De mars à juin

 

14. Pourquoi parlons-nous ?

 

Introduction

Commençons par nous étonner d’être des individus parlants. Prenons du recul, de la distance et étonnons-nous de ce qui nous apparait comme normal, ce qui est impensé car intériorisé, intégré à notre être par l’habitude. Nous parlons. De l’étonnement accroit aussi à mesure que nous prenons conscience de la diversité des langues. Les hommes communiquent dans de nombreuses langues. Celles-ci sont très diverses.

 Toutefois la difficulté que nous avons à  prendre du recul par rapport au langage, recul qui semble nécessaire pour déterminer son essence, vient aussi du fait que c’est dans le langage que nous pensons le langage. On ne semble pas pouvoir sortir du langage. On se meut dans l’élément du langage

 

Faisons des distinctions conceptuelles : Langage / langue / parole

 Le langage renvoie à une caractéristique essentielle de l’homme et donc une caractéristique universelle. Il est une fonction psychologique qui correspond à la mise en œuvre d'un ensemble de dispositifs anatomiques et physiologiques. La langue, elle, désigne un système d'expression parlée particulier à telle ou telle communauté humaine (ex. le français, l’arabe, l’espagnol, etc.).  Quand on parle de la langue, on évoque une réalité qui n’est pas universelle mais qui au contraire est caractérisé par une profonde diversité. Une communauté parle cette langue et c’est en partie cela qui la définit.  La parole, quant à elle, désigne la réalité humaine telle qu'elle se fait jour dans l'expression. Elle relève d’un acte individuel : « je prends la parole », « je donne ma parole », etc. Nous pourrions dire que la langue et le langage sont des objets scientifiques (linguistique, anthropologie, philosophie) tandis que la parole est un acte (donner, laisser, prendre). Avec la parole s’ouvre un espace de sens. C’est là où le sens joue et se joue.

 Disons que le langage est une fonction psychologique, la langue, une réalité sociale et la parole, une affirmation de la personne.

 

Allons un peu plus loin,

Si on veut caractériser les langues humaines, on pourrait dire qu’elles  font un usage infini de moyens finis. Avec  un nombre fini de mots on fait un nombre infini de phrases (« la terre est bleue comme une orange »).  La langue offre une capacité de création en nombre infini   de phrases. Mais peut-être est-ce parce qu’il existe un nombre fini de règles, qu’une telle production est possible. Les langues ont en effet des propriétés communes : elles sont constituées de mots, de verbe, d’une structure hiérarchique, d’une syntaxe.   

 

Mais pourquoi parlons nous ? D’où vient le langage (quelle est son origine) ? mais aussi quelle est sa fonction ?

Nous pourrions dire pour commencer que nous parlons parce que nous pensons, c’est-à-dire  pour exprimer nos pensées, notre vision du monde, nos émotions. Le langage a en effet une fonction d’élaboration et de représentation de la pensée. Il en résulte cette idée que nous parlons parce que nous pensons. Mais on devra alors se demander si nous parlons parce que nous pensons, ou si nous pensons parce que nous parlons. En effet, n’est-ce pas des mots que je pense ?  

 Mais il y a une deuxième hypothèse possible à l’origine et à la fonction du langage :  nous avons un langage pour communiquer avec autrui. Nous avons un langage parce que nous sommes des êtres sociaux, et le langage est alors un outil de communication. Mais on peut alors se demander si nous parlons pour communiquer nos besoins, ou si nous le faisons pour exprimer nos passions. La réponse à cette question détermine l’origine du langage. Nous étudierons cette question de près dans l’analyse de l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau.

 

 

  On pourrait penser que les deux hypothèses vont ensemble, que nous parlons parce que nous pensons et parce que nous avons besoin de communiquer nos pensées, et qu’ainsi la question est secondaire. Mais c’est question est en réalité importante  car si on dit que nous parlons parce que nous pensons alors on fait du langage le propre de l’homme, si au contraire le langage est un outil de communication alors d’autres espèces animales peuvent en être dotées. Le langage est-il le propre de l’homme ? Existe-t-il une différence de degré ou bien de nature entre le langage humain et la communication animale ?  La question engage une certaine représentation de l’homme.

 

"Le problème des rapports entre langage et culture est un des plus compliqués qui soient. On peut d'abord traiter le langage comme un produit de la culture : une langue, en usage dans une société, reflète la culture générale de la population. Mais en un autre sens, le langage est une partie de la culture ; il constitue un de ses éléments, parmi d'autres. Rappelons-nous la définition célèbre de Tylor [1], pour qui la culture est un ensemble complexe comprenant l'outillage, les institutions, les croyances, les coutumes et aussi, bien entendu, la langue. Selon le point de vue auquel on se place, les problèmes posés ne sont pas les mêmes. Mais ce n'est pas tout : on peut aussi traiter le langage comme condition de la culture, et à un double titre : diachronique [2] puisque c'est surtout au moyen du langage que l'individu acquiert la culture de son groupe ; on instruit, on éduque l'enfant par la parole ; on le gronde, on le flatte avec des mots. En se plaçant à un point de vue plus théorique, le langage apparaît aussi comme condition de la culture, dans la mesure où cette dernière possède une architecture similaire à celle du langage. Une et l'autre s'édifient au moyen d'oppositions et de corrélations, autrement dit, de relations logiques. Si bien qu'on peut considérer le langage comme une fondation, destinée à recevoir les structures plus complexes parfois, mais du même type que les siennes, qui correspondent à la culture envisagée sous différents aspects."

 

Claude Lévi-Strauss, « Linguistique et anthropologie » (1953), in Anthropologie structurale, Éd. Plon, 1958, p. 78-79.

 

 

 

 

15.1  Nous parlons parce que nous pensons. Le langage est un (le) propre de l’homme.

 

La réflexion sur le langage s’inscrit au 18ème siècle dans le débat sur l’origine des idées. Certains philosophes, comme Descartes, défende l’idée que nos idées sont innées ou du moins qu’elles naissent spontanément dans l’esprit humain et ceci indépendamment de l’expérience. L’expérience en effet est toujours particulière, relative à un sujet percevant. Des impressions sensibles nous ne pouvons pas tirer de connaissances objectives. Les impressions sensibles indiquent plus le rapport de mon corps à un autre corps que la nature de ce corps lui-même. Il y a une dévalorisation de l’expérience sensible au profit du pouvoir de la raison humaine.

   D’autres, comme l’empiriste John Locke s’efforcent de retrouver l’origine sensible de nos idées ; ils montrent que toutes nos connaissances dérivent de l’expérience sensible. Mais comment passe-t-on d’une impression sensible et particulière à une idée abstraite et générale ? Le langage sera peut-être ce médiateur entre le particulier et le général, entre l’impression de la chose et son idée.

 Les mots sont des signes linguistiques. Un signe est une réalité (ici sonore,  constituée de syllabes avec des consonnes et des voyelles) qui renvoie à une autre réalité à laquelle il prétend s’identifier. Le mot « maison » par exemple est un signe linguistique qui renvoie à la réalité de maisons particulières (avec leurs caractéristiques – un toit, des ouvertures, etc.- et leurs fonctions – s’abriter). Ces signes linguistiques peuvent être  qualifiés de conventionnels, en français « la maison » se dit maison qui se dit «house » en langue anglaise.   Au contraire des signes accidentel (l’hirondelle associée au printemps) ou naturel (le cri qui informe d’un état du corps, douleur ou faim par exemple), les signes conventionnels sont arbitraires, contingents (ils auraient pu être autrement qu’ils ne sont).

De plus, le mot abrège le raisonnement et il allège l’imagination. En effet, le mot « or » par exemple, évoque aussitôt dans notre esprit une réalité sans qu’il soit besoin de se rappeler toutes les propriétés de cette réalité. Avec le mot, je comprends le sens sans avoir besoin de retracer mentalement la totalité des propriétés de la réalité qu’il désigne. On pourrait dire ainsi que le langage unifie, qu’il fait passer du sensible au concept (dont l’étymologie est cum –capere, le produit de l’opération qui consiste à saisir une diversité de représentation pour les rassembler en une unité).  Le langage par sa syntaxe impose un système de classification et d’organisation des idées.

 

 

 

    Descartes pense le privilège de l’homme, ici avoir une âme et un langage. L’homme est un être double : il appartient à la substance étendue et à la substance pensante (il a une conscience). Il use de ce moyen corporel pour exprimer ses pensées. Le langage n’est que l’extériorisation de cette intériorité.

Mais si j’ai un accès direct à ma conscience (certitude du cogito), je n’ai pas d’accès à autrui comme autre conscience sauf par le langage. Nous pouvons échanger nos pensées avec autrui grâce à lui.

 Le langage pour Descartes est le propre de l’homme car seul l’homme appartient aussi à la substance pensante. Il faut alors proposer une bonne définition du langage c’est qu’il faut qu’elle soit assez large pour accepter aussi la langue signée  (il faut y inclure toutes les langues) mais par trop large pour exclure les animaux.

 

«  Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le propos des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles ou ces signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle  la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation (profération) de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ;   à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, c’est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient. »

Lettre au marquis de Newcasttle (1646) de Descartes.

 

Il y a une différence entre communiquer une émotion et exprimer une pensée ; on ne peut pas dire que le chat affamé qui miaule pour réclamer sa pâtée parle à son maître. Il y a une distinction entre un cri qui communique une passion, une émotion (comme la peur, la joie) et une parole véritable qui articule des pensées. Quand je pousse un cri de peur, je n’exprime aucunement une pensée sur la peur, mais je réagis de manière incontrôlée, je n’agis pas volontairement mais involontairement ; je suis plus passif qu’actif, il s’agit bien comme le dit Descartes d’une passion, c'est-à-dire d’une réaction qui relève de la sensibilité et non pas d’une action qui relève de  l’entendement.

 

 

  Après s'être débarrassée de sa charge, la pourvoyeuse entame une sorte de ronde. Elle se met à trottiner à pas rapides sur le rayon, là où elle se trouve, en cercles étroits, changeant fréquemment les sens de sa rotation, décrivant de la sorte un ou deux arcs de cercle chaque fois, alternativement vers la gauche et vers la droite. Cette danse se déroule au milieu de la foule des abeilles, et est d'autant plus frappante et attrayante qu'elle est contagieuse. (...)

La relation ne peut être mise en doute : la danse annonce dans la ruche la découverte d'une riche récolte. Mais comment les abeilles qui en sont averties trouvent-elles l'endroit où il faut aller la chercher ? (...)

Si nous nous arrangeons pour que des abeilles numérotées, appartenant à une ruche d'observation, aillent récolter au voisinage de celle-ci, et qu'au même moment d'autres bêtes marquées de la même colonie, remplissent leur jabot à un endroit beaucoup plus éloigné, les rayons de la ruche seront le théâtre d'une scène surprenante : toutes les ouvrières qui butinent près de la ruche exécutent des rondes et toutes celles qui récoltent loin font des danses frétillantes.

Dans ce dernier cas, l'abeille court en ligne droite sur une certaine distance, décrit un demi-cercle pour retourner à son point de départ, court de nouveau en ligne droite, décrit un demi-cercle de l'autre côté et cela peut continuer au même endroit pendant plusieurs minutes. Ce qui distingue surtout cette danse de la ronde, ce sont de rapides oscillations de la pointe de l'abdomen, et elles sont toujours exécutées pendant le trajet en ligne droite (appelé pour cela trajet frétillant).

Si on éloigne progressivement le ravitaillement qu'on avait placé près de la ruche, on observe que quand il est distant de 50 à100 mètres, les rondes des pourvoyeuses font place à des danses frétillantes. De même, si l'on rapproche petit à petit celui qui était loin, les danses frétillantes sont remplacées par des rondes lorsqu'on arrive à une distance de 100 à 50 mètres de la ruche. Les deux danses représentent donc deux expressions différentes de la langue des abeilles ; l'une indique la proximité d'une récolte, l'autre son éloignement, et, comme on peut le démontrer, c'est bien dans ce sens que les abeilles les interprètent. (...)

Il serait de peu d'intérêt pour les abeilles d'apprendre qu'à 2 kilomètres de la ruche il y a un tilleul en fleurs, si ne leur était communiquée en même temps la direction dans laquelle il faut le chercher. Et effectivement, la danse frétillante comporte également des indications sous ce rapport. Celles-ci sont données par l'allure de cette dans, et en l'occurrence par la direction de son parcours rectiligne. (...)

La danse frétillante et son parcours rectiligne plein de fougue, la ronde et ses orbites circulaires, semblent inviter à l'action avec une clarté tellement symbolique qu'elle nous étonne ; la première incite les abeilles à se précipiter au loin, la seconde à chercher dans les environs immédiats de la ruche. Celles qui doivent partir au loin reçoivent selon un système parfaitement établi, des indications précises quant au but de leur course. Mais lorsque des centaines d'ouvrières se mettent en route, obéissent aux directives reçues, il y a généralement quelques-unes qui font autrement que les autres ; quelques-unes qui, après des rondes, s'en vont chercher loin, ou qui restent dans les environs de la ruche après des danses frétillantes, ou encore qui partent dans la mauvaise direction. N'auraient-elles pas compris le message de leurs compagnes ? Ou sont-ce des mauvaises têtes, qui n'en veulent faire qu'à leur guise ? Quel que puisse être le motif de leur "fausse manoeuvre", il s'agit de très utiles originales, si l'on envisage la question sur le plan de la communauté. En effet, lorsqu'au sud se met à fleurir un champ de colza, il est évidemment indiqué d'y envoyer en groupes nourris les pourvoyeuses, mais il est encore intéressant d'aller voir à ce moment s'il n'y a pas autre part un champ de colza dont les boutons sont en train de s'ouvrir. C'est grâce à ces originales, dont le comportement n'est pas conforme à celui des autres abeilles, que toutes les sources de butin qui se trouvent à la portée de la colonie sont tellement vite découvertes.

 Vie et moeurs des abeilles, K.V. Frisch,  trad. André Dalcq, J'ai Lu, 1974, pp. 152-182

 

 

L’objection du « langage des abeilles » n’est pas plus recevable. En effet, le soi-disant langage des abeilles se limite à la transmission de deux données à savoir l’existence d’une source de pollen et sa localisation. Or, le langage suppose un dialogue et il n’y a pas dans la transmission de ces données de dialogue. Il n’y a donc pas de langage des abeilles mais plutôt la transmission de deux signaux naturels.

Mais l’étude éthologique du langage de certaines espèces d’oiseaux ou de grands singes n’indique-t-elle pas l’existence d’une proto-syntaxe, d’une syntaxe originaire ? Sommes-nous certains que seuls des besoins sont communiqués ou exprimés ?

 

 

 

           Nietzsche dit que notre rapport au monde est dicté par la grammaire (sujet / verbe /complément) que vaut l’hypothèse selon laquelle c’est le langage qui nous fait penser comme nous le faisons. Et pas la pensée qui dicte le langage.   Cette idée d’une causalité inversée du langage sur la pensée nous conduit à penser que dans la mesure où les langues ont beaucoup en commun. Il faudrait montrer qu’il y a des domaines de la grammaire dans lesquelles  les différences entre les langues donnent des différences dans la pensée.  Mais peut parler d’un déterminisme des langues sur la pensée ? 

Le langage n’est-il qu’une traduction de la pensée ?  Faut-il accorder de l’importance aux mots ? Peut-on penser sans langage ? Parle-t-on comme on pense on pense-t-on comme on parle ?

 

 

15.2  Le langage est-il une trahison ou une traduction de la pensée ?

     Selon la conception classique  parler c’est traduire du penser. Ce qui suppose que le penser est premier et que le parler est second. Le langage dans ces conditions ne serait que la forme extérieure, corporelle que prend la pensée. Le langage serait un instrument, l’intermédiaire par lequel se manifeste la pensée. « L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal » selon Hobbes.  On a donc avec Hobbes, une conception du langage comme un instrument au service de la pensée. La pensée est première et le langage est second, le langage se limite dans ces conditions à extérioriser une pensée qui lui préexisterait.

Pour Hegel les choses sont différentes. Il n’y a pas de relation d’antériorité et  de subordination du langage à la pensée. Pour lui, c’est dans cette forme extérieure qu’est le langage que se construit la pensée elle-même. L’intériorité se réalise dans l’extériorité (elle se manifeste et elle se construit). Le langage n’est donc pas le simple habit de la pensée, mais la pensée elle-même s’exprimant. Il faut dire que nous pensons en mots comme nous payons en euros, le mot est l’unité de la pensée, comme l’euro est l’unité monétaire. La pensée et le langage ne sont pas deux mondes radicalement différents, mais ils apparaissent comme consubstantiels.

 

«  C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et, par suite, nous les marquons  d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre l’existence ou l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée […]. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car, en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. »

 Encyclopédie des sciences philosophiques, Philosophie de l’esprit, trad. A. Véra, Félix Alcan, add. §462. Hegel

 

Ce texte est fondamental car il insiste sur le rôle positif du langage dans l’élaboration de la pensée. Pour Hegel, la pensée ne précède jamais les mots qui la disent, mais au contraire, ces mots lui permettent d’émerger à l’être, d’advenir au monde. 

Par conséquent,  il n’y a pas de pensée pure en dehors de toute énonciation. Ainsi même la pensée intérieure est une forme de langage : penser c’est dialoguer avec soi-même.

Une pensée ineffable est donc  une contradiction, une impossibilité (ineffable = ce qui ne peut être exprimé par des paroles ; indicible = ce qu’on ne peut dire, exprimer) ; «  les mots manquent », « je ne peux exprimer ma pensée », «  aucun mot ne peut les dire ». Pour Hegel, cet incommunicable n’est qu’une « pensée à l’état de fermentation » : une pensée osbscure qui n’est pas encore véritablement une pensée. Ce qui échappe au pouvoir de la pensée philosophique n’est pas, selon Hegel, ce que l’expérience humaine peut vivre de plus haut, mais une expérience qui n’est qu’une émotion informe et incapable de se penser vraiment, qui ne s’élève pas jusqu’à la pensée.

 L’ineffable c’est donc qu’une matière de pensée sans la forme (la forme est donné dans la formulation apportée par le langage). Une pensée informe est une pensée qui n’en est pas encore une.  Avec Hegel, nous voyons que le langage n’est pas véritablement un instrument au service de la pensée, mais qu’il est bien la condition de la pensée.

 

Mais on peut apporter à ce raisonnement quelques objections. Les récits des camps de concentration (Primo Lévi, Robert Antelme) ne sont-ils pas sous-tendus par une impossibilité de dire l’horreur comme s’il s’agissait d’une expérience limite qui ne peut pas véritablement se dire. Et l’exercice de la traduction ne révèle-t-il pas l’écart entre la pensée et la langue. Traduire ne consiste pas seulement à changer d’expressions, mais consiste aussi à transposer une manière d’être au monde, qui est propre à chaque culture. Il y a des intraduisibles d’une langue à l’autre qui sont des trous infranchissables entre les manières de voir de deux cultures différentes.  Ces intraduisibles sont des indicibles.

 C’est Bergson qui représente ce courant philosophique qui soutient que le vécu ne trouve pas toujours à se dire dans un langage. Il ne s’agit pas ici de réalités sublimes qui seraient ineffables, mais c’est le simple vécu qui pose problème. Bergson va s’efforcer de montrer les limites du langage commun.  La perception, suivie du langage opèrent une série de découpages utiles de la réalité :  ces découpages correspondent à ce que la communauté sociale et culturelle qui est la nôtre a appris à voir et à comprendre dans la réalité en vue de son action sur elle. Le langage ne dit donc jamais ce qui est, mais ce qu’une culture, autrement une habitude mentale, fait voir de la réalité, en fonction de ce qui a toujours été utile aux membres de cette communauté. L’action et la perception plus généralement sont des mutilations de la réalité, que le langage poursuit.

« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres... Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre : Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles. »  H. Bergson, Le rire, «  le comique de caractère », PUF, p.117

Chacun de nous a sa manière d'aimer et de haïr et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n'a-t-il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l'âme. Nous jugeons du talent d'un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu'on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d'un mobile sans jamais combler l'espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. H. Bergson, La pensée et le mouvant, PUF

 

Il critique le langage et déjà la perception (« Funes ou la mémoire », Borgès – Fictions-) comme cause d’un appauvrissement de la réalité. Les mots n’expriment que des généralités, ils n’expriment ni les choses ni nos propres états d’âme. Le mot ici est une étiquette, c'est-à-dire ce qu’on lit à la place de la chose, mais qui permet de cataloguer la chose en faisant abstraction de toute sa diversité. Le mot est une réduction de la chose à une sorte de tableau signalétique. Nommer une chose c’est subsumer le particulier sous le général. Le langage (commun) pose un obstacle à l’expression de ma singularité (ce qui m’est propre) ; pour tenter de dire nos états intérieurs, il faut que nous nous en donnions les moyens (poète, romancier, artiste). Tous nos sentiments sont en effet ramenés à des étiquettes telles que amour, haine, joie, tristesse ; ces mots laissent dans l’anonymat les sentiments qui sont les nôtres.  Le langage est subordonné à l’action et il introduit un deuxième appauvrissement du réel. Le mot est « un voile ». Le mot oublie les différences, il fixe des généralités. Il ne parvient pas à saisir la souplesse de la réalité.

 

L’artiste et le philosophie au contraire tentent de dépasser ces limites et tentent dire la réalité. Proust, Du Côté de chez Swann, «  Ecrire c’est essayer de revenir sur ces minutes heureuses où l’on crie «  zut que c’est beau » et de dire que c’était la minute heureuse que «  zut que c’est beau » ne dit pas ». L’artiste est celui qui a une sensibilité qui lui permet de nous montrer ce que nous avions perçu sans l’apercevoir. Bergson définit ainsi l’art comme «  une vision plus directe de la réalité ». C’est pour cela qu’il écrit dans l’Energie spirituelle que le rôle de l’écrivain consiste «  à nous faire oublier qu’il emploie des mots ».

 

15.3 pour aller plus loin et préparer les cours à venir

 

"Il est difficile d'imaginer une société dont les membres ne communiquent pas entre eux par des signes. Les sociétés d'Insectes ont sans doute un langage, et ce langage doit être adapté, comme celui de l'homme, aux nécessités de la vie en commun. Il fait qu'une action commune devient possible. Mais ces nécessités de l'action commune ne sont pas du tout les mêmes pour une fourmilière et pour une société humaine. Dans les sociétés d'Insectes, il y a généralement polymorphisme, la division du travail est naturelle, et chaque individu est rivé par sa structure à la fonc­tion qu'il accomplit. En tout cas, ces sociétés reposent sur l'instinct, et par conséquent sur certaines actions ou fabrications qui sont plus ou moins liées à la forme des organes. Si donc les Fourmis, par exemple, ont un langage, les signes qui composent ce langage doivent être en nombre bien déterminé, et chacun d'eux rester invariablement attaché, une fois l'espèce constituée, à un certain objet ou à une certaine opération. Le signe est adhérent à la chose signifiée. Au contraire, dans une société humaine, la fabrication et l'action sont de forme variable, et, de plus, chaque individu doit apprendre son rôle, n'y étant pas prédestiné par sa structure. Il faut donc un langage qui permette, à tout instant, de passer de ce qu'on sait à ce qu'on ignore. Il faut un langage dont les signes - qui ne peuvent pas être en nombre infini - soient extensibles à une infinité de choses. Cette tendance du signe à se transporter d'un objet à un autre est caractéristique du langage humain. On l'observe chez le petit enfant, du jour où il commence à parler. Tout de suite, et naturellement, il étend le sens des mots qu'il apprend, profitant du rapprochement le plus accidentel ou de la plus lointaine analogie pour détacher et transporter ailleurs le signe qu'on avait attaché devant lui à un objet. « N'importe quoi peut désigner n'importe quoi », tel est le principe latent du langage enfantin. On a eu tort de confondre cette tendance avec la faculté de généraliser. Les animaux eux-mêmes généralisent, et d'ailleurs un signe, fût-il instinctif, représente toujours, plus ou moins, un genre. Ce qui caractérise les signes du langage humain, ce n'est pas tant leur généralité que leur mobilité. Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile."

 

Bergson, L'évolution créatrice, 1907, P.U.F., 1998, p. 158-159.

 

Exemples de sujets possibles :

Qu’est-ce qui rend le langage humain ?

Le langage est-il le propre de l’homme ?

Est-il naturel à l'homme de parler ?

Peut-on parler d'un langage des animaux ?
En quoi le langage est-il spécifiquement humain ?
Le langage est-il le propre de l'homme ?
En quoi peut-on dire que parler est le propre de l'homme ?

 

 

Une langue implique-t-elle une conception du monde ?

La diversité des langues contredit-elle l'idée d'une raison universelle ?
- Peut-on légitimement instituer une langue universelle ?
- Est-il possible et souhaitable de créer une langue universelle ?
- Serait-il souhaitable que l'humanité parle une seule langue ?
- La diversité des langues contredit-elle l'idée d'une raison universelle ?
- La diversité des langues est-elle un obstacle à l'entente entre les peuples ?

 

 

Dans quelle mesure les progrès que l'on fait dans l'acquisition du vocabulaire et dans la précision de son emploi peuvent-ils être considérés comme un enrichissement de l'expérience ?

Les mots nous éloignent-ils des choses ?

 

Notre pensée est-elle prisonnière de la langue que nous parlons ?

Le langage trahit-il la pensée ?

 

Le langage est-il ce qui nous rapproche ou ce qui nous sépare ?

Le langage n'est-il qu'un instrument de communication ?

 

15. Etude de l’œuvre au programme : l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau

Introduction

Traditionnellement en philosophie, le langage est le signe de la sociabilité de l’homme : si le langage existe, c’est parce que l’homme est naturellement sociable. Or on sait que pour Rousseau la sociabilité n’est pas naturelle : dans l’état de nature les hommes sont indépendants et ils vivent dans la solitude (le besoin isole et sépare au lieu de rapprocher, tout du moins dans le premier état de nature).

Le langage ne sera pas la traduction de la raison, la manifestation du fonctionnement logique de la pensée (contre la thèse rationaliste). Mais il ne sera pas non plus l’effet de la communication des besoins (contre la thèse matérialiste).

L’origine du langage concentre plusieurs difficultés. La première touche ici à sa nécessité (pourquoi les hommes ont-ils parlé si rien ne les rapprochait et si la recherche de la satisfaction des besoins pouvait se passer du langage). La seconde tient à son institution. Si le langage a été nécessaire, comment a-t-il pu être institué ? En effet comment est-il possible de se mettre d’accord sur la signification des mots qui sont des signes arbitraires (pourquoi tel mot désigne une chaise et tel autre un arbre ?). « la parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole » et « Nouvelle difficulté pire encore que la précédente ; car si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu bien plus besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole. »

 

  Comment alors penser dans ces conditions l’émergence du langage ?

Nous allons montrer que l’origine du langage est à rechercher du côté des besoins moraux de l’homme, de ses passions et de ses sentiments. Mais avant il va falloir montrer comme un être simple et borné vivant comme un animal sauvage solitaire va apprendre à se rapprocher des autres et comment d’un être privé de toutes facultés intellectuelles, il va actualiser  ces puissances révélant ainsi la profonde liberté et perfectibilité de sa nature. Rousseau était philosophe autant que musicien. Il va alors pouvoir retrouver la musique à l’origine du langage.

 

 Annonce du plan du cours

Notre commentaire de l’Essai sur l’origine des langues prend le parti d’une exposition thématique. Il s’agit d’abord de rappeler l’importance du concept d’état de nature dans la philosophie de Rousseau et cela principalement dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. En effet, dans l’Essai sur l’origine des langues (principalement au chapitre 9), Rousseau expose le second état de nature qui est nécessaire à l’émergence de la parole parmi les hommes.

 Ensuite nous verrons comment dans le texte, Rousseau explique le rapprochement des hommes et la reconnaissance qu’ils ont les uns des autres. Le deuxième chapitre du cours portera donc sur les passions (besoins moraux) de pitié et d’amour.

Ainsi (chapitre 3), il faut distinguer les besoins des passions, les besoins physiques des besoins moraux pour comprendre la naissance du langage.

Il faut alors distinguer les langues du Nord et les langues du Sud qui sont plus proches des langues originaires. Elles sont moins motivées par le besoin que par des sentiments. (chapitre 4)

On comprend mieux pourquoi la musique (et ici principalement le chant et la voix) est à l’origine du langage. Cette origine musicale du langage permet à Rousseau de poursuivre sa polémique avec Rameau (cf. Querelle des bouffons) et de montrer que l’essence de la musique est moins dans l’harmonie que dans la mélodie. (chapitre 5)

Il sera question ensuite de comprendre en quel sens l’écriture nous éloigne encore un peu plus de la langue originaire. Mais il s’agira aussi de comprendre comment l’écriture pourra nous aider à retrouver la musicalité que notre langue a perdue (chapitre 6). Le dernier chapitre sera consacré à la politique rousseauiste du langage, comment lutter contre l’appauvrissement du langage. (chapitre 7)

 

1. Etats de nature et état civil.

Comme le remarque J.Starobinski, « Rousseau nous invite à penser des mondes humains différents du nôtre –différent jusque dans l’organisation psychique des individus ». Les deux états de nature sont à imaginer en prenant en compte le fait que l’homme de ces états est un homme que nous ne nous parvenons que difficilement à retrouver en nous. En effet, les facultés que nous avons développées et les passions sociales qui sont venus nous dominer nous empêchent d’apercevoir cet homme des origines.

L’état de nature désigne l’état qui précède l’entrée en société, plus précisément l’état civil, c’est-à-dire l’organisation d’un collectif autour de règles et de lois. Il s’agit donc de l’état qui précède les institutions. L’état de nature est un état que l’on qualifie de « primitif » ou de « sauvage » mais que nous pourrions appeler originaire.

 La représentation de cet état est nécessairement une fiction, car aucune trace de cet état n’existe. Et nous pouvons dire que cet état pourrait n’avoir jamais existé il en aurait quand même un intérêt. En effet, le recours à la nature comme d’une caractéristique que l’on pourrait enlever à l’homme est fréquent dans les justifications de l’organisation politique. On dit par exemple que l’homme est naturellement mauvais, agressif et ambitieux et de là on prétend  rendre légitime des lois qui visent par exemple à la sécurité des biens et des personnes. On justifie aussi des inégalités sociales et économiques en disant qu’elles sont le reflet d’inégalités naturelles. On dit aussi que c’est dans la nature de l’homme de vouloir dominer d’autres hommes. Bref, une description rigoureuse  de l’état de nature s’avère nécessaire. Si l’homme dans l’état de nature ne se révèle pas être un « loup pour l’homme » comme le prétend le philosophe anglais du 17ème siècle Thomas Hobbes alors l’idée du politique, c’est-à-dire de l’organisation de ce qui nous est commun peut changer.

Nous décrirons dans cette situation l’état ou plutôt les états de nature (il y en a deux) dans la philosophie de J.JRousseau et les raisons qui ont conduit à sortir de cet état de nature et à rentrer dans l’état civil c’est-à-dire celui dans lequel le droit institué, les lois et l’Etat apparaissent.

1.1 Propos d’ensemble du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

Rousseau veut montrer que «  la nature a fait l’homme heureux et bon mais […] la société le déprave et le rend misérable ». Il va donc faire l’histoire philosophique de la dénaturation de l’homme, il va faire une généalogie du mal, de l’injustice et de l’inégalité. Mais si la société a altéré (l’a modifié au point de le rendre presque méconnaissable), cette altération a été produite par des facteurs extérieurs, cela signifie donc que de l’intérieur, l’homme garde une « constitution » quasiment identique à travers l’histoire.

Pour faire la genèse de l’injustice, et de l’inégalité, Rousseau doit remonter à l’état de nature, c'est-à-dire à l’état qui précède l’instauration de la société. C’est un état primitif où la nature de l’homme apparaitra pour elle-même. Mais cet état est définitivement révolu, et ni le voyageur ethnologue, ni l’historien ne peuvent l’atteindre. Il fait l’objet d’une construction hypothétique philosophique (une fiction) qui écarte le dogme du péché originel de la religion chrétienne. Rousseau écrit qu’il s’agit de « bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ».

  La reconstitution méthodique et logique de cet état aidera à démêler ce qui relève dans l’homme du naturel ou de l’artificiel. Mais démêler le naturel de l’artificiel en l’homme n’est pas aisé.  Rousseau va toutefois le tenter et il va découvrir que l’homme par nature est bon et heureux. Il nous alors aide à argumenter contre ceux qui affirment, sans réflexion, que l’homme est naturellement mauvais. Le mal n’est pas dans la nature de l’homme mais dans la société. Cette connaissance de l’homme naturel est donc essentielle à l’homme et à la réflexion politique. L’Emile qui est un traité d’éducation et le Contrat social proposeront des solutions individuelles et collectives pour améliorer nos sociétés.  Cette vision est optimiste car elle rend possible une amélioration de la société et par conséquent de l’homme. (≠ « c’est dans la nature de l’homme »). Mais cette vision optimiste n’est pas pour autant naïve car ce sont des raisons logiques et non une croyance morale et naïve qui conduisent Rousseau à affirmer la bonté originelle de l’homme.

 

Mais comment de cette égalité naturelle des hommes et de leur innocence primitive est-on passé à un état d’inégalités sociales ? C’est de ce passage que la deuxième partie va rendre compte. La sortie de l’état de nature est une entrée dans l’état social et inégalitaire. L’inégalité sociale signifie que des hommes commandent à d’autres qui les servent. Aristote pensait dans la Politique que  par nature l’homme est destiné à commander ou à obéir. Rousseau va prouver le contraire. L’entrée en société désigne l’apparition de nouvelles passions : l’amour de soi (c’est-à-dire le désir de conserver son être) se pervertit en amour-propre, la pitié en indifférence. Les hommes sont alors dominés par la passion des honneurs, c'est-à-dire la « fureur de se distinguer ».

 Ce que vise Rousseau dans ce discours c’est à déterminer l’origine de l’inégalité parmi les hommes pour fonder une nouvelle société plus juste et qui préserve la liberté humaine. Rousseau ne veut pas revenir à l’état de nature (ceci est impossible, il n’y a pas de rétrogradation)

 

1.2 Le premier état de nature

L’état de nature désigne un état avant l’histoire, antérieur aux changements produits pas la société. Dans cet état, l’homme est réduit à son état biologique. Il mène une existence animale.

L’idée d’état de nature est une construction intellectuelle qui a pour but de nous aider dans la recherche de la connaissance de la nature humaine. Cette construction intellectuelle doit être comprise comme une hypothèse, une fiction. Cette démarche expérimentale est comparable à celle des physiciens. La validité de cette hypothèse dépendra de sa capacité à décrire l’état actuel des choses.

 La thèse du bon sauvage : l’homme est naturellement bon.

Cette thèse signifie que l’homme qui serait réduit à son état biologique serait un être non nuisible. Cet état correspond à un état de neutralité morale. Lorsque l’on rencontre du mal, on ne peut pas attribuer ce mal à la nature. Ce que nous sommes, c’est nous mêmes qui l’avons fait avec notre liberté. Nos maux sont notre propre ouvrage.

Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné dans tous mes écrits […], est que l’homme est un être naturellement bon […]. J’ai fait voir que l’unique passion qui naisse avec l’homme, savoir l’amour de soi-même, est une passions indifférente en elle-même au bien et au mal ; qu’elle ne devient bonne ou mauvaise que par accident et selon les circonstances dans lesquelles elle se développe. J’ai montré que tous les vices qu’on impute au cœur humain ne lui sont pas naturels ; j’ai dit la manière dont ils naissent ; j’en ai, pour ainsi dire, suivi la généalogie, et j’ai fait voir comment, par l’altération successive de leur bonté originelle, les hommes deviennent enfin ce qu’ils sont. Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont (1763), OC, IV, p. 935-936

 

Pourquoi l’homme serait-il ainsi ?  Une des thèses de Rousseau consiste à dire que le besoin sépare les hommes. Les hommes vivent séparés parce que la recherche des besoins au lieu de réunir, sépare.  Le besoin isole. «  Les hommes, si l’on veut, s’attaquaient dans la rencontre, mais il se rencontraient peu. Partout régnait l’état de guerre, et toute la terre était en paix ». Essai sur l’origine des langues, IX L’état de nature est un état dans lequel l’homme est en rapport avec les choses, non pas avec d’autres hommes (sauf de manière fugitive). L’homme de l’état de nature est animé par une passion fondamentale qui est le désir de la conservation de soi. Il préférera prendre la fuite que de risquer sa vie dans un combat dont l’issue est incertaine.

«  L’homme sauvage quand il a dîné est en paix, avec toute la nature, et l’ami de tous ses semblables. S’agit-il quelquefois de disputer son repas, il n’en vient jamais aux coups sans avoir auparavant comparé la difficulté de vaincre avec celle de trouver ailleurs sa subsistance ; et comme l’orgueil ne se mêle pas du combat, il se termine par quelques coups de poing ; le vainqueur mange, le vaincu va chercher fortune, et tout est pacifié. Mais chez l’homme en société, ce sont bien d’autres affaires : il s’agit premièrement de pourvoir au nécessaire, et puis au superflu : ensuite viennent les délices et les immenses richesses, et puis des sujets et puis des esclaves : il n’a pas un moment de relâche. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le pouvoir de les satisfaire ; de sorte qu’après de longues prospérités, après avoir englouti bien des trésors et désolé bien des hommes, mon  héros finira par  tout égorger jusqu’à ce qu’il soit l’unique maître de l’univers. Tel est en abrégé le tableau moral, sinon de la vie humaine, au moins des prétentions secrètes du cœur de tout homme ». DI

L’état de nature est donc marqué par un isolement des hommes. Ils n’ont pas dans cet état un intérêt à vivre ensemble. Rousseau exclut ainsi la règle soit disant naturelle de sociabilité selon laquelle les hommes éprouveraient un désir inné de vivre avec autrui.

  Rousseau voit l’homme naturel «  se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas ; et voilà ses besoins satisfaits ». Lecture Essai sur l’origine des langues, chap. IX. Sur l’amour et les rencontres autour des points d’eau.L’isolement et l’autosuffisance des hommes implique des conséquences concernant l’anthropologie de Rousseau. Quelles sont-elles ?

L’homme n’a pas encore de raison, celle-ci ne se développera qu’à l’intérieur de la vie sociale.  De même, n’ayant pas de raison, il n’a pas non plus de langage. Son expression est un cri de la nature. Langage / cri. L’absence d’une langue universelle et commune démontre qu’il n’existe pas de sociabilité naturelle et de société générale du genre humain. Il est caractérisé par une sensibilité. L’anthropologie de Rousseau pose l’antériorité radicale du sentiment et de la sensibilité sur la raison. (importance de cette antériorité dans le cadre d’une réflexion sur la morale), rapport de force inégal.

 

Errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. […]

Si je me suis étendu si longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant d’anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine, et montrer dans le tableau du véritable état de nature combien l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos écrivains.

En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. […]

Mais quand la nature affecterait dans la distribution de ses dons autant de préférences qu’on le prétend, quel avantage les plus favorisés en tireraient-ils, au préjudice des autres, dans un état de choses qui n’admettrait presque aucune sorte de relation entre eux ? […] J’entends toujours répéter que les plus forts opprimeront les faibles; mais qu’on m’explique ce qu’on veut dire par ce mot d’oppression. Les uns domineront avec violence, les autres gémiront asservis à tous leurs caprices : voilà précisément ce que j’observe parmi nous, mais je ne vois pas comment cela pourrait se dire des hommes sauvages, à qui l’on aurait même bien de la peine à faire entendre ce que c’est que servitude et domination. Un homme pourra bien s’emparer des fruits qu’un autre a cueillis, du gibier qu’il a tué, de l’antre qui lui servait d’asile ; mais comment viendra-t-il jamais à bout de s’en faire obéir, et quelles pourront être les chaînes de la dépendance parmi des hommes qui ne possèdent rien ? Si l’on me chasse d’un arbre, j’en suis quitte pour aller à un autre; si l’on me tourmente dans un lieu, qui m’empêchera de passer ailleurs ? Se trouve-t-il un homme d’une force assez supérieure à la mienne, et, de plus, assez dépravé, assez paresseux, et assez féroce pour me contraindre à pourvoir à sa subsistance pendant qu’il demeure oisif ? Il faut qu’il se résolve à ne pas me perdre de vue un seul instant, à me tenir lié avec un très grand soin durant son sommeil, de peur que je ne m’échappe ou que je ne le tue : c’est-à-dire qu’il est obligé de s’exposer volontairement à une peine beaucoup plus grande que celle qu’il veut éviter, et que celle qu’il me donne à moi-même. Après tout cela, sa vigilance se relâche-t-elle un moment ? Un bruit imprévu lui fait-il détourner la tête ? Je fais vingt pas dans la forêt, mes fers sont brisés, et il ne me revoit de sa vie. Discours sur l’inégalité, Ire partie, OC, III, p. 159-161

Quels sont les rapports des hommes entre eux dans cet état ?

Le très peu de nombreux de rapports et la fugacité de ceux-là conduisent à une indépendance des hommes entre eux. Il ne peut donc pas exister de relations de domination. Et les quelques différences qui existent entre eux dans l’état de nature ne peuvent suffire à créer de l’inégalité et des rapports de domination.  La société de l’état de nature est profondément égalitariste. Les sauvages ne sont pas méchants les uns envers les autres dans la mesure où ils n’ont aucun intérêt à l’être. Ils ne sont pas bons non plus. Il existe une neutralité morale. Il faudrait distinguer ici la bonté de l’innocence. L’homme de l’état de nature est innocent car il n’a pas à vaincre de mauvais penchants pour être bon. La pitié chez Rousseau, qui est la deuxième passion fondamentale après l’amour de soi (c'est-à-dire le désir de conservation de soi) n’est pas un sentiment moral mais un sentiment naturel. Il consiste à imaginer éprouver les maux dont souffre celui qui est  l’objet de notre pitié. La pitié est donc une forme d’amour de soi, de désir de conservation de sa propre existence. 

«  on pourrait dire que les sauvages ne sont pas méchants précisément parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons, car ce n’est ni le développement des lumières, ni le frein de la loi, mais le calme des passions et l’ignorance du vice qui les empêchent de malfaire ».

D’où vient le mal alors ? De la société. Les passions considérées comme propres de l’homme (jalousie, haine, avarice, cupidité, etc.) et qui le rendent plus méchant que les bêtes sont celles précisément que la société a excitées ; elles n’ont donc pas dû préexister à l’état social et l’homme naturel n’en était pas affligé.

    Le raisonnement de Rousseau a la rigueur des mathématiques. Je constate que l’homme est mauvais par certaines passions. Et que ces passions se développent par la vie sociale ; j’ôte la vie sociale : je fais l’homme sans ces passions. J’ai retrouvé l’homme naturel par mes calculs. L’état de nature de Rousseau ne relève donc pas d’un optimisme béat.  Nos maux seront notre propre ouvrage. « l’homme n’a guère de maux que ceux qu’il s’est donné lui-même ». « Homme ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur, c’est toi-même ». profession de foi du vicaire savoyard. Le péché n’est point propre à la nature humaine : c’est un élément surajouté.

  «  Dans une de ses thèses les plus célèbres, Rousseau explique que l’homme à l’état de nature est bon, du moins n’est pas méchant. Ce n’est pas une proposition du cœur ni une manifestation d’optimisme ; c’est un manifeste logique extrêmement précis. Rousseau veut dire : l’homme, tel qu’on le suppose dans un état de nature, ne peut pas être méchant, car les conditions objectives qui rendent  possibles la méchanceté humaine et son exercice n’existent pas dans la nature elle-même. Deleuze. L’île déserte.

 Les conditions objectives de la méchanceté correspondent à un état social déterminé. La méchanceté n’est pas désintéressée. Elle est toujours profit ou compensation. Et la société en effet  nous met dans des situations où  

1.2 La sortie de l’état de nature : la propriété privée et le droit. Une histoire philosophique de la richesse et de la misère.

Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes écrit l’histoire philosophique de la richesse et de la pauvreté. Il va montrer l’origine de l’inégalité entre les hommes. Cette histoire est centrée autour de la notion de propriété. Il est possible de remarquer trois moments forts de cette histoire :

• Le premier moment correspond à un acte injustifié d’accaparation (accaparement ?) d’un terrain ou d’un territoire. Cet acte repose sur la force et l’audace. Il s’agit d’un geste d’usurpation qui dit « ceci est à moi ». Ce geste se répète jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de terres à prendre.

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. » […]  Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

• cette occupation totale de la terre aboutit à une situation de saturation qui conduit à l’émergence de la classe des surnuméraires. Les surnuméraires sont ceux qui n’ont pas bénéficiés du partage de la terre. Ils sont pauvres et ne peuvent plus survivre qu’en acceptant la domination de ceux qui possèdent ou en volant leurs biens. Analysons les raisons et les conséquences de ces deux moyens de survie. Les pauvres désirent survivre. Ils vont alors accepter un contrat qui va les relier avec les riches. Ce contrat consistera à exploiter les richesses des propriétaires en contre-partie de leur survie. Les pauvres vendent leur force de travail aux riches qui possèdent le capital pour le dire en des termes marxistes. Ce contrat est léonin, c'est-à-dire qu’il y a un rapport de force inégal entre les deux parties en présence. Pour survivre, certains hommes acceptent la servitude.  Ceux qui n’acceptent pas la servitude vont voler les riches dont la  richesse n’est pas légitime.

 

Quand les héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s’agrandir qu’aux dépens des autres, et les surnuméraires que la faiblesse ou l’indolence avaient empêchés d’en acquérir à leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que, tout changeant autour d’eux, eux seuls n’avaient point changé, furent obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches, et de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. Les riches de leur côté connurent à peine le plaisir de dominer, qu’ils dédaignèrent bientôt tous les autres, et se servant de leurs anciens esclaves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songèrent qu’à subjuguer et asservir leurs voisins ; semblables à ces loups affamés qui ayant une fois goûté de la chair humaine rebutent toute autre nourriture et ne veulent plus que dévorer des hommes. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

 

• cette situation va produire un état de guerre, c'est-à-dire un état d’insécurité des personnes et des biens. Pour lutter contre cette situation qui est défavorable principalement aux riches, ceux-ci vont inventer l’Etat, c'est-à-dire la loi et le droit. En quoi cela consiste-t-il  et comment cela est-il possible ? Il s’agit de transformer les pauvres qui sont les adversaires des riches en défenseurs de leurs richesses. Les riches proposent alors à tous les hommes l’institution d’un pouvoir suprême, l’Etat, devant lequel tous les hommes seront égaux et qui protégera la personne et les biens de tous également. C’est l’égalité des hommes devant la loi qui fera accepter celle-ci par tous.

 Les possessions des riches défendues par la force sont alors transformées en propriétés défendues par le droit , c'est-à-dire l’ensemble de la société. Les pauvres qui croyaient sortir de la misère et de l’inégalité par ce pacte se sont davantage enfoncés dans la servitude.

Les plus puissants ou les plus misérables, se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre […]. La société naissante fit place au plus horrible état de guerre : le genre humain avili et désolé, ne pouvant plus retourner sur ses pas ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu’il avait faites et ne travaillant qu’à sa honte, par l’abus des facultés qui l’honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine. […]

Les riches surtout durent bientôt sentir combien leur était désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisaient seuls tous les frais et dans laquelle le risque de la vie était commun et celui des biens, particulier. D’ailleurs, quelque couleur qu’ils pussent donner à leurs usurpations, ils sentaient assez qu’elles n’étaient établies que sur un droit précaire et abusif et que n’ayant été acquises que par la force, la force pouvait les leur ôter sans qu’ils eussent raison de s’en plaindre. Ceux mêmes que la seule industrie avait enrichis ne pouvaient guère fonder leur propriété sur de meilleurs titres. Ils avaient beau dire : « C’est moi qui ai bâti ce mur ; j’ai gagné ce terrain par mon travail. » « Qui vous a donné les alignements, leur pouvait-on répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payé à nos dépens d’un travail que nous ne vous avons point imposé ? Ignorez-vous qu’une multitude de vos frères périt, ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu’il vous fallait un consentement exprès et unanime du genre humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui allait au-delà de la vôtre ? » Destitué de raisons valables pour se justifier, et de forces suffisantes pour se défendre ; écrasant facilement un particulier, mais écrasé lui-même par des troupes de bandits, seul contre tous, et ne pouvant à cause des  jalousies mutuelles s’unir avec ses égaux contre des ennemis unis par l’espoir commun du pillage, le riche, pressé par la nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit  jamais entré dans l’esprit humain ; ce fut d’employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l’attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d’autres maximes, et de leur donner d’autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le droit naturel lui était contraire.

Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l’horreur d’une situation qui les armait tous les uns contre les autres, qui leur rendait leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et où nul ne trouvait sa sûreté ni dans la pauvreté ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses pour les amener à son but. « Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de  justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l’association, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde éternelle. »

Il en fallut beaucoup moins que l’équivalent de ce discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d’ailleurs avaient trop d’affaires à démêler entre eux pour pouvoir se passer d’arbitres, et trop d’avarice et d’ambition, pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté. […]

Telle fut, ou dut être, l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux  assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. […]

Je sais que plusieurs ont donné d’autres origines aux sociétés politiques, comme les conquêtes du plus puissant ou l’union des faibles, et le choix entre ces causes est indifférent à ce que je veux établir : cependant celle que  je viens d’exposer me paraît la plus naturelle par les raisons suivantes : l. Que dans le premier cas, le droit de conquête n’étant point un droit n’en a pu fonder aucun autre, le conquérant et les peuples conquis restant toujours entre eux dans l’état de guerre, à moins que la nation remise en pleine liberté ne choisisse volontairement son vainqueur pour son chef. Jusque-là, quelques capitulations qu’on ait faites, comme elles n’ont été fondées que sur la violence, et que par conséquent elles sont nulles par le fait même, il ne peut y avoir dans cette hypothèse ni véritable société, ni corps politique, ni d’autre loi que celle du plus fort. 2. Que ces mots de fort et de faible sont équivoques dans le second cas ; que dans l’intervalle qui se trouve entre l’établissement du droit de propriété ou de premier occupant, et celui des gouvernements politiques, le sens de ces termes est mieux rendu par ceux de pauvre et de riche, parce qu’en effet un homme n’avait point avant les lois d’autre moyen d’assujettir ses égaux qu’en attaquant leur bien, ou leur faisant quelque part du sien. 3. Que les pauvres n’ayant rien à perdre que leur liberté, c’eût été une grande folie à eux de s’ôter volontairement le seul bien qui leur restait pour ne rien gagner en échange ; qu’au contraire les riches étant, pour ainsi dire, sensibles dans toutes les parties de leurs biens, il était beaucoup plus aisé de leur faire du mal, qu’ils avaient par conséquent plus de précautions à prendre pour s’en garantir et qu’enfin il est raisonnable de croire qu’une chose a été inventée par ceux à qui elle est utile plutôt que par ceux à qui elle fait du tort. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

 

Conclusion : Rousseau montre de quelle façon la propriété est à l’origine de la société civile et de la sortie de l’état de nature. Il montre ainsi que le droit de propriété est ce qu’on appelle un droit positif c'est-à-dire institué et qu’il ne relève pas du droit naturel. Il montre ce faisant que le droit cache des rapports de force et de domination au lieu de les supprimer.

 Les inégalités ne sont donc pas naturelles, c’est la société qui les institue. C’est ce qui fait dire à Rousseau dans le Contrat social : «  Dans le fait les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien ». (CS, I, 9)  Si le droit a mis fin à la violence, c’est au prix de l’institution de l’inégalité. Le droit peut ne pas être juste. Il est dans ces conditions le maintien de la violence sous d’autres formes. L’inégalité entre riches et pauvres est renforcée par le droit.  Le droit de propriété est un contrat de dupes, c'est-à-dire que les pauvres sont trompés par les riches. Ce droit est ce qu’appelle Rousseau le « pacte des riches ». L’égalité des hommes devant la loi est formelle dans la mesure où elle ne correspond pas à une égalitarisation des conditions.

 1.3 Le second état de nature (analyse du chapitre 9 de l’Essai sur l’origine des langues)

Le langage apparaît tardivement dans la genèse de l’espèce humaine. Il correspond au second état de nature, celui dans lequel les hommes vivent dans les premières communautés de famille. Pour qu’un langage apparaisse, il faut en effet que des hommes soient en contacts fréquents et prolongés. Et le langage nécessite  une faculté d’abstraction évoluée. Comment cette rupture a-t-elle été possible ? Pourquoi l’homme est-il passé du premier état de nature au second ? L’Essai sur l’origine des langues va revenir sur ce passage entre la nature et la société, entre l’état de nature et la naissance des premières sociétés. Ce passage est absent du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité  parmi les hommes. Le second état de nature décrit non pas l’origine de l’origine (premier état de nature), c’est-à-dire le moment où les hommes naissent à eux-mêmes et où apparaissent les premières sociétés. 

 

   Mais il a fallu des causes externes pour bousculer le premier état de nature. Ce n’est pas naturellement et de son plein gré que l’homme a quitté un état qui le satisfaisait.  Les circonstances sont extérieures à l’homme, les causes sont physiques.

 Rousseau évoque plusieurs causes physiques qui sont à l’origine des premiers regroupements humains. Il s’agit d’abord de  l’inclinaison de l’axe terrestre a entrainé la fin du « printemps perpétuel » du premier état de nature et la succession des saisons. Certaines régions connaissent des hivers très vigoureux et d’autres sont sèches toute l’année. Rousseau va introduire le thème hérité de la philosophie de Montesquieu dans l’Esprit des lois du rôle joué par les climats dans les régimes politiques. Ici, l’existence de climats variés va donner naissance à deux types de langues, les langues du Nord et les langues du Sud.

Autour du feu et autour du puits, des rassemblements humains vont avoir lieu, rassemblement qui est la condition nécessaire pour l’émergence du langage. Les difficultés naturelles ont rapproché les hommes, les familles se côtoient désormais, les premières rencontres amoureuses vont pouvoir avoir lieu.

 

 

2. La reconnaissance d’autrui et la conscience de soi.

 

Mais si les regroupements humains sont nécessaires à l’apparition du langage, ils n’en peuvent constituer une raison suffisante. Il va falloir que les hommes et les femmes reconnaissent dans leurs semblables des êtres sentant et pensant. A force de se rencontrer et de se revoir (autour d’un feu, de l’abreuvoir, d’un puits, etc.), les individus vont peu à peu s’apprivoiser. Leur férocité tenant seulement à la faiblesse de l’un et à  la crainte de l’autre, elle va progressivement s’effacer pour laisser la place à une confiance qui prolongera la rencontre. La conscience de soi va alors émerger en même temps que la conscience de l’autre.

 Ce processus nous est décrit par Rousseau dans deux passages du chapitre 9 (pp. 83-84 ; 95-96)

 

 

 

 

3. Les passions et les besoins.

Voir cours. Lecture et analyse du chapitre 2. Les gestes suffisent à communiquer les besoins. Si le langage est apparu c’est parce que la voix de l’homme a été arrachée par les passions. Les émotions, les sentiments naissants se sont exprimés. Et ça a été d’abord un chant, une voix mélodieuse, très accentuée qui est venu exprimer cette âme. Le langage a d’abord été une langue de poètes c’est-à-dire une langue qui disait les états d’âme. Sa rationalisation, sa clarté sont venus après comme une dégradation. L’homme a davantage communiquer clairement ses besoins puis ses pensées mais il a perdu la musicalité qui exprime ses passions.

 

«  Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes, et que les passions arrachèrent les premières voix. En suivant avec ces distinctions la trace des faits, peut-être faudrait-il raisonner sur l’origine des langues tout autrement qu’on n’a fait jusqu’ici. Le génie  des langues orientales, les plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marche didactique qu’on imagine dans leur composition. Ces langues n’ont rien de méthodique et de raisonné ; elles sont vives et figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes.

   Cela dut être. On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l’espèce vient à s’étendre, et que la terre se peuplât promptement ; sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert.

 De cela seul il suit avec évidence que l’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, les passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques. »

 

 J.J Rousseau, Essai sur l’origine des langues, ch. 2

 

 

4. Langue du Nord, langues du Sud.

 Analyse du chapitre 10 en classe.

 

 5. Musique et langage.

 

Il y a dans le texte de Rousseau l’idée d’une origine commune du langage et du chant. La langue primitive et certaines langues encore aujourd’hui ont une musicalité. Elles sont plus accentuées La musique imite l’essence des langues. La musique parle par la mélodie. La musique originaire comme la langue originaire est liée à la voix. Elle se présente comme chant. La langue mélodique est fluide, vocalique, figurée, accentuée, continue. L’accent est l’accent de l’éloquence chargé de transmettre l’émotion.

 

 Mais cette réflexion sur la musicalité de la langue n’indique pas seulement l’origine du langage, elle intervient comme nouvel argument dans la dispute philosophique et musical de Rousseau avec Rameau. En effet, Rameau est le représentant de la musique française. Or à leur époque éclate à l’opéra de Paris une querelle, la querelle des bouffons qui opposent les partisans de la musique française (le coin du roi) aux partisans de la musique italienne ( le coin de la reine).Rameau défend une conception harmonique et savante de la musique tandis que Rousseau défend une conception mélodique et plus simple, plus chantante de la musique.

Et la  langue italienne a des propriétés mélodiques (accents, rythme ≠ clarté, pensée).

 L’harmonie en musique correspond à une suite d’accords. Un accord est un ensemble de notes jouées ensemble. Les écarts entre les notes (les intervalles) sont calculés, et les accords s’harmonisent entre eux en suivant des règles qui ont une représentation mathématique. L’harmonie suppose le calcul, la rationalisation des intervalles La mélodie correspond elle à l’air (au thème en jazz) qui est joué ou chanté. Pour Rousseau c’est la mélodie qui exprime une intériorité et l’harmonie doit retrouver sa juste place celle d’un faire- valoir, d’un accompagnement de la mélodie.

 

  Plus la langue devient rationnelle, et plus en s’articule, et plus en perd en poésie. On peut entendre à travers les sonorités discontinues, claires et distinctes, parler l’esprit d’intérêt et de calcul. Les langues s’appauvrissent en se rationalisant et en communiquant plus les besoins qu’elles n’expriment les passions humaines. La musique suit un chemin comparable au cours du processus d’harmonisation. Plus la musique repose sur l’harmonie, moins la mélodie est présente, moins les passions humaines sont exprimées. C’est la  fin d’un langage direct et émotif. Rousseau regrette l’appauvrissement des inflexions mélodiques. La musique n’est plus signe, elle ne renvoie plus à autre chose qu’à elle-même. 

 

 

6. L’écriture

(à venir)

 

7. La dimension politique de l’Essai

(à venir)

L’essai fait le constat de l’aspect négatif du progrès :  on observe une dégénérescence des langues, une perte de musicalité. A la première langue mélodique, vocalique (très peu consonantique) a suivi un processus de dégradation. La  logique des besoins contre la logique passionnelle : la loi de l’intérêt s’est imposée et les langues sont devenues de plus en plus articulées. Et donc leur potentiel poético mélodique s’est amenuisé.  Le rêve politique de Rousseau c’est de retrouver cette musicalité de la langue à travers l’écriture. 

 

 

16. Connaître le vivant et connaître la vie.

 

 

 

 

16. 1 La classification du vivant. Comment classer les vivants ?

 

Diffusion du documentaire Espèces d’espèces (résumé)

 On s’émerveille lorsqu’on en prend conscience de l’incroyable diversité des êtres vivants. Il y a aurait entre 5 et 100 millions d’espèces différentes sur la planète. Depuis plus de 3,5 milliards d’années le vivant ne cesse d’apparaître et de disparaître, d’évoluer. Mais comment penser cette diversité ? Comment la représenter ? Faut-il imaginer une échelle sur laquelle placer les espèces ? un arbre ? ou comme on le fait aujourd’hui un buisson sphérique ?

Quel est l’ordre dans ce la nature ? Comment rendre compte des ressemblances entre toutes ces espèces différentes ? Pour classer, il faut un critère (taille, durée de vie, répartition géographique, habitudes alimentaires, etc.), mais lequel est pertinent ? Comment faire des regroupements au sein de cette immensité du vivant qui ne soient pas conventionnels mais conformes à la nature des êtres. Il faut rechercher dans une plante ou dans un animal ce qui en forme l’essentiel et rejeter le secondaire, l’accidentel.  Ainsi dès que le vivant a été aperçu dans son caractère essentiel à travers son attribut déterminant qui le spécifie, il faudra lui trouver le nom qui lui conviendra et s’inspirera de ce critère.

Charles Bonnet au 18ème siècle propose une échelle de la vie ininterrompue. Les espèces se situeraient à un certain endroit de cette échelle, et l’homme occuperait son sommet. Tout se passe ici comme si l’homme était la créature ultime, le chef d’œuvre de la nature et ce vers quoi tout le reste tend. Mais cette vision est celle d’un monde anthropocentré, fixe et issu d’une création divine.   Carl von Linné va proposer une autre classification la nomenclature binominale , ainsi les espèces pourront être classée par règne (animal), classe (mammifère) ordre (primate), genre (homo), espèce (sapiens). Mais là encore, ce système est fixiste. Il faudra attendre la théorie de l’évolution de C.Darwin qui proposera dans de l’origine des espèces la représentation d’un arbre généalogique pour classer les espèces vivantes. Si cette représentation fait découvrir l’histoire évolutive des espèces, elle suppose toutefois avec l’image du tronc, une hiérarchie. C’est pourquoi les scientifiques aujourd’hui ont adopté une nouvelle image, celle du buisson sphérique pour ranger toutes les espèces vivantes. Le buisson sphérique pousse dans tous les sens, il n’y a pas de haut ni de bas, et les différents embranchements me relient à toutes les espèces vivantes sur Terre. Le buisson est constitué de trois branches principales : les eucaryotes (qui regroupe tous les organismes unicellulaires et pluricellulaires qui se caractérisent par la présence d’un noyau dans leurs cellules), les bactéries et les archées. Le centre de l’arbre constitue l’ancêtre commun, LUCA (last universal common ancestor).

 

La classification des êtres vivants est un travail scientifique difficile. Les scientifiques spécialisés ici font de la taxinomie (taxis en grec signifie classement et nomos, la loi) et de la systématique.  

 

Mais la logique secrète des vivants nous est-elle ainsi révélée ? Classer les espèces vivantes suffit-il à les connaître ?  La biologie veut connaître ce qui fait qu’un corps est vivant.

 

 

 

Connaît-on la vie ou bien connaît-on ici le vivant ? nous pouvons décrire et expliquer le fonctionnement du corps vivant, mais que reste-t-il de la vie ? de ce qui est commun entre toutes les espèces dites vivantes ?

 

 

16.2  Peut-on assimiler un organisme vivant à une machine ?

 

Faut-il, comme le fait Descartes, tendre vers l’assimilation du vivant à la matière et réduire les lois du vivant aux lois de la mécanique ? Ou bien, comme le fait Kant, insister sur la différence entre ces différents types de réalité ? Le vivant étant une machine singulière dans la mesure où il est capable de se produire lui-même, de se reproduire, de se réparer et de s’autoréguler. Une machine qui se dérègle ne se répare pas toute seule, il faut l’intervention du réparateur ; avec l’organisme vivant, le rétablissement est souvent le fait de l’organisme même. ( // informatique, la mécanique devenue cybernétique, microprocesseur comme cerveau d’une machine ; mais n’est-ce pas confondre un usage propre et rigoureux et un usage métaphorique du langage ?)

  Descartes décrit l’homme dans le Traité de l’homme en prenant pour modèle des machines hydroliques complexes. (cf. le canard de Vaucanson) Que signife assimiler le vivant à une machine ? C’est affirmer que les phénomènes vitaux peuvent être expliqués suivant les lois de la mécanique et donc qu’il y a une unité des phénomènes naturels, qu’il s’agisse des êtres inanimés ou des êtres animés. La biologie n’est alors rien de plus qu’un prolongement de la physique comme l’est la mécanique dans la représentation cartésienne de l’ensemble de la philosophie. Sommes-nous autorisés  cependant à opérer cette assimilation ? oui, si le mécanisme permet une connaissance du vivant et ceci est le cas si les phénomènes vitaux peuvent être connus par des lois physico-chimiques. N’y a-t-il pas une hétérogénéité radicale entre le vivant et la machine ? Peut-on transposer à la matière vivante les lois qui régissent la matière inerte et inorganique ?

 

Qu’est-ce qui caractérise en propre le vivant ?

Les êtres vivants sont en relation constante avec le milieu extérieur, grâce auquel ils se nourrissent et se développent, et sont capables de se reproduire. L’être vivant est un organisme doté de certaines capacités : il peut s’auto-réguler, se reproduire, croître et dégénérer. Faut-il supposer l’existence d’une force spécifique à l’œuvre dans l’accomplissement de ces fonctions, une sorte de force vitale différente dans sa nature des forces qui opèrent dans le monde physico-chimique de la matière inanimée ? Mais problème hypothèse qui risque d’être imperméable à la connaissance scientifique.

 L’assimilation du vivant à une machine rend possible une connaissance scientifique. Mais ne risque-t-on pas alors d’avoir affaire à une « biologie réduite » (Canguilhem). Réduction du vivant au corps. En assimilant le vivant à une machine, on compose un modèle théorique qui permet de rendre compte des phénomènes vitaux, mais on saisit uniquement le corps et non la vie. (physiologie et anatomie à corps mort ≠ organisme).

Faut-il supposer que la vie transcende la matière et ses lois de  fonctionnement mécanique?

 Cette vie est-elle alors une réalité spécifiquement distincte de la matière ? il semblerait qu’elle informe la matière suivant le principe de finalité : lorsque l’on considère les organes des vivants, ils semblent viser des buts strictement définis. C’est ainsi que l’œil semble fait pour voir et l’aile pour voler. Expliquer les êtres vivants et les phénomènes vitaux semble exiger qu’on se réfère à des fins, à des buts visés.

 Cependant, ce finalisme se révèle présenter une puissance explicative relativement faible, dans la mesure où la multiplicité et la riche diversité des êtres vivants montre qu’une même fin peut se réaliser par des moyens différents. Il suffit pour s’en convaincre de comparer la structure de l’œil de la mouche à celle de l’œil humain. Que de différences pour parvenir au même résultat : voir ! La fin ne détermine pas strictement la structure. De plus la science au sens moderne du terme ne s’intéresse pas à la finalité mais au comment. Que l’œil soit fait ou non pour voir, là n’est pas le problème scientifique, ce qu’il faut déterminer, c’est comment il fait pour voi et pour cela, il faut analyser sa structure, expliquer son fonctionnement par des causes antécédentes et par des lois. Ce qui amène à une réduction des phénomènes vitaux à des phénomènes physico-chimiques et fait de la biologie un prolongement de la physique.

  Il est manifeste qu’on explique là le vivant (cf. le Démiurge du Timée) en faisant appel à un principe immatériel qui joue un rôle biologique : l’âme. Cela n’exclut pas que le corps, l’organisme, soit une machine ou puisse être assimilé à une machine. Mais cette machine a besoin d’un élément étranger pour se mettre en branle, pour s’animer, donc pour vivre.

 L’âme, opérant à la fois comme cause formelle et comme cause finale, commande le développement vivant et assure les fonctions vitales. (forme = cause formelle et cause finale. Tous les objets physiques sont composé de matière et de forme. La forme, c’est ce qui détermine la matière, ce n’est pas seulement la forme géométrique de l’objet en question). Ainsi la forme des êtres vivants (c'est-à-dire l’âme) est l’élément structurant et premier de l’objet premier de la biologie. Vie comme transformation, vie comme fonctionnement.

 

 Il n’en reste pas moins que le vivant n’est pas assimilable à une machine, c'est-à-dire à un objet qui n’obéit qu’aux lois de la mécanique. La question est alors de savoir s’il est nécessaire pour expliquer les phénomènes vitaux tels que le mouvement autonome, de faire appel à un principe vital immatériel et organisateur de la matière. Quel gain permettrait l’économie d’un tel principe ?

 Il faut d’abord que le vivant puisse être décomposé, analysé en parties différentes ayant chacune leur utilité. Le vivant est au sens propre un automate, c'est-à-dire qu’il  possède en lui le principe de son propre mouvement. Mais pour que cet automate puisse être assimilé à une machine, il faut que son principe interne de mouvement ne soit pas une âme, ne diffère pas en nature de la matière.

 Le principe du mouvement intérieur au corps vivant est comparable au ressort d’une montre, il n’a donc rien d’une âme dont l’essence ne réside pour Descartes que dans la pensée et qui ne remplit donc pas les fonctions biologiques que lui attribuait Aristote.

 Ce modèle mécanique du vivant se solde par la disparition de  vie (en quoi le vivant est-il alors encore vivant ?) mais il a pour gain une conception unitaire du monde physique ainsi qu’une économie de principes explicatifs, puisque ce sont les mêmes principes qui rendent compte des phénomènes naturels purement physiques et de ceux que nous sommes tout de même tentés d’appeler « vitaux ».

 

Au paragraphe 65 de la Critique de la faculté de juger, Kant examine la métaphore de la montre. Il s’agit pour lui de mettre en place les différences entre l’organisme et la montre. L’organisme est d’abord une œuvre sans projet, ce qui le distingue de l’œuvre d’art. C’est un être organisé et s’organisant lui-même. On ne saurait en dire autant d’une machine semble-t-il, dans la mesure où il faut supposer un constructeur extérieur. Dans une montre, un rouage n’est pas cause efficiente d’un autre rouage. Il n’y a pas de processus de corrélation immanent.La corrélation entre les différentes parties de la montre est le fait d’une intervention extérieure, celle de l’horloger.

 

 

 

Peut-on réduire le biologique au physico-chimique ?

 La science du vivant (la biologie n’est toujours pas une science unifiée) a recherché dans d’autres sciences des modèles qu’elle pourrait utiliser et intégrer à son tour. Ainsi, la rigueur à laquelle les sciences de la matière (physique et chimie) sont parvenues, notamment grâce au recours à la méthode expérimentale, leur a conféré un prestige si grand qu’on a pu les considérer comme des modèles pour l’étude du vivant. Les raisons qui conduisent à introduire les méthodes de la physique et de la chimie en biologie postulent l’absence de différence qualitative entre les processus biologiques et les processus physico-chimiques. L’ordre du vivant est-il réductible à celui de la matière ? Mais des processus spécifiques ne se déploient-ils pas dans le vivant ?

 

 

 

 

16.3 La notion de vie a t-elle un statut scientifique ?

Le problème de l’évolution des espèces.

Pour toute une tradition, parfois qualifiée de fixiste, comprenant de très grands savants tels Linné ou Buffon, les espèces vivantes possèdaient, dès leur formation, des caractéristiques fixées une fois pour toutes. Ne pouvant se croiser, il était alors évident que les espèces ne pouvaient pas sensiblement évoluer dans le temps, encore moins procéder les unes des autres. Le développement des connaissances techniques, notamment les hybridations, puis la naissance de la paléontologie, ont contraint les naturalistes à renoncer au fixisme et à développer un autre cadre théorique.

Contre le fixisme, le transformisme de Lamarck pose que l’évolution repose sur l’interaction entre le vivant et son milieu. Les espèces s’adapteraient progressivement aux modifications du milieu et transmettraient au fil des générations les caractères acquis (ce que Lamarck appelle « hérédité des caractères acquis »). + évolutionnisme.

 

La connaissance du vivant doit-elle renoncer à l’idée de finalité ?

À bien des égards, le niveau d’organisation qui caractérise le vivant est tel qu’il paraît justifier l’idée que la nature n’agit pas au hasard, mais poursuit des fins, ce qui a conduit certains penseurs comme Aristote à exposer une téléologie de la nature. Pourtant, la science contemporaine du vivant prétend souvent se passer de l’idée de finalité, en tout cas de finalité externe conçue sur le mode d’un principe qui organiserait la matière de l’extérieur, ainsi que du principe d’une téléologie de la nature, au motif qu’ils seraient d’ordre métaphysique. Considérant que la science n’a pas à faire de métaphysique, les tenants de cette approche positiviste, voire scientiste de la connaissance assimilent volontiers toute théorie de la finalité, interne et externe, toute téléologie à une conception pré-scientifique de la connaissance. La rationalisation de la connaissance passerait alors par l’abandon de ce type de principe. Seul le hasard, c'est-à-dire la rencontre fortuite de circonstances exceptionnelles, a rendu finalement possible un événement survenu dans le cadre contraignant de la nécessité physique : l’émergence du vivant. Tel est du moins le point de vue défendu par Jacques Monod qui, pour éviter le terme de téléologie, tout en reconnaissant le caractère finalisé des processus vitaux, propose de lui substituer celui plus neutre et descriptif de téléonomie.

 Il n’est pourtant pas certain que la science puisse se passer de toute assise philosophique, en tout cas de réflexion critique quant à la manière dont elle produit certains de ses concepts. On ne saurait donc totalement renoncer à la notion de finalité dans l’étude du vivant.

 

16.4 Quel est le sens de l’évolution ?

 

  « Le mouvement évolutif serait chose simple, nous aurions vite fait d’en déterminer la direction, si la vie décrivait une trajectoire unique, comparable à celle d’un boulet plein lancé par un canon. Mais nous avons affaire ici à un obus qui a tout de suite éclaté en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite pendant fort longtemps. Nous ne percevons que ce qui est le plus près de nous, les mouvements éparpillés des éclats pulvérisés. C’est en partant d’eux que nous devons remonter, de degré en degré, jusqu’au mouvement originel. Quand l’obus éclate, sa fragmentation particulière s’explique tout à la fois par la force explosive de la poudre qu’il renferme et par la résistance que le métal y oppose. Ainsi pour la fragmentation de la vie en individus et en espèces. Elle tient, croyons-nous, à deux séries de causes : la résistance que la vie éprouve de la part de la matière brute, et la force explosive, due à un équilibre instable de tendances, que la vie porte en elle. »

 L’évolution créatrice. Bergson,  chap. II. p.99

 

 

Comment comprendre cette métaphore de la vie comme obus ?

 

Comme une tendance aux directions multiples.

  • L’absence de trajectoire unique.

Le mouvement évolutif de la vie n’est pas celui d’un boulet de canon ce qui signifie que la vie n’a pas une trajectoire unique. La vie n’a pas de but dans la mesure où il n’y a pas une direction qui préexisterait à la vie elle-même.

 

Dire du mouvement évolutif qu’il est comparable à celui de l’explosion d’un obus, c’est dire qu’il s’éclate en différents fragments qui sont autant de directions qui vont se créer au fur et à mesure. Bergson insiste sur la force explosive de la vie qu’il caractérise d’élan vital.  La vie est fondamentalement puissance créatrice. «  on pourrait dire que la vie tend à agir le plus possible » EC 129, la vie est « une imprévisible création de forme » EC 45.

La vie a des directions mais n’a pas de but déterminé (EC 104). Tandis qu’un plan est donné par avance, la vie « crée au fur et à mesure les formes de la vie ».

 

 

  • la vie ne vise pas un but.

Ce qui caractérise la vie comme ensemble de forces divergentes c’est l’identité de l’impulsion. L’unité de la vie est comprise dans  impulsion identique et non pas dans la visée d’un but. «  Si l’unité de la vie est tout entière dans l’élan qui la pousse sur la route du temps, l’harmonie n’est pas en avant, mais en arrière ». EC 104 L’unité de la vie est en arrière d’elle-même.Ce qui est la vie, c’est la poussée et non un but. La vie est tendance. Par tendance, il faut noter tout ce qui est en devenir, mobilité, point de vue dynamique. La tendance s’oppose à l’état, c'est-à-dire à ce qui est fixe.

 

  • la vie est un ensemble de forces divergentes qui sont autant de directions de l’évolution.

// promesses de l’enfance. P.101 EC « mais la nature, qui dispose d’un nombre incalculable de vies, n’est point astreinte à de pareils sacrifices. Elle conserve les diverses tendances qui ont bifurqué en grandissant. Elle crée, avec elles, des séries divergentes d’espèces qui évolueront séparément. »

Le concept important est celui de virtualité. La virtualité se distingue du possible (notion que rejette Bergson). Il n’existe pas de possible qui précéderait une réalisation sous la forme d’une idée antérieure car alors il n’y a pas de création de nouveauté imprévisible. Le virtuel est irréductible au possible : est virtuel ce dont la détermination se confond avec le mouvement. La virtualité se dessine quand elle se réalise. Elle est l’actualisation comme différenciation avec ce qui précède.

 

 

Comme une tendance qui crée dans sa résistance à la matière.

  • la création de la vie et la résistance de la matière

Dans la deuxième partie de l’extrait, Bergson précise les raisons de la vie comme création. La vie n’a pas de force créatrice en elle-même, elle est toujours inscrite dans un contexte qui l’empêche. Pour Bergson, ce qui est important c’est de penser la contrariété que la matière, en retour, fait subir à la force créatrice de la vie.

 

Comprendre la vie, c’est comprendre la tendance créatrice de la vie et l’autre tendance, celle de la matière qui lui oppose une résistance. La vie est effort. «  De sorte que la vie tout entière, animale et végétale, dans ce qu’elle a d’essentiel, apparaît comme un effort pour accumuler de l’énergie ». EC 254.  Si l’origine de toutes choses, c’est la vie, c’est à la condition de de faire de la vie un conflit de tendances. On retrouvera ces tendances pour expliquer la morale et la religion. Nous verrons alors que la vie s’étend au-delà du biologique. Et le problème fondamental de la vie sera celui des rapports entre le vital, le mental et le social. Il faudra penser le mental et le social dans un sens vitaliste, c'est-à-dire comme étant l’expression de la vie sous des formes particulières. L’intelligence et la société seraient des formes de la vie.

L’évolution pour Bergson n’est pas qu’une simple caractéristique de la vie, elle est son aspect principal. «  La vie en général est la mobilité même ». L’évolution est créatrice.  La vie est donc moins du côté de l’individualité que du côté de la mobilité.

 

Revenons maintenant sur le conflit des tendances entre vie- création et matière. La matérialité préserve du pur éparpillement de la vie comme création. «  L’individualité biologique est plutôt le résultat de la manifestation de la matérialité qui, en un certain sens, préserve du pur éparpillement en suscitant un ancrage pour la mobilité de la vie qui implique la possibilité d’un type spécifique pour chaque individu (les espèces) et la possibilité d’un type interne à chaque individu qui préserve un équilibre organique individué ».

 

La matière apparaît alors comme l’obstacle qui distrait ou empêche la force évolutive et en même temps l’individualise, c'est-à-dire lui assigne des limites. La matière oblige la vie à se partager, à se diviser en une diversité de formes. Elle empêche par conséquent la vie de réaliser toutes ses virtualités dans une même force. La vie prend une forme particulière en ayant à s’adapter à des contraintes matérielles précises.

 

 

 

Cette conception de la vie est-elle mécaniste ou finaliste ?

 Que signifie ces thermes ?

  • le mécanisme
  • le finalisme

 

pourquoi la philosophie de la vie de Bergson n’est aucune des deux ?

 

 

16.5 La vie se prolonge dans la religion. La religion statique et la religion dynamique dans la philosophie d’Henri Bergson

L’idée centrale que l’on peut tirer de  l’extrait étudié sur le mouvement évolutif  c’est que la vie est une création imprévisible de formes. En résolvant un problème, en surmontant un obstacle, elle en crée un autre. C’est la rencontre de cette « poussée », de cet élan vital avec la matière (des obstacles de différentes natures, un milieu, des prédateurs etc.) qui va conférer aux espèces vivantes leur forme si particulière.  L’élan vital doit surmonter ces résistances qui lui donnent une forme spécifique. La vie est un « conatus » spinoziste qui consiste en un désir de persévérer dans l’existence.  Et l’intérêt de la thèse de Bergson sera de montrer que la vie prendre des formes qui ne se réduisent pas aux formes biologiques que l’on connait. En effet, l’intelligence et la religion seront des formes que la vie prendra. C’est de cela que parle les textes que nous allons travailler maintenant et qui composent le dernier livre de Bergson paru en 1932 et intitulé Les deux sources de la morale et de la religion.

 La fragilité humaine évoquée dans le mythe de Prométhée a conduit à l’apparition de l’intelligence qui est d’abord caractérisé par sa dimension technique. Si l’intelligence est une forme de la vie elle-même, elle doit alors servir la vie pour commencer et non la spéculation ou la réflexion philosophique. L’intelligence est donc apparue avec l’homme pour que celui-ci, fabriquant des outils et des armes, survive. Mais en le dotant de l’intelligence, la Nature (ou l’élan vital) allait le doter d’idées qui allaient malencontreusement s’opposer au mouvement de la vie elle-même.

Ces idées seront les suivantes : l’idée de ne penser qu’à soi,  l’idée générale de la mort, l’idée que l’on peut échouer ce que l’on entreprend. Il s’agit d’idées qui ont des effets négatifs et donc contraire au mouvement de la vie. Les risques sont ceux de la dissolution du lien social, de la dépression et de l’inhibition de l’action. La Nature va alors produire des images dans l’esprit humain qui vont venir contrecarrer les effets négatifs de ces idées. Ces images seront des fictions qui caractérisent les religions. La religion est donc une réponse de la vie.

   Reprenons dans son détail l’argumentation :

1/ l’intelligence tend à isoler chacun dans l’égoïsme. L’exercice de l’intelligence, en effet, s’accompagne nécessairement d’une dissolution des liens qui unissent l’individu à la communauté (dans les sociétés animales, les fourmis ou les abeilles par exemple vivent spontanément et instinctivement pour l’ensemble). L’intelligence donc menace de détruire la réalité sociale dans la mesure où l’être intelligent est celui qui peut dès qu’il pense, ne pensait qu’à soi. L’intelligence, en développant l’initiative, le choix, peut se retourner contre l’organisation sociale voulue par la nature. L’intelligence peut donc délier ce qui a été lié par la vie. La question est donc de savoir comment obliger l’homme à dépasser son égoïsme, car le risque de l’intelligence c’est l’individualisme.    La solution proposée est une réponse de l’instinct qui produit de nouvelles représentations pour l’intelligence : «  la religion est une réaction défensive de la nature comme le pouvoir dissolvant de l’intelligence ». Ainsi les premières croyances religieuses (croyances aux mythes) fonctionnent comme des assurances contre la désorganisation : «  la religion primitive est une précaution contre le danger que l’on court, dès qu’on pense, de ne penser qu’à soi. C’est donc bien une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de  l’intelligence ».

 

2/ L’homme sait, par son intelligence, qu’il va mourir. Cette idée s’oppose au mouvement de la vie, elle a un effet déprimant sur l’individu. La fonction fabulatrice de la religion va alors opposer l’image d’une vie après la mort (remarquons que toutes les religions conduisent à la croyance d’une vie après la mort).  Il y a une fonction fabulatrice de l’instinct dans l’intelligence. Pour Bergson, l’activité mentale est une activité vitale. L’ « anémos » désigne la croyance en l’existence en nous d’un esprit qui survit à la mort. L’anémos vient contrer la pensée déprimante de la mort et donc l’exténuation de tout désir d’activité du sujet. La religion produit alors, dans la fonction fabulatrice de l’anémos, une image capable de réanimer l’élan vital compromis par la représentation de l’idée de mort. Cette image est celle d’une continuation de la vie après la mort. C’est donc ici une assurance contre la dépression et la fatigue de vivre.

 

3/ L’intelligence de l’homme introduit des distances, des écarts. L’homme intelligent peut se représenter l’objet de son désir. Il introduit ainsi une distance entre lui et son objet, il a conscience de ce désir. Cet écart entre le maintenant de mon désir et l’après de sa réalisation  est la cause de la crainte de l’échec de sa réalisation. Cette crainte est spécifiquement humaine, l’animal ne vit pas son désir et son besoin sur ce même mode ; «  l’animal est sûr de lui-même. Entre le but et l’acte, rien chez lui ne s’interpose ».  L’animal n’est pas rongé par le fait de  savoir s’il va réussir à saisir sa proie. L’homme qui est conscient de la possibilité de l’accident, de l’aléa a toujours peur d’échouer du fait même de la possibilité de l’imprévisible. Le mana est alors pensé comme l’efficacité personnifiée («  c’est mon ange gardien », «  jour de chance, rien ne peut m’arriver, je fonce, etc. », c’est ce qu’on appelle «  la veine »). Face à la représentation du défavorable, la religion naturelle engendre la représentation du favorable, d’une force (le mana) qui nous permet de réussir.  C’est donc là une assurance contre l’imprévisibilité.

 

La vie invente des remèdes au pouvoir dissolvant, destructeur de l’intelligence. La faute est contrecarrée par le tabou qui vient garantir la stabilité de la vie collective. La pensée déprimante de la mort et donc l’atténuation de l’envie de vivre est contrecarrée par la présence de l’anémos qui est l’esprit qui survit à ma mort corporelle. Enfin, la peur de l’échec est contrecarré par le mana qui est une force efficace qui m’encourage dans mon action. Ainsi, pour Bergson, la religion avant d’être un besoin pour l’homme, est une nécessité pour la vie de compenser certaines conséquences fâcheuses de l’intelligence.

 

Résumons notre description de la religion, vue sous l’angle d’une stratégie de la vie. La religion (statique) est l’effet de la rencontre entre l’élan vital et ce qui lui fait obstacle, et que Bergson appelle Matière. De cette résistance, nait une forme de la vie. 

  Cette poussée créatrice se fraye une lignée, qui sera celle de l’intelligence. D’une intelligence au service de la vie d’abord. L’intelligence technique ruse avec la nature pour l’adapter à ses besoins. Ce sont des silex taillés, des pointes de flèches,  puis des techniques de construction, etc. Mais cette intelligence a produit sans le vouloir, sans le savoir, la capacité de former des idées générales. Et l’une d’entre elle, ce sera l’idée de la mort comme d’une fin qui m’attend. Cette intelligence délie ce que la vie  lie dans les  sociétés animales. La conscience de pouvoir penser d’abord à soi apparaît. Les sociétés auront besoin d’un ordre. Ces obstacles que la vie a posé sur son chemin, elle va devoir les surmonter. De là vont apparaître des images, des fictions puissantes qui ne viennent pas de volonté humaine, des fables qui s’imposent à elles. L’idée de la mort s’amenuise, elle perd de sa réalité face à l’image d’une vie après la mort ; les liens se renforcent autour des rites  que la religion institue et sous les principes et commandements qu’elle formule.

 La religion (statique) apparaît alors comme une création de fictions qui consolent des caractéristiques  déprimantes de l’existence humaine. On comprend aussi comme elle a pu et elle a dû s’ériger en institution élaborant un canon de la foi en opposition aux autres religions et constituant ainsi une identité qui pourra être belliqueuse.

Mais la religion se réduit-elle à cette dimension que Bergson appelle statique pour l’opposer à celle dynamique ? Non, notre description du phénomène religieux serait insuffisante si elle s’en tenait là.

 

Quel est le sens de la religion dynamique dans la philosophie de Bergson ?

 La religion dynamique puise aussi à la source de la vie, mais elle n’est pas comme la religion statique réactive, elle n’est pas une réaction  (défensive  aux effets négatifs pour la vie de l’intelligence), elle est plus active, disons plus créatrice. Cette religion a besoin des hommes, mais pas n’importe lesquels. Il s’agit de ceux qui ont réussi à atteindre l’intuition de la vie en eux. Ce sont des âmes privilégiées.

Ces individus (des prophètes, des initiateurs de religion, Jésus fera l’objet d’une attention particulière de l’auteur, des artistes, des  philosophes) sont tournés vers une réalité plus profonde dans laquelle ils perçoivent des émotions nouvelles. Il faudra alors décrire les conditions supposées d’une expérience mystique qui donne accès à l’intuition de la poussée créatrice. Tout se passe comme si la vie passait par des hommes, d’exception, pour poursuivre son œuvre imprévisible de création de formes de vie et d’existence.

 

L’existence des mystiques nous obligent à nous interroger plus en profondeur sur le phénomène religieux et nous conduit à distinguer entre deux religions (close et ouverte, statique / dynamique, religion traditionnelle / mystique des saints, potentiel créateur d’une spiritualité), distinguer entre la communauté religieuse organisée aux de culte, du rituel, de dogmes, d’une hiérarchie institutionnelle et la vie spirituelle, l’esprit créateur.

  «  Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vient déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité ». Les mystiques  viennent redynamiser les religions (comme Jésus avec le judaïsme), leur présence est un appel, un foyer d’invention qui verra se constituer autour d’elles des cercles d’imitations. Leur existence est suivie d’une vague de propagations. Les mystiques seraient un appel par leur amour et leur joie de vivre. Les mystiques sont ainsi comme des créateurs d’une nouvelle humanité. 

 

Si l’expérience mystique ne constitue pas l’essentiel de la personne dite mystique, elle n’en est pas moins un élément important et digne d’attention. L’expérience mystique pose problème quant à sa valeur de conviction dans la mesure où elle relève d’une expérience hors du commun et donc informulable. Les mystiques auraient fait l’expérience d’états qui les placent hors de l’expérience commune. S’il existe souvent des  conditions de l’expérience mystique particulière comme le jeûne, la discipline ou des exercices spirituels, etc. elle ne s’y réduit pas. Les mystiques troublent par la communauté d’expériences dont ils témoignent. Bergson distingue l’hystérique du mystique, le second a le goût de l’action,  la faculté de s’adapter aux circonstances, un bon sens supérieur, et la simplicité et humilité. Si l’expérience mystique n’est pas un état morbide il n’en est pas pour autant un état normal. Mais comme on ne peut vérifier cet état on l’assimile à un délire.

Le mysticisme est un amour immense, universel. Il est une  joie de vie et  une activité créatrice. L’extase mystique  conduit à cette formule  «  à travers Dieu, par Dieu, il aime toute l’humanité d’un divin amour ».

  Mais  si l’expérience mystique est singulière et rare, elle n’est pas entièrement inaccessible aux hommes, James dit que quelque chose en lui faisait  écho.  Le grand mystique réveille ce qui est endormi en nous, c’est un éveilleur d’âme. L’attrait du mystique conduit à son imitation. Et par cet amour infini, il appartient à la société ouverte (≠ close et fermée, compartimentée).

 

Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) Chapitre III La religion dynamique

 

 

1/    Jetons un coup d'œil en arrière sur la vie, dont nous avions jadis suivi le développement jusqu'au point où la religion devait sortir d'elle. Un grand courant d'énergie créatrice se lance dans la matière pour en obtenir ce qu'il peut. Sur la plupart des points il est arrêté ; ces arrêts se traduisent à nos yeux par autant d'apparitions d'espèces vivantes, c'est-à-dire d'organismes où notre regard, essentiellement analytique et synthétique, démêle une multitude d'éléments se coordonnant pour accomplir une multitude de fonctions ; le travail d'organisation n'était pourtant que l'arrêt lui-même, acte simple, analogue à l'enfoncement du pied qui détermine instantanément des milliers de grains de sable à s'entendre pour donner un dessin.

 

2/ Sur une des lignes où elle avait réussi à aller le plus loin, on aurait pu croire que cette énergie vitale entraînerait ce qu'elle avait de meilleur et continuerait droit devant elle ; mais elle s'infléchit, et tout se recourba : des êtres surgirent dont l'activité tournait indéfiniment dans le même cercle, dont les organes étaient des instruments tout faits au lieu de laisser la place ouverte à une invention sans cesse renouvelable d'outils, dont la conscience glissait dans le somnambulisme de l'instinct au lieu de se redresser et de s'intensifier en pensée réfléchie. Tel est l'état de l'individu dans ces sociétés d'insectes dont l'organisation est savante, mais l'automatisme complet. L'effort créateur ne passa avec succès que sur la ligne d'évolution qui aboutit à l'homme.

 

3/ En traversant la matière, la conscience prit cette fois, comme dans un moule, la forme de l'intelligence fabricatrice. Et l'invention, qui porte en elle la réflexion, s'épanouit en liberté.

Mais l'intelligence n'était pas sans danger. Jusque-là, tous les vivants avaient bu avidement à la coupe de la vie. Ils savouraient le miel que la nature avait mis sur le bord ; ils avalaient le reste par surcroît, sans l'avoir vu. L'intelligence, elle, regardait jusqu'en bas. Car l'être intelligent ne vivait plus seulement dans le présent ; il n'y a pas de réflexion sans prévision, pas de prévision sans inquiétude, pas d'inquiétude sans un relâchement momentané de l'attachement à la vie. Surtout, il n'y a pas d'humanité sans société, et la société demande à l'individu un désintéressement que l'insecte, dans son automatisme, pousse jusqu'à l'oubli complet de soi.

 

4/ Il ne faut pas compter sur la réflexion pour soutenir ce désintéressement. L'intelligence, à moins d'être celle d'un subtil philosophe utilitaire, conseillerait plutôt l'égoïsme. Par deux côtés, donc, elle appelait un contrepoids. Ou plutôt elle en était déjà munie, car la nature, encore une fois, ne fait pas les êtres de pièces et de morceaux : ce qui est multiple dans sa manifestation peut être simple dans sa genèse. Une espèce qui surgit apporte avec elle, dans l'indivisibilité de l'acte qui la pose, tout le détail de ce qui la rend viable. L'arrêt même de l'élan créateur qui s'est traduit par l'apparition de notre espèce a donné avec l'intelligence humaine, à l'intérieur de l'intelligence humaine, la fonction fabulatrice qui élabore les religions. Tel est donc le rôle, telle est la signification de la religion que nous avons appelée statique ou naturelle. La religion est ce qui doit combler, chez des êtres doués de réflexion, un déficit éventuel de l'attachement à la vie.

 

5/ Il est vrai qu'on aperçoit tout de suite une autre solution possible du problème. La religion statique attache l'homme à la vie, et par conséquent l'individu à la société, en lui racontant des histoires comparables à celles dont on berce les enfants. Sans doute ce ne sont pas des histoires comme les autres. Issues de la fonction fabulatrice par nécessité, et non pas pour le simple plaisir, elles contrefont la réalité perçue au point de se prolonger en actions :les autres créations imaginatives ont cette tendance, mais elles n'exigent pas que nous nous y laissions aller ; elles peuvent rester à l'état d'idées ; celles-là, au contraire, sont idéo-motrices. Ce n'en sont pas moins des fables, que des esprits critiques accepteront souvent en fait, comme nous l'avons vu, mais qu'en droit ils devraient rejeter. Le principe actif, mouvant, dont le seul stationnement en un point extrême s'est exprime par l'humanité, exige sans doute de toutes les espèces créées qu'elles se cramponnent à la vie. Mais, comme nous le montrions jadis, si ce principe donne toutes les espèces globalement, à la manière d'un arbre qui pousse dans toutes les directions des branches terminées en bourgeons, c'est le dépôt, dans la matière, d'une énergie librement créatrice, c'est l'homme ou quelque être de même signification - nous ne disons pas de même forme - qui est la raison d'être du développement tout entier. L'ensemble eût pu être très supérieur à ce qu'il est, et c'est probablement ce qui arrive dans des mondes où le courant est lancé à travers une matière moins réfractaire. Comme aussi le courant eût pu ne jamais trouver libre passage, pas même dans cette mesure insuffisante, auquel cas ne se seraient jamais dégagées sur notre planète la qualité et la quantité d'énergie créatrice que représente la forme humaine. Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l'homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit  lesquelles elle s'est engagée par force, que si on la voit à la recherche de quelque chose d'inaccessible à quoi le grand mystique atteint.

 

6/ Si tous les hommes, si beaucoup d'hommes pouvaient monter aussi haut que cet homme privilégié, ce n'est pas à l'espèce humaine que la nature se fût arrêtée, car celui-là est en réalité plus qu'homme. Des autres formes du génie on en dirait d'ailleurs autant: toutes sont également rares. Ce n'est donc pas par accident, c'est en vertu de son essence même que le vrai mysticisme est exceptionnel. Mais quand il parle, il y a, au fond de la plupart des hommes, quelque chose qui lui fait imperceptiblement écho. Il nous découvre, ou plutôt il nous découvrirait une perspective merveilleuse si nous le voulions: nous ne le voulons pas et, le plus souvent, nous ne pourrions pas le vouloir ; l'effort nous briserait. Le charme n'en a pas moins opéré ; et comme il arrive quand un artiste de génie a produit une Oeuvre qui nous dépasse, dont nous ne réussissons pas à nous assimiler l'esprit, mais qui nous fait sentir la vulgarité de nos précédentes admirations, ainsi la religion statique a beau subsister, elle n'est déjà plus entièrement ce qu'elle était, elle n'ose surtout plus s'avouer quand le vrai grand mysticisme a paru. C'est à elle encore, ou du moins à elle principalement, que l'humanité demandera l'appui dont elle a besoin ; elle laissera encore travailler, en la réformant de son mieux, la fonction fabulatrice ; bref, sa confiance dans la vie restera à peu près telle que l'avait instituée la nature. Mais elle feindra sincèrement d'avoir recherché et obtenu en quelque mesure ce contact avec le principe même de la nature qui se traduit par un tout autre attachement à la vie, par une confiance transfigurée. Incapable de s'élever aussi haut, elle  esquissera le geste, elle prendra l'attitude, et, dans ses discours, elle réservera la plus belle place à des formules qui n'arrivent pas à se rempli  pour elle de tout leur sens, comme ces fauteuils restés vides qu'on avait préparés pour de grands personnages dans une cérémonie. Ainsi se constituera une religion mixte qui impliquera une orientation nouvelle de l'ancienne, une aspiration plus ou moins prononcée du dieu antique, issu de la fonction fabulatrice, à se perdre dans celui qui se révèle effectivement, qui illumine et réchauffe de sa présence des âmes privilégiées. Ainsi s'intercalent, comme nous le disions, des transitions et des différences apparentes de degré entre deux choses qui diffèrent radicalement de nature et qui ne sembleraient pas, d'abord, devoir s'appeler de la même manière. Le contraste est frappant dans bien des cas, par exemple quand des nations en guerre affirment l'une et l'autre avoir pour elles un dieu qui se trouve ainsi être le dieu national du paganisme, alors que le Dieu dont elles s'imaginent parler est un Dieu commun à tous les hommes, dont la seule vision par tous serait l'abolition immédiate de la guerre. Et pourtant il ne faudrait pas tirer parti de ce contraste pour déprécier des religions qui, nées du mysticisme, ont généralisé l'usage de ses formules sans pouvoir pénétrer l'humanité entière de la totalité de son esprit. Il arrive à des formules presque vides de faire surgir ici ou là, véritables paroles magiques, l'esprit capable de les remplir. Un professeur médiocre, par l'enseignement machinal d'une science que créèrent des hommes de génie, éveillera chez tel de ses élèves la vocation qu'il n'a pas eue lui-même, et le convertira inconsciemment en émule de ces grands hommes, invisibles et présents dans le message qu'il transmet.

 

 

17. A quoi reconnaît-on une attitude religieuse ?

 

Déf. Une religion est un ensemble organisé de croyances et de rites portant sur des choses sacrées, surnaturelles, transcendantes et spécialement sur un ou plusieurs dieux.

Cette définition présente d’emblée l’intérêt de ne pas réduire le phénomène religieux aux trois monothéismes, Judaïsme, Christianisme et Islam. En effet, il existe dans le monde des religions sans Dieu, le Bouddhisme primitif en est une, tout comme le taoïsme.  L’hindouisme est une religion pratiquée sur le sous-continent indien qui s’inspire de la tradition des Veda et portant sur de nombreuses divinités comme Shiva ou Vishnou. Le taoïsme intègre l’héritage religieux de la Chine ancienne (culte des ancêtres, chamanisme et les enseignements de Lao-Tseu.  L’animisme (abordé dans la situation  11) est considérée comme une religion même si elle ne porte pas sur la croyance en un ou plusieurs dieux.

 

Ce qu’il y a de commun dans ces différentes religions c’est l’existence d’une rupture entre ce qui relève du sacré et ce qui relève du profane. Cette distinction sacré / profane est constitutive de la religion. Elle est le dénominateur commun aux religions. La première définition que l’on puisse apporter à l’idée de sacré c’est qu’il s’oppose au profane.  Le sacré (en latin, sacer, signifie « retranché », profane en latin signifie ce qui est « devant le temple ») est ce qui est séparé de l’ensemble des choses de la vie commune.

 

«  Le sacré et le profane ont toujours et partout été conçus par l’esprit humain comme deux genres séparés, comme deux mondes entre lesquels il n’y a rien de commun » Formes élémentaires de la vie religieuse ( Durkheim, I,I,3)

Le sacré délimite un temps (fêtes religieuses) et un espace (le lieu de culte, une ville, Jérusalem, ville sainte dont l’histoire nous a fait oublié le sens de ce nom : ville de paix). Le sacré institue un rapport au réel qui lui enlève sa relativité, sa contingence (le fait qu’il peut être autrement qu’il est). Reconnaitre l’existence du sacré c’est nier l’homogénéité de l’espace (en effet, certains lieux sont comme retranchés de ce monde profane, ils ont une réalité autre, transcendante, cf. lieux de culte)et le caractère linéaire du temps. Les fêtes religieuses  font renaitre des événements passées, les origines de la religion.

  Quelles cassures le sacré introduit-il dans l’espace ?  La sacralisation de l’espace permet de fixer un point dans l’espace homogène qui  sera le centre et qui rendra possible l’orientation.  Il faut un point fixe absolu pour une orientation.  D’où l’importance de l’orientation rituelle et de la construction de l’espace sacré. Dans l’expérience profane il n’existe pas de telles ruptures ou cassures. Là l’espace est homogène et infini, c’est un espace géométrique. M.Eliade explique que cette rupture dans l’espace homogène instauré par l’espace sacré constitue aussi  une ouverture vers les niveaux supérieurs (Le Ciel – le divin, le paradis) et inférieurs (la Terre, les Enfers).

 

S'il nous fallait résumer le résultat des descriptions  précédentes, nous dirions que l'expérience de l'espace sacré rend possible la « fondation du Monde » : là où le sacré se manifeste dans l'espace, le réel se dévoile, le  Monde vient à l'existence. Mais l'irruption du sacré ne projette pas seulement un point fixe au milieu de la  fluidité amorphe de l'espace profane, un « Centre » dans le « Chaos »; elle effectue également une rupture de  niveau, ouvre la communication entre les niveaux cosmiques (la Terre et le Ciel) et rend possible le passage, d'ordre ontologique, d'un mode d'être à un autre. C'est une telle rupture dans l'hétérogénéité de l'espace profane  qui crée le « Centre » par où l'on peut communiquer  avec le « transcendant »; qui, par conséquent, fonde le  « Monde », le Centre rendant possible l’orientatio. La manifestation du sacré dans l'espace a, par suite, une valence cosmologique : toute hiérophanie spatiale ou toute consécration d'un espace équivaut à une « cosmogonie ». Une première conclusion serait la suivante : Le Monde se laisse saisir en tant que monde, en tant que Cosmos, dans la mesure où il se révèle comme monde sacré.    Le sacré et le profane, M.Eliade

 

 L’expérience du temps.  Dans l’expérience religieuse, le temps n’est ni homogène ni continu.

    «  Le temps sacré est par sa nature même réversible, dans le sens qu’il est, à proprement parler, un Temps mythique primordial rendu présent. Toute fête religieuse, tout Temps liturgique, consiste dans la réactualisation d’un événement sacré qui a eu lieu dans un passé mythique, « au commencement ». Participer religieusement à une fête implique que l’on sort de la durée temporelle « ordinaire » pour réintégrer le Temps mythique réactualisé par la fête même. »  idem

Pour appréhender la réalité de la notion de sacré, on peut penser aussi aux comportements interdits et aux tabous. La Table des Dix commandements dans la Bible constitue une liste de conduites à avoir et dont la transgression est perçue comme un sacrilège. Nous verrons plus tard la fonction sociale remplit par ces principes, remarquons pour l’instant que les religions sont des formulations d’interdits  et qu’il n’y a ni gradation possible ni  hiérarchie à l’intérieur du sacré (une chose est sacrée de manière absolue ou elle ne l’est pas).   Il n’y a donc pas de contamination possible : le sacré et toujours d’un autre genre. On peut observer un vide logique qui sépare le sacré du profane.

 

 

Ces temps et ces espaces séparés sont aussi en même temps des temps et des espaces communs. On retrouve ainsi une dimension essentielle de la religion présente dans une des étymologie de celle-ci. Religion vient du  latin « religare » qui signifie « relier ». La religion tisserait un lien qui peut être multiple :

-          relier la créature déchue (celle qui a chuté du fait  du péché originel) vers le créateur

-          relier les fidèles entre eux (Eglise)

-          relier les fidèles et les prescriptions (commandements et devoirs)

 

      On remarque d’emblée que la religion a une dimension collective : elle se définit ainsi comme un ensemble de croyances, de pratiques et d’attitudes collectives. C’est cette dimension collective par exemple qui manque à la superstition (même si elle est partagée par l’ensemble d’une population). Le superstitieux est toujours seul avec le signe de son angoisse ou de son espérance, et ce signe, de fait, ne concerne que lui. La superstition est vécue personnellement si bien qu’il est possible de voir des signes là où personnes n’en voit.

L’autre étymologie est «  relegere », elle  signifie « cueillir », «  recueillir », «  prendre soin », il désigne en ce sens le recueillement propre à la prière et plus généralement, il désigne une vie intérieure de l’homme religieux.  Recueillir, c’est ressaisir par la pensée quelque chose (le divin). Mais aussi relire un recueil, le Livre se dit Biblia en grec, la Torah désigne un enseignement en hébreu et le Coran désigne la récitation en arabe. Notre réflexion devra donc aussi porter sur l’importance de l’interprétation des textes dits sacrés. (Faites des recherches sur les notions d’herméneutique et d’exégèse)

 La notion de croyance est caractérisée par la diversité de ses formes. Que je crois qu’il va pleuvoir demain, que je crois que le trèfle à quatre feuilles porte bonheur, que je crois en mon ami, en Dieu ou un idéal ; je crois à chaque fois. La croyance est donc d’abord une adhésion subjective à une idée. On peut comprendre cette diversité en remarquant ou une variation dans la force subjective d’adhésion ou une diversité des raisons qui l’anime. Quand je dis « je crois que », j’énonce une incertitude (« je ne suis pas sûr ») ; mais je peux aussi dire je crois en Dieu et il s’agit alors d’une profession de foi caractérisée par une tout autre adhésion. On remarquera que cette force subjective peut être inversement proportionnelle à la valeur objective de l’idée de la croyance. 

Dans son acception la plus large, le terme de croyance recouvre l’idée d’un acte de l’esprit consistant à affirmer la réalité ou la vérité d’une chose ou d’une proposition, et ce, en l’absence de certitude attestée par l’existence d’une preuve.  Les croyances vont de la seule opinion à la croyance religieuse. Croyance-opinion (épistémologie) / croyance-foi (religieux et théologique). Croire que / croire à et croire en. Dans cette deuxième forme de croyance, l’investissement personnel est plus grand, il désigne un haut degré subjectif de conviction et un engagement intérieur. On parle alors de foi.

b) le fond. Nous ne pouvons pas réduire la croyance religieuse à la croyance en Dieu, mais si cette croyance devra faire l’objet d’une analyse. Disons que la croyance religieuse porte sur l’existence d’une sphère sacrée, distincte du profane. Elle affirme l’existence d’une réalité sacrée, surnaturelle et transcendante. De plus nous pouvons affirmer que toutes les religions portent sur la croyance en une vie après la mort (sous la forme d’une immortalité de l’âme ou d’une réincarnation, métempsychose, etc.) et d’une justice supérieure (divine, sacrée).

 

La religion ne se réduit pas à des croyances, elles portent aussi sur des actes. Le croyant est aussi un pratiquant. Qu’est-ce qu’un culte ? Qu’est-ce qu’une pratique cultuelle ?  En suivant le texte d’Alain extrait des Eléments de philosophie, nous pouvons souligner le fait que le culte ne se réduit pas à l’expression mondaine d’une croyance ; il n’est pas le corrélat objectif de la croyance.  Il ne vise pas non plus à seulement réactiver une intimité première, mais perdue, avec le divin. Il n’est pas en cens un moyen d’accéder au divin en « exaltant la puissance mystique de l’esprit ». Le culte (la prière par exemple) va consister à inscrire dans le corps la croyance. Les gestes que l’on va répéter vont agir comme des remparts à l’égarement d’un esprit inquiet et agité. «  Tout au contraire les règles du culte apaisent toutes les passions et toutes les émotions  en disciplinant les mouvements ».  On retrouve ici la Pensée ( 250) de Pascal : «  il faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur pour obtenir de Dieu ; c’est-à-dire que l’on se mette à genou, prie des lèvres. »

    Je suis bien éloigné de croire que le culte ait pour objet  ou pour effet d’exalter la puissance  mystique de l'esprit. Tout au contraire les règles du culte apaisent toutes les passions et toutes les émotions en disciplinant les mouvements. L'attitude de la prière est juste­ment celle qui permet le moins les mouvements vifs, et qui délivre le mieux les poumons, et, par ce moyen, le cœur. La formule de la prière est propre aussi à empêcher les écarts de pensée en portant l'attention sur la lettre même; et je ne m'étonne point que l'église redoute tant les changements les plus simples; une longue expérience a fait voir, comme il est évident par les causes, que la paix de l'âme suppose que l'on prie des lèvres et sans hésiter, ce qui exige qu'il n'y ait point deux manières de dire; et la coutume du chape­let, qui occupe en même temps les mains, est sans doute ce que la médecine mentale a trouvé de mieux contre les soucis et les peines, et contre ce manège de l'imagination qui tourne autour. Dans les moments difficiles, et lorsqu'il faut attendre, le mieux est de ne pas penser, et le culte y conduit adroitement sans aucun de ces conseils qui irritent ou mettent en défiance. Tout est réglé de façon qu'en même temps qu'on offre ses peines à Dieu pour lui demander 'conseil ou assistance, on cesse justement de penser à-ses peines; en sorte qu'il n'est point de prière, faite selon les rites, qui n'apporte aussitôt un soulagement. Cet effet, tout physique et mécanique, a bien plus de puissance que ces promesses d'une autre vie et d'une justice finale, qui sont plutôt, il me semble, des prétex­tes pour ceux qui se trouvent consolés sans savoir comment. Personne ne veut être consolé par une heure de lecture, comme Montesquieu dit; aussi le chapelet enferme plus de ruse. L'observation des choses religieuses vérifie nos prin­cipes, au-delà même de l'espérance. Car, d'après ce qui a  été   dit  auparavant,   les  peines  d'esprit  les  plus cruelles doivent se  guérir aisément par de  petites causes, et nos vices n'ont de puissance aussi que par un faux jugement de l'esprit qui nous condamne; mais le témoignage de chacun y résiste, tant qu'il ne connaît pas assez les vraies causes. Heureusement les conver­sions subites, dont il y a tant d'exemples, prouvent que les passions sont bien fragiles comme nous disions, et qu'une gymnastique convenable peut nettoyer l'âme en un moment. Mais j'avoue aussi que ces faits four­niront toujours assez de preuves aux religions, faute d'une connaissance exacte de la nature humaine; car ces guérisons d'esprit sont des miracles, pour ceux qui n'en comprennent pas les causes. Ainsi la pratique conduit à croire; et, à ceux qui ont essayé sans succès, j'ose dire qu'ils ont mal essayé, s'appliquant toujours à croire au lieu de pratiquer tout simplement. On saisit ici le sens de l'humilité chrétienne, dont la vérité est en ceci, que nos drames intérieurs ne sont que du mécanisme sans pensée, comme les mouvements des bêtes. Un confesseur disait à quelque pénitent à demi instruit qui s'accusait de n'avoir plus la foi : « Qu'en savez-vous? » Je ne sais si j'ai imaginé cette réponse ou si on me l'a contée. Un gros chanoine et fort savant, à qui je la rapportais, eut l'air de trouver que j'en savais trop. Faites attention que la querelle des jésuites et des jansénistes peut être assez bien comprise par là; car les jansénistes voulaient penser. Il me semble aussi que le dogme, dont on se moque trop vite, est plutôt un constant effort contre les mystiques qui viendraient par leurs rêveries libres à changer l'objet des passions plutôt qu'à les apaiser. Dans toutes les expériences dont la nature humaine est le sujet, les effets sont si étonnants et si loin des causes que la religion naturelle, si elle n'est plus la plate philosophie d'Etat, ne peut manquer de conduire à une espèce de délire fétichiste; car les dieux sont tout près de nous; on les voit, on les entend, on les touche. Chacun connaît la folie des spirites, mais on imagine à peine jusqu'où elle pourrait aller si les assemblées étaient plus nombreuses; et je reconnais une religion sans docteurs dans cet enthousiasme sans règle pour la justice, pour le droit et pour la patrie; cette religion, la plus jeune de toutes, manque trop de cérémonies et de théologiens. Contre tous ces excès, l'Eglise théologienne exerce une pression modératrice. Les   dieux   des   anciens   étaient   sentis   aussi   dans l'amour, dans la colère, dans le sommeil, dans les rêves, enfin dans tous les changements du corps; mais les passions n'en couraient que mieux, non que le culte  manquât  toujours   de   décence,  mais   surtout parce que la théologie était d'imagination seulement; ainsi le dieu gâtait l'œuvre du prêtre. Au lieu que tout l'effort de l'Eglise est contre les miracles, quoiqu'elle ne les nie pas; il est toujours assez clair qu'elle s'en défie pour le présent, assez forte de ses cérémonies. Tenir une réunion d'hommes qui ne cassent rien, c'est déjà assez beau. Alain, Eléments de philosophie, Du culte.

 

18. L’histoire

 temps linéaire / circulaire