais un chemin qui se trace après coup, a posteriori. On explore seul le chemin, on le trace soi-même. Tandis que dans la logique de l’explication, la méthode est présentée comme le seul chemin possible, et ce chemin est tracé par l’enseignant. Le maître-explicateur donc ne se contente pas de montrer le chemin, il fait de la méthode, un seul chemin qu’il a balisé en étapes ou en obstacles.
Pourtant, tout ce que l’on a appris seul, on l’a appris en déployant notre attention. Une attention qui est à la fois observation et réflexion. L’observation est soutenue, la concentration ramène à un point ce qui est l’objet de notre intérêt. « Il s’agit toujours de rapporter ce qu’on ignore à ce que l’on sait, d’observer et de comparer, de dire et de vérifier » (Rancière, entretiens)
Il s’agit de deviner, de tâtonner, de répéter ce que l’on a vu et compris. Saisir des rapports et ramener à ce que l’on sait. « Quand l’homme veut s’instruire, il faut qu’il compare entre elles les choses qu’il connaît, et qu’il y rapporte celle qu’il ne connaît pas encore. » J.Jacotot, Enseignement universel, Langue maternelle.
La méthode est individuelle aussi parce qu’on part toujours du savoir que l’on a déjà ; « l’expérience de Jacotot permet, elle, de penser que le processus d’apprentissage n’est pas un processus de remplacement de l’ignorance de l’élève par le savoir du maître, mais de développement du savoir de l’élève lui-même. Il y a d’abord un travail autonome de l’intelligence, et ce travail va de savoir à savoir et non d’ignorance à savoir » (Rancière, entretiens).
On sait toujours quelque chose. Une prière par exemple dit Jacotot. Le père de famille qui ne sait pas lire mais qui connaît par cœur une prière peut comparer le premier mot de sa prière avec le premier mot qui est écrit sur la feuille, puis le second et cela jusqu’à ce qu’il sache lire. On développe ce qui est déjà connu c’est-à-dire qu’on l’étend à l’inconnu en saisissant un nouveau rapport, une ressemble, une différence. Jacotot parle de « méthode naturelle ». Ce que l’on sait, ce n’est pas ce que l’on a appris, c’est ce que l’on retient.
La première leçon qui dit que l’apprentissage véritable se fait sans explication peut très bien être entendue de la façon suivante : il y a un ordre explicateur qui abrutit. L’abrutissement signifie ici la séparation d’avec ses capacités. L’individu se dessaisit de ses capacités en attendant l’explication et en croyant à sa pertinence. Voilà comment Rancière dans un entretien qualifie la méthode d’émancipation intellectuelle :
Comment faut-il entendre le terme d’abrutissement ? Jacotot montre que c’est cela même qui est la méthode la plus abrutissante, si l’on entend par abrutissante la méthode qui fait paraître dans la pensée de celui qui parle le sentiment de sa propre incapacité. L’abrutissement c’est au fond le propre de la méthode qui fait parler quelqu’un pour lui faire conclure que ce qu’il dit est inconsistant et qu’il n’aurait jamais su que ce qu’il avait dans la tête était inconsistant, si quelqu’un d’autre ne lui avait pas montré le chemin pour se démontrer à soi-même sa propre insuffisance.
Texte d’un entretien donné par J.Rancière.
Son idée est orientée vers une fin unique : la révélation d’une capacité intellectuelle. Son enseignement ne vise pas l'apprentissage d’une discipline quelle qu’elle soit. D’où une méthode qui s’arrête sur chaque lettre, chaque mot, chaque phrase, chaque idée. Si on possède bien vingt ou cinquante pages d’un livre quelconque, et si l'on peut en rendre compte avec ses expressions elles-mêmes, on est capable de n’importe quel autre apprentissage. C’est un défi, une provocation, mais aussi quelque chose qu’on vérifie tout le temps. On s’est formé essentiellement à partir des choses que l’on a déchiffrées soi-même, difficilement, laborieusement. La méthode c’est celle de l’aventure. Il faut trouver le chemin. Ce n’est pas la « méthode active », où le maître organise le parcours d’obstacles. Il s’agit de mettre la personne en situation de se servir de sa propre intelligence, non pour arriver au but mais pour se frayer un chemin.
Texte sur l’esprit de l’émancipation
L’opposition entre « abrutissement » et « émancipation » n’est pas une opposition entre des méthodes d’instruction. Ce n’est pas une opposition entre méthodes traditionnelles ou autoritaires et méthodes nouvelles ou actives : l’abrutissement peut passer et passe de fait par toutes sortes de formes actives et modernes. L’opposition est proprement philosophique. Elle concerne l’idée de l’intelligence qui préside à la conception même de l’apprentissage. L’axiome de l’égalité des intelligences n’affirme aucune vertu spécifique des ignorants, aucune science des humbles ou intelligence des masses. Il affirme simplement qu’il n’y a qu’une seule sorte d’intelligence à l’oeuvre dans tous les apprentissages intellectuels. Il s’agit toujours de rapporter ce qu’on ignore à ce qu’on sait, d’observer et de comparer, de dire et de vérifier.
La réflexion sur le processus d’apprentissage conduit à penser l’égalité des intelligences. En effet, la description de l’expérience que nous faisons d’apprendre conduit à la répéter, la reproduire et de fait à se sentir capable de tout. On découvre que l’intelligence est un acte intellectuel qui est partout le même. Rancière écrit ceci :
« L’essentiel est d’aider les gens à basculer d’un état d’incapacité reconnue à un état d’égalité où on se considère capable de tout parce qu’on considère aussi les autres comme capables de tout. »
Mais qu’est-ce que cela veut dire ? N’y a-t-il pas des gens plus intelligents que les autres ? N ’y a-t-il pas une inégalité des intelligences ? Et en quel sens considérer les autres comme également intelligents me conduirait-il à me considérer moi-même comme étant capable aussi de tout ?
1.3 Deuxième leçon : l’égalité des intelligences.
(mots clefs : attention ,acte, puissance, capacité, opinion, vérité)
L’intelligence est un acte et non pas un état. Il est toujours le même. Il est un acte d’attention. L’attention est quelque chose que l’on fait ou que l’on ne fait pas.
L’analyse du mot attention à partir des expressions courantes (« faire attention », « attention ! », « tu n’as pas fait attention »., Attention à la marche, regarde bien, écoute attentivement, Soit présent. Soit à ce que tu fais, tu ne peux pas être ici et là en même temps) révèle que l’attention est un acte qui est réclamé pour qu’une réalité soit perçue. L’attention se requiert, elle est réclamée, attendue pour que la réalité puisse être vue, saisie, sue. L’intelligence n’est donc pas quelque chose que l’on est mais quelque chose que l’on fait. C’est un acte dont nous essayons de décrire la démarche. Cela veut dire qu’il n’y a qu’une seule intelligence à l’oeuvre dans tous les apprentissages intellectuels. Jacotot pose qu’il n’y a pas de différence entre des types d’intelligences. Tous les actes intellectuels s’opèrent de la même façon.
Si l’intelligence est un acte d’attention, et si l’attention ne peut pas porter sur deux choses à la fois, je ne peux pas me concentrer sur un texte, un problème mathématique et en même temps penser à mon incapacité, à mon inégalité d’intelligence. La croyance en son infériorité intellectuelle rend incapable. L’obstacle à l’exercice des capacités de l’ignorant n’est pas son ignorance mais son consentement à l’inégalité. Il réside dans l’opinion de l’inégalité des intelligences
Rancière écrit que l’égalité des intelligences est une croyance, une opinion. En quel sens faut-il le comprendre ? Cela remet-il profondément en cause l’idée que l’on peut avoir de l’égalité des intelligences ?
Une opinion qui se décrète et qui se vérifie. « L’égalité, en général , n’est pas un but à atteindre . Elle est un point de départ, une présupposition qu’il s’agit de vérifier par des séquences d’actes spécifiques ». cf. prolongement 1
1.4 Conclusion partielle : une redéfinition de la volonté comme vision du monde.
Les différences apparentes de capacité ne viennent pas d’inégalités d’intelligences mais de différences de volonté. Dès lors la volonté nécessite aussi une clarification conceptuelle. Le maitre doit transmettre une volonté. Mais la volonté n’est pas véritablement une force, une énergie que certains déploierait plus que d’autres. Elle ne se pense pas seulement en terme d’intensité et d’effort, de plus et de moins. Son contraire est peut-être la paresse ou la réticence à faire quelque chose. Mais avant d’être une énergie qui se déploie, la volonté est une représentation ; elle repose sur des représentations, des visions et des sentiments d’appartenance sociale.
La question est-elle alors de motiver l’élève ? Ce problème pour Jacotot ne se pose pas sous la forme habituelle : comment motiver celui qui n’est pas motivé, comment l’enfant, l’ignorant va-t-il apprendre quand il n’en voit pas l’intérêt ? Jacotot va au cœur même de cette expression : « ne pas en voir l’intérêt ». Ce qui est en jeu ce n’est pas tant une paresse ou une réticence, mais une structuration symbolique du monde. Parce qu'au fond qu'est-ce que c'est que vouloir ? C’est se reconnaître membre d’un certain type de communauté. Et ce qui fait obstacle au désir d’apprendre c’est le sentiment qu’on a pas besoin d’apprendre, que le savoir que l’on possède est en réalité supérieur à celui qu’on nous propose. L’ « ignorant » qui dit : « c’est trop compliqué pour moi », dit que ce savoir est inutile, et que seul compte pour lui la conduite pratique des affaires.
La volonté n’est pas une faculté qui serait plus ou moins développée, elle dépend d’idées, de représentation. La paresse est en réalité une vision du monde. Ce que je ne comprends pas, c’est ce dont je n’ai pas besoin. "Je ne comprends pas" n'est pas seulement une antiphrase, cela laisse entendre : j'ai assez de savoir de ce qui est réellement important pour ne pas m'occuper de ces futilités.
La volonté est constituée d’idées, ce sont les idées qui entrainent, qui ont un pouvoir d’adhésion. Ces idées sont des représentations sur la place que l’on occupe dans la société.
Jacotot propose une méthode pour ceux chez qui il est considéré comme normal de ne pas accéder au désir même de savoir. S'il ne nie pas le poids des inégalités sociales, il considère que reconnaître ce poids ne change rien au problème. Sa question est : comment faire que celui qui dit « je ne suis pas capable », se mette à dire « je suis capable ». Poser la question des poids sociaux dans l'éducation c’est y mêler un autre problème : comment faire de l’école un certain modèle de sociabilité ? L’institution scolaire lie le problème des capacités à un autre problème, celui du fonctionnement de la société scolaire dans son rapport à la société qui l’a produite et qu’elle produit. Jacotot, lui, considère que ce qui relève du social relève de l’inégalité. Autrement dit, ce qui relève de l’égalité ne relève pas de l’institution sociale. L’institution sociale poursuivra toujours un autre but que d’actualiser l’égalité. Jacotot se place dans une provocation radicale par rapport à toute institution scolaire. C’est ce qui fait notre distance par rapport à lui.
Il s’agit donc de prime abord de prendre conscience des enjeux de la redéfinition des notions d’intelligence et de volonté. Ces redéfinitions ne sont pas anodines, elles engagent l’homme d’une nouvelle façon dans l’entreprise de connaissance. Elles conduisent à minimiser le poids de l’héritage culturel et social. Il s’agit de ne pas s’enfermer dans le cercle de l’impuissance en refusant de changer de place, de quitter une position sociale.
Le maitre-émancipateur forcer l’élève à regarder vers ce qu’il n’a pas l’habitude de regarder. La volonté de l’élève se force en exigeant de lui discipline et attention. Mais la discipline n’est pas ici la surveillance et le conditionnement, elle est la condition matérielle de la capacité d’être attentif. L’acte du maitre est d’obliger une autre intelligence à s’exercer. Ainsi il pourra être cause de savoir sans transmettre aucun savoir. Il pourra enseigner ce qu’il ignore.
Il convient donc dissocier deux rapports intriqués: un rapport de volonté à volonté et un rapport d’intelligence à intelligence. Le rapport entre le maître-émancipateur et l’élève est un rapport de volonté à volonté et non d’intelligence à intelligence. L’intelligence de l’enseignant ne s’oppose pas à celle de l’élève, elles ne sont pas face à face, elles portent toutes les deux sur une chose commune qui est pleine d’intelligence, le livre (MI.P66) Elles sont côte à côte.
Jacotot inverse le sens de la dissociation : le maître ignorant n’exerce aucun rapport d’intelligence à intelligence. Il est seulement une autorité, seulement une volonté qui commande à l’ignorant de faire le chemin, c’est-à-dire de mettre en oeuvre la capacité qu’il possède déjà, la capacité que tout homme a démontrée en réussissant sans maître le plus difficile des apprentissages : celui de cette langue étrangère qu’est pour tout enfant venant au monde la langue dite maternelle. Rancière, Entretiens.
Il ne s’agit plus pour le maitre de transmettre une connaissance, mais de transmettre une volonté. A quoi voulons nous consacrer notre intelligence ? A nous prouver que nous sommes incapables ou au contraire à nous prouver que nous sommes capables ?
2. Qu’est-ce qui distingue le savoir de l’opinion ?
Extrait du Maitre-ignorant, chapitre 3. La raison des égaux.
Il faut entrer plus avant dans la raison de ces effets : « nous dirigeons les enfants d’après l’opinion de l’égalité des intelligences ». Qu’est-ce qu’une opinion ? C’est, disent les explicateurs, un sentiment que nous formons sur des faits que nous avons observés superficiellement. Les opinions poussent particulièrement dans les cervelles faibles et populaires et elles s’opposent à la science qui connaît les vraies raisons des phénomènes. Si vous voulez, nous vous apprendrons la science.
Doucement. Nous vous accordons qu’une opinion n’est pas une vérité. Mais c’est là ce qui nous intéresse : qui ne connaît pas la vérité la cherche, et il y a bien des rencontres à faire sur cette route. Le seul tort serait de prendre nos opinions pour des vérités. Cela se fait tous les jours, il est vrai. Mais voilà justement la seule chose en quoi nous voulons nous distinguer, nous autres, sectateurs du fou : nous pensons que nos opinions sont des opinions et rien de plus.
Rancière reconnaît que la thèse de l’égalité des intelligences est une opinion. Mais l’opinion n’est pas l’idée vraie. L’opinion est inférieure à la vérité et à la connaissance. L’opinion désigne une idée qui n’est pas examinée ou qui ne peut pas être prouvée. C’est ici le cas. L’égalité des intelligences est une opinion qui est longuement analysée par l’auteur mais elle ne peut pas être prouvée scientifiquement. L’opinion est une opinion qui se sait. Contrairement à l’opinion de l’inégalité des intelligences qui ne se sait pas telle qu’elle est en réalité, c’est-à-dire une opinion.
2.1 Définition de l’opinion.
Faisons un détour par l’histoire de la philosophie pour comprendre comment le savoir est apparu en se démarquant de l’opinion.
L’opinion désigne une idée qui est souvent fausse (et lorsqu’elle s’avère être « vraie », Platon dirait ici « droite », elle n’est pas un savoir car elle ne possède pas les raisons de son savoir. L’opinion dans ce cas est vraie mais par hasard) parce qu’elle n’a pas été suffisamment examinée. Elle dépend de sentiments qui sont subjectifs et qui ne renvoient pas nécessairement à la réalité. L’opinion peut avoir deux sources (qui peuvent se rencontrer) :
- l’expérience sensible, l’opinion est alors une connaissance immédiate qui vient de notre contact via nos sens avec le réel (que l’on appelle alors sensible).
- La tradition, la majorité. Il s’agit alors d’une idée que l’on a entendue et que l’on répète sans l’avoir au préalable examinée. On appelle l’opinion dans ce cas préjugé ou idée reçue.
Plusieurs questions se posent alors :
1. Pourquoi de mon rapport sensible avec la réalité ne puis-je pas tirer un savoir ?
2. Pourquoi ne puis-je pas me fier à ce que pense la majorité pour savoir ce qui est vrai ?
3. Qu’est-ce qu’un savoir véritable ? Comment accéder à la connaissance ?
2.2 Le réel sensible ne peut pas être l’objet d’une connaissance. Les sens sont trompeurs.
Le monde que nous connaissons par les sens est multiple, changeant et confus. Il est en devenir, dans un flux perpétuel. Il m’apparaît dans différentes perceptions sensibles, et ce que je peux en décrire ne semble pas pouvoir durer. Le philosophe Héraclite disait « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Le réel sensible est donc le règne du changement. Comment puis-je dès alors avoir une connaissance si l’objet de ma connaissance est mobile, s’il m’échappe sans cesse ? La connaissance suppose une stabilité, il faut en effet pour que ma proposition soit vraie qu’elle soit universelle, c’est-à-dire qu’elle soit la même en tout lieu, tout temps et pour tout homme. Et le problème redouble de difficulté lorsque l’on prend conscience que les perceptions que nous avons de ce réel changeant sont propres à celui qui en fait l’expérience. Non seulement il se peut qu’une même réalité n’apparaisse pas de la même façon à deux individus, mais aussi qu’il soit bien difficile de communiquer la réalité de cette perception. Prenons conscience en effet que nos sensations sont en partie incommunicables, qu’elles nous enferment dans une singularité.
Lisons un extrait du Théétète (152a-b) de Platon.
Socrate – (…) Sensation, dis-tu, voilà ce qu’est la connaissance ?
Théétète – Oui
Socrate – Il se peut bien, en vérité, que, sur la nature de la connaissance, elle ne soit pas méprisable, la thèse que tu viens d’énoncer ! Bien au contraire, c’est la thèse même de Protagoras ; mais il a dit ces mêmes choses d’une autre façon : « l’homme (déclare-t-il), en effet, à peu près, est la mesure de toutes choses, de celles qui sont pour ce qu’elles sont, et de celles qui ne sont pas, pour ce qu’elles ne sont pas ». Car tu as lu cela, je suppose ?
Théétète – je l’ai lu, et plus d’une fois !
Socrate - Eh bien ! est-ce qu’en quelque sorte il ne s’exprime pas de la façon que voici : Telles « m’apparaissent » à moi les choses en chaque cas, telles elles « existent » pour moi ; telles elles « t’apparaissent à toi », telles pour toi elles « existent » ? Or n’es-tu pas un homme et n’en suis-je pas un moi aussi ?
Théétète – Effectivement, ce sont ses expressions.
Socrate – Il est improbable en vérité que radote un savant homme ? Suivons donc de près sa pensée. N’arrive-t-il pas qu’au souffle du même vent l’un de nous frissonne et non l’autre ? Que le frisson chez celui-ci soit léger, et fort chez celui-là ?
Théétète – Ah ! je crois bien !
Socrate – Or, que dirons-nous alors de ce souffle de vent, envisagé tout seul et par rapport à lui-même ? Qu’il est froid ou qu’il n’est froid ? Ou bien en croirons-nous Protagoras : qu’il « est » froid pour qui frissonne et ne l’ « est » pas pour qui ne frissonne pas ? »
Analyse. Comment une même réalité peut-elle être et ne pas être en même temps ? Comment une eau peut-elle être chaude et froide à la fois ? C’est qu’il faut distinguer l’être de l’apparence, et remarquer que tout ce à quoi nous avons accès par l’intermédiaire de nos cinq sens relève de l’apparence. La réalité sensible qui est en devenir et qui relève de l’apparence ne peut définitivement pas supporter un discours universel.
2.3 La science est science du général. Les vérités sont universelles et nécessaires. Logiques et mathématiques.
Mais Socrate a fait apparaître les contradictions dans la thèse de Protagoras. Il a découvert que le discours devait reposer sur le logos (mot qui désigne en grec « mot ayant un sens », « discours » et « raison »). La logique surgit alors. Elle se définit comme une réflexion sur les opérations effectives de la pensée. Elle analyse nos raisonnements usuels tels qu’ils se présentent dans leur expression verbale pour dégager les règles qui assurent leur validité. L’obéissance aux principes logiques est la condition première de toute pensée car sans ces principes, l’exercice même de la pensée paraît impossible. On peut commencer par remarquer trois principes logiques (le principe d’identité, le principe de tiers-exclu et le principe de non contradiction). Soit A=A, soit A est, soit A n’est pas, et une chose ne peut pas être et ne pas être en même temps.
Aristote, un discipline de Platon, va étudier la logique. Il va montrer que la connaissance vraie repose sur une démonstration. Cette démonstration c’est le syllogisme qui établit la nécessité d’une conclusion à partir de propositions déjà connues (les prémisses). « Le syllogisme est un discours dans lequel certaines choses étant posées, quelque chose d’autre en résulte nécessairement par le seul fait de ces données ». (Aristote, Premiers analytique, 1,1) Voici un exemple de syllogisme : si tous les hommes sont mortels et si Socrate est un homme alors Socrate est mortel.
On peut distinguer plus clairement la science (ou savoir) de l’opinion. La science est la connaissance du nécessaire donc de l’universel : ce qui est nécessaire appartient à tous. Par exemple, de la définition du triangle, on peut déduire les propriétés qui lui appartiennent nécessairement, propriétés qui appartiennent à tous les triangles, donc qui sont universelles.
Aristote écrit ceci :
« la science et son objet diffèrent de l’opinion et de son objet, en ce que la science est universelle et procède par des propositions nécessaires et que le nécessaire ne peut être autrement qu’il n’est (…). L’opinion s’applique à ce qui étant vrai ou faux peut être autrement qu’il n’est. En outre, jamais on ne pense avoir une simple opinion quand on pense que la chose ne peut être autrement : tout au contraire, on pense alors qu’on a la science. Mais c’est quand on pense que la chose est seulement ainsi mais que rien n’empêche qu’elle ne puisse être autrement, qu’alors on pense avoir une simple opinion, car on croit que tel est l’objet propre de l’opinion, tandis que le nécessaire est l’objet de la science. » Seconds Analytiques I, 33
On découvre dans les êtres mathématiques (les figures géométrique ou les équations de l’arithmétique) la possibilité de déduire des propriétés de façon a priori, c’est-à-dire sans recourir à l’expérience, qui nous l’avons vu, est source d’erreur. Les mathématiques sont des sciences déductives a priori, c’est-à-dire que leurs objets ne dépendent pas de l’expérience (ils sont a priori) et les propriétés de ces être mathématiques sont déduits (c’est-à-dire qu’on tire tout de leur concept). Que la somme des angles d’un triangle soit égale à 180° est une propriété de n’importe quel triangle qui a été déduit du concept du triangle, cette propriété est nécessaire, elle ne peut pas être autrement et elle est donc universel, ceci est vrai pour tout homme, en tout temps et en tous lieu. Parce que les objets des mathématiques sont stables et éternels, et cela parce qu’ils ne dépendent pas de l’expérience sensible, ils sont l’objet d’une connaissance véritable. En ce sens les vérités mathématiques constituent un modèle pour toute vérité.
texte de Descartes extrait des Règles pour la direction de l’esprit.
Par là on voit clairement pourquoi l'arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c'est que seules elles traitent d'un objet assez pur et simple pour n'admettre absolument rien que l'expérience ait rendu incertain, et qu'elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement. Elles sont donc les plus faciles et les plus claires de toutes, et leur objet est tel que nous le désirons, puisque, sauf par inattention, il semble impossible à l'homme d'y commettre des erreurs. Et cependant il ne faut pas s'étonner si spontanément beaucoup d'esprits s'appliquent plutôt à d'autres études ou à la philosophie : cela vient, en effet, de ce que chacun se donne plus hardiment la liberté d'affirmer des choses par divination dans une question obscure que dans une question évidente, et qu'il est bien plus facile de faire des conjectures sur une question quelconque que de parvenir à la vérité même sur une question, si facile qu'elle soit.
De tout cela on doit conclure, non pas, en vérité, qu'il ne faut apprendre que l'arithmétique et la géométrie, mais seulement que ceux qui cherchent le droit chemin de la vérité ne doivent s'occuper d'aucun objet, dont ils ne puissent avoir une certitude égale à celle des démonstrations de l'arithmétique et de la géométrie.
Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, II
Platon considère l’exercice des mathématiques comme préparant à la vision intellectuelle des réalités intelligibles : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » est-il inscrit sur le frontispice de l’Académie, l’école philosophique fondée par Platon. Que veut-il dire ? Que sont les réalités intelligibles ? Et en quel sens les mathématiques préparent-elles à leur vision ?
2.4 Les réalités intelligibles dans la philosophie de Platon et la réminiscence.
Les mathématiques ont ce privilège de n’avoir besoin d’aucune expérience pour que leurs vérités soient acquises. Ceci nous conduit à nous interroger sur la nature des objets mathématiques. Le mode d’être des objets mathématiques est celui d’être de pensée, d’intelligibles. Les mathématiques sont des sciences déductives a priori. On peut parler de réalités intelligibles à leur égard car non seulement on ne peut avoir accès à eux que par l’esprit mais ils ont aussi une réalité qui dépasse l’esprit (ex. les nombres irrationnels, Pi, 3,14…). Parce que ces connaissances ne dérivent pas de l’expérience sensible elles peuvent être véritables et objectives. Elles échappent au relativisme de la perception sensorielle. Le savoir est possible et cela permet de dépasser les points de vue sceptique et relativiste. Le point de vue sceptique est celui selon lequel nous n’avons que des opinions, et qu’il est impossible de connaître quoi que ce soit. Le relativisme et le perspectivisme font de l’homme la mesure de toute chose.
La vérité n’est pas enseignée mais elle est découverte. Cette vérité, chaque âme la porte en elle-même. La philosophie de Platon est déterminée par la conviction qu’il existe des réalités intelligibles qui sont les principes ultimes de la réalité, ce sont les Idées, ou Formes ou Essences (ces trois mots sont équivalents). La dialectique va rechercher ces Essences. Mais cette dialectique qui est un dialogue de l’âme avec elle-même ou avec autrui suppose la conscience qu’il existe des réalités intelligibles. Et cette conscience, Platon l’appelle réminiscence, c’est-à-dire souvenir et surtout conscience d’une autre présence. Elle est conscience d’une autre présence dont elle fait ressentir l’absence. On éprouve quelque chose de tel quand, voyant une chose, on pense « cet objet souhaite être tel qu’une autre réalité, mais il lui manque quelque chose, il ne peut pas lui être semblable ». La réminiscence est une affection, un pathos. Se ressouvenir, c’est éprouver le manque de réalité vraie et de qualité parfaite des choses sensibles. L’amant qui voit le portrait de l’aimé se répand en réflexions amères sur ce qui manque, qui n’est rien d’autre que la réalité elle-même. Le sentiment du manque tient à l’orientation du désir. La réminiscence propre au philosophe est comme la généralisation de l’expérience de l’amoureux. En se ressouvenant, il cesse de croire à la présence suffisante et pleine des choses sensibles pour les métamorphoser en signes d’une autre présence. La totalité sensible devient pour lui l’occasion de se reporter à une autre réalité, qu’on ne peut percevoir, non parce qu’elle serait provisoirement absente mais parce qu’elle est en elle-même impossible à percevoir par les sens. Le point de départ n’est donc pas la sensation en elle-même, mais le sensible réfléchi dans sa déficience, ce qui le constitue tout entier en image imparfaite.
Tous les hommes doivent pouvoir se ressouvenir, mais tous ne le désirent pas. (cf. allégorie de la caverne) L’oubli ne signifie pas la perte d’un contenu ; ce qui est oublié n’est pas une somme de connaissances mais la puissance de l’âme d’atteindre « la vérité des êtres », c'est-à-dire les Essences.
Pour parvenir à errer ainsi au milieu des réalités intelligibles et pour croire en leur existence, il faut donc avoir habitué son esprit à percevoir des réalités qui ne sont pas accessible par les sens. Et les sciences mathématiques ont un pouvoir de conversion, elles détournent l’âme du sensible vers l’intelligible. Elles ont une utilité propédeutique. . On comprend mieux pourquoi sur le frontispice de l’Académie on pouvait lire ceci : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».
3. La naissance de la science moderne au 17ème siècle.
En l’espace d’environ un siècle, entre la fin du XVI et la fin du XVIIème siècle, une « révolution » s’est produite dans les idées philosophiques et scientifiques. Un bouleversement ébranle les esprits, si bien qu’on a pu parler d’une « crise de la conscience européenne ». Cette révolution spirituelle ne s’est pas produite en un jour, plusieurs dizaines d’années ont été nécessaires et nombreux sont les savants et les philosophes qui y ont contribuée. Il est difficile de déterminer les causes qui ont rendu possible ce bouleversement ; quels en sont les motifs ? Sont-ils techniques, avec l’invention de nouveaux instruments d’observation et de mesure ? Intellectuels, par l’unification enfin réalisée des mathématiques et de la physique ? institutionnels et politiques, avec un doute croissant jeté sur le discours des autorités religieuses ?
Ce qui est certain c’est qu’il mettait fin à un monde hérité de l’Antiquité et qui était principalement aristotélicien.
3.1. Cosmologies : la fin du géocentrisme. Du monde clos à l’univers infini.
Dans la cosmologie d’Aristote, il y a une distinction fondamentale entre le monde sublunaire, lieu de la contingence et de la génération et le monde supra-lunaire, lieu de la nécessité et de l’éternité. Dans le monde terrestre donc, les êtres sont soumis au devenir et au changement. Les mathématiques ne peuvent donc pour Aristote que s’appliquer au monde supralunaire ; il ne peut pas exister pour Aristote de physique mathématique.
Galilée va montrer que cette distinction entre ces deux mondes est fictive. Il observe le ciel et se rend compte de changements (comètes) et il remarque que la surface de la lune ressemble à celle de la Terre. Il comprend alors que la terre est une planète comme les autres, et qu’elle peut donc aussi être en mouvement. Cette révolution contribue à l’homogénéisation ontologique et méthodologique de la nature. L’astronomie n’est pas différente de la physique. L’application des mathématiques à la physique sera possible.
3.2La mathématisation de la nature
La fin du Cosmos d’Aristote c’est la fin de l’opposition entre le monde sublunaire, règne de la contingence, monde de la génération et de la corruption et le monde supralunaire, nécessaire, éternel et parfait. Il n’y a plus qu’un Univers infini. Descartes va unifier ce monde par la notion d’étendue. Il y a pour Descartes, deux substances, la substance pensante et la substance étendue (res cogitans – res extensa). Le concept d’étendue est le concept qui va homogénéiser la matière. Il n’y a plus qu’un espace homogène qui peut-être appréhendé par les mathématiques. Mais cet espace n’existe que par les corps physiques, corps qui sont étendus en largeur, longueur et profondeur. L’exemple du morceau de cire analysé par Descartes conduit à distinguer entre les qualités premières et les qualités secondes. Les qualités premières sont les qualités qui ne changent pas à savoir l’étendue pour Descartes. Les qualités secondes sont les qualités sensibles (à savoir, la couleur, la chaleur, etc.) Les qualités premières sont dans les corps indépendamment du sujet percevant, et les qualités secondes ne sont dans les corps que pour nous qui rencontrons ces corps, elles sont dépendantes du sujet qui les perçoit. Le réel se distingue ainsi en un « en-soi » (le réel) et un « pour-soi » (le non-réel). Pour Descartes, la chose physique se trouve réduite à l’extension spatiale : « la nature de la matière ou du corps pris en général ne consiste point en ce qu’il est une chose dure ou pesante ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque façon, mais seulement en ce qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur : d’où il suit que sa nature consiste en cela seul qu’il est une substance qui a de l’extension. » Le présupposé ontologique (qui a rapport à l’être) est donc le suivant : le réel n’est pas le sensible.
Une réalité sensible pour devenir un fait scientifique doit perdre ce qui relève de la subjectivité, elle doit donc se défaire de sa qualité sensible. Le qualitatif exprime des sensations et des impressions personnelles, il ne peut donc pas soutenir un discours universel. Il faut transformer en un donné quantitatif un donné sensible et qualitatif. L’instrument de mesure remplit cette fonction. Le thermomètre par exemple transforme une sensation de chaud en degrés, il s’agit d’une transformation en données chiffrées. L’instrument de mesure met à distance le sujet. La nature toute entière est idéalisée, elle devient mathématique pour reprendre la formule de Galilée : « le livre de la nature est écrit en langage mathématique ». La physique moderne est née de cette idéalisation. Le monde usuel, flou et approximatif est remplacé par un monde exact, entièrement déterminé.
L’effort philosophique de Descartes va être d’étendre la certitude des mathématiques attachées à un objet spécifique (les nombres et les figures), à l’ensemble des sciences et en particulier à la physique.
Le modèle de la nature ne sera plus dynamique mais mécanique. Le mécanisme est la doctrine selon laquelle un processus n’est réglé par aucune intention explicite ou implicite. Cette doctrine s’oppose à celle du finalisme, selon laquelle les corps physiques poursuivent une fin, un but qui constitue une cause explicative. Descartes et Spinoza récusent cette doctrine du finalisme qui, selon eux, inverse l’ordre causal; l’effet est pris pour la cause ; le postérieur prend la place de l’antérieur.
3.3 Les lois de la nature et les lois scientifiques.
La nature est homogène. Ce sont des mêmes lois qui valent pour le monde dans lequel nous vivons et pour le ciel étoilé. Il existe des lois de la nature, c’est-à-dire des lois universelles qui expliquent pourquoi ce corps tombe par terre et pourquoi la Terre tourne autour du soleil. Ces lois naturelles sont des relations de causalité, c’est-à-dire des relations de cause à effet : s’il y a telle cause, il y a nécessairement tel effet.
Il y aurait donc des lois naturelles fixes qui déterminent rigoureusement l’état futur d’un système d’après l’état actuel, c’est ce que l’on appelle le déterminisme.
« la physique de Newton était ainsi conçue qu’on pouvait calculer à l’avance, à partir de l’état d’un système, à un moment déterminé, le mouvement futur du système. Que cela soit un principe de la nature, Laplace l’a formulé de la façon la plus générale et la plus compréhensible : il a forgé la fiction d’un démon qui, à un moment donné, connaitrait la position et le mouvement de tous les atomes et serait alors en mesurer de calculer d’avance l’avenir total de l’univers. » W.Heisenberg, la nature dans la physique contemporaine.
3.4 L’expérimentation scientifique
L’expérience scientifique est une idéalisation. L’expérience du plan incliné nous fait comprendre que l’expérimentation est un moyen d’accès incontournable à la connaissance de la réalité. L’expérience scientifique ou expérimentation est la construction d’une situation idéelle c'est-à-dire qui n’existe pas réellement dans l’expérience ; ainsi le plan incliné de Galilée est conçu de telle sorte qu’aucun frottement ne vient ralentir le mouvement de la bille. La connaissance du réel passe par une expérience sur une situation idéalisée.
Emmanuel Kant dans sa préface de la Critique de la raison pure examine les conditions de possibilité de la connaissance scientifique et plus particulièrement de la physique. Les mathématiques et la physique appartiennent à la connaissance théorique, mais elles diffèrent en ce qu’elles n’ont pas les mêmes objets. La mathématique se rapporte, comme géométrie, à des figures qui sont l’objet de démonstration ; la physique a pour objet les phénomènes naturels. Kant va définir l’expérience scientifique telle qu’elle apparaît avec des savants comme Galilée ou Torricelli. Il va montrer en quoi la redéfinition de celle-ci a permis la révolution scientifique. L’expérience scientifique (appelée aussi expérimentation) est la construction d’un dispositif idéal qui questionne sur un point particulier la nature. Dans cette définition de l’expérience scientifique plusieurs points sont essentiels. D’une part, l’expérience scientifique est une construction. L’expérience n’est pas simplement passive et sensible, elle est active et intellectuelle. Mais pourquoi l’expérience sensible ne me permet pas de connaître le réel ? L’expérience scientifique d’autre part suppose une représentation nouvelle de la nature, celle d’un réel mathématisé. Quel est l’histoire de la notion de nature ? qu’est-ce qui justifie l’introduction des mathématiques dans la physique ?
L’expérience pose une question précise et particulière. C’est en se posant des questions plus modestes (comment… ?) que l’on découvre des lois de la nature. On a abandonné les questions trop vastes (pourquoi… ?).
L’expérience est une construction idéale. Galilée dans son expérience du plan incliné a fait rouler des sphères dans un dispositif qu’il a pensé complètement, dans lequel rien n’est laissé au hasard. C’est « selon sa volonté » que le dispositif est construit et qu’il interroge la nature. L’expérience scientifique se démarque très clairement de la démarche empirique sensible de la seule observation de la nature. Dans l’expérience sensible du réel, je reçois passivement des informations sur la nature, comme « un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maitre ». En plus d’être passif, ce rapport à la nature est toujours particulier. Il dépend de mes organes des sens et de mon point de vue ; il est donc subjectif et relatif.
On a cru longtemps que pour connaître les phénomènes naturels, il suffisait de se régler sur ces objets, et donc sur l’expérience sensible qu’il s’agissait seulement de généraliser et de systématiser. Mais aucune connaissance véritable objective et universelle ne semble pouvoir naitre de cette démarche empirique. Il faut au contraire que la raison intervienne et rende possible la connaissance de la nature en construisant un dispositif idéal et rationnel. Il y a en effet de la raison dans les sciences, c'est-à-dire que c’est elle qui doit penser l’expérience, le donné. Cela signifie que la science réalise son objet, qu’elle l’invente (pensons aux deux expériences évoquées dans cet extrait). La raison donne de l’existence à quelque chose qui n’existe pas encore. En ce sens la raison légifère, c'est-à-dire qu’elle invente ou inaugure une expérience.
Mais comment cela est-il possible ? Qu’est-ce qui légitime ce recours à la raison et aux mathématiques. La raison réside dans la nouvelle et véritable représentation de la nature ; celle-ci est « écrite en langage mathématique ». Cela signifie que derrière le désordre apparent de la nature, se cache un ordre que les mathématiques peuvent décoder. Avec Galilée, la science physique cesse d’être qualitative pour devenir quantitative et mathématique. Il est possible de mesure et de calculer dans le réel en y retrouvant des formes géométriques. Pensons à l’expérience du plan incliné qui est constitué des figure géométriques, d’une surface plane et de sphères parfaitement lisses ; seul ce dispositif peut conduire à des calculs sur le réel et à un résultat objectif sur la loi de la chute des corps ; de la même façon Torricelli « fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue ». C’est l’introduction des mathématiques dans l’expérimentation qui permet de comprendre que la nature est « écrite en langage mathématique ». La mathématisation de la nature éloigne donc la science physique de l’expérience sensible immédiate en soumettant la nature à une interrogation conduite par la raison. C’est elle qui rend possible l’énoncé de lois nécessaires expliquant comment les phénomènes naturels se produisent : quelles que soient les données sensibles de la chute des divers corps, on pourra les ramener sous une loi unique aux termes de laquelle la vitesse d’un corps qui tombe accroît proportionnellement au temps de chute et cette accélération de la vitesse est la même pour tous les corps.
Enfin, la limitation des questions posées par la science est à l’origine aussi de la naissance de la science moderne. Avant la révolution scientifique du XVIIème siècle, les savants se posaient des questions beaucoup plus générales, du type : « comment l’univers a-t-il été créé ? de quoi est faite la matière ? Quelle est l’essence de la vie ? ». Avec la révolution scientifique, les questions sont plus mesurées : comment tombe une pierre ? Comment l’eau coule-t-elle dans un tube ? F.Jacob fait remarquer dans son livre le Jeu des possibles « qu’alors que les questions générales ne recevaient que des réponses limitées, les questions limitées se trouvèrent conduire à des réponses de plus en plus générales. »
Ce n’est donc pas l’expérience (au sens d’expérience sensible) qui est la source de toute connaissance. Et même, elle ne devient source de connaissance qu’à la condition d’être pensée par la raison.
3.5 La construction du fait scientifique
La science, dans son besoin d'achèvement comme dans
son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point
particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui
fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort.
L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en
connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les
connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire.
Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de
la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de
morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique
nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas,
sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il
faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique,
les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème
qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit
scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas
eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de
soi. Rien n'est donné. Tout est construit.
Bachelard
« C’est un lieu commun que de dire que la Science porte sur la quantité et s’exerce au moyen de la mesure. Ce lieu commun, comme il arrive généralement, recouvre et dissimule en même temps une vérité profonde qu’il nous faut, tout d’abord, mettre en lumière : la science recherche ses objets, elle les construit, elle les élabore ; elle ne les trouve pas « tout faits », tout donnés dans la perception ou l’expérience immédiate. Le monde de la science est une construction ; les méthodes de cette construction, constituent la première étape de la science ; ce n’en est pas la moins difficile. Tout bachelier sait aussi que la physique est mathématisation de la nature. Sur les nombres fournis par la mesure, l’instrument mathématique s’exerce et produit déduction et prévision. » J.Ullmo, La pensée scientifique moderne.
Mais il ne faudrait pas croire que la philosophie ne relève que de la théorie. La philosophie est avant tout un art de vivre qui a un rapport particulier avec la théorie qu’il faudra analyser.
4. La philosophie comme art de vivre.
Pour mieux comprendre de quelle manière la philosophie antique pouvait être un mode de vie, il faut peut-être faire appel à la distinction que proposaient les stoïciens entre le discours sur la philosophie et la philosophie elle-même. Selon les stoïciens, les parties de la philosophie, c’est-à-dire la physique, l’éthique et la logique étaient en fait non pas des parties de la philosophie elle-même mais des parties du discours philosophique. Ils voulaient dire par là que, lorsqu’il s’agit d’enseigner la philosophie, il faut proposer une théorie de la logique, une théorie de la physique, une théorie de l’éthique. Les exigences du discours, à la fois logiques et pédagogiques, obligent à faire ces distinctions. Mais la philosophie elle-même, c’est-à-dire le mode de vie philosophique, n’est plus une théorie divisée en parties mais un acte unique qui consiste à vivre la logique, la physique et l’éthique. On ne fait plus alors la théorie de la logique, c’est-à-dire du bien parler et du bien faire, mais on pense et on parle bien, on ne fait plus la théorie du monde physique, mais on contemple le cosmos, on ne fait plus la théorie de l’action morale, mais on agit d’une manière droite et juste.
Le discours sur la philosophie n’est pas la philosophie. Polémon, un des chefs d’école de l’ancienne Académie, disait : « que dirait-on d’un musicien qui se contenterait de lire les manuels de musique et ne jouerait jamais ? Bien des philosophes sont admirés pour leurs syllogismes, mais se contredisent dans la vie. » (Diogène Laërce, IV,18). Et cinq siècles plus tard Epictète lui fait écho : « le charpentier ne vient pas vous dire « écoutez-moi argumenter sur l’art des charpentes », mais il fait son contrat pour une maison et la construit. » On entrevoit tout de suite les conséquences de cette distinction, formulée par les stoïciens, mais admise implicitement par la plupart des philosophes, concernant les rapports entre la théorie et la pratique. Une sentence épicurienne le dit clairement : « Vide est le discours du philosophe s’il ne contribue pas à guérir la maladie de l’âme ». Les théories philosophiques sont au service de la vie philosophique. »
P.Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, la philosophie comme manière de vivre.
La philosophie est avant tout une pratique qui vise un idéal de sagesse. Mais cet idéal n’est jamais atteint mais il faut sans cesse le viser, le plus que nous puissions dans une journée. Des exercices spirituels accompagnent donc naturellement cet art de vivre. Mais quels sont ces exercices ?
Lecture : Qu’est-ce que la philosophie antique de P.Hadot
4.1 Philosopher, une thérapie de l’âme.
La philosophie, dès son commencement, a été pensée comme relevant de la théorie mais aussi de la pratique. Le mot « théorie » vient du grec « theôria » qui signifie contemplation, observation. La théorie est un discours sur le monde, c’est une vision intellectuelle qui tente de rendre compte de la totalité de ce qui est. Les théories peuvent s’articuler en système philosophique, c’est-à-dire en un ensemble coordonné de thèses. La pratique renvoie au mot grec « praxis » qui désigne l’action. La dimension pratique d’une philosophie correspond aux exercices spirituels auxquels invite cette pensée. Ainsi la philosophie ne vise pas uniquement la connaissance du monde, elle a pour fin, par cette connaissance et par des exercices spirituels approprié la transformation de l’homme. La philosophie doit être pensée à l’intérieur d’une nouvelle manière de vivre.
La philosophie peut ainsi apparaître comme une éducation pour les adultes. Nous devons sculpter notre propre statue, c’est-à-dire prendre conscience des défauts de notre caractère, de nos passions avilissantes afin d’adopter une nouvelle façon de vivre et de penser qui aille dans le sens d’une amélioration de son âme. Il faut enlever tous ces traits comme le sculpteur enlève des morceaux de pierre sur la sculpture qui apparaît progressivement, comme d’elle-même. Du courage aussi est requis dès le début pour entreprendre cet examen de conscience, première étape d’une transformation de soi.
« Prendre son vol » chaque jour ! Au moins un moment qui peut être bref, pourvu qu’il soit intense. Chaque jour un « exercice spirituel » - seul ou en compagnie d’un homme qui lui aussi veut s’améliorer.
Exercices spirituels. Sortir de la durée. S’efforcer de dépouiller tes propres passions, les vanités, le prurit de bruit autour de ton nom (qui, de temps à autre, te démange comme un mal chronique). Fuir la médisance. Dépouiller la pitié et la haine. Aimer tous les hommes libres. S’éterniser en se dépassant.
Cet effort sur soi est nécessaire, cette ambition – juste. Nombreux sont ceux qui s’absorbent entièrement dans la politique militante, dans la préparation de la Révolution sociale. Rares, très rares, ceux qui, pour préparer la Révolution, veulent s’en rendre dignes ».
Prurit = démangeaison.
G.Friedmann, la Puissance et la sagesse.
Il s’agit d’appréhender ces exercices comme des bonnes résolutions qu’il faut se répéter. La conversion philosophique conduit à une rupture, à un arrachement à sa vie d’avant la philosophie. La conversion doit conduire à une vie plus authentique.
4.2 la pratique du dialogue comme exercice spirituel
Socrate n’a rien écrit. Platon a écrit des dialogues socratiques. Socrate dialoguait partout avec tout le monde. Il prenait le temps, mais que disait-il ?
« les discours de Socrate n’étaient pas destinés à construire un édifice conceptuel, un discours purement théorique, mais ils étaient une conversation vivante, d’homme à homme, qui n’était pas coupée de la vie quotidienne. Socrate est un homme de la rue.Il parle avec tout le monde, il parcourt les marchés, les salles de sport, les ateliers d’artisans, les boutiques des commerçants. Il observe et il discute. Il ne prétend pas savoir quelque chose. Il interroge seulement, et ceux qu’il interroge s’interrogent alors sur eux-mêmes. Ils se remettent alors eux-mêmes en question, eux-mêmes et leur manière d’agir. »
« Socrate, dans les dialogues de Platon, fait remarquer à ses interlocuteurs qu’ils ont tout leur temps pour discuter, que rien ne les presse. Et il est bien vrai qu’il faut pour cela du loisir, comme il faut du loisir pour peindre, pour composer de la musique et de la poésie ». P.Hadot, Exercices spirituels.
Mais dialoguer supposer aussi l’obéissance à certaines règles contraignantes. Il faut d’abord veiller à produire un discours conforme aux différents principes logiques : le dialogue doit être cohérent c’est-à-dire qu’il faut éviter toute contradiction. Mais il faut aussi être capable d’accepter la contradiction, non seulement une idée opposée à la mienne mais aussi une idée qui me montrerait que ma pensée était contradictoire sans s’en rendre compte. Il faut donc être cohérent et admettre que l’on puisse se tromper. Il faut être capable de renoncer à son individualité pour se soumettre à l’universalité de la raison, le logos.
Socrate : j’imagine, Gorgias, que tu as, comme moi, assisté à bien des discussions et que tu y as remarqué une chose, c’est que les interlocuteurs ont bien de la peine à définir entre eux le sujet qu’ils entreprennent de discuter et à terminer l’entretien après s’être instruits et avoir instruit les autres. Sont-ils en désaccord sur un point et l’un prétend-il que l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté, ils se fâchent et s’imaginent que c’est par envie qu’on les contredit et qu’on leur cherche chicane, au lieu de chercher la solution du problème à débattre. Quelques-uns même se séparent à la fin comme des goujats, après s’être chargés d’injures et avoir échangé des propos tels que les assistants s’en veulent à eux-mêmes d’avoir eu l’idée d’assister à de pareilles disputes.
Pourquoi dis-je ces choses ? C’est qu’en ce moment tu me parais exprimer des idées qui ne concordent pas tout à fait et ne sont pas en harmonie avec ce que tu as dit d’abord de la rhétorique. Aussi j’hésite à te réfuter : j’ai peur que tu ne te mettes en tête que, si je parle, ce n’est pas pour éclaircir le sujet, mais pour te chercher chicane à toi-même.
Si donc tu es un homme de ma sorte, je t’interrogerai volontiers ; sinon, je m’en tiendrai là. De quelle sorte suis-je donc ? Je suis de ceux qui ont plaisir à être réfutés, s’ils disent quelque chose de faux, et qui ont plaisir aussi à réfuter les autres, quand ils avancent quelque chose d’inexact, mais qui n’aiment pas moins à être réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet qu’il y a plus à gagner à être réfuté, parce qu’il est bien plus avantageux d’être soi-même délivré du plus grand des maux que d’en délivrer autrui ; car, à mon avis, il n’y a pour l’homme rien de si funeste que d’avoir une opinion fausse sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui. Si donc tu m’affirmes être dans les mêmes dispositions que moi, causons : si au contraire tu es d’avis qu’il faut en rester là, restons-y et finissons la discussion.
Platon, Gorgias 458 a.
4.3 apprendre à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous.
Dans la philosophie stoïcienne, on retrouve une maxime nous invitant à apprendre à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Il s’agit de comprendre le sens de cette distinction et s’en rappeler le sens afin de parvenir à éviter le malheur. Ce n’est pas les choses qui nous troublent mais les jugements (ou représentations) sur les choses. Celles-ci accompagnent les événements et elles sont le plus souvent inconscientes. Mais le plus important c’est de comprendre qu’elles sont à l’origine de notre malheur : la cause de toutes nos actions bonnes ou mauvaises est un jugement ; toutes les vicissitudes de l’existence humaine sont le résultat d’un jugement faux. Epictète va jusqu’à dire que « l’âme d’un homme n’est rien d’autre que ses jugements ». Mais seules les représentations dépendent de moi. La philosophie va m’aider à faire un usage correct de ces représentations, c’est-à-dire à chaque fois que je parviens à les examiner avec la raison. L’usage est rationnel quand il est réflexif. Dans la mesure où seules les représentations dépendent de moi, l’usage de ces représentations est le lieu de ma liberté.
« Partage des choses : ce qui est à notre portée, ce qui est hors de notre portée. A notre portée le jugement, l’impulsion, le désir, l’aversion : en un mot, tout ce qui est notre œuvre propre ; hors de notre portée le corps, l’avoir, la réputation, le pouvoir : en un mot, tout ce qui n’est pas notre œuvre propre. Et si ce qui est à notre portée est par nature libre, sans empêchement, sans entrave, ce qui est hors de notre portée est inversement faible, esclave, empêché, étranger. Donc rappelle-toi : si tu estimes libre ce qui par nature est esclave, et propre ce qui est étranger, tu seras entravé, tu prendras le deuil, le trouble t’envahira, tu feras reproches aux dieux comme aux hommes, mais si tu estimes tien cela seul qui est tien, étranger, comme il l’est en effet, ce qui est étranger, personne, jamais, ne te contraindra, personne ne t’empêchera, à personne tu ne feras de reproche, tu n’accuseras personne, jamais, non, jamais tu n’agiras contre ton gré, d’ennemi, tu n’en auras pas, personne ne te nuira, car rien de nuisible non plus ne t’affectera. Donc, toi qui as de si hautes visées, rappelle-toi : il ne faut pas modérer ton mouvement pour les atteindre, mais complètement laisser aller certaines choses, et pour l’heure en ajourner d’autres. Mais si avec ces biens tu veux encore et le pouvoir et la richesse, d’abord tu n’obtiendras peut-être pas même ceux-ci, parce que tu vises aussi ceux-là, et de toute façon il est sûr que tu manqueras les biens que seuls donnent liberté et bonheur. Donc, applique-toi à dire immédiatement à l’adresse de toute représentation pénible : « tu es représentation, et non pas tout à fait le représenté. » puis examine-là, et mets-là à l’épreuve des règles que tu détiens, surtout la première d’entre elles : concerne-t-elle ce qui est à notre portée ou ce qui est hors de notre portée ? Et si jamais elle concerne l’une des choses qui sont hors de notre portée, que la réponse soit à portée de main : « ce n’est rien pour moi ».
Epictète, le Manuel (I)
L’attention à cette distinction est une tension de l’âme. Mais celle-ci risque toujours de lâcher. Il faut donc veiller à son maintien et se préparer.
« Je n’ai pas éprouvé de chagrin tel jour, ni le lendemain, ni pendant deux ou trois mois consécutifs, mais je faisais attention quand se présentait quelque motif de contrariété. »
Tout relâchement de l’attention est funeste, non seulement parce que c’est en lui-même une faute, mais aussi parce qu’il fortifie l’habitude de ne pas faire attention, habitude qui risque de mettre la volonté en échec :
« Lorsque tu relâches un peu ton attention, ne t’imagine pas que tu la reprendras quand tu voudras ».
Quand tu vois quelqu’un pleurer, endeuillé, ou parce que son fils est parti en voyage, ou parce qu’il a perdu ses biens, applique-toi à ce que la représentation ne te captive pas qu’il traverse des maux qui lui viennent du dehors, mais que la réponse, immédiate, soit à portée de ta main : ce n’est pas l’événement qui oppresse cet homme (un autre en effet n’en est pas oppressé), mais l’évaluation qu’il prononce sur lui. Pourtant, dans les limites de la parole, ne crains pas de lui porter de la sympathie, et, si le cas se présente, de gémir aussi avec lui ; applique-toi pourtant à ne pas gémir aussi au-dedans.
Manuel, XVI.
Et cette attention à la raison nous détourne de l’attention aux biens extérieurs (richesses, honneurs) et à notre corps.
Pour chacune des choses qui réjouissent l’âme, ou qui rendent service, ou que tu aimes, rappelle-toi : dire de quelle sorte elle est, en commençant par les infimes ; si tu aimes un vase d’argile, dire : « j’aime un vase d’argile ». Vient-il en effet à se briser, tu n’en seras pas troublé ; si tu embrasse ton enfant ou ta femme, te dire que tu embrasses un être humain ; vient-il en effet à mourir, tu n’en seras pas troublé. Manuel IV.
4.4 L’attention au présent. Nous ne vivons pas le présent.
La distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas est première dans la philosophie des stoïciens. Mais cette philosophie ne doit peut-être pas se limiter à considérer que seules nos représentations dépendent de nous. En effet, on peut dire que le présent dépend de nous. (disons que la représentation se fait au présent, elle se fait ici et maintenant). Et nous pouvons prendre conscience du fait que la plupart de nos pensées sont portées vers un temps qui n’est pas : soit le passé qui n’est plus, soit le futur qui n’est pas encore.
« Nous ne nous tenons
jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir,
comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l'arrêter
comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne
sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si
vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons (1) sans
réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse.
Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et, s'il nous est
agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par
l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance
pour un temps où nous n'avons aucune assuranced'arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à
l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y
pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le
présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos
moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais
nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il
est inévitable que nous ne le soyons jamais.
Pascal, Pensées, Br 172.
Encore une fois les humains inversent le sens de la distinction : au lieu de faire attention à ce qui dépend d’eux, à savoir les représentations et le présent, ils ne prêtent intérêt qu’à ce qui ne dépend pas d’eux, au passé et au futur, et à toutes les autres réalités qu’ils imaginent et dont ils jouissent (les richesses, la réputation, etc.)
Remarquons en plus que ces projections de la conscience vers les choses du passé ou vers les images de l’avenir sont le plus souvent pénibles, douloureuses. Elles sont trop souvent liées à la crainte et à l’inquiétude. Et même si parfois c’est l’espoir qui domine, celui-ci n’est-il pas toujours impur, toujours un peu mêlé de crainte. Spinoza dira que la crainte et l’espoir sont des passions tristes.
Très souvent le passé blesse et l’avenir inquiète et pourtant ce n’est que rarement, très rarement et parfois peut-être même jamais, que l’esprit vit dans le présent, c’est-à-dire parvient à être sans être tourné vers l’avenir ou le passé. Et l’avenir proche, même très proche est toujours un avenir.
Mais se rappeler la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas est peut-être un rappel insuffisant pour vivre le moment présent. Quel autre moyen pourrait nous aider à jouir du présent ?
Les stoïciens ont une certaine façon de se représenter la mort et de la rendre présente par la pensée. Platon disait que philosopher c’est apprendre à mourir, car c’est apprendre à voir les réalités qui ne se perçoivent que par l’esprit, c’est donc apprendre à se séparer de son corps.
La conscience de soi n’est rien d’autre que la conscience du moi agissant et vivant dans le moment présent. Marc Aurèle, par exemple, ne cesse de le répéter : il faut que je concentre mon attention sur ce que je pense en ce moment, sur ce que je fais en ce moment, sur ce qui m’arrive en ce moment, de façon à voir les choses telles qu’elles se présentent à moi en ce moment, de façon à redresser mon intention dans l’action que je suis en train de faire, en en voulant faire que ce qui sert la communauté humaine, de façon à accepter, comme voulu par le destin, ce qui m’arrive en ce moment et ne dépend pas de moi.
Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?
La pensée de la mort peut apparaître pour plusieurs raisons. Pour que l’on se rappelle le prix de la vie, sa préciosité et que l’on vive dans l’instant, il faut vivre cette journée comme si c’était la dernière, vivre tous les jours en disant que c’est le dernier. Ainsi nous parviendrons à saisir l’instant présent pour le vivre pleinement.
« La pensée de la possibilité de la mort donne en effet son prix et son sérieux à tout moment et toute action de la vie :
Agir, parler, penser toujours, comme quelqu’un qui peut sur l’heure sortir de la vie. (Marc Aurèle)
Accomplis chaque action de ta vie comme si c’était la dernière, en te tenant éloigné de toute légèreté. (Epictète)
Ce qui apporte la perfection de la manière de vivre, c’est de passer chaque jour de la vie comme si c’était le dernier. Que la mort soit devant tes yeux chaque jour et tu n’auras jamais aucune pensée basse ni aucun désir excessif. (Sénèque)
La pensée de la possibilité de la mort d’autrui, de mes proches, doit me conduire à réussir à faire face à sa réalité lorsqu’elle arrivera.
Jouir du moment présent, carpe diem, n’est pas une invitation à la débauche et à la prise de risque en tous genre parce qu’il n’est pas possible de vouloir tout le temps ces moments et de vivre tout le temps dans ces états. Ils ne sont pas durables au sens où ils ne sont pas permanents. La maxime « Vivre le moment présent ! » suppose que l’on puisse vivre aussi intensément tous les moments présents. Or celui qui interprète mal cette phrase, ne pouvant vivre tout le temps dans ces états d’excitation devra trouver bien morne, l’état de conscience dans lequel il se trouve une fois que la fête est finie.
4.5 La conscience cosmique
« Dans l’épicurisme et le stoïcisme, s’ajoutaient, à ces dispositions fondamentales, la conscience cosmique, c’est-à-dire la conscience de faire partie du cosmos, la dilatation du moi dans l’infinité de la nature universelle. Comme le dit Métrodore, le disciple d’Epicure : « souviens-toi que, bien que tu sois mortel et que tu n’aies qu’une vie limitée, pourtant tu t’es élevé, par la contemplation de la nature, jusqu’à l’infinité de l’espace et du temps et que tu as vu tout le passé et tout le futur ». Et selon Marc Aurèle, « l’âme humaine parcourt le cosmos tout entier et le vide qui l’entoure, et elle s’étend dans l’infinité du temps infini, et elle embrasse et pense la renaissance périodique de l’univers ». Le sage antique, à chaque instant, a conscience de vivre dans le cosmos et se met en harmonie avec le cosmos.
P.Hadot, Exercices spirituels.
La notion d’attention semble cruciale dans cette manière de vivre. Il faut faire attention à l’attention. Nous avions définit l’intelligence en suivant J.Rancière comme acte d’attention. Comment décrire plus précisément cet acte d’attention ? S’agit d’une concentration ? Essayons de dégager l’essence de l’attention.
5. Descriptions de l’attention, de l’acte attentif.
Nous avions décrit l’attention comme concentration ou focalisation qui se réalise dans un effort soutenu par une volonté. Mais cette description suffit-elle à rendre compte du phénomène de l’attention ? Cette fixation de l’attention sur un objet ne peut pas rendre compte des fluctuations de notre attention. De plus, cette description de l’attention ne permet pas de penser l’ouverture au monde et aux autres que suggère l’attention.
Cette réflexion sur l’attention nous intéresse dans la mesure où il y a un débat autour des capacités d’attention dans un monde ultra-connecté. En effet, on observe depuis quelques décennies une multiplication des supports informatiques et communicationnelles, des réseaux multidirectionnelle. Les communications sont multiples et simultanées. Dans un contexte social où l’individualisme se développe, les individus se replient sur eux-mêmes et communiquent peu avec leurs voisins, ces multiplications de communication semblent entretenir un cocon. De plus les individus se placent dans une posture de zapping, l’attention serait donc multifocale (je semble faire attention à plusieurs choses à la fois). Cette division attentionnelle serait source de paralysie, de trouble de l’attention. Les individus auraient de plus en plus de difficulté à se centrer. Que faut-il en penser ? Les visiteurs du Louvre ne consacrent plus que 42 secondes aux œuvres. Faut-il s’en inquiéter ? L’attention ne doit-elle être pensée qu’en terme de concentration ?
5.1 Etre attentif, c’est se concentrer. C’est se replier sur l’objet de notre attention.
Le mot attention vient du latin attentio, qui se dérive du verbe attendere qui veut dire « tourner son esprit vers ». La définition usuelle de l’attention y voit un effort de concentration sur quelque chose ou sur quelqu’un.
L’attention apparaît d’abord comme rappel à l’ordre : « fais attention ! », elle commande à une personne de tourner son esprit vers qch d’autre que ce vers quoi son esprit était en train de vagabonder. L’individu qui fait attention tourne son esprit vers un objet (un texte, une conversation, etc.) et rassemble son pouvoir de concentration. Il y a dans cette définition, l’idée d’un rassemblement de forces et d’un recentrement vers un point. L’attention apparaît donc comme procédant d’une démarche volontaire. Etre attentif serait donc un effort de tension vers l’objet de notre attention. A la distraction et aux égarements de la conscience, on opposerait le retour à l’attention qui améliorerait la qualité de la conscience. L’attention augmente le niveau de conscience que nous avons d’une chose.
Ainsi l’attention apparaît comme ce qui accompagne une autre activité, de perception, d’imagination, de mémorisation ou de réflexion. Elle est une aide, un adjuvant.
« C’est une erreur de dire qu’une action que l’on sait faire se fait ensuite sans attention. Le distrait est, il me semble, un homme qui laisse courir ses actions ; mais aussi il est assez ridicule, par cette méthode en petits morceaux. L’animal n’est point distrait ; il n’est qu’étourdi. Il faut insister là-dessus. Il n’est point vrai qu’un bon cavalier monte bien sans jugement. Il n’est point vrai qu’un bon ouvrier ajuste bien sans jugement. Je dirais plutôt que le jugement ici, par la vertu de l’habitude, est obéi aussitôt, sans mouvements inutiles. Et j’ai ouï dire que la moindre idée ou réflexion de traverse précipite le gymnaste. Preuve que son corps, sans un continuel commandement, ne sait plus où aller ; s’il se raccroche, c’est d’instinct. Et je ne crois même pas que cet art de tomber sans mal, qu’ils ont si bien, soit jamais sans jugement. »
Alain, Eléments de philosophie, folio essais p.240.
Mais une définition strictement volontariste de l’attention pose problème. L’attention n’est pas qu’une tension vers un objet, un effort de concentration. L’attention suppose une ouverture que l’on ne retrouve pas dans la définition de l’attention comme étant strictement concentration. L’attention serait davantage ouverture, disponibilité. L’attention plus généralement n’est-elle pas involontaire ? Ce qui capte mon attention me surprend, je ne peux le prévoir. Je peux vouloir ramener mon attention vers le concert, je peux être distrait par la toux de mon voisin.
5.2 L’attention comme ouverture au monde.
L’expérience de l’attention est une expérience de variation dans les degrés de l’attention et de changement d’objets de l’attention. Notre attention fluctue tout le temps. Il y a des modulations, des variations des états attentionnels. Ca bouge tout le temps. Et plutôt que d’y voir un problème on peut y voir la dynamique de l’attention comme variabilité.
L’attention est une attente. C’est une attention à ce qui advient. Elle s’occupe de ce qui est mais en vue de ce qui va être.
« Le plus souvent on confond avec l'attention une espèce d'effort musculaire. Si on dit à des élèves : "Maintenant vous allez faire attention", on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils font attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n'ont fait attention à rien. Ils n'ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles. On dépense souvent ce genre d'effort musculaire dans les études. Comme il finit par fatiguer, on a l'impression qu'on a travaillé. C'est une illusion».
L’attention qui serait concentration serait perçue comme un moment de peine. Or l’étude ne peut se faire dans la douleur, il faut qu’il y ait une joie et un plaisir à apprendre si l’on veut véritablement que ces nouvelles connaissances nous enthousiasment et nous changent. Il faut donc à l’attention une souplesse et une agilité pour être soutenue impliquer nécessairement de l’effort et de la peine. Qu’est ce qui est nécessaire pour que l’attention soit là si ce n’est pas l’effort ?
« L'intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu'il y ait désir, il faut qu'il y ait plaisir et joie. L'intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d'apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs. Là où elle est absente, il n'y a pas d'étudiants, mais de pauvres caricatures d'apprentis qui, au bout de leur apprentissage, n'auront même pas de métier. C'est ce rôle du désir dans l'étude qui permet d'en faire une préparation à la vie spirituelle ».
Si l’attention suppose d’être soutenue, d’être maintenue contre la toujours possible distraction, c’est que l’attention se fait aussi dans la joie et le plaisir.
Mais si l’attention n’est pas simplement un effort volontaire de soutien, de concentration, dire qu’elle est caractérisée par une dynamique de fluctuation et de variation des objets de l’attention ne suffit pas non plus. L’attention apparaît comme ayant des vertus, elle indique une qualité de présence que l’on développe au quotidien.
5.3 Le bonheur de Rousseau comme une illustration de l’attention heureuse au présent. .
Au-delà du couple passivité / activité, on peut vivre l’attention comme l’art de laisser-aller son attention errer tout en maintenant une douce tension qui augmente notre puissance de penser et d’agir.
Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le coeur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le coeur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le coeur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après?
Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur.
JJ. Rouseau, Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième promenade.
Les pensées de Rousseau lui échappent dans ces moments. La rêverie est poétique et philosophique, mais elle ne se dit pas.
Autrement dit, l’acte philosophique transcende l’œuvre littéraire qui l’exprime ; et celle-ci ne peut exprimer totalement ce que Thoreau a vécu.. Hugo von Hoffmannsthal disait : « on ne peut jamais dire une chose tout à fait comme elle est . » Je crois qu’on peut déceler chez Thoreau une allusion furtive au caractère inexprimable de la transfiguration de la vie quotidienne qui s’opère dans la philosophie, quand il écrit : « les faits les plus étonnants et les plus réels ne peuvent jamais être communiqués d’homme à homme. La vraie moisson de ma vie quotidienne est en un sens aussi impalpable et indescriptible que les teintes du matin et du soir. C’est un peu de poussière d’étoile qui a été saisi, un segment de l’arc-en-ciel que j’ai pu accrocher au passage. In Walden de Thoreau cité par P.Hadot
Philosopher suppose une conversion de l’âme. On commence quand on réalise que l’on est malheureux aussi. Spinoza raconte au début de son livre Traité de la réforme de l’entendement ce qui l’a conduit à philosopher. Sa vie, il devait avoir autour de 25 ans, ne le satisfaisait pas. L’expérience des biens de la vie ordinaire, plaisirs, richesses et honneurs, ne le satisfaisaient pas assez. Il connaissait le malheur. Est-il bien sûr que seuls ces biens existaient ? N’y avait-il que cela comme bonheur possible ? Il entreprit alors de chercher s’il n’existait pas un bien qui pourrait lui apporter une joie suprême et continue.
5.4 philosopher pour vivre heureux.
Après que l’expérience m’eut appris que tout ce qui arrive communément dans la vie ordinaire est vain et futile, et que je vis que tout ce qui était pour moi objet ou occasion de crainte ne contenait rien de bon ni de mauvais en soi, mais seulement en tant que l’âme en était mue, je me décidai finalement à rechercher s’il n’y avait pas quelque chose qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et tel que l’âme, rejetant tout le reste, pût être affectée par lui seul ; bien plus, s’il n’y avait quelque chose dont la découverte et l’acquisition me donneraient pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et continue.
Je dis « finalement, je me décidai » : à première vue cela semblait, en effet, déraisonnable de vouloir renoncer à quelque chose de certain pour quelque chose d’incertain encore. Je voyais, en effet, les avantages que nous procurent les honneurs et les richesses ; je voyais aussi qu’il me fallait en abandonner la poursuite si je voulais m’appliquer sérieusement à cette autre et nouvelle recherche. Or, je voyais bien que si jamais la félicité suprême était contenue dans les honneurs et les richesses ; il faudrait en être privé ; que si, par contre, elle n’y était pas contenue et que je les poursuivisse exclusivement, j’étais également privé de la félicité suprême.
Je tournai donc dans mon esprit la question s’il n’était pas possible de réaliser ce projet nouveau ou, du moins, d’arriver à la certitude en ce qui le concerne, sans changer l’ordre et la conduite ordinaire de ma vie. Ce que j’ai tenté souvent, mais en vain. Car, ce dont il s’agit le plus souvent dan la vie, et ce que les hommes – ainsi qu’on peut le conclure de leurs actions – regardent comme bien suprême, peut être ramené à ces trois objets : à savoir, les richesses, les honneurs et la volupté. Or l’esprit est tellement attiré et distrait de lui-même par ces trois objets, qu’il peut à peine songer à quelque autre bien. Ainsi, en ce qui concerne la volupté, l’âme s’y attache tellement qu’elle s’y repose comme dans un bien véritable, par quoi elle est au plus haut point empêchée de songer à autre chose. Mais la jouissance de la volupté est suivie d’une tristesse profonde qui, si elle ne suspend pas l’activité de l’esprit, néanmoins le trouble et l’engourdit. Ce n’est pas faiblement, non plus, que l’esprit est attiré et distrait de lui-même par la poursuite des honneurs et des richesses : la surtout où celles-ci sont recherchées pour elles-mêmes ; en effet, elles sont alors mises à la place du bien suprême.
Mais par les honneurs l’esprit est attiré et distrait de lui-même encore bien plus fortement : car on admet toujours que c’est un bien en soi et comme la fin dernière à laquellle tout se rapporte. En outre, ceux-ci les richesses et les honneurs ne portent pas en eux-mêmes leur punition, comme le fait la volupté ; au contraire, plus on en possède soit des unes soit des autres, plus on éprouve de joie ; en suite de quoi nous sommes de plus en plus incités à vouloir les accroître. Si, par contre, nous sommes en quelques occasions frustrés dans notre espoir, il en résulte une très grande tristesse. Enfin, les honneurs nous sont une forte entrave dans la recherche du vrai bien en ce que pour les atteindre on doit nécessairement diriger sa vie selon l’opinion de la foule, c'est-à-dire, fuir ce qu’elle fuit commément et rechercher ce qu’elle recherche.
Or comme je voyais que tout cela m’empêchait tellement de m’appliquer à quelque recherche nouvelle ; et même y était à ce point opposé qu’il fallait nécessairement renoncer soit à l’un soit à l’autre ; je fus forcé de me demander ce qui me serait plus utile ; en effet, ainsi que je l’ai dit, je semblais vouloir perdre un bien certain pour un bien incertain. Mais après m’être tant soi peu occupé de cette question, je trouvai tout d’abord que si, abandonnant ceux-là (les biens ordinairement recherchés), je m’appliquais au dessein nouveau, j’abandonnais un bien incertain par sa nature même, ainsi que nous pouvons l’inférer clairement de ce qui a déjà été dit, pour un bien incertain (également incertain) cependant non pas par sa nature (en effet, je cherchais un bien stable), mais seulement quant à la possibilité de l’atteindre.
Et par une méditation assidue j’arrivai à voir que, pourvu que je pusse m’engager à fond, j’abandonnais des maux certains pour un bien certain. Je me voyai en effet, plongé dans le plus grand danger et forcé de chercher de toutes mes forces un remède, quoique incertain ; de même qu’un malade atteint d’une maladie mortelle, et qui prévoit une mort certaine à mois qu’il n’applique un remède, est contraint de le chercher de toutes ses forces, si incertain qu’il soit ; car, c’est en lui que gît tout espoir. Or touts les buts que poursuit la foule, non seulement ne fournissent aucun remède pour la conservation de notre être, mais encore l’empêchent, étant souvent cause de la perte de ceux qui les possèdent, et toujours cause de la perte de ceux qui en sont possédés.
Il y a en effet, de très nombreux exemples de gens qui, à cause de leurs richesses, ont souffert la persécution et jusqu’à la mort, ainsi que de gens qui, pour acquérir des biens, se sont exposés à tant de dangers que, finalement, ils payèrent de leur vie, leur bêtise. Et non moins nombreux sont les exemples de ceux qui ont souffert très cruellement pour obtenir ou conserver des honneurs. Innombrables enfin sont les exemples de gens qui ont hâté leur mort par des excès de volupté.
Ces maux, à la réflexion, me semblèrent provenir de cela seul que toute notre félicité ou infélicité dépend d’une seule chose, à savoir, de la qualité de l’objet auquel nous adhérons par l’amour. En effet, jamais des disputes ne naîtront à cause d’un objet qui n’est pas aimé ; on n’éprouvera nulle tristesse s’il périt ; auune envie, s’il est possédé par un autre, aucune crainte, aucune haine et, pour le dire en un mot, aucune commotion de l’âme. Tout cela a lieu, par contre, dans l’amour des choses périssables, comme le sont toutes celles dont nous venons de parler.
Mais l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie pure, qui est exempte de toute tristesse ; ce qui est éminemment désirable et doit être recherché de toutes nos forces. Or ce n’est pas sans raison que j’ai employé ces mots : pourvu que je pusse m’engager à fond. En effet, si clairement que je perçusse tout cela par mon esprit, je ne pouvais cependant pour cela renoncer entièrement à l’avarice, à la passion charnelle et à la gloire.
Je voyais seulement que, tant que l’esprit s’attachait à ces pensées, il se détournait des faux biens et réfléchissait sérieusement au projet nouveau (de la recherche du vrai bien). Ce qui me fut d’une grande consolation. Car je voyais que ces maux ne sont pas d’une nature telle qu’ils ne veuillent céder aux remèdes. Et bien qu’au début ces intervalles (dans lesquels l’esprit se détachait des faux biens) fussent rares, et d’une durée extrêmement brèves, cependant, après que le vrai bien me fut de plus en plus connu, ils devinrent plus fréquents et plus longs. Surtout après que j’eus vu que l’acquisition de l’argent, la passion charnelle ou la gloire ne nous font du tort que tant qu’elles sont recherchées pour elles-mêmes et non comme moyens en vue d’autre chose. Par contre, si on les recherche comme moyens, on en usera avec mesure et elles ne nous nuiront aucunement. Au contraire, ainsi que nous le montrerons en son lieu, elles contribueront grandement à nous mener au but pour lequel on les recherche.
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement.
6. La matière et l’esprit
Des cerveaux et des feuilles, extrait du Maitre-ignorant de J.Rancière
Précisément, disent les esprits supérieurs, le fait contraire est patent. Les intelligences sont inégales, cela est évident aux yeux de tous. Premièrement, il n’y a pas, dans la nature, deux êtres identiques. Regardez les feuilles qui tombent de cet arbre. Elles vous semblent exactement pareilles. Regardez de plus près et détrompez—vous. Parmi ces milliers de feuilles, il n’y en a pas deux de semblables. L’individualité est la loi du monde. Et comment cette loi qui s’applique à des végétaux ne s’appliquerait-elle pas a fortiori à cet être infiniment plus élevé dans la hiérarchie vitale qu’est l’intelligence humaine ? Donc toutes les intelligences sont différentes. Deuxièmement, il y a toujours eu, il y aura toujours, il y a partout des êtres inégalement doués pour les choses de l’intelligence : des savants et des ignorants, des gens d’esprit et des sots, des esprits ouverts et des cerveaux obtus. Nous savons ce que l’on dit a ce sujet : la différence des circonstances, du milieu social, de l’éducation... Eh bien, faisons une expérience : prenons deux enfants issus du même milieu, élevés de la même façon. Prenons deux frères, mettons-les à la même école, soumis aux mêmes exercices. Et que verrons-nous ? L’un réussira mieux que l’autre. C’est donc qu’il y a une différence intrinsèque. Et cette différence tient à ceci :l’un des deux est plus intelligent, il est plus doué, il a plus de moyens que l’autre. Donc vous voyez bien que les intelligences sont inégales.
Que répondre à ces évidences ? Commençons par le commencement : ces feuilles qu’affectionnent tant les esprits supérieurs. Nous les reconnaissons aussi différentes qu’ils peuvent le désirer. Nous demandons seulement : comment passe-t-on au juste de la différence des feuilles à l’inégalité des intelligences ? L’inégalité n’est qu’un genre de la différence, et ce n’est pas celui dont on parle dans le cas des feuilles. Et une feuille est un être matériel alors qu’un esprit est immatériel. Comment conclure, sans paralogisme, des propriétés de la matière aux propriétés de l’esprit ?
Il est vrai qu’il y a maintenant sur ce terrain de rudes adversaires :les physiologistes. Les propriétés de l’esprit, disent les plus radicaux d’entre eux, sont en fait des propriétés du cerveau humain. La différence et l’inégalité y règnent comme dans la configuration et le fonctionnement de tous les autres organes du corps humain. Tant pèse le cerveau, tant vaut l’intelligence. Là dessus s’affairent phrénologues et cranioscopes : celui-ci, disent-ils, a la bosse du génie; cet autre n’a pas la bosse des mathématiques. Laissons ces protubérants à l’examen de leurs protubérances et reconnaissons le sérieux de l’affaire. On peut en effet imaginer un matérialisme conséquent. Celui-ci ne connaitrait que des cerveaux et il pourrait leur appliquer tout ce qui s’applique aux êtres matériels. Alors, effectivement, les propositions de l’émancipation intellectuelle ne seraient que des rêveries de cerveaux bizarres, atteints d’une forme particulière de cette vieille maladie de l’esprit, connue sous le nom de mélancolie. Dans ce cas, les esprits supérieurs - c’est-à-dire les cerveaux supérieurs— commanderaient de fait aux esprits inferieurs comme l’homme commande aux animaux. Simplement, s’il en était ainsi, nul ne discuterait sur l’inégalité des intelligences. Les cerveaux supérieurs ne prendraient pas la peine inutile de démontrer leur supériorité à des cerveaux inférieurs, incapables par définition de les comprendre. Ils se contenteraient de les dominer. Et ils n’y rencontreraient pas d’obstacles : leur supériorité intellectuelle s’exercerait par le fait, tout comme la supériorité physique. Il n’y aurait pas plus besoin de lois, d’assemblées et de gouvernements dans l’ordre politique que d’enseignement, d’explications et d’académies dans l’ordre intellectuel.
Tel n’est pas le cas. Nous avons des gouvernements et des lois. Nous avons des esprits supérieurs qui cherchent à instruire et à convaincre les esprits inférieurs. Plus étrange encore, les apôtres de l’inégalité des intelligences, dans leur immense majorité, ne suivent pas les physiologues et se moquent des cranioscopes. La supériorité dont ils se targuent ne se mesure pas, selon eux, a leurs instruments. Le matérialisme serait une explication commode de leur supériorité, mais ils en font un autre cas. Leur supériorité est spirituelle. Ils sont spiritualistes, d’abord par bonne opinion d’eux—mêmes. Ils croient à l’âme immatérielle et immortelle. Mais comment ce qui est immatériel serait-il susceptible du plus et du moins ? Telle est la contradiction des esprits supérieurs. Ils veulent une âme immortelle, un esprit distinct de la matière, et ils veulent des intelligences différentes. Mais c’est la matière qui fait les différences. Si l’on tient à l’inégalité, il faut accepter les localisations cérébrales; si l’on tient a l’unité du principe spirituel, il faut dire que c’est la même intelligence qui s’applique, dans des circonstances différentes, à des objets matériels différents. Mais les esprits supérieurs ne veulent ni d’une supériorité qui serait seulement matérielle, ni d’une spiritualité qui les ferait égaux à leurs inférieurs. Ils revendiquent les differences des matérialistes au sein de l’élévation propre a l’immatérialité. Ils maquillent les bosses des cranioscopes en dons innés de l’intelligence.
Ils sentent bien pourtant que le bat blesse et ils savent aussi qu’il faut concéder quelque chose aux inférieurs, ne serait-ce que par provision. Voici donc comment ils arrangent les choses : il y a en tout homme, disent-ils, une âme immatérielle. Celle-ci permet au plus humble de connaitre les grandes vérités du bien et du mal, de la conscience et du devoir, de Dieu et du jugement. Là-dessus, nous sommes tous égaux et même nous concédons que les humbles souvent nous en remontreraient. Qu’ils s’en satisfassent donc et ne prétendent point à ces capacités intellectuelles qui sont le privilège — lourdement payé souvent — de ceux qui ont a tache de veiller aux intérêts généraux de la société. Et ne venez pas nous dire que ces différences sont purement sociales. Voyez plutôt ces deux enfants, issus du même milieu, formés par les mêmes maitres. L’un réussit, l’autre ne réussit pas. Donc...
Soit. Voyons donc vos enfants et vos donc. L’un réussit mieux que l’autre, c’est un fait. S’il réussit mieux, dites-vous, c’est parce qu’il est plus intelligent. Ici l’explication devient obscure. Avez-vous montré un autre fait qui serait la cause du premier ? Si un physiologiste trouvait qu’un des cerveaux était plus étroit ou plus léger que l’autre, ce serait un fait. Il pourrait donquer à juste titre. Mais vous ne nous montrez pas d’autre fait. En disant : « Il est plus intelligent », vous avez simplement résumé les idées qui racontent le fait. Vous lui avez donné un nom. Mais le nom d’un fait n’est pas sa cause, tout au plus sa métaphore. Vous avez une première fois raconté le fait en disant : « Il réussit mieux », vous l’avez raconté sous un autre nom en affirmant : « Il est plus intelligent ». Mais il n’y a pas plus dans le second énoncé que dans le premier. « Cet homme réussit mieux que cet autre parce qu’il a plus d’esprit ; cela signifie exactement : il réussit mieux parce qu’il réussit mieux (...) Ce jeune homme a beaucoup plus de moyens, dit-on. Je demande : qu’est-ce que plus de moyens et on recommence à me raconter l’histoire des deux enfants ; donc plus de moyens, dis-je en moi-même, signifie en français l’ensemble des faits que je viens d’entendre ; mais cette expression ne les explique point. »
Impossible donc de sortir du cercle. Il faut montrer la cause de l’inégalité, quitte à l’emprunter aux protubérants, ou se réduire à ne dire qu’une tautologie. L’inégalité des intelligences explique l’inégalité des manifestations intellectuelles comme la virtus dormitiva explique les effets de l’opium.
Objectifs de l’exercice. Parvenir à identifier la structure argumentative d’un texte. Le texte en question, en accord avec la méthode socratique du dialogue, vise à montrer les contradictions dans les raisonnements visant à « prouver » l’inégalité des intelligences.
Dans ce texte, l’auteur, J.Rancière analyse l’argumentation de ceux qui soutiennent la thèse d’une inégalité des intelligences. Il montre que les arguments avancés relèvent de sophismes ou de paralogismes. Un sophisme est « un argument valide en apparence mais en réalité non concluant, qu’on avance pour faire illusion aux autres, ou dont on se paie soi-même sous l’influence de l’amour-propre, de l’intérêt ou de la passion ». Un paralogisme est « un raisonnement faux. Synonyme de sophisme, mais sans la nuance péjorative qui s’attache d’ordinaire à ce dernier mot (intention de tromper autrui) : le paralogisme est fait de bonne foi. » (définitions tirées du vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande).
Ceux qui se prétendent « esprits supérieurs » soutiennent la thèse selon laquelle les intelligences sont inégales. Ils recourent pour cela à plusieurs sortes d’arguments que l’auteur va méthodiquement déconstruire en en révélant la contradiction interne.
1er argument : la diversité de la nature. Le règne de la nature est celui d’une infinie diversité. Prenons par exemple un arbre. Nous remarquerons si nous y prêtons attention que toutes les feuilles de l’arbre sont différentes. Il n’y a aucune feuille qui ne soit identique à une autre. Les feuilles ont beau se ressembler, elles ne sont pas identiques. « L’individualité est la loi du monde ». Cet constat de la diversité des êtres végétaux doit conduire à reconnaître une plus grande diversité encore pour des êtres plus complexes, comme le sont les humains.
On retrouverait cette diversité de la nature dans le fait que des enfants issus du même famille semble réussir différemment à l’école. C’est donc que l’intelligence n’est pas une question de milieu social mais de dons naturels.
Réponse du philosophe : il reconnaît aussi l’infinie diversité qui existe dans la nature (et qui est source d’étonnement et de contemplation). Mais il remarque une erreur logique. La différence n’est pas l’inégalité. La différence est une relation d’altérité entre des choses qui sont identiques à un autre égard. La différence est le contraire de l’identique, tandis que l’inégalité est le contraire de l’égalité. Or deux objets de pensées ayant une grandeur sont égaux quand ils sont équivalents au point de vue de cette grandeur. L’égalité dans le cadre de l’opinion de l’égalité des intelligences signifie donc que l’intelligence relève d’un même type d’acte. Deuxième objection de l’auteur : une feuille est un être matériel tandis que l’intelligence est immatérielle. Comment peut-on passer d’un constat dans l’ordre matériel à une supposition de cet ordre dans l’immatériel sans le justifier ? « Comment conclure, sans paralogisme, des propriétés de la matière aux propriétés de l’esprit ».
Objections des « esprits supérieurs » pour défendre leur thèse : les neurosciences (les sciences du cerveau). L’esprit dépend du cerveau, et le cerveau qui relève de la matière diffèrerait selon les individus : « les propriétés de l’esprit sont des propriétés du cerveau ». Les cerveaux humains sont différents, leur esprits et leur intelligence doivent l’être aussi, il y a une inégalité des intelligence qui aurait sa cause dans des différences cérébrales.
Réponse de l’auteur : si les esprits supérieurs (les êtres plus intelligents) étaient naturellement plus intelligents, ils devraient alors naturellement commander aux autres (les moins intelligents) comme l’homme le fait déjà pour les animaux qu’il a domestiqués. Leur supériorité intellectuelle ferait qu’ils se « contenteraient de dominer ». Or, tel n’est pas le cas. Les hommes sont organisés en sociétés et soumis à des lois et à des gouvernements, et non pas à d’autres hommes. De plus, si les esprits inférieurs étaient naturellement inférieurs, l’institution ne perdrait ni son temps ni son argent à essayer d’instruire ces pauvres esprits.
Deuxième réponse de l’auteur. Ceux qui affirment la thèse de l’inégalité des intelligences ne sont en règle générale pas matérialistes, c’est-à-dire qu’ils ne se considèrent pas que l’esprit est réductible à de la matière. L’esprit est quelque chose de plus et d’autre que la matière. Ils ont une spiritualité d’une autre nature, toute en finesse et subtilité. Mais le problème se pose à nouveau : si l’esprit est immatériel, il ne peut pas être considéré comme une grandeur susceptible d’égalité ou d’inégalité. Ce qui est immatériel, c’est qui n’existe pas dans l’espace, ce qui n’a pas d’étendue, d’extension. Donc ce qui est immatériel ne peut pas être caractérisé par des différences de degré, des différences de plus et de moins. C’est là une contradiction interne à ceux qui prônent l’inégalité des intelligences : ils veulent que leur âme (et donc l’âme en général) soit immatérielle mais ils veulent aussi que leur âme soit plus noble, naturellement plus puissante que celle de leurs voisins. Ils disent et ils veulent une chose et son contraire.
Obligés de concéder une âme aux pauvres et à ceux qu’ils jugent moins intelligents, ils cherchent toutefois à se distinguer de cette catégorie de personnes. Voilà, selon l’auteur, comment ils s’y prennent : tous les hommes ont une âme mais celle des faibles se content d’avoir des notions morales, des idées du bien et du mal, tandis que la leur peut s’occuper de réalités plus intellectuelles encore.
Enfin dans le dernier paragraphe, après avoir rappelé la fable des deux enfants issus de la même famille qui réussissent différemment à l’école ce qui prouverait que le développement de l’intelligence n’est une histoire de contexte social qui stimulerait plus ou moins l’enfant mais relève bien de dons innés, l’auteur interroge le statut joué par l’expression « être plus intelligent ». dire d’un enfant qu’il réussit bien ce qu’il entreprend (par exemple lire) parce qu’il est « plus intelligent » relève d’une faute logique, d’une tautologie, c’est-à-dire une proposition identique, dont le sujet et le prédicat sont un seul même concept. Etre plus intelligent n’est pas la cause de mieux réussir. C’est un même fait qui est formulé de deux façons différentes. Mieux réussir signifie parvenir à être plus intelligent, à multiplier les actes d’intelligence.
6.1 Est-ce le cerveau qui pense ?
Si on s’intéresse à l’esprit, notre recherche philosophique se prend elle-même pour objet d’étude. Tandis que les sciences de la nature (physique, géologie, biologie, chimie, etc.) ont pour objet le réel qui est hors de moi.
Comment décrire ce qu’on appelle l’esprit et qui semble l’endroit (sans lieu) des idées et des désirs plus ou moins conscients ? Comment parler de l’esprit qui semble intérieur à moi ? Comment caractériser cet esprit qui ne semble pas exister dans l’espace comme les objets matériels que je peux percevoir, moi qui suis un sujet ?
On parle d’esprit, d’âme, d’intériorité pour évoquer un cadre général à l’intérieur duquel des facultés sont remarquées, des facultés de vouloir, de désirer, de se rappeler, d’imaginer, de connaître, etc. Toutes ces facultés seraient unifiées dans un sujet, une subjectivité, un moi qui en aurait une conscience plus ou moins intense. L’esprit, le psychisme, le mental renvoient à des états (conscience, inconscience, émotion, attention, distraction) à des puissances ( raison, imagination, volonté) et à des actes (raisonner, vouloir, imaginer, etc.). La représentation la plus commune des rapports entre le corps et l’esprit est la suivante : il y a un corps et à l’intérieur de celui-ci (comme un pilote dans son navire) il y a l’esprit. On se représente ainsi l’esprit par rapport au corps ; les deux sont différents (matériel / immatériel, composé / simple, changement / permanence, consistant / inconsistant). Et il y a souvent comme une guerre civile pour le commandement, corps ou esprit, émotions, sentiment, sensation mais aussi actes volontaires, décisions. Il y a une guerre civile entre une instance immatérielle chargé du gouvernement et un corps qui n’en fait qu’à sa tête (émotion / volonté).
Une interaction corps/ esprit est vécue quotidiennement. On ne parvient pas à la remettre en doute, mais en même temps, elle est impensable du fait de leurs différences. S’ils sont hétérogènes, ils ne peuvent plus entrer en contact ; ils ne peuvent plus agir l’un sur l’autre. On peine à penser ce qu’on éprouve comme une évidence.
Descartes au XVIIème siècle théorise ce qu’on appelle le dualisme ontologique (ou substantiel) de la matière et de l’esprit. C’est en distinguant radicalement comme renvoyant à deux façons pour l’être d’être, la matière et l’esprit que Descartes rend possible le développement de la science moderne. Désormais la matière n’est plus doté d’intentions, d’esprit et donc de magie et de superstitions. La matière renvoie aux corps qui existent dans l’univers et qui ont ceci en commun d’occuper de l’espace, de l’étendue. Les corps appartiennent à la substance étendue. Les idées, elles n’occupent pas d’espace, elles appartiennent à la substance pensante. Les corps obéissent à des lois de la nature qui sont des relations de causalité. Elles rapports sont nécessaires et déterminés, le savant a pour tâche de les découvrir (comme nous le verrons elles ont une formulation mathématique).
Mais si le corps et l’esprit relèvent de deux substances hétérogènes, comment comprendre l’union que nous expérimentons. Quand j’ai l’idée de lever mon bras et que mon bras se lève ; cela signifierait qu’une idée (une intention, une volition ici) qui n’occupe donc pas d’espace rentre quand même en contact avec la matière et ici les fibres nerveuses de mon bras, c’est-à-dire des corps qui occupent de l’espace. Mais l’interaction corps / esprit supposerait une relation de causalité entre des réalités radicalement différentes. La relation de causalité ne suppose-t-elle pas une homogénéité entre la cause et l’effet ?
Posons la question autrement, la matière peut-elle penser ? La question de savoir si c’est le cerveau qui pense ou non pose la question de savoir si la matière peut penser, et plus globalement, celle du rapport entre le spirituel et le matériel. Faut-il voir là deux principes irréductibles l’un à l’autre, ou bien deux réalités indissociablement unies, voire assimilables l’une à l’autre ?
6.2 Le matérialisme neuroscientifique
Le matérialisme est la thèse selon laquelle tous les phénomènes chimiques, biologiques, psychologiques, linguistiques, culturels et sociologiques sont des phénomènes physiques qui obéissent aux lois fondamentales de la physique. C’est une mise en correspondance causale entre les fonctions psychologiques et les structures neuronales. Le matérialisme affirme que la réalité première est la matière.
Les neurosciences sont souvent matérialistes. Elles soutiennent que le cerveau pense. On élimine donc l’esprit et l’âme. Tout est réductible à des connexions synaptiques. Le matérialisme est en effet souvent un réductionnisme. Changeux, un neuroscientifique contemporain écrit dans L’homme neuronal : « l’homme n’a plus rien à faire de l’Esprit, il lui suffit d’être un Homme neuronal ». La notion d’esprit est de trop.
Le matérialisme s’appuie sur les découvertes scientifiques des neurosciences. Elles sont multiples ; nous pouvons évoquer pour commencer la découverte microscopique du neurone. On peut ainsi se représenter que le cerveau est constitué d’une centaine de milliards de neurones. Pourquoi une matière aussi fine et aussi subtile ne pourrait-elle pas penser ? Quel besoin avons-nous d’évoquer l’esprit ? De plus les lésions cérébrales (qui sont le scalpel du neurobiologiste) en indiquant des pathologies (comme de la mémoire ou de la volonté) permettent de localiser dans le cerveau des fonctions mentales. Ainsi une lésion dans le cortex pariétal provoque une aculcalie, c'est-à-dire l’incapacité d’effectuer des opérations arithmétiques élémentaires, ou des hémi-négligences qui sont des troubles de la cognition spatiale. Une lésion dans le cortex visuel perturbe la cognition visuelle, comme l’agnosie qui est l’incapacité à reconnaître la forme des objets ou bien l’achromatopsie qui est l’incapacité à reconnaître la couleur des surfaces. Le cas surprenant de Phinéas Gage qui a vu son crâne traversé par une barre métallique emportant une partie de son cerveau indique un rapport évident entre ces parties du cerveau et les émotions qu’un individu peut éprouver.
L’idée d’une localisation cérébrale qui remonte à la phrénologie de Gall et à Broca qui en 1862 établit que l’aphasie a pour cause une lésion de la région postérieure du lobe frontal gauche. On connaît aujourd’hui les zones du cerveau spécialisées dans l’activité perceptive, motrice, linguistique. Aujourd’hui les IRM (imagerie par résonances magnétiques) sont une méthode qui mettent en évidence des dépenses d’énergie qui résultent de l’activité nerveuse. Il existe aussi la TEP c'est-à-dire la tomographie par émission de positons. On peut évoquer aussi les découvertes chimiques qui s’appuient sur les hallucinations dues aux psychotropes, (LSD, mescaline, on parle alors de « scalpel chimique »). La perception du monde extérieur peut être altérée par de nombreux agents chimiques. Peut-être ne serions-nous donc qu’un ensemble physico-chimique.
Enfin, les recherches en intelligence artificielle (IA) semblent indiquer qu’il est possible de comparer le fonctionnement du cerveau à celui d’un ordinateur. On simule en effet sur une machine électronique des opérations essentielles qui caractérisent la pensée. C’est ici la théorie du fonctionnalisme. L’esprit serait donc réductible à de la matière physico-chimique et à des opérations informatiques.
Ces théories s’opposent à la thèse spiritualiste, et plus précisément à l’idée d’une substance immatérielle, la substance pensante. Ce que nous percevons en nous comme des états mentaux immatériels (désirs, émotions, sentiments, etc.) se laissent réduire à l’activité électrochimique des neurones de notre cerveau.
« A partir des années cinquante, alors qu’aux Etats-Unis les sciences cognitivesconnaissent un essor inexorable, la tentation devient grande de « naturaliser » l’esprit, c’est-à-dire de décrire son fonctionnement en s’appuyant sur les sciences dures, de la physique aux neurosciences. Ce naturalisme peut être poussé très loin : ainsi, Paul et Patricia Churchland soutiennent que la pensée n’est rien d’autre qu’un processus ayant lieu dans le cerveau. Selon eux, la psychologie populaire, qui raisonne en termes de désirs, de croyances, d’intentions, etc., doit être éliminée au profit des neurosciences. En d’autres termes, pour comprendre pourquoi vous dites « je t’aime », passez une IRM… »
Article de Philosophie Magazine, juillet-août 2009
Ainsi, certains neuroscientifiques se présentent comme les héritiers de matérialistes du 18e tels que La Mettrie:
« - Mais les « idées » que l’on considère peut-être naïvement comme le produit de cette faculté d’intelligence, êtes-vous en mesure de les ramener à leur base matérielle ?
- (…) Pour le neurobiologiste que je suis, il est naturel de considérer que toute activité mentale, quelle qu’elle soit, réflexion ou décision, émotion ou sentiment, conscience de soi… est déterminée par l’ensemble des influx nerveux circulant dans des ensembles définis de cellules nerveuses, en réponse ou non à des signaux extérieurs. J’irai même plus loin en disant qu’elle n’est que cela ».
Interview de J.-P. Changeux, professeur au Collège de France, Le Monde, octobre 1982
Mais peut-on naturaliser la conscience ? Les neuroscientifiques ne sont-ils pas l’objet de glissements théorique et métaphysique non-maîtrisés ? Quelle place la conscience occupe-t-elle dans le monde des entités physiques ? la conscience peut-elle être un objet de connaissance pour les scientifiques, les psychologues et neuroscientifiques ? La conscience est-elle un objet de connaissance comme un autre ?
le cerveau produit-il la pensée et la conscience comme le foie produit de la bile ? La conscience est-elle un phénomène biologique comme la reproduction ? (R.Dennett) Mais qu’il existe des corrélations entre le cerveau et la pensée, entre la matière cérébrale et des états mentaux ne signifie pas nécessairement qu’il s’agit de relation de causalité, et que le cerveau cause la pensée et l’explique totalement. Et ceci se fait au détriment d’une compréhension d’états vécus subjectifs qui sont considérés comme sans intérêt scientifique. Mais on ne rend pas compte de la conscience comme expérience vécue.
6.3 Le cogito de Descartes
Descartes se retire au coin du feu. C’est la nuit. C’est le temps de la méditation et non plus celui de l’action. Il se retrouve seul avec sa pensée, c’est le silence de la nuit dans cette chambre immobile parce que familière. Toutes les passions sont apaisées. C’est ce moment là où tout est assuré que Descartes choisit pour douter de tout. Son doute est hyperbolique. C’est un doute exagéré, volontairement excessif. Il s’assure de tout ce qui est, de tout ce qu’il croit. Et il décide de douter. Son doute est au-dessus de la croyance. Il ne doute pas parce qu’il serait dans l’irrésolution de celui qui ne sait pas que croire. Il doute parce qu’il veut douter. Son doute est méthodique et métaphysique. Il n’est pas naturel en ce sens.
Et il défait les choses de leur certitude, les unes après les autres. Il doute d’abord des choses sensible car elles l’ont déjà trompé. Il doute aussi qu’il est éveillé, car les rêves parfois font éprouver le monde avec la même vivacité. Il doute encore des vérités mathématiques car il se pourrait bien qu’un malin génie s’amuse à le tromper puisqu’il peut bien l’imaginer. Il est seul et désormais autour de lui tout n’est qu’inconsistance. Mais quelque chose résiste à ce doute métaphysique et volontaire. Quelque chose contre quoi se heurte le doute le plus radical : il a cette puissance de douter, de se défier de toutes choses et elle suffit. Je ne peux pas douter que je doute quand je doute car je doute encore. Je suis esprit. L’esprit a refusé et ainsi il commence d’être pour soi. Descartes montre qu’il est impossible de douter de tout.
Ce n’était pas la subjectivité que recherchait Descartes mais bien les conditions de l’objectivité de la vérité. Le cogito (je pense en latin) constitue alors la première vérité que nous soyons capable d’établir, le modèle de toute vérité et le point d’ancrage de toute l’activité de connaissance. Le doute a défait la masse d’opinions et de préjugés que j’avais sur le monde et qui avait l’apparence de l’évidence ; lui seul révèle le difficile accès à la vérité.
La subjectivité qui se révèle dans le doute apparaît comme un pur pouvoir de négation, une pure négativité. J’ai nié toutes choses et tout esprit, ne me suis-je pas nié moi-même demande la seconde Méditation. Non puisqu’il fallait que je sois pour pouvoir nier tout le reste. On peut penser l’activité de la conscience comme une activité de négation. Cette activité distingue la conscience des autres choses qui sont niées par elles. Aussi, ce pouvoir de négation est profondément démesuré comme l’est la fiction du malin génie. Le malin génie est un comme un double « qui toujours nie », c’est un double « pour me tromper moi-même ».
L’esprit, au contraire d’une chose de l’extériorité, est une substance car il peut exister séparément. Le moi peut se séparer de toutes choses et néanmoins demeurer « quelque chose ». Il ne sera jamais une chose parmi d’autres. La certitude de l’existence, pour une chose pensante, est inséparable de la certitude d’être toujours la même chose qui pense.
Le Cogito est la seule chose dont je ne puisse faire abstraction. C’est l’exception. Quelle est la réalité de cet être ? Le cogito est l’être le plus abstrait et le plus universel.
Il ne faut pas confondre cet être simple, abstrait, universel et réel avec le moi complexe même si je le trouve à l’intérieur de celui-ci. Le cogito est un autre regard, épuré et délivré de son enfouissement, dans le corps et dans la temporalité de l’existence.
Le cogito n’a rien de commun avec une simple prise de conscience de soi de nature psychologique. Avec le cogito, je m’aperçois comme nature intellectuelle, c'est-à-dire raison, âme ou pensée. Le moi de ce cogito est un moi indubitable commun à tout homme qui fonde la différence entre l’homme et l’animal mais ne fonde aucune différence entre les hommes. Je ne suis qu’intelligence.
Avec le cogito, je découvre l’extrême solitude dans laquelle me plonge la réflexion.
Que nous apprend la découverte cartésienne de la subjectivité ? Elle nous apprend que l’esprit a un pouvoir de négation démesuré car il peut se détacher de toute chose comme l’a montré le doute hyperbolique. C’est là son extrême liberté qui implique la possibilité du mal et de l’erreur. Cette découverte révèle aussi une ambiguïté qui fait de l’homme un existant paradoxal ; à la fois une pensée pure et un vivant obscur enraciné dans le monde.
Mais si le cogito est une transparence à soi, il ne me délivre pas une connaissance de moi-même. Le sujet pur qui m’est donné à la fin de ce doute hyperbolique est réel, simple mais vide aussi. Peut-être faudra-t-il rechercher cette connaissance de soi dans la façon particulière de viser les choses.
Descartes est donc conduit à distinguer deux substances : la substance pensante (l’esprit) et la substance étendue (tous les corps dont mon corps). Comment penser dès lors les rapports que nous semblons expérimenter pourtant entre le corps et l’esprit ? L’action volontaire et le désir ne témoignent-ils pas d’un pouvoir tantôt de l’un, tantôt de l’autre et donc d’une interaction entre les deux ? Cette distinction substantielle n’interdit-elle pas l’interaction que nous expérimentons pourtant ? L’hypothèse formulée par Descartes d’une glande pinéale qui serait le point de jonction entre le corps et l’esprit n’est-elle pas, comme le souligne Spinoza, très obscure ? Comment une image mentale, une idée qui serait fait de la substance de la pensée pourraient-elles entrer en rapport avec de la matière, c'est-à-dire la substance étendue ?
Laissons de côté pour l’instant le problème de l’union de l’âme et du corps, et revenons sur la conscience elle-même.
6.4 La conscience originaire. L’expérience indifférenciée du sujet et de l’objet.
Qu’est-ce que la conscience ? comme le temps, si personne ne me le demande je sais, si on me le demande je ne le sais plus. Pourquoi parce que la conscience apparaît comme le tissu même de nos vie, la plus silencieuse des évidences, ce par quoi les choses apparaissent. Mais s’il ne semble pas facile de définir la conscience, on peut en distinguer des niveaux et des modalités. On peut reconstituer des strates de la conscience, stratification de que la psychologie de l’enfance explore en observant l’enfant dans différentes situations de jeux.
Expérience. On est surpris par un bruit très fort. Je suis sidéré par l’expérience de cette nouveauté étourdissante. On ne distingue pas entre ce qui nous arrive et ce qui arrive. Je suis dans cette première phase uni à la détonation, si bien qu’au moment où elle a lieu je ne sais pas si l’explosion est en moi ou en dehors de moi. Il y a une absence de distinction ici entre l’intérieur et l’extérieur.
Je reviens ensuite sur ce qui vient de se produire. Je réalise que c’est un coup de tonnerre. J’ai réfléchi sur cette expérience sonore et je l’ai interprété comme étant un coup de tonnerre. Ensuite, je réalise que je ne suis pas identique à ce qui vient de se produire, je ne suis plus noyé dans ce son fort. Je réalise que cela m’est arrivé à moi, qui a ce nom, cette histoire. Enfin, je peux juger de ma conduite pendant cette explosion, la conscience est alors morale.
Nous voyons dans cet exemple du coup de tonnerre, 4 niveaux de la conscience. Le premier est celui d’une expérience indifférenciée, expérience pure, le simple fait d’être réceptif, le second celui d’une conscience réflexive, se rendre compte et le retenir, (Cum-scientia, il sait qu’il sait).le troisième d’une conscience de soi , savoir que nous sommes en train d’avoir cette expérience, et le dernier, d’une conscience morale.
Rendons-nous réceptif au fait sans pareil de cette totalité qu’est la conscience. La conscience n’a pas de dehors objectivement observable. « La conscience n’est pas quelque chose mais elle n’est pas rien », Wittgenstein.
La conscience n’est pas une chose à quoi on puisse renvoyer, mais c’est la source de ce que nous sommes en train de dire et de comprendre maintenant. On ne peut pas parler de la conscience au sens d’y renvoyer comme à quelque chose qui existerait en dehors de nous. Le langage nous trompe quand il fait référence à la conscience, car ce n’est pas un objet, mais le fait même de la phénoménalité, la condition de possibilité de l’objet. La conscience n’est pas un phénomène parmi d’autres. C’est ce par quoi le phénomène est possible. La conscience se comprend comme l’essence même de l’expérience, l’apparaître du monde, le monde.
Chacune de nos perceptions s’accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante », c’est-à-dire que par elle « il y a » de l’être, ou encore que l’homme est le moyen par lequel les choses se manifestent ; c’est notre présence au monde qui multiplie les relations, c’est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l’unité d’un paysage ; c’est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes masses terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf.
Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l’être, nous savons aussi que nous n’en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoin dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n’y a personne d’assez fou pour croire qu’il va s’anéantir. C’est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusqu’à ce qu’une autre conscience vienne l’éveiller. Ainsi, à notre certitude intérieure d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée.
J.-P. Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », Situation II.
« Il la mangeait des yeux ». Cette phrase et beaucoup d’autres signes marquent assez l’illusion commune au réalisme et à l’idéalisme, selon laquelle connaître, c’est manger. […] Husserl ne se lasse pas d’affirmer qu’on ne peut pas dissoudre les choses dans la conscience. Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l’endroit même où il est : au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n’est pas de même nature qu’elle. […] La conscience et le monde sont donnés d’un même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle. C’est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu’aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l’image rapide et obscure de l’éclatement. Connaître, c’est « s’éclater vers », s’arracher à la moitié gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne se peut diluer en moi : hors de lui, hors de moi. Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans cette description vos exigences et vos pressentiments ? Vous saviez bien que l’arbre n’était pas vous, que vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs sombres et que la connaissance ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se comparer à la possession. Du même coup, la conscience s’est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de « dedans » ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience. Imaginez à présent une suite liée d’éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas à un « nous-mêmes » le loisir de se former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d’eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous sommes rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent, hostile et rétif ; vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : « Toute conscience est conscience de quelque chose ». […] Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s’anéantit. Cette nécessité pour la conscience d’exister comme conscience d’autre chose que soi, Husserl la nomme « intentionnalité ».[…] Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes ».
Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », Situations philosophiques, Gallimard, coll. « Tel », 1998, p.9-11Ad
Publié le 03 octobre 2015 par Thibault Noel-Artaud [Lycée Clément Ader (77)]