Qu’est-ce qui pousse l’homme à travailler ?

En contemplant les flux de travailleurs se rendant tous les matins à leur travail, on peut être saisi d’une question : pourquoi tous ces hommes et toutes ces femmes travaillent-ils ?  Pourquoi se lèvent-ils tous les matins, pourquoi respectent-ils ces horaires, ces semaines de labeur ? Pourquoi travaillons-nous ? Il y a dans cette question, une interrogation plus profonde. Il ne s’agit pas de répondre immédiatement par les lieux communs habituels mais de s’arrêter un instant et de se demander : mais au fond, pourquoi ou pour quoi est-ce que je travaille ? La question nous interpelle d’abord parce qu’elle nous révèle que nous ne nous posons pas trop la question. Travailler est une évidence. Pourtant l’histoire et l’ethnologie sont deux sciences humaines qui nous révèlent d’une part que les hommes n’ont pas toujours travaillé comme nous travaillons et d’autre part, qu’il existe des sociétés qui n’accordent pas au travail la valeur que nous lui attribuons. Si on dit que ce qui pousse l’homme à travailler c’est la nécessité c’est-à-dire le fait de devoir subvenir à ses besoins vitaux, dispose-t-on pour autant  d’une raison suffisante pour rendre compte du phénomène du travail tel qu’il existe dans nos sociétés modernes ? La notion de travail est-elle réductible à l’idée d’une transformation de la nature pour que celle-ci soit adaptée à nos besoins ? L’expression « ce qui pousse à » implique deux façons distinctes d’être conduit à travailler. D’un côté bien sûr ce qui pousse, c’est ce qui contraint, c’est la poussée de derrière : il faut travailler, « c’est comme ça, on n’a pas le choix », il faut pouvoir subvenir à ses besoins. L’argent gagné par le travail est le moyen de subvenir à ses besoins, de payer ses factures, son loyer, ses traites, etc. D’un autre côté, c’est  l’appel qui vient de devant, ce qui pousse au sens de ce qui motive et qui va au-delà des basses rémunérations de nos efforts. Il s’agit alors d’une valeur, d’une vertu par laquelle je me réalise, je deviens moi-même, je m’accomplis. Je me sens utile socialement, mes collègues sont des amis, etc. Comment comprendre alors qu’à la question « qu’est-ce qui pousse l’homme à travailler ? » nous soyons conduits à dire une chose et son contraire ? Une contrainte d’une part, une nécessité à laquelle je ne peux me soustraire et une liberté d’autre part, la fin de mon existence. Le travail est-il un moyen ou une fin pour l’homme ?

Nous aborderons cette ambiguïté en commençant par l’analyse de la contrainte qui pèse sur l’homme et qui le pousse à travailler. Puis nous nuancerons ce propos en remarquant que l’homme qui travaille comprend la positivité de celui-ci et le conduit à continuer à travailler. Enfin, nous nous demanderons dans quelle mesure le travail est devenu un besoin.

 

1/ Ce qui pousse l’homme à travailler, c’est la nécessité qu’il y a de transformer la nature pour l’adapter à nos besoins.

Le travail est une transformation de la nature en vue de satisfaire ses besoins vitaux. A ce titre il est une contrainte. C’est une peine, un labeur, une corvée. La répétition quotidienne de mes besoins est le rappel de la nécessité de travailler. On n’en a jamais vraiment fini.

Le travail apparaît dans la Bible comme une peine, une corvée, une nécessité à laquelle l’homme doit se soumettre. La terre n’est plus un jardin planté pour l’homme, elle est aride et hostile : «  tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ». L’homme doit travailler, ce n’est pas un impératif moral mais une nécessité physique. Le travail est une malédiction, il est associé à la chute de l’homme, au péché. C’est une punition divine.

 Si le travail est défini comme transformation de la nature pour que celle-ci réponde à nos besoins alors le travail est cette contrainte indépassable qui nous rappelle notre condition corporelle. Le travail est une nécessité parce que le corps a des besoins qui sont nécessaires. Il doit se protéger des intempéries, de la faim et de la soif. Mais entendu en ce sens le travail est une corvée, un labeur. Il désigne les activités du labour et toutes les activités que l’homme doit répéter chaque jour, ce que les grecs appelaient le ponos. 

Dans nos sociétés modernes le travail n’est pas réductible aux activités de l’agriculture ou de l’artisanat. « Gagner sa vie », c’est-à-dire s’assurer des conditions minimales d’existence suppose de « gagner » un salaire ou de « faire du profit ». Nos sociétés sont organisées autour d’activités très diverses, de production ou de services qui ont ceci en commun qu’elles sont rémunérées ou plus précisément qu’elles conduisent à l’obtention d’une somme d’argent qui pourra être échangée contre des biens et des services dont nous avons besoin.

 

Transition :

Mais si tous les travailleurs ne sont pas dans une situation d’extrême nécessité les contraignant à continuer à aller travailler, pourquoi le font-ils alors ? Peut-on continuer à expliquer la raison d’être du travail par la nécessité de subvenir à ses besoins lorsque ceux-ci sont assurés pas des revenus et des patrimoines conséquents qui devraient dispenser de travailler ?

 

2. Ce qui pousse à travailler est à rechercher du côté de ce que nous apporte humainement le travail et non plus seulement matériellement.

 Le travail n’est pas qu’une contrainte, il est aussi une vertu. Celui qui travaille peut dans le produit de son travail se voir lui-même. Son œuvre est son miroir. En déformant la nature, l’homme se forme. La simple culture d’un champ requiert des techniques (l’outillage), une organisation (être attentif au cycle des saisons par exemple) et une discipline. La maîtrise d’un objet (ici l’agriculture) est toujours en même temps une maîtrise de soi. À mesure qu’il humanise la nature, l’homme se dénature, il quitte l’animalité. Le travail suppose et effectue  cette sortie de l’animalité.  La dialectique du maître et de l’esclave de Hegel  illustre ce renversement. Dans cette dialectique, le maître vit dans la simple jouissance de la production de l’esclave. Le maître vit donc apparemment dans la liberté, tandis que l’esclave attaché aux caprices de son maître vit dans la servitude et dans la souffrance du travail. Mais si l’esclave doit nécessairement travaille,  il est donc toujours en prise avec la réalité. Quand pour le maître une chose (du pain par exemple) n’est qu’une envie, une idée, pour l’esclave ce pain est une réalité, celle de sa production. Il va donc pouvoir se former en produisant ce pain (tout travail exige une discipline) et il va donc pouvoir se reconnaître dans l’objet qu’il aura produit. Le maître est le spectateur du produit de ce processus, la production, tandis que l’esclave en est l’acteur.  L’esclave peut se reconnaître dans cet objet contrairement au maître qui ne peut que le consommer. Les rôles sont inversés, le maître est dépendant de l’esclave qui lui est libre. Le maître ressemble alors à l’animal qui satisfait ses désirs en dévorant l’objet. Le maître vit dans la dépendance de l’esclave et dans la dépendance de ses désirs tandis que l’esclave vit dans l’indépendance de l’objet qu’il va transformer, se formant ainsi lui-même. Le travail nous dit Hegel est un « désir refréné », c'est-à-dire que travailler, c’est toujours mettre à distance l’objet de son désir. Le désir n’est pas satisfait dans l’immédiateté mais il passe par la médiation du travail. Dans cette médiation, l’homme atteint la conscience de soi. Un commentateur de Hegel, J.Hyppolite souligne ce renversement : «  la voie de la maîtrise est une impasse dans l’expérience humain, mais la voie de la servitude est la véritable voie de la libération humaine.  D’autre part, le travail sera le lieu d’une socialisation. L’individu en plus de s’inscrire dans un tissu social pourra avoir le sentiment d’être utile à la société. « Le travail, c’est la santé », « Arbeit macht frei », « la paresse  est la  mère de tous les vices », « le travail c’est la condition de libération du prolétariat »  voici quelques unes des formules qui font du travail une valeur et du chômage une malédiction.

 

Transition : Mais quelle est la réalité de cette idée du travail ? Cette  glorification du travail ne porte-elle pas  sur un travail qui n’existe pas, ou bien qui est réservée à une petite tranche de la population active ? Tous les emplois sont-ils porteurs de reconnaissance sociale, de progression et de dépassement de soi ? N’y a-t-il pas un écart entre les attentes des individus quant au travail et la réalité décevante de celui-ci ? Les hommes et les femmes sont-ils majoritairement heureux dans leur travail ?

3. Ce qui nous pousse à travailler, c’est un besoin né de l’habitude et de l’idéologie du travail.

Si le travail est une nécessité, cela n’en constitue pas une justification. D’ailleurs toutes les sociétés mises à part la nôtre en ont témoigné en évitant le travail. Soit en le faisant faire à des individus, qui par là même devenaient des esclaves (voir le texte d’H.Arendt), soit en le réduisant au minimum, en s’efforçant d’économiser au maximum l’effort du travail. Une fois les moyens de subsistance réunis, les hommes n’ayant plus à travailler, ils ne travaillaient plus. Ce qui pousse l’homme à travailler, c’est bien la nécessité, mais elle ne pousse pas plus. Il se tient immobile, se repose, fait tout autre chose dès que la nécessité ne le presse plus.

On pourrait faire l’objection suivante et dire que  ces sociétés (traditionnelles et de chasseurs-cueilleurs) vivaient dans la pauvreté et le manque. Si donc nous travaillons c’est pour vivre dans une société d’abondance. Mais n’est-ce pas en réalité le contraire : nous qui vivons, sous l’influence de la publicité,  dans des sociétés du Manque et eux qui se contentant vivent dans l’abondance ?

Ce qui nous pousse à travailler semble moins une volonté de nous réaliser dans le travail qu’une habitude que nous avons contractée à travailler et une croyance dans les bienfaits du travail.  Une idéologie est une théorie qui  tente de se faire oublier en tant que théorie pour apparaître comme donné naturel. « Il est naturel de travailler », « le travail est un invariant anthropologique », etc… L’idéologie masque les conditions historiques qui l’ont vu naitre. Etonnons nous d’abord que cette histoire de la représentation du travail soit si méconnue. Ce qui nous pousse à travailler, au-delà de la nécessité de subvenir à nos besoins, c’est de considérer le fait de devoir travailler comme une évidence. Ce qui nous pousse à travailler c’est d’abord le fait de ne pouvoir s’imaginer une existence sans travail, ou plutôt sans que celui-ci n’occupe une place centrale dans notre vie. Le travail serait accompagné d’une idéologie qui en fera une valeur fondamentale et le lieu d’un épanouissement de soi.  Le  travail serait l’idole de sociétés désenchantées, « l’opium du peule » des sociétés modernes. Le travail serait une idéologie de substitution. Il n’est pas besoin de supposer un machiavélisme de ceux qui ont des intérêts à ce que cette conviction se répande : les dirigeants y croient eux-mêmes.

De plus, faire du travail un facteur d’intégration sociale et d’épanouissement personnel, de développement des capacités qui sommeillent en nous n’est valable qu’à la condition que la nature du  travail en question réponde à ces critères. Les emplois de service, et notamment de service à la personne non-dépendante, comme faire le ménage chez des particuliers, faire ou livrer leurs courses, etc. ne sont pas des activités qui produisent de la richesse. Il s’agit de ce que Gorz appelle des emplois de nouvelle domesticité. Nous travaillons parce que nous avons qu’un mot, travail, pour désigner des activités plus moins intéressantes. Une femme de ménage, un livreur de pizza, un avocat, un notaire, un médecin, un enseignant, un comédien, un ouvrier du bâtiment, un ouvrier agricole, un employé de bureau, d’un call center, un serveur, un cuisinier, tous ces gens là ont un travail. Tous travaillent. Mais la réalité de l’activité professionnelle, c’est-à-dire son utilité sociale, son intérêt en général, son degré de division,  etc.  - tous ces paramètres qui feront qu’un métier de médecin ne sera pas l’emploi d’un livreur de pizza et ne sera pas non plus celui d’un ouvrier dans un abattoir – cette réalité est gommé, car une seule étiquette apparaît, celle de « travail ». 

Enfin, le travail, par habitude, est devenu un besoin. Le fait de travailler pour satisfaire ses besoins a laissé la place à un besoin de travailler. Le travail est venu satisfaire un autre besoin, celui du travail lui-même. Tout se passe comme si l’homme, habitué à travailler, était plongé dans l’ennui lorsqu’il n’est plus au travail. Le divertissement chez Pascal ne désigne pas l’évasion ou la fuite des inquiétudes existentielles par des activités uniquement ludiques, il peut s’agir aussi d’activités très sérieuses, faire la guerre par exemple, ou travailler. Les work alcoolic en sont des figures contemporaines.

 

 Conclusion :   Ainsi  le travail n’est ni une vertu ni une valeur (en tous cas la plupart des emplois ne peuvent prétendre remplir les conditions qui en feraient une), mais seulement une nécessité. Et dire que le travail est une nécessité ne conduit pas à l’idée selon laquelle le travail est l’essence de l’homme. Cela n’implique pas qu’il soit dans la nature de l’homme de travailler. On ne  peut pas dire que l’homme spontanément aime travailler.  On dirait plutôt que s’il travaille, c’est pour gagner de l’argent. Pourtant de façon très paradoxale le travail apparaît comme la contrainte pénible, fatigante et comme le moyen de la libération humaine. Toujours à la fois comme un moyen de survivre et comme une fin, un but de la vie elle-même. Mais que le travail vise à satisfaire les besoins humains par la  transformation de la nature n’implique pas que le travail soit lui-même un besoin, ou l’essence de l’homme, sa nature. Si le travail est un besoin, c’est qu’il est devenu un besoin et ceci particulièrement dans les sociétés qui ont fait du travail une valeur. La question philosophique de savoir ce qui pousse l’homme à travailler doit être précisée par la question ethnologique qui interroge précisément les motivations du travailleur dans les sociétés modernes que nous habitons. L’idée de travail apparait alors comme une notion construite qui unifie de façon abusive des activités trop différentes pour être appelée d’un même nom. Le travail est une notion qui passe pour une évidence que nous nous devons de discuter sérieusement dans ces temps sombres et durables de chômage. Une société qui se fonde sur la valeur travail ne court-elle pas des risques surtout lorsque celui-ci vient à manquer ? Ou qu’il est transformé en emplois de nouveaux domestiques ? 

 

 

Explication de texte Merleau Ponty (par Mme Bouthéon)

 

Intro : Notre existence est dominée par une conscience sélective du monde qui nous entoure, ne retenant des êtres et des choses que la fonction pratique qu'on leur attribue, que le statut social et le sens culturel que notre société leur confère. En d'autres termes, nous ne les percevons que dans leur mutilation, même lorsque nous les percevons. Certains n'ayant aucune place, ni dans nos usages, ni dans nos conventions ou dans nos symboliques culturelles, n'auraient, sans le regard de l'artiste, aucune existence. Ainsi, une paire de vieux souliers révélée par Van Gogh, une cage à oiseaux par Duchamp ou encore un pouilleux par Murillo. C'est l'artiste qui nous les révèle. Dans ce texte tiré de Sens et non-sens, Merleau-Ponty s'intéresse au rôle joué par l'artiste, celui qui produit des œuvres esthétiques, et se demande comment celui-ci procède. Selon lui, il est celui qui nous fait voir les choses en nouveauté. Après avoir affirmé que l'artiste se fait voyant pour nous, l'auteur l'explique par sa capacité à créer de manière originale ; il en conclut que l'art n'est pas un savoir-faire, la simple réalisation d'une idée.

 

1. L'artiste est celui qui dévoile aux autres une réalité méconnue :

Merleau-Ponty commence par définir l'artiste comme celui qui «fixe » un spectacle inaperçu par nous, comme s'il conférait au réel que nous voyons (« spectacle », spécula : je regarde) : cette chaise, cet arbre, cette femme versant du lait ou ces hommes jouant aux cartes, une immortalité. L'œuvre d'art a en effet ce privilège, par rapport aux objets de consommation ou même aux outils, de durer davantage car elle est « délibérément mise à l'écart des processus de consommation », pour reprendre les mots de H. Arendt, elle ne s'use pas. Mais ce que souligne ici le texte, c'est surtout que l'avantage que l'art possède par rapport à la nature, c'est que l'art permet de conserver dans le temps des choses qui disparaissent dans la nature car celle-ci est changeante (par exemple un peintre peut fixer un coucher de soleil voué à mourir).

Mais comment procède-t-il pour nous faire voir l'inaperçu ? Il le « rend accessible », répond l'auteur, comme s'il avait le don de voir les choses qui nous échappent. « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », Rimbaud. Il possède ce talent, que Kant appelle « génie » qui le met à part et lui offre un regard particulier sur le monde qu'il se donne de dévoiler (vocabulaire de la vision : rendre accessible, spectacle, voir), faisant de son œuvre une vérité (aletheia en grec = dévoilement) et de notre perception ordinaire une illusion. L'artiste est un facilitateur dans l'accès à la réalité.

On peut alors se demander ce qui empêche 1' « accès » à ce « spectacle ». On peut supposer que le souci de l'utile, de l'efficacité, le manque d'éducation au beau, les habitudes pratiques et langagières (les mots sont comme des étiquettes posées sur les choses, selon Bergson) sont autant de freins à la contemplation directe de la réalité. Ainsi 1' « aesthetic movement » à la fin du XIXe s en Angleterre, l'art nouveau en France, sont autant de réactions face à l'industrialisation galopante qui ne voit plus le réel que comme pourvoyeur d'énergie.

Cette première phrase semble présupposer qu'il existe une beauté de la nature que vient seul rejoindre l'art, qu'il faut donc en passer par l'art afin d'y accéder et que par conséquent l'art précède la nature. « La nature imite l'art », O. Wilde : ainsi aujourd'hui les gens voient les brouillards, non parce qu'il y a des brouillards mais parce que les poètes et les peintres leur en ont fait voir la beauté et le charme mystérieux.

 

Pb : si l'art a pour vocation de dévoiler ce qui demeurait obscur, sa finalité serait donc d'atteindre une certaine vérité et non plus la beauté ? L'art vise-t-il encore Le plaisir esthétique ?

 

2. L'artiste est celui qui crée de manière originale :

Merleau-Ponty en tire alors les enjeux concernant l'art en général. Cette fonction attribuée à l'artiste empêche l'art d'être un simple divertissement. L'art a un sens, un rôle, il critique l'idée d' « art d'agrément » c'est-à-dire de l'art pour l'art, de l'art qui viserait le seul plaisir esthétique, gratuitement. (« Le but suprême de l'art est la délectation », N. Poussin : ici l'objet beau ne serait pas produit pour atteindre, par lui, un but extérieur, mais il serait produit pour lui-même, objet d' « une satisfaction désintéressée », pour reprendre les ternies de Kant : plaisir du toucher pour la statue, de la vue pour le tableau, de l'ouïe pour la musique...) Mais peut-être l'auteur vise-t-il également une tendance à faire de l'art un simple « agrément » qui pourrait plaire à tout le monde, sans exigence intellectuelle. Si l'art devient divertissement, délassement, ne risque-t-on pas de l'identifier à une culture de masse, ce qui le perdrait comme l'explique H. Arendt dans La crise de la culture en soulignant la menace de l'industrie des loisirs quand elle s'empare de la culture, transformant les « spectateurs » que nous sommes en consommateurs face à des œuvres allégées, simplifiées, voire érotisées, comme par exemple dans les jeux de téléréalité.

Pour comprendre sa critique, il faut se demander comment procède l'art d'agrément.

Merleau-Ponty y répond ainsi : le plaisir proviendrait du sentiment de « déjà vu », de la recréation d'idées ou de choses préexistantes. Le réalisme de Zola se veut fidèle à la réalité de la condition ouvrière, La Fontaine reprend les fables d'Esope qu'on se plait à déceler. Qu'il s'agisse du clacissisme (« lier des idées déjà prêtes ») ou du naturalisme, l'art est vu ici comme une imitation d'une réalité antérieure.

Par opposition à cela, l'artiste, sans faire table rase de son histoire (il « assume la culture » : V. Hugo jeune fait le vœu d'être Chateaubriand ou rien !) car il connaît les codes, règles, canons qui l'ont précédé et grâce auxquels il a appris à s'exercer (« animal cultivé »), doit faire preuve d'originalité, ((fonder à nouveau » cet héritage (CfLe peintre de la vie moderne, Baudelaire). Les courants artistiques, lorsqu'ils apparaissent, sont souvent taxés d'avant-garde et créent pour cette raison le scandale, parce qu'ils rompent avec le passé. Par exemple, Le style classique rompt avec le style baroque. L'auteur souligne ici la virginité du regard de l'artiste (« il parle comme le premier homme »), rappelant qu'on reconnaît un artiste à son style. Deleuze écrit ainsi dans son ouvrage Francis bacon, à propos de Cézanne qu'il « capte les forces » du réel et ainsi lorsqu'il peint à de multiples reprises la Montagne Sainte

Victoire, rend visible le plissement des montagnes, leur énergie, « rend la nature » sous tous ses angles, lumières couleurs ... variables en fonction du moment.

 

Pb : Si l'art ne se contente pas de reproduire une réalité antérieure, comment expliquer la genèse de l'œuvre ?

 

3. L'art n'est pas l'exécution d'un concept :

Merleau-Ponty reconnaît que l'art est 1' « expression », la mise à l'extérieur de quelque chose d'intérieur, mais là aussi il nie le fait qu'il s'agisse d'une idée préalablement claire, car alors la confusion tiendrait à la matière dans laquelle elle vient s'inscrire et que l'artiste doit dompter pour la traduire. (On signerait ainsi la « mort de l'art » car la philosophie, abstraite, débarrassée des ambiguïtés de la matière, serait, comme le pense Hegel, plus à même de traduire une pensée conceptuelle que l'art lui-même. Le beau serait « la manifestation sensible de l'idée »aux yeux de Hegel). Selon l'auteur au contraire, l'ambiguïté est antérieure à la réalisation de l'œuvre, propre à la «fièvre vague » qui habite l'artiste dont l'inspiration lui échappe (les muses des poètes, la grâce qui visite l'artiste...). « Comment les idées musicales me viennent-elles ? Je n 'en sais rien ; ce que je sais, c 'est que je n 'y suis pour rien », disait Mozart. Ce n'est qu'une fois l'œuvre achevée que l'artiste comprend ce qu'il voulait. En affirmant que l'on « devait trouver là quelque chose plutôt que rien », le texte laisse penser qu'il y a comme une nécessité propre à l'art qui joue un rôle essentiel pour l'homme. En effet, voir la beauté ne constitue aucune espèce de nécessité sociale, vitale ou intellectuelle mais c'est en voyant la nécessité d'une chose qu'on la fait naître à l'existence ; 1' « exécution » de l'œuvre propre à chaque artiste fait de l'art un certain type d'approche du réel qui nous détourne d'une réalité utilitaire et conventionnelle, mutilée et sans consistance (le « rien ») pour nous conduire vers un réel authentique qui a du sens pour nous.