18. L’histoire a-t-elle un sens ?

 

L’histoire se dit en deux sens différents : comme discipline appartenant au domaine des sciences humaines (comme la psychologie, l’ethnologie, la sociologie par exemple), c’est l’histoire « avec un petit h », et il y a l’Histoire, le passé humain enveloppé dans une marche qui a un sens au double sens : comme direction et comme signification. On parle alors de marche de l’Histoire qui serait par exemple orientée vers la réalisation de qch, d’une idée, d’une faculté ( la raison par exemple), d’un combat politique (l’abolition des classes sociales) etc.

 Les sujets sur le thème de l’histoire sont donc assez variés et ils réclame une bonne connaissance du cours (en particulier lorsqu’il s’agit de l’histoire comme science). On peut enfin se poser la question de la mémoire collective que l’on retrouve dans l’expression « devoir de mémoire ».

Voici  trois axes de réflexion sur la question de l’histoire :

-    Celui de la philosophie de l’Histoire. Est-il possible d’unifier la totalité des événements particuliers dans l’accomplissement d’une finalité ? Est-il possible d’assigner un sens, une direction à l’Histoire ? et si oui, quels buts poursuit l’Histoire ? la réalisation de la Raison qui serait la fin de l’histoire ? nous pourrons aussi nous interroger sur les moyens qui réalisent cette fin. Qui sont les acteurs de l’Histoire, les Grands hommes, les passions, et ne pouvons-nous pas parler de ruse de l’histoire ?

-       Celui de l’éthique du passé. On parle d’un devoir de mémoire. Qu’est-ce que cette expression désigne ? Comment et pourquoi pourrions nous être obligé de nous souvenir ? et nous souvenir de quoi au juste ?  

-           Celui de l’épistémologie de l’histoire. L’histoire est une discipline qui se range dans la catégorie science humaine.  Mais de quoi l’histoire est-elle l’histoire ? quel est son objet ? On dit habituellement que son objet c’est le passé des hommes. Mais ce passé n’est plus, comment nous apparaît-il alors? Comment faire la connaissance de ce qui n’est plus ? Quelle objectivité l’historien peut-il espérer? Que fait l’historien ?

 

 18.1 L’histoire comme science : problèmes épistémologiques.

 Quand on réfléchit à l’histoire comme  discipline, on rencontre d’emblée un paradoxe. En effet, cette discipline semble être la seule réalité vraiment connaissable par l’homme dans la mesure où elle est précisément produite par l’homme. La physique par exemple qui est la connaissance du réel est plus problématique dans la mesure où je ne l’ai pas créé.   Mais en même temps, le statut de l’histoire semble plus problématique que celui de la physique. L’histoire en tant que science humaine et donc en tant que science dite « molle » semble avoir moins de légitimité scientifique que la physique ; tout se passe comme si elle n’accédait pas véritablement à l’objectivité.  Mais ce  problème de l’objectivité de l’histoire n’est-il pas  celui de la connaissance du passé : comment distinguer en effet le passé de la connaissance du passé ? Le passé n’est-il pas en réalité seulement ce que j’en connais ?

 C’est donc l’objet de l’histoire qui pose des difficultés à l’histoire comme discipline. En effet, avec l’histoire nous n’avons pas affaire à un fait brut et observable comme dans les sciences exactes. Le fait historique est toujours un fait qui est passé, et c’est le statut ambigu du fait historique qui va remettre en cause la scientificité de cette discipline. Le problème que soulève l’épistémologie de l’histoire est le suivant : à quelles conditions l’histoire peut-elle être une connaissance objective bien que la subjectivité de l’historien ne puisse être éliminée ? Est-il possible de garantir la scientificité de l’histoire sans pour autant la réduire au modèle physico-mathématique ?  le fait historique est « fait » au sens où il est construit par le travail de l’historien qui ne le retrouve pas « tout fait », comment s’assurer que cette construction conduit bien à un savoir et qu’elle n’est pas une projection de l’imagination de l’historien lui-même ?

      Il s’agit de comprendre la notion d’objectivité dans son sens fort, et non pas dans son sens faible. Le sens faible de l’objectivité est celui qui considère l’objectivité naïvement comme déontologie, c'est-à-dire comme impartialité et honnêteté de l’historien. Le sens fort de l’objectivité est celui qui est en rapport avec les critères de scientificité. Pour questionner la possibilité pour l’histoire d’accéder au statut de science, il faut s’arrêter tout d’abord sur l’objet de cette science. Nous pouvons alors donner cette définition de l’histoire : l’histoire est la connaissance du passé humain. Si l’objet de l’histoire est le passé humain, il faut considérer successivement le passé et le fait qu’il s’agisse d’un passé humain.

 L’histoire = «  Une connaissance du passé humain ».

En  tant qu’appartenant au passé, le fait historique a la caractéristique de ne pouvoir se répéter ; je ne peux donc pas comme le savant expérimenter, c'est-à-dire mettre à l’épreuve ma théorie. Le passé entendu comme ce qui a été et ne sera plus jamais, je ne peux donc atteindre cette réalité passée qu’à travers les traces de ce passé. De cela découle trois conséquences :

* Le fait historique n’est qu’un reste du passé visible. Il dépend donc étroitement des écrits de l’époque (mémoires, archives de l’administration, registres de mariage, de décès, écrits divers, etc.). Cette dépendance pose la question de l’authenticité et de la vérité de ces écrits. L’historien serait ainsi pareil à un physicien dont le laborantin ferait  les expériences à sa place.

* On peut vouloir cacher la réalité et ne présenter que ce qui honore une nation ou un personnage historique, par exemple. Un document (qui vient du latin docere qui signifie enseigner) est ce qui nous apprend quelque chose, mais un document se fabrique, il faut donc prendre son enseignement avec précaution et ne pas confondre âge avec authenticité, c’est une illusion. L’importance du document pour le travail de l’historien nous rappelle que l’histoire commence à l’âge de l’écriture (environ 3000 ans), on prend donc pour de l’histoire ce qui est récent (100 000 ans ≠ 100 ans).  

  * De plus, si je ne connais du passé que ce que le passé m’en a laissé, le passé se réduit à la connaissance que j’en ai. En ce sens, l’histoire est « une connaissance mutilée », l’histoire est donc tout autant discipline du souvenir que de l’oubli. On pourrait ainsi établir un rapprochement entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. De la même façon que la mémoire individuelle est sélective, la mémoire d’un peuple opère un tri dans son passé.

Par conséquent, un document en tant que tel ne nous apprend rien, mais il faut pour qu’il parle lui poser des questions. C’est ce qui fait dire à l’historien G.Duby que « l’histoire progresse plus par ses questions que par ses réponses ». Le document ne répond qu’aux questions qu’on lui pose et le choix de ces questions dépend de la culture et de l’école historique de l’historien. Un document est toujours à interpréter En ce sens, un document nous apprend quelque chose moins par ce qu’il nous dit que par ce qu’il ne nous dit pas.

L’histoire se fait avec des documents écrits, sans doute. Quand il y en a. Mais elle peut se faire, elle doit se faire, sans documents écrits s’il n’en existe point. Avec tout ce que l’ingéniosité de l’historien peut lui permettre d’utiliser pour fabriquer son miel, à défaut des fleurs usuelles. Donc avec des mots, des signes. Des paysages et des tuiles. Des formes de champs et de mauvaises herbes. Des éclipses de lune et des colliers d’attelage. Des expertises de pierre par des géologues et des analyses d’épée en métal par des chimistes. D’un mot, avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, sert à l’homme, exprime l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme. Toute une part, et la plus passionnante sans doute de notre travail d’historien, ne consiste-t-elle pas dans un effort constant pour faire parler les choses muettes, leur faire dire ce qu’elles ne disent pas d’elles-mêmes sur les hommes, sur les sociétés qui les ont produites – et constituer finalement entre elles ce vaste réseau de solidarités et d’entr’aide qui supplée à l’absence du document écrit.  Lucien Febvre,  Combats pour l’histoire, p.428 

            L’intérêt de ce texte au-delà de sa clarté réside dans son analyse du travail interprétatif. L’interprétation peut ainsi être définie comme un «  effort constant pour faire parler les choses muettes ». Appliquée à l’histoire, cette formule prend tout son sens dans la mesure où précisément le passé ne parle plus. Le métier de l’historien s’apparente ainsi au métier du psychanalyste ; le passé est comme l’inconscient ; il est là sans être visible. Les écrits de Freud sont à cet égard riches en images archéologiques : « Pompéi ne tombe en ruine que maintenant depuis qu’elle est déterrée ». Les objets d’étude de l’historien et du psychanalyste sont des matériaux dont l’accès n’est pas direct.  Ce sont les questions de l’historien qui vont redonner la parole à ces vestiges du passé ; mais alors, si ce sont les questions de l’historien qui font l’histoire, on peut dès maintenant se demander si l’histoire n’est pas plus un signe du présent que l’interrogation du passé. Le passé ne sera plus alors qu’envisagé à travers le prisme du présent. Le passé en tant que tel (si cette expression a un sens) devient le miroir des préoccupations du présent. La nature de la question que pose l’historien au document témoigne de l’inscription de l’historien dans une temporalité particulière. Ainsi aujourd’hui, à l’heure de l’IVG, du droit de vote à 18 ans, la nouvelle histoire pose les questions du sexe, de la mort, de la fête. La conscience de l’historien est elle-même historique ; ce problème est plus généralement celui de toute science humaine, l’économiste appartient à une économie particulière, le linguiste a une langue maternelle, le sociologue appartient à une classe sociale. 

     Que la réalité sur laquelle porte l’histoire soit humaine pose également un certain nombre de difficultés. L’historien s’intéresse au passé des hommes. En ce sens, sa recherche porte sur l’homme, mais l’homme dans la Grèce Antique, au moyen-âge ou sous Louis XIV. La question est donc non seulement de savoir de quel homme il s’agit (s’agirait-il d’un homme éternel ?), et surtout si l’historien peut véritablement comprendre les intentions et les pensées des hommes pour chacune de ces époques.  L’idéal de l’historien semble donc être un idéal d’empathie, c'est-à-dire que l’historien pense pouvoir se mettre à la place de l’homme qu’il étudie. L’homme du passé serait un autre moi-même.

   Mais cette compréhension de l’homme du passé implique alors  de nouvelles catégories. On ne peut pas comprendre le poilu comme on comprend l’électron. L’explication causale prime dans le champ des sciences exactes, elle est unilatérale. Mais dans le champ des sciences humaines, il existe une pluralité de facteurs  pour expliquer un phénomène ; il reste donc à déterminer quel fut le facteur décisif, celui sans lequel l’événement n’aurait pu avoir lieu en aucune manière. L’objectivité est donc manquée dans la mesure où le fait jugé déterminant pour comprendre le fait historique relève de l’appréciation personnelle de l’historien. Le problème soulevé par l’objet de l’histoire, à savoir les affaires humaines, est donc le suivant : dans quelle mesure l’empathie en histoire est-elle possible et même dans quelle mesure est-elle pertinente ? 

 La présence de l’historien dans l’histoire

     Pour comprendre le problème de la subjectivité de l’historien, il faut envisager cette subjectivité non pas dans le sens d’une malhonnêteté ou des préférences individuelles, mais bien dans le sens d’une subjectivité beaucoup plus « englobante », celle d’être un homme qui étudie le passé des hommes.

Le  choix en histoire:

      Qu’est-ce qui est pertinent ? quel événement est important ? pour qui, pour quoi ? Le fait historique est un fait qui a été extrait de l’ensemble de la réalité passée. Or cette réalité est foisonnante, elle déborde de tous les côtés le fait historique. L’historien est celui qui va prélever dans cet ensemble débordant, le fait qu’il jugera significatif. Or cette pertinence (ce choix) dans la mesure où elle dépend des centres d’intérêts de l’historien est subjective et donc relative. Il y a d’ailleurs une histoire de l’histoire. Au début, l’histoire était éminemment politique (Hérodote, père de l’histoire, disait que son intention était de relater les hauts faits et gestes des hommes), on a dit alors que l’histoire était  écrite par les vainqueurs. L’histoire a ainsi été longtemps instrumentalisée, elle a été au service du roi ou des seigneurs. Elle a donc été celle du pouvoir, du prince, du roi, de l’Eglise, et elle a été  à l’époque moderne l’histoire du peuple, des mentalités, des coutumes. On est passé d’une histoire politique (des grandes batailles) à une histoire sociologique, celle des mœurs. L’histoire n’est en ce sens qu’un prélèvement partiel dans une réalité totale passée. Et si ce prélèvement est partiel ne peut-il pas être partial ? L’historien fait donc un choix idéologique, il décide du fait qui mérite une attention ; c’est l’historien qui décide du fait qui est pertinent. En ce sens, il n’y a pourrait-on dire paradoxalement d’ histoire que du présent.  Si l’historien travaille sur ce qu’il juge digne de mémoire, alors l’histoire est aussi la science de l’oubli car dans le choix qu’elle fait de ses sujets, elle écarte et plonge dans l’oubli d’autres sujets. Il y a par exemple aux Etats-Unis un musée sur l’holocauste mais aucun sur l’esclavage ou le massacre des indiens.

 la diversité des méthodes

Il y a donc en histoire plusieurs écoles d’analyse.

-       il y a les écoles qui privilégient le temps long sur l’événement

-       il y a les histoires militaires, celle des personnages historiques (biographiques), il y a l’histoire économique et sociale (c’est l’histoire des structures économiques d’une société).

Ex. un rhume qu’ a eu Louis XIV n’est pas, bien que royal, un événement politique, mais il concerne l’histoire sanitaire de la population française.Un événement est un fait unique, qui ne se passe qu’une seule fois, contrairement aux faits répétables de la physique. Mais l’unicité de l’événement si elle est une condition nécessaire n’en est pas moins une condition suffisante. Le risque est grand alors de créer un événement ; dans la mesure où ce qui relève de l’événementiel est laissé à l’interprétation subjective de l’historien. On peut établir ainsi un rapprochement entre   l’histoire et une dérive du journalisme dans la possibilité qui leur est offerte d’être des créateurs de réalité.

       L’événement, par ce qu’il a d’exceptionnel, de sensationnel, d’impromptu, de bouleversant, suscite une floraison de relations critiques, une sorte de pullulement de discours. Dans ces discours surabondants, cette débâcle de paroles, des choses sont dites qui généralement sont tues, dont on ne parle pas parce qu’elles appartiennent au banal, au quotidien de la vie, et que personne, lorsque tout va bien, ne songe à nous en informer. À propos de Bouvines, pour reprendre cet exemple- là, les descriptions qui sont faites de la bataille permettent de mieux voir comment  les chevaliers au début du XIIIe siècle se comportaient sur le champ de bataille, et un peu aussi ce qu’ils avaient dans la tête. Aussi bien la manière dont ils étaient harnachés que les règles et les convenances qu’ils se sentaient tenus de respecter dans le jeu militaire. Ainsi, à partir de Bouvines, j’ai pu tenter d’esquisser une anthropologie de la guerre féodale. Je n’aurais jamais pu la faire aussi précise partant du matériel de chroniques où l’on apprend qu’il y a eu tel jour la comète, que tel jour le pape est mort, qu’un autre jour deux armées se sont battues. Voyez –vous, l’événement, c’est comme un pavé jeté dans la mare, et qui fait remonter des profondeurs une sorte de fond un peu vaseux, qui fait apparaître ce qui grouille dans les soubassements de la vie. Ce que je dis est vrai aussi du personnage exceptionnel, parce qu’on en parle beaucoup et qu’autour de lui se noue une grosse gerbe d’informations. Pour moi la biographie, l’un des genres les plus difficiles, est peut-être aussi le plus passionnant, car le personnage – si exceptionnel qu’il soit- assume la condition commune de ses contemporains, partage leurs comportements, leur mentalité, les représentations qu’ils se font du monde. Or le fait qu’il ait lui-même parlé, qu’on ait retenu ses discours et qu’on ait abondamment parlé de lui permet de saisir ces attitudes communes. Mais en même temps, par sa personnalité singulière, par ce qu’il fait, par ce qu’il dit lui-même, par ce qu’il peut y avoir d’incongru, d’inouï dans ce qu’il profère, cet homme agite, trouble ce qui l’entoure, engendre autour de lui des ondes qui se propagent peu à peu et qui retentissent sur la formation culturelle tout entière.

 Georges Duby, Guy Lardreau, Dialogues (1980), Ed. Flammarion, coll. « Dialogues », 1980, pp. 63-64.

 

Ces différents types d’école  conduisent à envisager l’explication  différemment à chaque fois. On peut par exemple expliquer le phénomène nazi en mettant en avant la structure économique et sociale de l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres ( il s’agit alors d’un tout complexe, guerre, chômage, défaite de la première guerre mondiale), c’est la perspective fonctionnaliste, mais on peut aussi envisager le phénomène en l’expliquant par la personne d’Hitler (c’est la perspective intentionnaliste). Ces diversités dans les méthodes cachent ainsi bien souvent une diversité d’écoles historiques. Ainsi la révolution française de 1789 a subi des interprétations différentes. La lecture marxiste de l’événement faisait de cette révolution l’ancêtre de la révolution soviétique de 1917 ; la Terreur était ainsi justifiée au même titre que le communisme de guerre par la nécessité pour le peuple de faire face aux assauts de la contre-révolution. La lecture libérale place quant à elle la révolution dans la continuité de l’Ancien-Régime. 

    Le problème de la narrativité de l’histoire est  celui de l’équivocité du langage quotidien. Un mot est ambigu et en ce sens toujours l’objet d’une interprétation. Les mots ne sont pas stables, ils sont polysémiques ; la dictature ou la tyrannie par  exemple  ont un sens différent dans l’Antiquité et au XXIe siècle. La science physique au contraire utilise le langage mathématique, un signe est égal à une réalité.

  L’histoire atteint-elle la réalité telle qu’elle s’est effectivement déroulée ? Ou bien l’histoire n’est-elle que la transposition dans le passé du présent de l’historien ? Il faut repenser l’histoire en tant que discipline avec une méthode propre pour dépasser cette alternative. L’événement est-il un fait passé ou bien est-il une construction à partir d’un point de vue ? L’événement est-il véritablement un fait passé ? La science historique est véritablement problématique dans la mesure où il ne s’agit pas pour elle d’essayer de comprendre avec fidélité un événement passé, mais bien de reconstruire un événement. L’erreur est de croire que l’événement est déjà là, comme une donnée première à partir de laquelle je vais commencer à interpréter. Il n’y a pas en histoire un événement qui relèverait du vécu qui serait antérieur au connu. Le passé est la connaissance du passé sont indissociables. Un fait historique n’existe pas indépendamment de l’historien qui élabore un récit sur ce fait.

         « Chacun est pour soi-même l’être à la fois le plus proche et le plus mystérieux. Les intentions de ma conduite, mes habitudes, mon caractère, l’autre les connaît peut-être mieux que moi. Et pourtant, chacun se révolte lorsqu’on affirme cette supériorité, même possible, du spectateur sur l’acteur. […]

  Admettons que notre passé soit là, enseveli dans les profondeurs de l’inconscient, et qu’il dépend de nous d’évoquer tous nos fantômes, les instants de notre vie n’en restent pas moins incomparables. Certes, il est des souvenirs plus proches, chargés d’émotions, qui ramènent avec eux l’atmosphère du temps perdu. Je ne puis évoquer certaines de mes aventures d’enfance sans qu’une bouffée de honte ne me restitue, avec la présence de sentiments étrangers à mon moi actuel, le sens de mon identité ou du moins de ma continuité. Et pourtant, même dans ce cas, ce n’est pas la honte de l’enfant, que je vis de nouveau, toutes les impressions qui aujourd’hui font cortège à cette honte, les jugements que je porte sur elle, sont autres que dans l’expérience originelle. Je vis un autre état dont seul un fragment ressemble à une résurrection d’un moi évanoui à jamais. Pas davantage, je ne saurais penser à nouveau comme je pensais à vingt ans ou du moins il me faut partir à la découverte, presque comme s’il s’agissait d’un autre. Souvent, pour retrouver le moi ancien, je dois interpréter ses expressions, ses œuvres. Nous sommes peu sensibles à ce devenir de notre esprit, parce que nous avons accumulé le meilleur de nos expériences, le passé de notre intelligence ne nous intéresse en lui-même – sauf curiosité introspective – que dans la mesure où il est ou serait digne d’être présent.  R.Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Gallimard, 1948, p.63

   Si la connaissance de soi est problématique, alors la connaissance des autres ne peut que l’être et ceci dans une plus grande mesure. L’exemple de la honte montre bien comment je comprends ce moment de honte passé, non pas en le revivant, mais en le reconstituant à partir du sens que lui donne ma vie présente. L’historien de la même façon redonne du sens à un événement à partir du présent ; celui qui explore sa mémoire, donne à ses souvenirs une signification à chaque fois nouvelle ; comme si un autre avait vécu l’objet de son souvenir. La signification n’est pas attachée à ce sur quoi elle porte comme le noyau appartient à l’abricot. On déguise le fait d’une signification avec les habits que la mode suggère.

Réponses aux objections

-       l’objection à l’handicap de l’observation indirecte

    Que l’historien ne soit pas mis en face de son objet d’étude n’empêche pas qu’il ait une intelligence du fait historique. Au contraire, on peut penser que le soldat qui était sur le champ de bataille n’a eu qu’une vision partielle de la réalité de la bataille. De même le sociologue s’il est en rapport direct avec sa société, il recourt indirectement toutefois à des données statistiques ou des résultats de sondage par exemple pour comprendre son objet d’étude.L’historien n’est jamais directement devant l’objet passé lui-même, mais toujours devant la trace que ce passé a laissée, ce qui n’empêche pas l’observation de l’historien d’être une observation scientifique.

-       l’histoire comme reconstitution

Si le passé  n’est plus, il s’agit alors de le reconstituer, de le restituer. L’histoire doit donc en partie construire son objet, et c’est ceci qui pose le plus fondamentalement la question de l’objectivité de l’historien. L’histoire selon son étymologie signifie « enquête », l’historien ressemble en ce sens au détective privé qui va reconstituer une histoire à partir des traces des personnes sur lesquelles il enquête (notes de restaurant, appels téléphoniques, archives, documents, témoignages).

-       la mise en intrigue comme condition de possibilité de l’histoire

Le récit, la narrativité ne constituent pas un obstacle pour la scientificité de l’histoire, au contraire, ils en constituent une condition de possibilité. En quel sens ? Parce que l’histoire porte sur une réalité humaine passée, elle a affaire aux actions humaines. Or la thèse que nous devons ici soutenir est celle selon laquelle la mise en intrigue permet  la reconstitution historique. L’action et le récit ont la même nature ; ils lient toutes choses en une unité, les mouvements de ma jambe se lient pour former la marche, les mots se lient entre eux dans un récit. Il est donc possible de défendre le caractère narratif de l’histoire sans abolir pour autant son caractère scientifique. L’action qui est l’objet de l’étude historique est composée comme toute action de buts, d’intentions, de motifs et de circonstances. Le récit articule tous ces éléments dans un ensemble en suivant une temporalité. Le récit peut organiser toutes ces considérations en évitant la simple juxtaposition. Il est plus approprié pour décrire et raconter la réalité humaine désordonnée que le signe ou la formule mathématique qui reposent sur un ordre fixe. 

 La bonne subjectivité de l’historien

On aperçoit donc maintenant qu’une certaine objectivité est possible en histoire. Il y une rationalité épistémologique que l’historien doit atteindre. Il faut retrouver cette rationalité et penser la possibilité de l’objectivité sans la ramener à l’objectivité de la science mathématique. C’est la raison moderne qui a séparé la science de la subjectivité qui rend problématique cette union.  

 Il y a comme le dit P.Ricoeur une « bonne subjectivité » de l’historien. Il y a une bonne subjectivité possible en histoire dans la mesure où il y a plusieurs niveaux d’objectivité. En fait, dans la mesure où l’histoire est une œuvre de l’activité méthodique, nous pouvons parler d’objectivité. C’est le métier d’historien avec ses méthodes et sa rigueur qui va éduquer la subjectivité de l’historien. La subjectivité de l’historien n’est pas une subjectivité quelconque.

 Conclusion : On peut citer ici J.M. Muglioni qui écrit dans son introduction à l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique : «  la régularité, la conformité des événements à une loi, ne semblent donc pas pouvoir être affirmées des choses humaines qui précisément ne sont pas des choses ».

  L’histoire comme science est possible mais elle reste problématique. Si l’histoire souffre d’un manque de légitimité, c’est peut-être que fondamentalement comme le dit R. Aron, «  en histoire, la théorie précède toujours les faits ». Un fait historique n’existe que parce qu’il y a une théorie qui l’institue. En ce sens, l’histoire est tautologique ; il n’y a pas un fait qui préexisterait et une théorie qui viendrait l’expliquer, mais il y a bien une théorie historique qui dans un même mouvement se pose et pose la réalité du fait historique. On peut donc difficilement confronter la théorie et le fait qu’elle veut expliquer. Mais la particularité de l’objet de l’histoire (la connaissance du passé humain) doit être prise en considération et une méthodologie historique, une certaine rationalité épistémologique reposant sur la « bonne subjectivité » de l’historien doivent alors être élaborées en fonction de cet objet. L’histoire est donc une discipline qui tente de donner un sens à un fait historique, elle tente de synthétiser des événements et des conditions disparates, désordonnées pour rendre intelligible un fait. Elle synthétise le divers en une unité.  Elle se limite cependant à une période ou à un événement donné ; au contraire la philosophie de l’histoire (à distinguer donc de la science de l’histoire) tente de donner un sens à l’histoire dans sa totalité.   L’histoire comme réalité  et comme devenir est une totalité significative.

 Si l’histoire n’est pas une science exacte, si elle peut manquer l’objectivité, il n’en reste pas moins qu’elle est une science humaine indispensable. Si l’historien ne peut pas tirer des lois de l’histoire, il peut aider un peuple à en tirer des leçons. L’identité d’un peuple repose sur cette mémoire. Le peuple qui veut connaître son histoire manifeste son inquiétude de la comprendre, c'est-à-dire de lui donner un sens. 

 

Discipline

Physique

Histoire

Nature des outils d’analyse

Concepts, principes, lois

Opinion commune des historiens, liens

Démarche de l’explication

Déduction des principes, prévision

Narration arbitraire, sélection d’un sens des événements, choix du fait historique

Nature de la vérité

Vérités provisoires

Vérités partielles

 

Causalité

Telle cause, tel effet

Telle cause, effet variable ou nul (préférer le terme de facteur)

Nature du progrès

Progrès effectif (critiqué par énoncés d’expérience). Révolution : changement de paradigme

Critiqué par la progression du mode de questionnement

Addition de nouveaux éléments

 

18 .2 Introduction à la notion d’Histoire comme devenir.

Ce deuxième sens au mot histoire est problématique dans la mesure où il désigne une réalité différente de l’histoire comme science. La langue allemande dispose de deux mots pour désigner ces deux réalités : Geschichte / Historie. L’histoire est-elle une totalité abstraite qui suivrait une certaine finalité, ou bien n’est-elle que la collection de faits disparates et juxtaposés dont la réunion serait contingente ? L’histoire a-t-elle un sens, c'est-à-dire une direction et une signification ?  Si l’Histoire est l’histoire de l’humanité, si donc elle synthétise toutes les histoires en une totalité, comment cette totalisation est-elle possible dans la mesure où les actions humaines semblent bien souvent désordonnées et semblent être le fruit du hasard ? Comment passer de la multiplicité des affaires humaines contingentes à l’unicité de l’Histoire ? 

  Il existe un mot pour désigner cette totalisation, c’est celui de sens. On va tenter alors d’attribuer à l’histoire un sens, c'est-à-dire une direction et une signification. L’histoire est téléologique c'est-à-dire qu’elle s’intéresse aux fins de l’histoire. Une philosophie de l’Histoire n’est possible que s’il y a une rationalisation de la multiplicité des événements divers. La philosophie de l’histoire est celle qui recherche derrière l’apparent désordre des affaires humaines dans le temps un ordre sous-jacent, un sens qui ne peut se délivrer si l’on en reste à l’analyse d’une période particulière (comme le ferait l’historien de formation).Une philosophie de l’Histoire n’est donc possible que dans le cadre d’une représentation qui exclut à la fois l’absurde (l’histoire qui piétine, qui n’avance pas), le hasard (sinon parfaitement inintelligible)  et le temps cyclique (≠ temps linéaire, ≠ progression, = éternel présent) : trois négations du sens de l’histoire.

    La conscience historique, c'est-à-dire la conscience d’appartenir en tant qu’homme à une humanité et que cette humanité réalise un but, c'est-à-dire que cette réalisation possède une histoire, est une conscience moderne.  Les sciences de la nature  ont suscité à partir du 17ème siècle un sentiment d’ignorance quant à la place de mon existence dans le monde (je suis un être mortel dans un univers qui m’est étranger, je suis seul face au monde). Avec les philosophies de l’Histoire qui apparaissent au 18ème et 19ème siècle (Kant, Hegel et Marx principalement), je ne suis plus une existence isolée, j’appartiens à l’humanité. Je ne suis plus seul, je suis une partie du tout. 

Questions : existe-t-il un sens au devenir historique ? Si oui, comment peut-on le savoir ?  Comment peut-il se réaliser ?  Qui le réalise ? un exemple de philosophie de l’histoire : la philosophie de Kant dans L’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784)

Ce texte énonce la première philosophie de l’histoire. Elle hérite de la pensée religieuse mais elle s’y oppose toutefois.  Le Christianisme a une représentation linéaire du temps mais la conception de l’histoire qu’il propose s’adresse exclusivement au peuple hébreu (et non pas à l’humanité). Cette histoire est  fondée sur le dessein divin : c’est Dieu qui oriente cette marche. Avec Kant, c’est la Nature  qui va jouer ce rôle qui était attribué dans le christianisme à Dieu. Le point de vue du philosophe est surplombant, global ; c'est-à-dire qu’il  observe le devenir de l’espèce humaine et il lui donne un sens. Comme il ne peut donner un sens à l’aventure individuelle d’un homme (qui est chaotique) il va donner un sens à l’aventure humaine en se plaçant au niveau de l’humanité. C’est dans l’histoire de l’espèce plutôt que dans l’histoire de l’homme qu’un ordre pourra être révélé. La philosophie de l’histoire se place au niveau de l’espèce, pour y déceler de la régularité et donc la possibilité d’une continuité. Tout consiste, pour ne pas perdre espoir, à donner du sens à l’insensé. Ceci est permis par un « changement d’échelle ». Redonner du sens à l’histoire humaine, c’est tenter de repenser l’unité de l’homme donc son harmonie ; en d’autres termes, il s’agit de reconnaître son statut d’être naturel. Tandis que la nature nous offre le spectacle éclatant de l’ordre et de l’harmonie, celui de l’humanité semble être celui du désordre et de la discorde. L’homme serait l’abandonné de la nature ? 

 La finalité naturelle.

On pourrait dire que tout le propos de Kant dans ce texte vise à montrer que l’homme n’est pas abandonné par la nature, ou alors que c’est cet « abandon » (l’homme est le plus démuni de la nature) qui va être à l’origine de la force de l’homme. Il y un renversement qui s’opère ici ; c’est la faiblesse de l’homme qui va produire son contraire, c'est-à-dire sa puissance. Tout se passe comme si la nature avait accouché de son propre contraire, la raison. La raison  est en germe dans l’homme. Elle demande à être développée. On ne peut pas, dans l’économie de la pensée de Kant, envisager une disposition inutile. Le finalisme naturel que Kant hérite d’Aristote veut que chaque création de la nature trouve son plein développement. La nature ne fait rien en vain. Tous les organes d’un animal ont une utilité ou une fin déterminée (les oreilles servent à entendre, le nez à sentir, les poumons à respirer). L’homme a une disposition spécifiquement humaine : la raison . Mais cette disposition ne se développe pas d’emblée comme les autres organes naturels ; elle différencie ainsi l’homme de l’animal. L’animal est au bout de quelques semaines ce qu’il sera toute sa vie comme le disait Rousseau, l’homme est au contraire en devenir dans son existence, il développe peu à peu sa raison ; l’homme n’est pas totalement réalisé dans son être. La raison n’est pas pleinement développée et une vie humaine ne suffit pas à la réaliser, c’est donc aux générations futures que sera confié la tâche de continuer le développement de cette disposition. On retrouve la thèse de Rousseau de la perfectibilité de l’homme. On pourrait appeler ce finalisme naturel, la Providence.

    Mais dire que la nature ne fait rien en vain ne permet pas de comprendre le désordre des affaires humaines. Comment concilier la finalité naturelle et ce chaos humain ? Pour parvenir à donner un sens donc à cette aventure humaine, il faut découvrir une « finalité cachée » qui servira de fil conducteur. Il y a bien une finalité naturelle, mais celle-ci est cachée ou pourrions nous dire « déguisée ». La finalité naturelle n’est pas directement observable, elle n’est pas là où nous pensions la trouver.

        La raison est une disposition spécifiquement humaine mais une disposition naturelle quand même. Or la nature ne fait rien en vain, elle ne crée rien de superflu, elle ne peut donc pas créer une raison pour qu’elle reste dans cet état d’inaccomplissement. Donc la nature veut le développement de cette disposition. C’est elle qui va vouloir à travers l’homme et plus précisément à travers son double penchant à l’association et à la séparation.

   la thèse de l’insociable-sociabilité

    C’est la nature humaine (et plus généralement la Nature) qui constitue le moteur de l’histoire. L’homme est un être double, sociable et insociable à la fois ; c’est cette double dimension humaine qui constitue comme nous allons le voir la dynamique historique. La marche de l’histoire est donc la suivante : la raison est une disposition en germe dans l’homme et elle va trouver à travers l’histoire de l’humanité son plein développement, elle va s’accomplir. Le siècle des Lumières sa caractérise par une confiance en la raison.

Comment s’effectuent ce progrès de l’humanité, comment la disposition humaine qu’est la raison trouve-t-elle à se développer ?    Deux penchants antagonistes caractérisent l’homme : un penchant à l’association d’une part et un penchant à la séparation d’autre part. La sociabilité consiste dans la recherche de la société des semblables. L’insociabilité au contraire se détermine comme un penchant à l’égoïsme avec des passions sociales telles que l’ambition, la cupidité ou la soif de domination. C’est ce penchant qui décuple les dispositions de l’homme. Il se produit alors dans ce contexte naturel un phénomène d’élévation: l’homme veut se dépasser, se distinguant ainsi de l’animal. Il s’agit donc d’une ruse de la Nature : sans ce double penchant, les dispositions humaines et surtout la raison resteraient à l’état de sommeil. Les hommes seraient dans une profonde léthargie, leur bonheur serait pareil à celui des bergers d’Arcadie. L’insociabilité comme disposition humaine n’est donc pas à envisager négativement, comme un contre-modèle de l’humanité. Ce penchant participe pleinement au développement de la raison, il en constitue une condition sine qua non.

Prenons l’exemple du riche banquier analysé par J.M. Muglioni : pour devenir un riche banquier, c'est-à-dire pour tenter de satisfaire ces passions sociales que sont  l’ambition et la cupidité, il faut être capable de discipliner tous les autres penchants naturels qui pourraient contredire l’assouvissement de cette passion. Le banquier doit donc se discipliner, parvenir à une maîtrise de lui-même pour ne pas rendre impossible sa passion première, l’accumulation de l’argent. On peut dire avec J.M. Muglioni que «  sa folie est le moyen dont la nature se sert pour lui extorquer une sorte de sagesse. Cette culture négative qu’est la discipline  consiste dans la libération de la volonté du despotisme des désirs ».

     Mais la finalité naturelle ne justifie pas cependant individuellement la méchanceté. L’homme reste libre individuellement et responsable de ses actes. Si la Providence avait mis en nous cette méchanceté, nous ne pourrions en être tenus pour responsable. Si l’ambiguïté de l’homme (son insociable-sociabilité) permet le développement de ses dispositions,  le mal qui peut résulter de ce conflit n’en est pas pour autant justifié. L’homme est un être libre, c'est-à-dire une personne essentiellement morale. On doit donc distinguer entre un progrès qui civilise et un progrès qui moralise. Est-ce que le fait d’être plus raffiné me rendre plus moral ? Est-ce que la culture est synonyme de moralité ? Le spectacle de la société n’est-il pas celui d’une guerre sournoise qui se cache derrière le masque de l’hypocrisie ?

Conclusion : Kant pense que notre réflexion sur l’histoire doit supposer, comme fil directeur, un « dessein de la nature » qui préside au développement de notre espèce (comme un dessein de la nature préside au développement de la faune et de la flore).  L’homme ignore ce plan de la nature mais il le réalise sans le savoir. En effet, poussé par son ambition, il semble ne viser que son intérêt particulier et égoïste. Pourtant, pensant ne rechercher que son intérêt particulier, il réalise le dessein de la nature qui vise le développement de l’espèce humaine, son progrès. La philosophie de l’Histoire est donc une philosophie optimiste qui postule le développement nécessaire de la raison humaine. Le progrès de l’espèce humaine se fera malgré et par la méchanceté des hommes. C’est donc en retrouvant l’idée que la nature améliore d’une certaine manière les hommes malgré eux et sans qu’ils aient à le vouloir, que nous fonderons notre espérance.

 

 

19. Les représentations du mal. Existe-il un mal radical ? Peut-on vouloir le mal ?

 

L'énigme du mal.

La religion                  Le problème du mal n’est pas un problème comme les autres. Le mal n’est pas une chose ou un élément du monde. Son surgissement est hautement problématique. Quelle est l’origine du mal ? Question abyssale qui nous conduit à en privilégier une autre, celle de savoir pourquoi nous faisons le mal. Le mal posait déjà une difficulté à la religion. En effet, l’existence du mal semble incompatible avec l’existence de Dieu. Si Dieu est tout puissant et infiniment bon, pourquoi le mal existe-t-il ? On ne peut pas tenir ensemble les trois propositions suivantes :

-          Dieu est tout puissant

-          Dieu est infiniment bon

-          Le mal existe dans le monde.

Si Dieu est tout puissant, il peut être cause du mal dans le monde mais alors il n’est plus tout puissant. Et si Dieu est infiniment bon et si le mal existe, c’est qu’il n’est pas tout puissant.

 Les théodicées sont des tentatives philosophiques pour concilier les attributs de Dieu (toute puissance et infinie bonté) et l’existence du mal. Il s’agit alors de déréaliser le mal et montrer qu’il n’est qu’apparent, c’est-à-dire qu’il n’est qu’un moindre mal dans le meilleur des mondes possibles. (Voir à ce sujet la théodicée de Leibniz et sa mise à mal par Voltaire).

 Les théodicées sont le signe de la difficulté que nous avons à penser le mal. Et les crimes qui ont été commis au XXème et en particulier ceux commis par le régime nazi pendant la seconde guerre mondiale rendent obsolètes toute tentative de justification du mal.

Absolu/relatif     Les témoignages des rescapés des camps de la mort (Treblinka, Sobibor, Auschwitz, etc.) révèlent l’horreur de la solution finale programmée par le IIIème Reich. L’homme a l’impression d’être face à un mal absolu, insupportable et indicible. Les survivants insistent sur le caractère inimaginable de leur expérience dans les camps d’extermination et de concentration.

 Giorgio Agamben, dans son livre, Ce qui reste d’Auschwitz, rapporte les propos d’un certain Zelman Lewental, un membre du Sonderkommando d’Auschwitz, c’est-à-dire l’équipe spéciale composée de juifs et chargée d’extraire les cadavres de chambres à gaz, de les laver, de récupérer les dents en or et les cheveux avant de les introduire dans les fours crématoires.

«  Comment exactement les choses se sont passées, aucun être humain ne peut l’imaginer, et c’est en fait inimaginable qu’on puisse raconter exactement comment nous avons vécu cette épreuve. »

 Le langage                   Tout se passe comme si le mal ne pouvait ni se dire ni être pensée, comme s’il échappait aux catégories du langage. En effet, le génocide nazi des juifs d’Europe et les goulags soviétiques incarnent le mal dans son excès même. Et cet excès même ne peut se dire. La notion de crime (de masse) est-elle adéquate quand on a affaire à une production massive de cadavres ? Ce qui ne peut se dire, ne peut non plus être pensé.   

Expliquer/comprendre     Tout se passe comme si l’horreur ici évoquée échappait à toute compréhension, comme si le mal était réfractaire à toute conceptualisation. Le mal serait l’infiniment autre qui ne peut être relié à un concept. Peut-être cela est-il dû au fait qu’un mal expliqué n’est plus un mal, un mal justifié perd le caractère essentiel qui fait de lui un mal. En effet, il semble qu’expliquer le mal ne peut que conduire à masquer ou édulcorer la radicalité du mal commis. C’est cela qu’exprime peut-être Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah, lorsqu’il évoque «  l’obscénité absolue du projet de comprendre ».

 Même nous pourrions dire que la vérité de ce mal est irréductible aux éléments réels. La réalité ici excède nécessairement ses éléments factuels. Cela signifie que la description la plus minutieuse d’une journée ordinaire dans un camps de la mort ou  la description détaillée du génocide (son organisation, etc.) ne permettent pas d’atteindre le sens de cette réalité. Le mal est un défi pour la pensée, car il semble ici au-delà de tout motif. Les passions telles que la cupidité, l’envie, la haine ne peuvent seules rendre compte de la réalité d’Auschwitz.  Avec les camps de la mort et la « fabrication de cadavres », l’impossible devient possible.

Culture               Faut-il pour autant abandonner tout projet de comprendre, de penser cette réalité ?  Faut-il renoncer à penser le mal ? Pouvons-nous nous satisfaire du simple rejet, hors de l’humanité, de cette réalité ? ou bien prétendre que celle-ci n’a pu avoir lieu que dans un contexte historique et culturel déterminé, et que celle-ci est donc à jamais passée ?

 Nous allons tenter de penser après et avec Auschwitz. Nous allons tenter de penser le mal au risque de le retrouver en nous-mêmes.

E. Lévinas écrit dans Noms propres : « […] la haine persécutrice, la haine meurtrière et excédant toutes les catégories du prétexte utile ou nécessaire, ayant perdu son allure d’exception pour prendre les monstrueuses proportions que l’on sait, il s’agit de philosopher avec cette douleur infinie et cette « tumeur dans la mémoire », c’est-à-dire ce « gouffre béant » comme poumon même de la réflexion ».

Origine / fondement     Nous nous donnons pour tâche ici de penser le phénomène du mal. N’est-ce pas la mission de la philosophie que de tenter de donner un sens aux diverses facettes de notre existence ? 

  Nous ne nous demanderons pas quelle est l’origine du mal mais pourquoi nous le faisons. Dès lors ces pensées n’auront pas qu’un intérêt théorique de compréhension mais aussi un intérêt pratique de lutte contre le mal. Penser le mal permettra de le combattre, car le penser ce sera l’identifier et reconnaître peut-être la possibilité qu’il soit en nous.

Nous verrons ainsi que le phénomène du mal peut être présenté dans différentes représentations. Il y a une première représentation, la plus commune, qui est portée par la religion et la littérature. Elle présente un Mal absolu d’origine extra-humaine (diabolique, monstrueux, pathologique) incarné dans des individus hors de l’humanité (des sadiques, des pervers, des monstres, etc.), bref des hommes qui ont voulu le mal pour le mal, qui ont fait le choix de la méchanceté. Voilà  l’inhumanité : faire le choix du mal, pactiser avec le Diable. Nous verrons ensuite la représentation du mal qu’en donne Hannah Arendt et qui lui a été inspirée par la figure d’un fonctionnaire nazi, «  un fonctionnaire du mal », Eichmann.

Mais d’ailleurs d’où vient l’idée du mal si ce n’est de l’idée du bien ? Le bien lui-même ne désigne-t-il ce vers quoi doit tendre l’homme, son devoir-être ? La morale affirme l’existence d’une réalité qui n’est pas mais qui doit être. Les hommes semblent ne pas se satisfaire de la réalité telle qu’elle est. Mais qu’est-ce qui rend possible la moralité ? Qu’est-ce qui la fonde ? S’agit d’un sentiment (comme la pitié par exemple) ou de la raison ? La morale a-t-elle à son principe un sentiment ou la raison ?  Nous nous poserons donc aussi la question de savoir ce qui rend la morale possible.

 

La méthode que nous adopterons ici consistera à partir de situations concrètes que nous tenterons de décrire le plus précisément possible pour ensuite procéder à leur analyse.

Situation 1. Des tueurs ordinaires, les hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande : une première journée de massacres.

Bibliographie :

 C. Browning, Des hommes ordinaire, le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale.

 M.Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité

A. Description

Le livre de Browning est une enquête sur la déportation et les massacres de juifs polonais auxquels a participé le 101e bataillon de réserve de la police allemande de juillet 1942 à novembre 1943. Durant cette période ce bataillon a tué 38 000 juifs et en a déporté 45 000 vers les camps de la mort. Ce bataillon est donc responsable du supplice de 83 000 juifs.

 Ce bataillon est composé de 500 hommes dont le profil sociologique et psychologique (avant le début de ces massacres) est assez ordinaire. Ces hommes, pour la plupart père de famille, sont trop âgés pour être engagés dans l’armée et être envoyés sur le front russe. Ils ont donc été enrôlés dans la police allemande. Ils appartiennent soit à la petite bourgeoisie  (ce sont des commerçants ou des artisans) soit à la classe ouvrière. Ils vivent pour la plupart dans la ville d’Hambourg, qui est l’une des moins nazifiée d’Allemagne, et seulement un quart d’entre eux est inscrit au parti nazi. Il n’y a que quelques SS parmi ce bataillon.  Ils sont comme le dit l’auteur, des hommes ordinaires. Leur commandant, appelé Trapp, n’est pas particulièrement sadique ou cruel. Lorsqu’il apprendra la nature de leur première mission (massacrer 1800 juifs dans le village polonais de Jozefow), il l’annoncera, en pleurant, à ses hommes et leur donnera la possibilité de ne pas participer à ce massacre. Une douzaine d’hommes seulement sur les 500 qui formaient le bataillon ont réagi immédiatement à la proposition de leur commandant et ont demandé à ne pas participer à la liquidation des juifs de Jozefow. Pourquoi avons ici un si petit nombre ? Et quelle a été l’attitude des autres policiers durant cette journée de massacres ?

  Le récit que fait C.Browning de la première journée de massacres saisi d’effroi. Le récit est d’abord celui de l’enchainement des actions nécessaires à la réalisation de l’ordre donné de tuer 1800 juifs dans le village de Jozefow. En faisant ce récit, il nous oblige à penser que l’horreur a besoin d’une méthode, d’une organisation. Il faut suivre un ordre, le plus efficace, pour réussir à massacrer en masse.

Mais cet effroi est bientôt suivi d’un autre, celui-là suscité par la prise de conscience que de tels actes ont pu être commis par des hommes ordinaires. On peut alors se demander si une certaine tendance de se représenter le mal n’a pas pour effet d’éloigner de nous sa possibilité. En effet, dire que le mal est le fait d’être sadiques, de fous pervers consiste à attribuer la possibilité du mal à des êtres monstrueux, différents de l’humanité. Or le texte de Browning ne nous dévoile pas seulement des considérations générales sur la composition sociologique de ce  bataillon, il nous informe aussi sur l’attitude de ces individus durant cette première journée de massacre.

 

Analyses :

On peut tenter d’expliquer la possibilité de l’horreur en invoquant de multiples facteurs : la brutalité inhérente à la guerre, le racisme, la segmentation et le caractère routinier des tâches, la sélection des tueurs, le carriérisme, l’obéissance aux ordres, la soumission à l’autorité, l’endoctrinement idéologique, le conformisme enfin.

  La conscience                   L’intérêt de ces extraits est de montrer toutefois qu’une partie des individus a soit refusé de participer aux massacres soit a adopté des stratégies d’évitement, de fuite. Certains se cachent dans la forêt, d’autres restent le plus longtemps possible dans les maisons à chercher ceux qui se cachent, d’autres encore s’enivrent. Le premier massacre n’a pas été exécuté de « gaieté de cœur ».  Mais il a bien eu lieu. Quelle analyse pouvons nous tirer de ces récits effroyables ? Que  sommes nous en droit de déduire sans salir la mémoire des disparus ? Terestchenko qui rapporte ces faits et qui les analyse remarque une chose intéressante : le premier compromis enchaine l’individu dans la soumission. Il y a un piège de la soumission. Quand on commence par accepter, il est plus difficile de résister ; quand on dit « oui », on dit plus difficilement  « non » par la suite. Pourquoi ce phénomène ? On pourrait l’interpréter en disant que le refus qui n’est pas initial implique en même temps la reconnaissance d’avoir été ce monstre qui a commencé par obéir et par assassiner des innocents. Dès lors cette acceptation suppose immédiatement une rupture à l’intérieur de soi, un choc existentiel qui ébranle l’équilibre mental que chacun tente de façonner. De même qu’il y avait des stratégies d’évitement pour ne pas participer à ces horreurs, il devait y avoir des stratégies d’évitement de prise de conscience de ce qui était en train de se passer. On envisage alors la possibilité d’un mensonge à soi ; « ce n’est pas moi qui voulait cela… la hiérarchie est responsable… ce sont des traitres et des lâches les autres soldats qui tentent de se soustraire à ces ordres … ils nous laissent faire  le « sale boulot » … cet enfant ferait mieux de mourir à son tour, sa mère est morte déjà à ses côtés… ». Terestchenko explique la difficulté que rencontre un sujet pour désobéir aux ordres, une fois qu’il a accepté ceux qu’on lui a précédemment donnés : «  pour échapper au processus dans lequel il a été progressivement pris, il lui faut reconnaître que tout ce qu’il a fait précédemment était critiquable, alors que continuer à obéir lui permet au contraire de croire au bien-fondé de ses conduites antérieures. Une telle prise de conscience exige une rupture, un rejet de ce passé comme inacceptable, et équivaut à un véritable traumatisme ; elle est comparable à une conversion et introduit une discontinuité radicale dans la vie de l’individu. De la l’importance décisive du refus d’obéir dès le début, de ne pas céder à la moindre exigence. Seul ce refus inaugural, premier, permet de préserver l’intégrité morale et psychologique de l’individu en même temps que sa liberté. A défaut, le processus d’asservissement à toutes les chances de se poursuivre inexorablement. »

 

Le sujet                       Ces hommes ne nous révèlent-ils pas aussi la fragilité de cette identité individuelle qui n’aura pas le courage de dire « non » ? Ces hommes n’ont pas la force d’âme, la réserve intérieure pour s’opposer à ce processus de déshumanisation qui s’opère par une dépossession progressive de soi. Ces hommes sont caractérisés par la passivité et l’absence à soi.

Mais peut-on formuler à l’endroit d’autrui un devoir d’héroïsme ? Si les risques encourus par une désobéissance n’étaient en réalité moins terribles que les soldats ne l’imaginaient, ils étaient biens réels dans leur esprit; comment savoir quelle conduite nous aurions personnellement adoptée ? Nous croyons tous que nous aurions été de ceux, peu nombreux pourtant, qui ont résisté. Mais les résultats de l’expérience menée par  Milgram  dans les années soixante dans une université américaine et qui porte sur la soumission à l’autorité doivent nous conduire là encore à une certaine réserve.

 Nous allons donc poursuivre notre enquête sur la tendance humaine à la soumission. Cela aura pour effet de dévoiler ce que peuvent avoir d’inexact les théories qui réduisent la possibilité du nazisme à un contexte culturel et politique particulier. Croire que ces horreurs ont été exécutées par des psychopathes, des hommes sadiques et cruels qui avaient la volonté de faire le mal, bref rejeter hors de l’humanité la possibilité de faire ce Mal, est rassurant mais pas nécessairement entièrement vrai.

Le mal est-il nécessairement l’effet d’une volonté de faire le mal ? Les crimes les plus monstrueux du XXème siècles n’ont-ils pas été commis par des hommes médiocres et ordinaires, des « fonctionnaires du mal » comme les appelait H.Arendt ?

Situation 2 Le dispositif expérimental de Stanley Milgram

A. Description

    Théorie et expérience      Durant la période d’août 1961 au moi de mai 1962, Stanley Milgram va élaborer dans son université de Yale un dispositif expérimental dans le domaine de la psychologie sociale  visant à mesurer le taux d’obéissance à une autorité.  Les résultats qu’il va obtenir conduiront à réviser les théories qui cantonnent l’horreur nazie à un phénomène historique et qui expliquent l’obéissance du peuple allemand par des prédispositions culturelles.

L’expérience vise à savoir si les hommes peuvent faire du mal à un innocent si on leur demande. La question est d’abord saugrenue tant nous considérons comme un principe de morale élémentaire que celui de ne pas faire souffrir un innocent. Et les psychiatres consultés avant le début de l’expérience avançaient qu’ 1% peut-être en seraient capables, mais il s’agit alors des cas cliniques de psychopathologie, des sadiques.

Voici le protocole général de l’expérience tel qu’il est présenté par Milgram : «  l’étude porte sur l’intensité de la décharge électrique qu’un sujet est prêt à infliger à une autre personne lorsqu’un expérimentateur lui ordonne de punir, de plus en plus sévèrement, la « victime ». L’acte d’envoyer une décharge électrique s’insère dans une expérience sur l’apprentissage, conçue en apparence pour étudier l’effet de la punition sur les capacités de mémorisation. Chaque session implique, outre l’expérimentateur, un sujet naïf et un sujet complice. Chaque sujet est payé 4,5 dollars à son arrivée. L’expérimentateur introduit l’expérience par des remarques générales, expliquant combien l’effet de la punition sur la mémoire est mal connu des scientifiques : puis les deux sujets apprennent qu’ils vont former un couple enseignant-élève. Ils tirent au sort leur rôle, mais le tirage est truqué de sorte que le sujet naïf se retrouve toujours dans la position de l’enseignant et le complice toujours dans celle de l’élève. L’élève est conduit dans une pièce adjacente et attaché à une « chaise électrique ».

L’expérience de Milgram a 18 variantes qui toutes interrogent des hypothèses pouvant expliquer cette propension à la soumission.

Analyses :

    Obligation/contrainte   Faut-il en conclure à l’immoralité des hommes ? Et dire qu’il y a des hommes sans principes moraux qui se laissent dicter leurs conduites, et d’autres animés de profondes convictions éthiques ? Le monde se diviserait alors en deux parties inégales, d’un côté, le plus grand nombre, des individus sans principes, et de l’autre, des individus justes nourris de réflexions philosophiques, de spiritualité ou de religiosité.

 Mais un des problèmes de cette conclusion hâtive c’est qu’elle oblige à soutenir que les principes moraux sont réservés à une « élite de penseurs ». De plus, il ne semble pas que les individus qui ont obéi jusqu’au bout de l’expérience aux ordres qu’on leur a donnés, aient manifesté une ignorance totale, une indifférence complète à l’endroit des principes moraux, le premier ici étant de ne pas faire de mal à un innocent. En effet, la gêne, l’anxiété, les hésitations que manifestent les individus révèlent leur connaissance voire leur intériorisation de ces principes. La quasi totalité des sujets n’étaient pas dénués de sentiment moral, mais ils étaient incapable d’agir en accord avec ce sentiment. Leur devoir d’obéissance avait plus de puissance que leur conscience morale. L’expérience nous apprend que les individus ont tendance dans certaines circonstances à ne plus obéir à eux-mêmes mais à obéir aux ordres.

 Milgram définit en état agentique et état autonome  les deux états dans lesquels les individus de cette expérience se placent. Dans le premier, l’individu accepte, plus ou moins consciemment, de se considérer comme le simple instrument d’un système d’autorité qui ne le tient plus pour responsable. Dans le second, l’individu refuse l’aliénation de son individualité et garde la pleine conscience de sa responsabilité personnelle. L’état agentique explique Milgram, «  désigne la condition de l’individu qui se considère comme l’agent exécutif d’une volonté étrangère, par opposition à l’état autonome dans lequel il estime être l’auteur de ses actes ».

       Transcendance               La soumission à l’autorité désigne le fait que l’individu ne se conçoit plus que comme un rouage d’une machine qui le dépasse, comme une partie d’une totalité qui l’englobe. L’individualité est absorbée par l’autorité à laquelle on reconnaît une légitimité. La soumission à l’autorité est la reconnaissance d’une transcendance, c’est-à-dire d’une réalité qui me dépasse, une instance supérieure. Il s’agit ici de la transcendance de la Science.  La Science est considéré par les individus comme une réalité positive qui éclaire le monde.  On conçoit maintenant la possibilité que les hommes érigent en réalité transcendante des entités comme l’Etat (les exemples du III Reich et des autres systèmes totalitaires en témoignent), le Marché. N’est-ce pas au nom des lois du Marché que les relations professionnelles ont été sacrifiées ?

 Science, Etat, Marché sont des instances qui sont la véritable source de l’autorité, et non les hommes qui en donnent les ordres, si bien qu’eux-mêmes sont considérées et se considèrent eux-mêmes comme étant au service de cette réalité transcendante.

 La question que l’on doit maintenant se poser est celle de savoir comme ne pas se laisser déposséder et devenir cet agentique ? Comment lutter contre le mal ? Est-ce que le comprendre permet de le combattre ?

D’autres expériences de psychologie sociale :L’expérience de la prison de Stanford par P.Zimbardo ;De la fumée dans la pièce ;L’expérience de Asch ;L’expérience de Leyens.  Vous trouverez sur internet des textes et des vidéos sur ces différentes expériences.

    Les situations que l’on vient d’analyser révèlent que le mal, entendu ici comme le fait d’infliger une souffrance à une personne innocente, est possible sans qu’il faille nécessairement supposer une volonté de faire le mal pour le mal. Comme il y avait une  contradiction entre les sentiments des soldats du 101 bataillon et la nature du régime qu’ils servaient, il existe une contradiction entre les sentiments des sujets naïfs de l’expérience et les ordres qu’ils exécutent.

On peut donc distinguer deux types d’approches : la première « individualiste » qui affirme l’existence d’une volonté perverse, d’une volonté de nuire. On suppose alors l’existence d’une volonté délibérée de faire le mal, d’un choix conscient, volontaire, diabolique de faire souffrir des innocents. L’autre « environnementaliste » ou « situationnelle » qui révèle  une tendance à la soumission et plus généralement une passivité humaine.

 Le concept de banalité du mal forgé par H. Arendt va nous aider à clarifier ce propos et à entrevoir la possibilité de résister au mal. 

 

Extraits du livre de Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité.

Étant admis que, dans notre civilisation, de tous les principes moraux celui qui interdit de faire souffrir un innocent est le plus universellement accepté comme une norme inviolable, aussi bien par les individus que par les systèmes juridiques des États, la question est de savoir s'il est cependant assez puissant pour empêcher que des hommes obéissent à des ordres qui exigent d'eux qu'ils le transgressent ouvertement. Mais la question même mérite-t-elle d'être posée? Tout porte à croire que des individus confrontés à un tel dilemme feraient le choix de la désobéissance plutôt que de contrevenir à un impératif catégorique si évident pour tout un chacun, quels que soient son niveau d'éducation ou la place qu'il occupe dans la société. « Tu ne feras pas de mal à un innocent » est un principe dont la force d'inhibition se trouve peutêtre levée dans des cas exceptionnels de folie meurtrière, individuelle ou collective, ou encore de fanatisme religieux, mais on ne saurait s'attendre à ce qu'un homme ordinaire, ayant le libre choix de ses actions, le transgresse simplement par obéissance. Ainsi parle le sens commun.

Aussi assurée que cette prédiction puisse paraître, c'est pourtant l'hypothèse qu'entreprit de tester Stanley Milgram dans une série d'expériences qui impliqua prés d'un millier de sujets des deux sexes, appartenant à toutes les couches sociales (employés, professeurs de lycée, ingénieurs, infirmières, assistantes sociales, hommes d'affaires, cadres, etc.), répartis dans chaque expérience selon un pourcentage immuable fixé à l'avance.

Les sujets avaient été recrutés par une annonce passée dans le journal local, puis par courrier, sollicitant leur participation à une étude scientifique menée par le département de psychologie sociale de l'université de Yale portant sur la mémoire et l'apprentissage.

Dans sa structure de base, l'expérience mettait en rapport trois personnes: le sujet «naïf », l'élève (en réalité un complice jouant le rôle de la «victime ») et l'expérimentateur. Afin de placer le sujet en situation de devoir obéir aux ordres de ce dernier, il lui avait été expliqué que, selon plusieurs théories psychologiques, la punition exerce une influence positive sur les mécanismes de l'apprentissage. On lui demanderait donc d'infliger une décharge électrique d'intensité croissante chaque fois que l'élève se tromperait dans la réponse qu'il apporterait à un exercice portant sur une association de mots, décharge envoyée par un stimulateur de chocs composé de trente manettes s'échelonnant de 15 à 450 volts. Quant à l'élève, il était placé sur un siège, attaché par des sangles, une électrode fixée au poignet et, selon une procédure fixée à l'avance, il devait donner une bonne réponse sur trois et mimer des réactions de plus en plus douloureuses et poignantes à mesure qu'il était censé recevoir des chocs plus intenses (le sujet ignorant, bien sûr, ce subterfuge).

Cette procédure fit l'objet de dix-huit variations sur la base desquelles furent dégagées des conclusions théoriques assez constantes pour être tenues comme révélatrices des comportements humains lorsque se présente le dilemme de l'obéissance, le conflit entre l'incitation à agir selon sa propre conscience (prenons pour l'instant cette notion dans son sens le plus large) et l'incitation à obéir à une autorité « sadique » ou « cruelle »> quoique aucun de ces adjectifs ne convienne tout à fait pour qualifier l'ordre émanant d'une autorité prétendant agir uniquement « au nom de la science », par une sorte de nécessité objective requise par le bon suivi de l'expérimentation.

Dans la première expérience, le sujet était placé dans une pièce séparée de celle dans laquelle se trouvait l'élève dont les réponses apparaissaient sur un écran. Il ne pouvait percevoir ses réactions à l'administration des électrochocs autrement que par les coups sur le mur que la « victime » se mettait à frapper de plus en plus violemment lorsque le seuil des 300 volts était franchi; au-delà de 375 volts, plus aucune réponse n'apparaissait et les tambourinements cessaient. Sur les quarante sujets qui participèrent à cette variante de l'expérience (dite de « feedback à distance »), 26, soit 65 %, ont obéi aux ordres de l'expérimentateur d'envoyer la décharge maximale, tout en donnant des signes de malaise et de tension nerveuse ou en exprimant leur désapprobation à l'endroit des ordres qu'ils recevaient, sans cesser pourtant d'y obéir.

Mais aussi surprenants ces résultats soient-ils, on était en droit de penser qu'ils pouvaient en quelque manière s'expliquer par la distance qui séparait le sujet de l'élève, dont les protestations étaient inaudibles et qui restaient pour lui presque «  abstraites ». Telle était la situation des fonctionnaires nazis dont la charge était d'organiser depuis Berlin la déportation des Juifs vers les camps de la mort, mais qui ne se trouvaient pas en contact direct avec eux, qui n'étaient jamais dans une relation de face à face avec eux et dont par conséquent la sensibilité n'était pas affectée par des décisions qui, pour eux, étaient purement « administratives » . Eichmann est l'exemple type de ces bureaucrates de la mort (même s'il lui est arrivé de se trouver sur les lieux mêmes de ces crimes de masse; à Budapest, par exemple, entre mars 1944 et le début de l'année 1945, lorsque lui fut confiée la tâche d'organiser la liquidation des Juifs de Hongrie).

Aussi, dans la deuxième expérience (dite de « feedback vocal » ), une nouvelle variable fut introduite : les plaintes de l'élève pouvaient cette fois-ci être clairement entendues. Les résultats se révélèrent pourtant sensiblement identiques: 62,5 % des sujets acceptèrent d'envoyer la décharge maximale à une victime dont ils percevaient tout d'abord les gémissements, puis, à mesure que l'intensité augmentait, les hurlements, les supplications de cesser l'expérience, et enfin, au-delà de 270 volts, de véritables cris d'agonie. Il en résulte qu'on ne saurait expliquer l'obéissance à des ordres cruels simplement par l'ignorance cognitive et l'absence de perception que les sujets avaient des conséquences douloureuses de leurs actions sur leurs victimes. Placés en situation d'être les témoins de la souffrance croissante qu'ils infligeaient - et ce fut une surprise incroyable pour l'auteur de ces expérimentations et son équipe -, ils n'en continuaient pas moins d'obéir aux ordres, et ce malgré la répugnance qu'ils éprouvaient à le faire et dont témoignaient leurs réactions émotionnelles. Cette deuxième variante, parmi toutes celles qui furent mises au point par la suite, constitue véritablement l'expérience cruciale qui a servi de paradigme à la compréhension du phénomène de l'obéissance à l'autorité. Toutes les variations ultérieures ne firent qu'affiner l'analyse des facteurs qui la produisent.

Il est une chose à préciser d'emblée, c'est que la capacité à obéir passivement à des ordres destructeurs ne peut pas s'expliquer par l'absence de sentiment d'empathie des sujets à l'endroit des victimes. Aucun sujet ne s'est comporté comme une espèce de robot insensible agissant mécaniquement aux injonctions de poursuivre l'expérience. Tous au contraire ont manifesté à un moment ou à un autre de fortes perturbations émotionnelles, et nombre de sujets, tout en obéissant, percevaient clairement que ce qu'on exigeait d'eux s'opposait à leurs principes « moraux ». Par conséquent, ce n'est pas sur la base d'une absence d'empathie ou d'une indifférence cruelle que l'on pouvait comprendre ce qui fait que les uns, plus de 60% dans cette variante, avaient accepté de poursuivre l'expérience jusqu'au bout, et les autres, qui se seraient montrés plus humains, plus « compatissants », s'étaient au contraire rebellés.

La troisième expérience (dite « de proximité ») consista à placer le sujet dans la même pièce que l'élève, à quelques centimètres de lui, Dans la quatrième variante (dite « de contact »), il devait prendre la main de l'élève et la poser, le cas échéant de force, sur une plaque pour qu'il reçoive la « punition » qui sanctionnait ses erreurs. Le pourcentage de sujets qui acceptèrent d'envoyer les décharges les plus fortes chuta sensiblement (respectivement à 40% et à 30% d'entre eux) quoiqu'il reste étonnamment élevé au regard de la situation dans laquelle ils se trouvaient.

Dans la cinquième série d'expériences, de nouvelles variables furent introduites : le laboratoire fut déplacé dans une pièce du sous-sol de l'immeuble qui n'avait plus rien de la décoration luxueuse de l'endroit où s'étaient déroulées les expériences précédentes. De surcroît, l'élève faisait savoir, lorsque les souffrances devenaient (prétendument) trop douloureuses, qu'il était affligé d'une maladie de coeur. Pour le reste, l'expérience se déroula selon la procédure du « feedback vocal » . On comprend aisément que le but visé par ces modifications était d'introduire des facteurs qui inciteraient les sujets à se rebeller puisque, contrairement à ce qu'ils pouvaient penser, c'est ce qu'on attendait d'eux. L'introduction de ces diverses dispositions ne changea en rien le comportement des sujets qui, pour 26 d'entre eux, soit donc 65 %, menèrent l'expérience jusqu'au bout, obéissant aux injonctions d'envoyer des décharges jusqu'au voltage le plus élevé, lors même que l'élève demandait de façon poignante qu'on cesse de le supplicier.

Dans la sixième variante, c'est le tandem que composaient l'expérimentateur et l'élève-complice qui fut changé. Alors que dans les premières versions, l'expérimentateur avait l'air sec et cassant, ce qui pouvait peut-être expliquer que ses ordres fussent obéis, et l'élève au contraire doux et débonnaire, dans la nouvelle version, l'impression que donnait chacun fut inversée, Ces modifications n'influencèrent que marginalement les résultats : 50% des sujets acceptèrent d'infliger des décharges de 450 volts ordonnées par un homme qui n'avait visiblement rien de dominateur. Ce n'est donc pas le fait d'être confronté aux ordres d'une personnalité autoritaire qui pouvait, à soi seul, expliquer l'obéissance de la moitié des participants, même si ce facteur a exercé une influence pour 15 % d'entre eux.

Désireux de tester l'influence de la présence de l'expérimentateur sur les sujets, et l'importance du facteur de proximité dans l'obéissance, dans la variation 7, l'expérimentateur sortait de la pièce et donnait ses ordres par téléphone. Cette fois-ci, le nombre de sujets envoyant des décharges maximales tomba à 9 sur 40, soit moins de 20%. Il est à remarquer toutefois que, placés dans cette situation, les sujets adoptèrent pour désobéir toutes sortes de subterfuges qui ne mettaient pas directement en cause l'autorité. C'est ainsi qu'ils prétendaient continuer à augmenter l'intensité des électrochocs à mesure que l'élève se trompait, alors qu'ils n'en faisaient rien. Autrement dit, leur désobéissance faisait appel à une stratégie de dissimulation, de mensonge, et non de contestation et de résistance ouverte. Ils ne respectaient pas le protocole, mais son principe n'était pas remis en cause. Tout comme certains policiers du 101e bataillon, les sujets se dérobaient aux ordres, mais ne refusaient pas le principe que des ordres cruels puissent leur être donnés. Ils étaient prêts à ruiner la validité scientifique de l'expérience, mais non à s'opposer au fait qu'elle eût lieu. Leur stratégie hypocrite ne remettait pas en cause sa légitimité.

Cela me fait penser à l'analyse que Vaclav Havel fait des systèmes post-totalitaires -en l'occurrence du régime tchécoslovaque dans les années soixante-dix -, expliquant qu'ils devaient leur stabilité non pas à l'usage d'une terreur généralisée, mais bien plutôt à la démission de chaque citoyen qui faisait semblant d'adhérer à l'idéologie officielle et soutenait ainsi le pouvoir par l'adhésion purement apparente et hypocrite à ses dogmes - ce qu'il appelle « l'autogravitation » du système sur lui-même. Mais que tout à coup, les citoyens cessent de vivre dans le mensonge et qu'ils décident, par exemple, de replier la bannière flottant sur leur échoppe sur laquelle il était écrit « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » , que, fatigués de leur fatigue, ils se réveillent et obéissent à leur conscience plutôt qu'aux incantations d'une idéologie à laquelle personne ne croit plus, et voilà qu'en eux se lèvent les forces vives d'une spontanéité qui, aussi impuissante soit elle à soi seule à ébranler le régime, est déjà une forme de subversion, ce « pouvoir des sans-pouvoir » qui, selon Havel, révèle qu'en dernier ressort la liberté humaine est inaliénable.

Aussi faut-il distinguer les conditions de l'exécution efficace des ordres - qui requiert que le sujet ne puisse se dérober à l'autorité, laquelle doit faire sentir à tout moment sa présence - de la légitimité des ordres donnés, donc de l'autorité qui les donne.

Dans la huitième série d'expériences, la variable introduite consistait à mettre uniquement des sujets féminins dans la position du moniteur. Bien que le sens commun affirme que les femmes sont plus « sensibles » et ont de plus grandes capacités d'empathie que les hommes, les résultats révélèrent un pourcentage identique de sujets obéissants (65 %). La variable du sexe n'était donc pas de celles qui sont de nature à expliquer la constance des conduites humaines d'obéissance.

Dans nombre d'entretiens qui suivirent les expériences, les sujets expliquèrent avoir envoyé les décharges maximales, nonobstant les protestations et les cris de souffrance de l'élève, par l'existence d'une sorte de contrat que ce dernier avait accepté, de sorte qu'aucun compte ne devait être tenu de son désir de mettre un terme à l'expérience. L'idée vint donc de mettre à l'épreuve ce facteur. Dans une nouvelle variante, l'élève fit savoir au préalable qu'il exigeait, en raison de l'état de son coeur, que l'expérience soit interrompue s'il en faisait la demande. Les résultats révèlent cependant que l'argument du « contrat social » joue un rôle négligeable dans les conduites d'obéissance; 16 sujets sur 40 (soit 40%) obéirent à l'ordre d'envoyer des décharges maximales sans être influencés par la clause restrictive pourtant clairement formulée par l'élève. Quant aux sujets rebelles, seuls 25% d'entre eux affirmèrent avoir refusé de continuer l'expérience pour la raison que l'élève avait émis des conditions limitant sa participation. Dans l'ensemble, c'est bien plutôt le problème légal posé par cette situation qui parut troubler les uns et les autres. Une fois assurés que leur responsabilité juridique personnelle ne serait pas mise en cause, les sujets obéissants se sentaient « libres » d'augmenter l'intensité des décharges.

Jusqu'à présent, quel que soit le lieu où s'étaient déroulées les expériences, le cadre officiel était toujours celui d'une université prestigieuse, mondialement connue et respectée de tous pour ses travaux. La question que se posa Milgram était de savoir si les comportements des sujets subiraient des variations sensibles dans une situation toute différente. Une nouvelle série d'expériences eut lieu dans les locaux commerciaux, plutôt délabrés, d'une ville industrielle voisine, et on prétendit la mener au nom d'un organisme de recherche privé, chargé d'enquêtes scientifiques pour le compte d'un groupe industriel. Les résultats ne furent pas radicalement différents dans cette situation, 48 % des sujets acceptant d'administrer les décharges maximales, contre 65 % dans le cadre de l'université de Yale. Ce n'est pas, souligne Milgram, qu'on puisse en déduire que le soutien institutionnel soit sans influence sur les conduites d'obéissance, mais en l'occurrence, tel ne fut pas le cas. Bien que Milgram n'ait pas poursuivi plus avant son enquête, on est en droit de penser que le caractère « scientifique » de l'expérience suffisait à assurer son bon déroulement, quelle que soit la nature privée ou publique de l'organisme responsable. Ce sur quoi se fonde la légitimité de l'autorité -ici celle de la science- l'emporte en importance sur le cadre dans lequel elle s'exerce et le statut légal qui est le sien.

D'autres facteurs pouvaient expliquer les comportements de docilité des sujets obéissants - par exemple, l'existence en l'homme de pulsions cruelles et sadiques auxquelles il ne manquait pour s'exprimer que l'occasion propice. C'est l'hypothèse que testa la variante 11 où les sujets furent mis en situation de choisir eux-mêmes le niveau de voltage qu'ils infligeraient en réaction aux erreurs de l'élève. L'hypothèse d'une agressivité latente généralisée ne fut pas confirmée par la conduite des participants qui, dans leur immense majorité, s'en tinrent aux chocs les plus faibles, 28 s'arrêtant aux premières manifestations de souffrance, et 38 dès que l'élève donna des signes de protestation. Seuls 2 sujets sur 40, soit 5 %, agirent d'une façon que l'on peut qualifier de cruelle et sadique. Un résultat qui vient empiriquement confirmer que l'agressivité destructrice ne peut être comprise comme relevant de déterminations instinctives propres à la nature humaine. Cette conclusion que tire Stanley Milgram lui-même est évidemment essentielle'.

Dans toutes les expériences précédentes, quelles que soient les variables introduites, le rôle de chacun des protagonistes était fixé de façon immuable. La position (expérimentateur, moniteur ou élève), le statut (autorité légitime ou simple individu ordinaire) et l'action (donner des ordres, les exécuter ou en subir les effets) étaient distribués selon des schémas scrupuleusement respectés. Mais en quelle manière les comportements d'obéissance seraient-ils affectés si la répartition des fonctions était bouleversée?

 

La variation 12 permuta les rôles et on demanda au sujet d'obéir aux injonctions d'envoyer des décharges émanant de l'élève lui-même. Celui-ci exigeait de poursuivre l'expérience, tandis que l'expérimentateur donnait ordre qu'elle soit interrompue dés les premières manifestations de douleur. Les résultats établirent que, même dans cette situation, c'est la relation à l'autorité qui est le critère déterminant de l'action : les sujets obéissaient aux ordres de l'expérimentateur plutôt qu'aux demandes formulées par l'élève. Ainsi que le remarque Milgram, ce n'est pas la nature de l'ordre qui commande l'obéissance, mais la source dont il émane: « La décision d'administrer les chocs à l'élève ne dépend ni des volontés exprimées par celui-ci ni des impulsions bienveillantes ou hostiles du sujet, mais du degré d'engagement que ce dernier estime avoir contracté en s'insérant dans le système d'autorité » [p. 120).

Dans la variante 13, c'est un individu ordinaire qui fut désigné pour donner les ordres, remplaçant au pied levé l'expérimentateur appelé au téléphone pour une tâche urgente. Dans cette configuration, où néanmoins l'expérimentateur avait pris soin de préciser que l'expérience serait enregistrée, le taux d'obéissance baissa sensiblement, 16 des sujets sur les 20 qui y participaient ayant refusé à un moment quelconque d'obéir aux ordres d'un individu qui ne disposait pas à leurs yeux de la légitimité de l'autorité.

Lorsque (variation 14) c'est l'expérimentateur qui se trouva placé dans la position de l'élève, les sujets refusèrent tout simplement de poursuivre l'expérience et d'ignorer les gémissements de la victime, l'ordre émanant d'un individu ordinaire dénué de tout prestige et de toute légitimité. Toutefois, le point remarquable, c'est que nombre des sujets expliquèrent leur refus d'obéir par des considérations humanitaires, totalement inconscients de la manière dont « l'élément autorité » influait sur leur comportement. Ainsi que le souligne Milgram, « ces expériences confirment un fait essentiel : le facteur déterminant du comportement est l'autorité bien plus que l'ordre en soi. Les ordres qui n'émanent pas d'une autorité légitime perdent toute leur force [... ] Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'ils [les sujets) font, mais pour qui ils le font » [p. 133).

Toutefois, si d'aventure surgit un désaccord entre les représentants de l'autorité, ce conflit est de nature â totalement paralyser l'obéissance des sujets, ainsi qu'il apparut dans l'expérience 15 qui introduisit cette variante. Aussi les résultats de l'expérience suivante (16) dans laquelle deux expérimentateurs revêtus d'une autorité apparemment équivalente furent placés l'un, dans son rôle habituel de donneur d'ordres et l'autre, dans la position de la victime peuvent-ils paraître surprenants. Car dans cette modification, où deux autorités donnaient des ordres contradictoires ma]s n'occupaient plus des positons symétriques (comme dans l'expérience 15 ),les comportements des sujets relevèrent du « tout ou rien » ; ou bien ils arrêtèrent immédiatement (35 % des cas) ou bien, et ce fut le cas de la majorité (plus de 65 %), ils continuent jusqu'au bout de pénaliser l'expérimentateur-élève, l'obéissance s'exerçant alors vis-à-vis de l'autorité la plus élevée.

Les deux dernières variations consistèrent à évaluer l'effet du groupe sur l'obéissance. Dans les expériences précédentes, les ordres étaient toujours donnés à un sujet isolé, et on pouvait en conclure que la majorité d'entre eux se comportait de façon passive lorsque l'autorité était incontestable et ne se divisait pas contre elle-même. Mais si plusieurs sujets étaient ensemble, ne seraient-ils pas incités à trouver dans la présence des autres une plus grande force pour se rebeller et résister à une autorité cruelle? Dans la variante 17, le sujet se trouva placé entre deux autres sujets (des complices) qui défiaient ouvertement l'autorité de l'expérimentateur et refusaient d'obéir à ses ordres dès les premières protestations de la victime. Seuls 10% des sujets poursuivirent l'expérience jusqu'au bout. Mais dans la dernière variation où, à l'inverse, les complices se montrèrent au contraire totalement dociles et déférents à l'endroit de l'autorité, 92,5 % des sujets (37 sur 40) agirent de façon grégaire et laissèrent l'expérience être conduite à son terne. (Précisons toutefois qu'ils avaient été cantonnés à des tâches secondaires, sans avoir à déclencher eux-mêmes les électrochocs; leur position était plus celle du spectateur ou du témoin que celle d'un exécutant actif.)

Au regard des résultats obtenus dans cette dernière variante, on ne peut que regretter que Milgram n'ait pas poursuivi davantage ses investigations expérimentales sur l'effet du conformisme dans les conduites passives d'obéissance; conformisme qui de toute évidence joue un rôle non moins déterminant que le rapport d'un sujet isolé à une structure autoritaire. Ainsi que nous l'avons vu à propos des policiers du 101° bataillon de réserve, l'obéissance collective s'explique largement par les effets grégaires de l'appartenance au groupe, l'influence de l'esprit de corps, la justification idéologique apportée par la déshumanisation de la victime, etc.

Il n'en reste pas moins que les conclusions théoriques de Stanley Milgram, si elles ne font peut-être que trop brièvement allusion à ces facteurs, sont d'une importance cruciale pour nous faire mieux comprendre les « mécanismes » qui conduisent un individu à mettre de côté ses propres principes, réactions ou émotions, tout ce qu'il éprouve dans le for intérieur de sa conscience, pour se soumettre à une autorité qui exige de lui des conduites destructrices.

 D’autres situations et expérience de psychologie sociale.

 Transversal à tous les comportements déshumanisés que nous avons relatés, un comportement a été laissé de côté et c'est sur lui maintenant que nous souhaitons porter notre attention : il s'agit de l'autre versant de la passivité humaine, celui de la passivité face â la détresse des victimes. Non pas la passivité qui pousse à obéir docilement aux ordres, ou à endosser avec zèle sa fonction au sein d'une institution de type totalitaire, mais celle qui consiste à ne rien faire.

Dans le champ des conduites humaines, la non-intervention volontaire est une autre face de la destructivité, car sans elle, ces conduites ne pourraient tout simplement pas se produire. Sans aller jusqu'aux extrêmes dont nous avons parlé, en de nombreuses occasions de la vie quotidienne, les hommes se comportent comme des témoins passifs, incapables de faire face à l'événement et de venir au secours des victimes. Comment expliquer ce phénomène? Depuis plus de trente ans, des chercheurs américains s'attachent à répondre à cette question, et ce à la suite d'un fait divers qui, à l'époque, bouleversa l'opinion publique.

 L’affaire Kitty Genovese

À 3 h 15 du matin, le 17 mars 1964, au retour de son travail de serveuse dans un bar, une jeune femme de 28 ans, du nom de Kitty Genovese, gara sa voiture dans le parking à quelques mètres de l'immeuble qu'elle habitait dans le quartier du Queens à NewYork. Inquiète d'apercevoir une ombre dans l'obscurité, elle se dirigea précipitamment vers la porte d'entrée. Mais un homme se mit à courir derrière elle; plus rapide qu'elle, il la rattrapa avant qu'elle n'ait eu le temps de pénétrer à l'intérieur et la frappa de plusieurs coups de couteau. « Oh, mon Dieu, il m'a poignardée », « aidez-moi, je vous en prie. Aidez-moi! » hurla-t-elle en s'effondrant sur le sol. Des lumières s'allumèrent dans l'immeuble. Robert Mozer ouvrit sa fenêtre et observa la scène. « Laissez cette fille tranquille », cria-t-il à l'agresseur qui fit aussitôt mine de s'en aller. Puis les lumières s'éteignirent et tout redevint calme à nouveau. La jeune femme, qui saignait abondamment, réussit à se traîner et à prendre appui contre le mur. À peine cinq minutes plus tard, l'assaillant reparut et la frappa une nouvelle fois. « Je vais mourir! Je vais mourir! » cria-t-elle. Des lumières s'allumèrent à nouveau, des fenêtres s'entr'ouvrirent. Au sixième étage, le couple Koskhin vit l'homme s'éloigner vers sa voiture puis revenir sur ses pas. Monsieur Koskhin voulait appeler la police, mais sa femme l'en dissuada, l'assurant qu'elle avait sans doute été déjà avertie. Une jeune Française qui habitait au deuxième étage reconnut plus tard avoir assisté à la scène qui se déroulait quelques mètres plus bas : « Je vis une jeune femme allongée sur le trottoir, un homme penché sur elle qui la frappait. » Vers 3 h 25, Kitty Genovese réussit à se traîner jusqu'à la porte arrière de l'immeuble qu'elle trouva fermée. Le meurtrier revint à nouveau sur ses pas et, guidé par les traces de sang sur le sol, se mit calmement à sa recherche. L'ayant trouvée, déjà presque inconsciente, il la viola, s'empara des 49 dollars qui se trouvaient dans son portefeuille, puis lui porta à nouveau plusieurs coups de couteau. II s'en retourna ensuite tranquillement vers sa voiture et quitta les lieux. Le meurtre avait duré trente-deux minutes. Ce n'est que vers 3 h 50 qu'un voisin appela enfin la police. Mais il ne le fit qu'après avoir préalablement téléphoné à l'un de ses amis pour lui demander conseil. La police arriva moins de trois minutes plus tard pour trouver le corps sans vie de la jeune femme qui avait été poignardée de 17 coups de couteau.

L'enquête de police devait établir que plus de 38 personnes avaient entendu ou assisté au meurtre de Kitty Genovese dans ce quartier paisible de New York habité par des gens appartenant à la classe moyenne. Quinze jours plus tard, le New York limes publia un article du journaliste Martin Gansberg' qui devait secouer l'Amérique tout entière. Dès la mi-avril, l'histoire de Kitty Genovese était connue de tout le pays qui, sous le choc, se demandait comment il était possible que des gens civilisés se détournent ainsi d'un autre être humain en situation de danger extrême. Il était clair que si l'un des trente-huit témoins avait immédiatement appelé la police, la jeune femme aurait pu être sauvée. Un simple coup de téléphone aurait suffi; nul besoin de mettre sa vie en péril. Pourquoi n'avaient-ils rien fait?

Des psychiatres, des sociologues furent conviés dans d'innombrables conférences, émissions de télévision et articles de journaux, à donner leur explication de cet événement de non-assistance à personne en danger que tous jugeaient si choquant, si contraire à l'idée que chacun se fait a priori des réactions qu'il aurait eues en pareilles circonstances. Les uns incriminaient les méfaits de la vie urbaine qui rend les individus aveugles et insensibles à ce qui arrive à leurs concitoyens; les autres voyaient là l'effet désastreux de l'accoutumance à la violence dont la télévision et le cinéma nous donnent le spectacle quotidien et qui nous fait perdre la conscience de la différence entre la fiction et la réalité; pour d'autres enfin, c'était la lamentable démonstration de l'individualisme et de l'égoïsme qui caractérisent les sociétés modernes et qui éteignent toute compassion et tout sens moral. Certains psychanalystes parlaient d'une satisfaction secrète de pulsions sadiques réprimées... Mais l'analyse la plus remarquable de ce qu'on appelle désormais « le syndrome Kitty Genovese » -et qui, au-delà de ce cas particulier, désigne le troublant phénomène d'apathie qui paralyse si souvent les individus témoins de maux dont d'autres sont victimes a été donnée par deux professeurs américains, i3ibb Latané et John Darley, dans un ouvrage intitulé The Unresponsive Bystander : Why Doesn't He Help ? (Le témoin inactif : pourquoi n'apporte-t-il pas son aide?) [ 1970 qui relate et analyse des expériences à ce sujet.

Leur livre s'interroge sur les raisons ou les causes qui poussent les uns à venir au secours de personnes qui ont un urgent besoin d'aide et les autres à ne rien faire. Peut-on se contenter d'une explication qui mettrait en avant l'engagement altruiste des premiers dont les seconds, dans leur égoïsme aveugle, seraient incapables? Faut-il comprendre l'inaction des uns et l'engagement des autres uniquement du point de vue de la conscience individuelle, indépendamment de la situation dans laquelle ils se trouvent placés?

Les expériences conduites par Stanley Milgram, ainsi que celles mises au point par Philip Zimbardo, portaient sur les mécanismes de la destructivité humaine. La question à laquelle se sont attachés Bibb Latané et John Darley porte non pas sur l'action destructrice, mais sur ce que l'on peut appeler l'inaction ou la passivité destructrice. Si, contrairement aux prévisions, des individus normaux, ordinairement dénués de pulsions agressives, tendent à se transformer quasi instantanément en exécuteurs dociles d'ordres qui infligent une souffrance à autrui ou en gardiens de prison sadiques, de pareilles surprises nous attendent-elles s'agissant des comportements d'aide? Ici le sens commun formule l'hypothèse que si nous nous trouvons dans des situations où quelqu'un a besoin d'un secours urgent et que nous sommes en mesure de l'aider, tout'porte à croire que pour la plupart d'entre nous, nous agirons en conséquence, et cela d'autant plus vraisemblablement que nous sommes nombreux à être témoins de la scène. Pourtant, ici aussi, comme dans les cas précédents, les résultats obtenus par les expériences relatées par Bibb Latané et John Darley déjouent ces prévisions rassurantes.

Le premier point qu'il convient de noter, et qui s'appuie sur les résultats constants des travaux entrepris en psychologie sociale depuis des décennies, c'est que les individus s'influencent mutuellement à un degré bien plus élevé qu'ils n'en ont conscience : « Les gens dépendent de la réaction de ceux qui sont autour d'eux pour leur dire ce qu'il faut croire et comment agir. Placé devant une situation d'urgence potentielle, un individu sera considérablement influencé par la façon dont les autres réagissent. Si tous paraissent considérer l'événement comme n'étant pas grave, n'exigeant pas d'intervenir, cela affectera puissamment leurs propres réactions » Jp. 33 ]. L'inaction des témoins mise au compte de l'apathie ou de l'indifférence est une explication qui, pour évidente qu'elle paraisse, n'explique en réalité pas grand-chose. Car les facteurs environnementaux ou « situationnels » jouent un rôle déterminant dans les comportements individuels d'intervention ou, au contraire, de non-intervention. Une des principales variables est le nombre de témoins présents.

On serait porté à croire que plus ces témoins sont nombreux, plus il y a de chances que l'un d'entre eux se porte au secours de la personne en détresse. Les individus en public se considèrent les uns les autres et le jugement d'autrui devrait être une incitation à éviter la désapprobation que risque de susciter l'inaction. Or, au contraire, ainsi que le montrent Latané et Darley - et c'est là la thèse principale de leur ouvrage -, « la présence des autres conduit à inhiber l'impulsion à agir » [p. 381. Toute une série d'expériences dont ils rapportent les résultats confirme la constance statistique de cet axiome surprenant et si contraire à nos attentes - c'est pourquoi les gens sont sincèrement choqués lorsqu'ils entendent parler de témoins qui ont assisté passivement à une scène où leur intervention aurait pu sauver la victime, quoique de semblables faits soient monnaie courante et régulièrement relatés par la presse. Ne pouvaient-ils à eux tous empêcher cette agression qui s'est produite sous leurs yeux ? Ainsi raisonnons-nous, déplorant la lâcheté, l'indifférence et l'égoïsme de nos congénères, avec l'assurance tranquille que nous n'aurions pas agi ainsi. Pourtant rien n'est moins sûr. Si les expériences menées en psycho-sociologie sont aussi fascinantes et troublantes, c'est qu'elles aboutissent souvent à des résultats qui sont à l'opposé de ceux que tant l'homme du commun que les expérimentateurs attendent.

De la fumée dans la pièce

La première expérience que relatent Bibb Latané et John Darley met en scène des individus placés dans une situation relativement ambiguë mais potentiellement dangereuse.

Les sujets recrutés étaient des étudiants de l'université de Columbia, à qui l'on avait demandé de participer bénévolement à une étude sur les problèmes de la vie urbaine. À l'heure prévue du rendez-vous, chaque étudiant fut introduit seul dans une salle d'attente et on lui demanda de remplir un questionnaire préliminaire. Quelques instants plus tard, un filet de fumée blanche commença à s'échapper d'une bouche de ventilation, envahissant progressivement la pièce.

Comme on pouvait s'y attendre, la plupart des sujets, après un moment d'hésitation, se levaient, puis, après avoir examiné de plus prés la fumée, sortaient de la pièce pour informer de l'incident la première personne qu'ils rencontraient. 50% des sujets agirent ainsi dans les deux minutes qui suivirent le moment où ils avaient aperçu de la fumée et 75 % n'attendirent pas plus de quatre minutes. Seuls 6 sujets parmi les 24 qui firent l'objet de cette expérience, soit 25 %, attendirent que l'on vienne les chercher et avaient continué pendant six minutes à remplir leur formulaire comme si de rien n'était. Les trois quarts des étudiants s'étaient donc comportés comme des individus raisonnables et responsables face à une situation qui pouvait se révéler dangereuse.

La première variante de cette expérience a consisté à introduire dans la salle d'attente deux autres personnes (ayant également l'apparence d'étudiants), qui étaient en fait des compères de l'expérimentateur. Parfois, ils étaient déjà assis dans la salle au moment où le sujet y entrait, parfois ils arrivaient ensemble après lui et parfois encore séparément. Instruction leur avait été donnée de remarquer la présence de la fumée, de l'examiner, puis de hausser les épaules et de continuer à remplir leur formulaire comme si de rien n'était. Ils ne devaient pas tenter de communiquer avec le sujet, et si celui-ci s'adressait à eux, leur réponse devait être brève et bougonne.

Le comportement des sujets mis individuellement en présence d'autres personnes se révéla totalement différent de celui des sujets isolés. Un seul prit la décision de rendre compte de l'enfumage de la pièce. Les neuf autres restèrent dans la pièce pendant les six minutes que dura l'expérience, continuant de remplir leur formulaire en toussant et en se frottant les yeux, et se contentant tout au plus d'aller ouvrir la fenêtre.

Dans une troisième variante, l'expérience réunit des sujets qui, pour la plupart, ne se connaissaient pas, ou à peine. Dans ce cas également, les sujets furent fortement inhibés par la présence des autres. Parmi les 24 sujets participant à cette expérience, il ne s'en trouva qu'un seul pour réagir dès les premiers signes de l'incident, et 3 seulement juste à la fin de l'expérience, l'immense majorité des sujets assistant passivement à l'enfumage de la pièce sans rien faire.

Interrogés par la suite, les sujets qui avaient participé aux diverses variantes de cette expérience et qui n'avaient averti personne du danger donnèrent toutes sortes de raisons à leur comportement de passivité, mais aucun ne fit valoir qu'il avait été influencé par la réaction ou, plutôt, l'absence de réaction des autres : « Bien que la présence d'autres personnes dans la pièce eût en réalité un effet puissant et influent sur la réaction des sujets, ils étaient, soit inconscients de cette influence, soit peu disposés à l'admettre » [p. 52].

La conclusion que Latané et Darley tirent de ces premières expérimentations est que des sujets isolés, placés en situation d'urgence en l'occurrence une urgence plus ambiguë que certaine - réagissent de façon rationnelle et responsable; en revanche, si plusieurs sujets se trouvent confrontés ensemble à la même situation, ils s'inhibent les uns les autres et se comportent, dans des proportions considérables, de façon passive. Nous ajouterons, pour notre part, que l'explication rétrospective que ces derniers donnèrent de leur passivité lorsque par la suite ils furent interrogés, trahit tout un système quasi inconscient de déni du réel qui était tout à fait absent chez les sujets isolés actifs la fumée ne présentait aucun danger; pour certains, ce n'était que des vapeurs issues du système de ventilation ou d'air conditionné, pour d'autres, un gaz introduit pour les inciter à répondre honnêtement au questionnaire, etc. C'est par un semblable mécanisme (de défense?) que de nombreux témoins du meurtre de Kitty Genovese avaient interprété ses cris comme une simple... « querelle d'amoureux » !

 

Situation 3. Le procès Eichmann et le concept de banalité du mal de la philosophe Hannah Arendt.

Description d’une controverse

Hannah Arendt a couvert pour le journal le New Yorker le procès d’un haut fonctionnaire nazi, réfugié en Argentine depuis 1945, Eichmann,  qui s’est tenu à Jérusalem en 1961. En tant que juive exilée aux Etats-Unis depuis les années trente, elle considère que couvrir ce procès (qui est le premier procès médiatisé de l’histoire) relève de son devoir.  Ses publications (en cinq épisodes dans le Newyorker qui seront compilés dans un livre, Eichmann à Jérusalem) vont susciter une vive polémique dans le milieu intellectuel et juif de l’époque. Les critiques de son travail portent sur deux points principaux, la « collaboration » d’élites juives au massacre du peuple juif, et le concept de banalité du mal. Nous ne nous intéresserons ici qu’au second point de cette polémique.

Description d’Eichmann.

Eichmann est haut fonctionnaire nazi en charge de la question juive. Une fois le programme de la Solution Finale lancé, il lui sera confié la mission d’assurer le transport des juifs vers les camps de la mort. Son travail est un travail de bureau qui consiste à organiser la logistique nécessaire à la déportation de centaines de milliers d’hommes et de femmes. Arendt s’attendait à trouver un homme cruel et monstrueux. Or ce qui frappe l’auteur ce le caractère ordinaire de la personnalité d’Eichmann.

 

B. Analyse  du concept de banalité du mal.

Ce qu’Eichmann a fait était monstrueux mais lui-même n’était pas monstrueux. Il y a une disproportion entre la monstruosité des crimes commis et la personnalité ordinaire de ceux qui les ont commis. Des individus ordinaires ont accomplis un travail qui ne l’était pas.

      Conscience                        Arendt va tenter de montrer ce que les représentations traditionnelles du mal qui en font l’œuvre d’une force démoniaque ou d’un monstre cruel sont insuffisantes. Loin de la littérature qui construit la légende de l’homme qui décide de faire le mal pour le mal (comme le personnage de Richard III de Shakespeare). Elle va montrer que l’idée d’être habité par le diable, de choisir délibérément le mal pour le mal est un moyen commode de rejeter la possibilité du mal hors de l’humain. Elle va alors inscrire la possibilité de l’inhumain au cœur de l’humain. C’et l’ineffectivité d’une capacité qui définit en propre l’humaine, à savoir la capacité de penser et de juger. L’essence du mal n’est pas à rechercher dans une volonté perverse, dans une perversion qui ferait de l’homme un être diabolique. Le mal n’est rien d’autre que la perte ou le refus de toute forme de rapport à soi. Le mal est d’abord le refus de la conscience critique

   En acte /en puissance       La conscience critique se manifeste dans un « tête à tête » intérieur, dans un dialogue de l’âme avec elle-même. Elle se produit dans le retrait de la solitude. Cette conscience est réflexive, elle désigne le retour de soi à soi ; elle est examen de l’âme par elle-même. La conscience introduit à l’intérieur de soi une interrogation, un questionnement sur le sens de ses actes et leur non-contradiction avec les pensées. Existe-t-il un écart entre mes intentions et mes actes ? La figure de Richard III correspond à celle de l’homme qui a choisi le mal en toute conscience. Eichmann n’est pas Richard III, il est un bureaucrate, un haut fonctionnaire dont l’esprit est tout occupé à la progression de sa carrière, à son avancement personnel.

      Langage                           Eichmann semble incapable de juger ses propres actes, de réfléchir aux conséquences qu’ils ont pu avoir de soumettre le contenu de ses actes à la question de leur sens, d’éprouver la souffrance qu’il a en face de lui. « Eichmann disait toujours la même chose avec les mêmes mots. Plus on l'écoutait, plus on se rendait à l'évidence que son incapacité à s'exprimer était étroitement liée à son incapacité à penser - à penser notamment du point de vue d'autrui. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu'il mentait, mais parce qu'il s'entourait de mécanismes de défense extrêmement efficaces contre les mots d'autrui, la présence d'autrui, et, partant, contre la réalité elle-même. » ( Eichmann à Jérusalem )

    Arendt décrit un individu caractérisé par son inconsistance et sa superficialité. Il est possible de vivre en évitant de penser ce que l’on fait, dit ou pense. La soumission d’Eichmann est un état de paralysie mentale, de dépossession de soi. Il est devenu étranger à lui-même. Il est envahi, submergé par la volonté d’un autre, celle du Fürher. Il est incapable de réflexivité, sa conscience ne s’interroge pas elle-même. Il ressemble à un pantin, un somnambule.

Dès lors le concept de banalité du mal prend toute sa force. Il ne s’agit surtout pas d’une banalisation du mal. Il n’y a pas de mal radical, au sens où le mal n’a pas de racine. Il se répand d’individus inconsistants en individus inconsistants. L’absence de profondeur de ces « fonctionnaires du mal » est en même temps une absence de volonté de faire le mal. Ils font le mal sans le vouloir et en évitant de le voir. Le mal le plus extrême est rendu possible par des hommes ordinaires parce que superficiels.  Dans une lettre à Gershom Scholem suscitée par la publication de Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt écrit:

« vous avez tout à fait raison : j'ai changé d'avis et je ne parle plus de " mal radical " … A l'heure actuelle, mon avis est que le mal n'est jamais  " radical " , qu'il est seulement extrême, et qu'il ne possède ni profondeur, ni dimension, ni démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu'il se propage comme un champignon. Il " défie la pensée ", comme je l'ai dit, parce que la pensée essaie d'atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu'elle s'occupe du mal, elle est frustrée parce qu'elle ne trouve rien. C'est là sa " banalité". Seul le bien a de la profondeur et est radical. »

    contingent/nécessaire    Mais si la possibilité du mal est universelle, l’actualisation de ce possible est contingente, elle peut (heureusement) ne pas être. Nul ne peut dès lors se décharger de sa responsabilité en invoquant une culpabilité collective. L’homme est responsable et il n’y a de responsabilité qu’individuelle. L’obéissance au régime est un soutien à ce même régime.

 

Le concept de banalité du mal d’Hannah Arendt, le récit des massacres perpétrés par ce bataillon de « tueurs ordinaires » que nous rapporte Browning et les expériences de psychologie sociale  menées par Milgram nous conduisent à changer notre représentation du mal.  Mais qu’est-ce qui rend possible la morale ? Pour quelles raisons l’homme se demande-t-il ce qu’il peut et ce qu’il doit faire ? D’où vient que nous qualifions certains actes d’immoraux et d’autres de moraux ? La morale pose bien l’existence d’un devoir-être, c’est-à-dire d’une réalité qui ne peut se satisfaire de simplement ce qui est.  Il nous faut nous demander où cette réalité morale prend racine ? S’agit-il d’un sentiment ? S’agit d’une réflexion ? Quel est le fondement de la morale, est-il empirique ou rationnel ?

 Textes

Il eût été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre. […] L’ennui, avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers, ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. […]

"Vous avez admis que le crime commis contre le peuple juif pendant la guerre était le plus grand crime de l’Histoire ; et vous avez reconnu le rôle que vous avez joué. Vous affirmez n’avoir jamais agi pour des raisons viles, n’avoir jamais eu de penchant pour l’assassinat, n’avoir jamais haï les juifs, et cependant vous affirmez que vous n’auriez pas pu agir autrement et que vous ne vous sentez pas coupable. […] Vous avez dit aussi que vous avez contribué à la Solution Finale par hasard, que n’importe qui ou presque aurait pu prendre votre place […]. Supposons donc, pour les besoins de la cause, que seule la malchance a fait de vous un instrument consentant de l’assassinat en série. Mais vous l’avez été de votre plein gré ; vous avez exécuté, et donc soutenu activement, une politique d’assassinats en série. Car la politique et l’école maternelle ne sont pas la même chose : en politique, obéissance et soutien ne font qu’un."

 

H. Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal

 

   Tout a commencé quand j'ai assisté au procès Eichmann à Jérusalem. Dans mon rapport, je parle de la « banalité du mal ». Cette expression ne recouvre ni thèse, ni doctrine bien que j'aie confusément senti qu'elle prenait à rebours la pensée traditionnelle - littéraire, théologique, philosophique - sur le phénomène du mal. Le mal, on l'apprend aux enfants, relève du démon ; il s'incarne en Satan (qui « tombe du ciel comme un éclair » (saint Luc, 10,18), ou Lucifer, l'ange déchu (« Le diable lui aussi est ange » - Miguel de Unamuno) dont le péché est l'orgueil (« orgueilleux comme Lucifer »), cette superbia dont seuls les meilleurs sont capables : ils ne veulent pas servir Dieu ils veulent être comme Lui. Les méchants, à ce qu'on dit sont mus par l'envie ; ce peut être la rancune de ne pas avoir réussi sans qu'il y aille de leur faute (Richard III), ou l'envie de Caïn qui tua Abel parce que « Yahvé porta ses regards sur Abel et vers son oblation[1][1], mais vers Caïn et vers son oblation il ne les porta pas ». Ils peuvent aussi être guidés par la faiblesse (Macbeth). Ou, au contraire, par la haine puissante que la méchanceté ressent devant la pure bonté (Iago : « Je hais le More, Mes griefs m'emplissent le cœur » ; la haine de Claggart pour l'innocence « barbare » de Billy Budd, haine que Melville considère comme « une dépravation de la nature ») ou encore par la convoitise, « source de tous les maux » (Radix omnium malorum cupiditas). Cependant, ce que j'avais sous les yeux, bien que totalement différent, était un fait indéniable. Ce qui me frappait chez le coupable, c'était un manque de profondeur évident, et tel qu'on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu'au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable - tout au moins le responsable hautement efficace qu'on jugeait alors - était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n'y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu'on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l'avaient précédé, était de nature entièrement négative : ce n'était pas de la stupidité, mais un manque de pensée. Dans le cadre du tribunal israélien et de la procédure carcérale, il se comportait aussi bien qu'il l'avait fait sous le régime nazi mais, en présence de situations où manquait ce genre de routine, il était désemparé, et son langage bourré de clichés produisait à la barre, comme visiblement autrefois, pendant sa carrière officielle, une sorte de comédie macabre. Clichés, phrases toute faites, codes d'expression standardisés et conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la réalité, c'est-à-dire des sollicitations que faits et événements imposent à l'attention, de par leur existence même. On serait vite épuisé à céder sans cesse à ces sollicitations ; la seule différence entre Eichmann et le reste de l'humanité est que, de toute évidence, il les ignorait totalement".

         H.Arendt, La vie de l'esprit.

 

     Pour Socrate, ou pour Richard III même, c’est une tout autre histoire. Ils ne sont pas seulement en rapport avec les autres, mais aussi avec eux-mêmes. Et l’important ici est que ce que l’un appelle « l’autre individu », et l’autre « conscience », n’est jamais présent quand ils ne sont pas seuls. Lorsque, après minuit, le roi Richard a rejoint ses amis, alors :

«  la conscience n’est qu’un mot à l’usage des lâches,

 inventé tout d’abord pour tenir les forts en respect. »

La conscience se manifeste comme pensée d’après coup, comme cette pensée suscitée, ou bien par un crime dans le cas de Richard III lui-même, ou par une opinion reçue dans le cas de Socrate […]. Cette conscience, à la différence de la voix de Dieu en nous ou du lumen naturale[2][2], ne prescrit rien sur le mode positif – même le daimonon[3][3] socratique, sa voix divine, ne dit que ce qu’il ne doit pas faire ; dans les termes de Shakespeare, «  elle obstrue l’homme d’obstacles ». Ce qui fait qu’un homme craint cette conscience, c’est l’anticipation de la présence d’un témoin qui l’attend seulement quand il rentre chez lui, s’il rentre chez lui. L’assassin dans Shakespeare dit «  Tout homme qui entend vivre bien tâche… de vivre sans elle », et le succès d’une telle tentative sera facile, dans la mesure où il suffit de ne jamais entamer le dialogue silencieux et solitaire que nous nommons pensée, de ne jamais rentrer chez soi et de ne jamais commencer l’examen. Ce n’est ni une question de méchanceté ou de bonté, ni d’intelligence ou de stupidité. Celui qui ne connaît pas le rapport de soi à soi-même (par lequel nous examinons ce que nous faisons et disons) ne verra aucune difficulté à se contredire lui-même, ce qui signifie qu’il ne sera jamais capable de – ni ne voudra- rendre compte de ce qu’il fait ou dit ; il ne pourra non plus s’inquiéter de commettre quelque crime puisqu’il peut être sûr qu’aussitôt il l’oubliera.

 […] L’incapacité de penser n’est pas une « prérogative »[4][4]  de tous ceux qui manquent d’intelligence, elle est cette possibilité toujours présente qui guette chacun – les scientifiques, les érudits et autres spécialistes de l’équipée mentale – et empêche le rapport à soi-même, dont la possibilité et l’importance furent découvertes par Socrate. Il n’était pas question ici de méchanceté, dont la religion et la littérature ont tenté de s’accommoder ; ce ne sont pas le péché et les grandes canailles, les héros négatifs de la littérature, agissant par envie et ressentiment, qui nous intéressent, mais c’est le mal, Monsieur-tout-le-monde, qui n’est pas méchant ni motivé, et qui, pour cette raison, est capable de mal infini – lui qui, contrairement au méchant, n’est jamais confronté au sinistre nocturne.

 H. Arendt, Considérations morales.

20. Qu’est-ce qu’agir moralement ? Réflexions à partir du sujet suivant : le sentiment du devoir accompli suffit-il à fonder la moralité de nos actions ?

 

Situation 4. La mauvaise compréhension de la morale kantienne par Eichmann

Description

          Devoir                         Eichmann ne cessa de répéter devant le tribunal qu'il avait à coeur d'accomplir son devoir, d'obéir aux ordres et à la loi. Il déclara un jour « qu'il avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant, et particulièrement selon la définition que donne Kant du devoir. » A la demande de précision, il répondit « je voulais dire, à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu'il puisse devenir le principe des lois générales. » Cette reprise pour le moins perverse de la pensée de Kant signifie qu'il faut agir de sorte que le principe des actes soit  identique à celui des législateurs ou des lois du pays.

Nous allons montrer en quoi Eichmann n’a rien compris à la philosophie morale de Kant, immense philosophe allemand de la fin du  XVIIIème, en tentant d’exposer le sens de cette philosophie dans son versant pratique. 

 Analyses : Qu’est-ce qu’une action morale pour le philosophe Kant?

La raison, suprême faculté de l’esprit humain

 Nous pouvons tout d’abord remarquer qu’il y a en notre esprit des facultés, c’est-à-dire des capacités. Nous pouvons nous souvenir et retenir (c’est la faculté de la mémoire), nous pouvons également imaginer (c’est la faculté de l’imagination), nous pouvons désirer ou vouloir ceci ou cela (c’est la faculté de désirer et la faculté de la volonté), pour connaître enfin, nous usons de différentes facultés comme l’entendement et la sensibilité. Nous verrons plus tard la théorie de la connaissance de Kant, c’est-à-dire la réponse qu’il apporte à la question que puis-je connaître ?

        La raison                              Il y a une faculté que les philosophes considèrent comme suprême, qui est considéré par certains comme le propre de l’homme ; il s’agit de la faculté de la Raison. C’est la faculté logique de l’esprit humain, c’est grâce à elle que nous pouvons être logique et éviter la contradiction. Quand nous déduisons une conclusion d’un syllogisme (comme celui-ci par exemple, si a=b et si b=c alors a=c), c’est la faculté de la raison qui a rendu possible cette opération. La conclusion à laquelle on vient d’aboutir est vraie, elle remplit les critères de l’universalité et de l’éternité (cette conclusion est vraie pour tout le monde, en tout temps et tout lieu).

     En théorie/en pratique    La raison a un usage spéculatif, c’est-à-dire un rôle a joué dans la connaissance. Mais Kant va montrer qu’elle conduit à des illusions parce qu’elle a tendance à aller au-delà de ce qu’elle peut connaître. Il y a trois Idées de ce genre (qu’il appelle Idées transcendantales) et qui sont l’âme, le monde et Dieu. Nous pensons l’immortalité de l’âme, la liberté humaine dans le monde et l’existence de Dieu sans pouvoir connaître avec certitude ces idées. Dans son usage théorique donc, la raison doit rencontrer des limites. C’est cela que Kant va démontrer dans la Critique de la raison pure.

  Mais la raison a aussi un usage pratique (du grec praxis qui signifie action). C’est cet usage que Kant va développer dans un autre livre intitulé la Critique de la raison pratique. Alors que dans le domaine de la connaissance la raison doit être limitée, elle va avoir un pouvoir légitime et une justification dans le domaine de l’action. Kant va montrer que si l’action morale est possible c’est grâce à la raison. C’est la raison qui est le fondement de la morale, en d’autres termes la morale a un fondement rationnel (de ratio, la raison). Ce fondement ne dépend pas de l’expérience (il n’est pas empirique comme on le dit en philosophie), il ne relève pas d’un sentiment, mais seulement de la faculté de la Raison qui est la faculté en nous de penser l’universel.

 Comment comprendre cette idée ? Comment une faculté logique peut-elle être la condition de possibilité de la morale ?

Qu’est-ce que la bonne volonté ?

      Légal / légitime               Nous allons partir de l’opinion commune et voir ce qu’on appelle moral. Il n’y a que la bonne volonté de que l’on qualifie de moral. En effet, les dons de la nature, les dons de la fortune, les talents de l’esprit n’ont pas en eux-mêmes de rapport avec la moralité. Le fait d’être fort ou riche, d’avoir telle ou telle aptitude n’a rien de moral. Pour qu’une chose soit dite morale, il faut qu’elle dépende de nous au sens elle dépendrait de notre volonté. Or la puissance ou la richesse ne disent rien de l’usage que l’on en fait. Seule la bonne volonté peut donc être dite morale. Mais cette volonté n’est bonne que par son intention et son effort, son vouloir, ce que Kant appelle la maxime, c’est-à-dire la règle subjective de mon action. Ce n’est donc pas par ses résultats ou ses succès qu’une volonté est dite bonne. 

 La bonne volonté est celle qui agit par devoir. S’il y a à l’origine de ma bonne action, la recherche d’un intérêt particulier ou l’attente d’un plaisir à venir, on ne peut pas dire que l’action est morale.  L’action pour être morale semble donc devoir être désintéressée. Ni l’intérêt personnel ni le plaisir (en d’autres termes, le bonheur personnel) ne peuvent être au principe de l’action morale. L’action n’est morale qui si l’intention l’est aussi, c’est-à-dire  que si l’intention est d’agir par devoir. Faut-il alors en conclure que l’essence de l’action morale réside dans son opposition aux inclinations sensibles ? non, il suffit de remarquer que c’est dans le conflit du devoir et des inclinations ou intérêts égoïste que se reconnaît le plus aisément le devoir qui est au principe de l’action morale.

Le devoir moral suppose  l’universalisation de la maxime de son action

 Mais en quoi consiste ce devoir ? Kant nous explique que l’homme parce qu’il est rationnel (c’est-à-dire qu’il dispose de la faculté de la raison) peut se représenter une loi morale en lui. En d’autres termes, il peut universaliser la maxime de son action, c’est-à-dire qu’il peut interroger la maxime de son action et voir si elle peut devenir une loi universelle. Si la maxime de mon action peut être universalisée, alors elle est morale. S’il elle ne le peut pas, alors elle ne l’est pas. Agir par devoir, c’est donc obéir à la loi morale qui est en moi. C’est bien la raison, cette faculté de l’universel qui est la condition de possibilité de la morale. Sans elle, l’opération d’universalisation serait impossible.  On comprend donc aussi que la moralité de l’homme ne dépend pas de son niveau d’éducation, de culture, ou de connaissance. N’importe qui peut remarquer si son action peut ou ne peut pas être universalisée.

      Matière / forme                La moralité de la volonté bonne ne tient donc pas à sa matière, mais à sa forme. L’action est morale si elle peut avoir la forme d’une loi universelle, si elle est universalisable. La morale kantienne n’est donc pas une doctrine morale qui énonce le contenu, la matière de ce qu’il faut ou ne pas faire (contrairement aux religions qui elles le font), elle se contente de montrer que l’action morale doit avoir la forme de l’universel. La bonne volonté n’agira que d’après une maxime universalisable qui se formule ainsi : « agis uniquement d’après une maxime que tu puisses ériger en loi universelle ».

Le respect : le sentiment de la loi morale.

Mais si c’est la raison qui fonde la moralité de l’homme, il y a un sentiment, une inclination que Kant admet comme pouvant être un mobile de l’action morale. C’est le sentiment du Respect. Le respect a un sens très précis chez Kant, il désigne le sentiment original qui nait de la seule représentation de la loi, qui est liée à elle et qui n’a qu’elle pour objet. En tant qu’être rationnel, j’ai la loi morale en moi. Cette loi morale en moi me fascine, elle m’élève au dessus de moi-même ; elle révèle un infini, une transcendance de sorte que je ne peux plus me réduire à mon animalité.

 La raison fonde la moralité qui suppose la liberté.

      Liberté                                   Mais pourquoi l’action morale suppose-t-elle une contrainte, une obligation puisque je suis un être rationnel ? Pourquoi la moralité apparaît-elle à l’homme sous la forme d’un impératif, un « il faut » ?

 Et bien tout simplement parce que je ne suis pas seulement un être rationnel. Si l’homme n’était que rationnel, alors sa volonté choisirait nécessairement ce que sa raison considère comme pratiquement nécessaire. Sa volonté subjective serait toujours en accord avec l’objectivité universelle de la loi rationnelle. Cette volonté est dite sainte, l’homme ne peut y avoir accès car il est aussi un être sensible. Ses penchants et inclinations viennent donc le pousser à négliger la loi morale en lui.

Nous appartenons à un autre monde (que Kant appelle « règne de la liberté » ou « règne des fins »)  en même temps qu’à celui-ci (« règne de la nature »).

 Mais on comprend alors pourquoi de cette double appartenance de l’homme, au monde sensible et au monde intelligible, la liberté humaine va être possible. En effet, en tant qu’être sensible qui a des désirs particuliers l’homme est entièrement déterminés (par diverses causes de nature psychologique, sociologiques, physiques, économiques etc.). Mais en tant qu’il est aussi un être qui a la raison et donc la loi morale en lui, il peut choisir contre ces tendances nécessaires. La liberté humaine est ainsi pensée (Kant dira que c’est un postulat de la raison pratique). Même si mes mauvaises actions peuvent s’expliquer par tout un tas de facteurs économiques, sociologiques et psychologiques, je ne peux être totalement excusé de mon mauvais comportement. Car en tant  que j’ai la raison en moi, j’ai la liberté d’agir contre ces déterminations. Cette liberté est au cœur de la notion de responsabilité. Si la liberté n’existait pas, je ne pourrai pas être tenu responsable de mes mauvaises actions. 

Pour le dire autrement, en tant qu’être sensible, j’appartiens à une nature entièrement déterminée et gouvernée par des lois universelles et nécessaires, en tant qu’être naturel, je suis soumis aux lois de la nature. Mais par la moralité, par la représentation de la loi morale et du devoir que me donne ma raison, j’appartiens au règne de la liberté. Dans ce monde suprasensible, je réalise ma liberté et je me rends autonome par rapport à la nature, à ma nature, et donc je me place au-dessus de la nature. Par la loi morale en moi, j’échappe au monde déterminé de la nature, je transcende ce monde vers l’univers de ma liberté comprise comme obéissance à la loi morale en moi.

Texte de la conclusion de la critique de la raison pratique.

  La loi morale est au-dessus de moi comme le ciel étoilé. Ce sont des réalités qui me dépassent mais la première m’élève au-dessus de l’animalité. Cette transcendance de la loi morale en moi peut-être envisagée comme le divin en moi.  Kant dira que même celui qui n’obéit pas à la loi morale éprouve du respect pour celle-ci. Mais qu’en est-il du mal radical ? Est-ce que le mal ne peut pas être entendu comme une inversion en moi des rapports, je décide de me soumettre seulement à mon intérêt égoïste ?

 conclusion

S’il y a une morale, c’est-à-dire une idée du devoir, c’est parce que nous appartenons à un autre monde que celui-ci. Nous sommes des êtres raisonnables c’est-à-dire  susceptibles de mettre en œuvre la raison qui m’apparaît dans la loi morale.

         Bonheur                               Mais peut-on ramener la morale à cette seule possibilité rationnelle ? La morale de Kant est une morale qui suppose la représentation de la loi comme raison de l’action morale, elle est la vision intellectuelle d’une pure forme ; elle est dès lors une morale du désintéressement, je ne perçois plus mes intérêts égoïstes, je perçois la loi morale en moi. J’agis par devoir contre mon bonheur personnel. La sensibilité est exclue de cette représentation de la morale, son fonds est a priori, il ne dépend pas de l’expérience ; il n’est pas empirique. Mais ne pouvons-nous pas concevoir un autre fondement de la morale qui serait empirique, lié à une émotion ou à un sentiment ?

      Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique: le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n'ai pas à les chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme si elles étaient enveloppées  de ténèbres ou placées dans une région transcendante, je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. La première commence à la place que j'occupe dans Ie monde extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l'espace immense, avec des monde  au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée. La seconde commence à mon invisible moi, à ma personnalité, et me représente dans un monde qui possède une infinitude véritable, mais qui n'est accessible qu'à l'entendement, et avec lequel (et par cela aussi en même temps avec tous ces mondes visibles) je me reconnais lié par une connexion, non plus, comme la première, seulement contingente, mais universelle et nécessaire. La première vision d'une multitude innombrable de mondes anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale, qui doit restituer la matière dont elle fut formée à la planète (à un simple point dans l'univers), après avoir été douée de force vitale (on ne sait comment) pendant un court laps de temps. La deuxième vision, au contraire, rehausse ma valeur, comme intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me révèle une vie indépendante de l'animalité, et même de tout le monde sensible, autant du moins qu'on peut l'inférer de la détermination conforme à une fin que cette loi donne à mon existence, et qui ne se borne pas aux conditions et aux limites de cette vie, mais s étend à l'infini.

Critique de la raison pratique (conclusion), E.Kant

Situation 5. Une cité-refuge : l’expérience unique du Chambon-sur-Lignon. Le récit d’André Trocmé et Madga ou la possibilité de comportements altruistes.

Voir le documentaire de Pierre Sauvage, Les armes de l’esprit.

Faire des recherches sur la notion de « Justes parmi les nations »

 

 

Description :

1/ lire les  extraits du livre de Terestchenko dans le recueil de textes. 

2/ pensons à des situations plus ordinaires comme celles d’aider une vieille dame à traverser la route ou à lui donner le produit qu’elle ne parvient pas à atteindre dans les rayons élevés dans le supermarché.

Analyse :

         Autrui                Définissons le comportement altruiste de la façon suivante : 1.il est dirigé en vue de l’aide d’autrui, 2. Il implique un grand risque pour l’auteur, 3. Il n’est assorti d’aucune récompense extérieure, 4. Il est volontaire.

Ne pouvons–nous pas alors nous étonner qu’autrui soit absent de la philosophie morale kantienne ? En effet, l’action morale chez Kant est fondée sur  l’obéissance à la loi morale en moi, elle ne dépend pas de la rencontre avec autrui. Seul le retour sur soi en tant qu’être raisonnable conduit à l’action morale. Le sujet kantien est un « moi invisible » qui agit seulement par obéissance à la loi morale et qui n’est ni  influencé par l’extérieur ni par la sensibilité. Est-ce que les individus dits  altruistes comme le sont André et Madga Trocmé correspondent à ce parfait sujet kantien ? Est-ce que la morale kantienne rend compte de la moralité dont font preuve ces « Justes » ?

   Premièrement, la volonté altruiste veut le bien d’autrui, voilà son intention. Elle ne veut pas par devoir, c’est-à-dire par simple représentation de la loi morale en moi. Certes la morale kantienne est une morale non-égoïste, mais elle n’en est pas moins une morale « solipsiste » dans la mesure où ce qui compte c’est la pureté de l’intention.  Le sujet moral kantien s’ouvre à la transcendance du monde intelligible mais il ne s’ouvre pas à la transcendance d’autrui.

Deuxièmement,  la personne altruiste n’est pas scindée en différentes facultés, en faculté inférieure et  faculté supérieure ; une part noble en soi et une part maudite ; elle est toute entière engagée dans le secours d’autrui, elle est une singularité face à une autre singularité. Elle n’est pas non plus une personne qui s’oublie complètement elle-même, qui se donne dans un pur sacrifice de soi.  Kant au contraire de cette analyse distingue deux facultés de désirer : une supérieure (la volonté pure, l’action accomplie par devoir, par obéissance à la loi morale) et la faculté inférieure (dans celle-ci il y a bien sûr la recherche du bonheur personnel qui peut être recherche du plaisir, ou bienveillance à l’égard d’autrui, désirer le bien d’autrui).

Pourquoi la morale kantienne refuse que le fondement de la morale puisse être empirique, c’est-à-dire qu’elle puisse reposer sur un sentiment tels que ceux de la pitié ou de l’empathie ? Pourquoi la sensibilité  est niée par la morale kantienne et pourquoi la seule inclination en rapport avec l’action morale qui soit acceptée par Kant est celle qu’il appelle le respect et qui correspond, comme on l’a vu, au sentiment engendrée par la pure représentation de la forme de loi morale en moi. Bref, d’où vient cette méfiance à l’égard des sentiments dits moraux ?  Faut-il se méfier de ces sentiments (pitié, compassion, empathie)  qui affirment partager la douleur d’autrui et vouloir l’alléger ?   Pourquoi y a-t-il une telle méfiance dans le sentiment de bienveillance ? pourquoi la morale devrait-elle se faire dans une opposition aux inclinations et à la sensibilité ?

Une réponse à cette question pourrait être recherchée du côté des analyses des moralistes français du XVIIème siècle et que Kant a lu, en particulier La Rochefoucauld. Celui-ci perçoit dans ces prétendues vertus des vices déguisés. Nous mentons aux autres et nous nous mentons à nous-mêmes ; ce que nous appelons actions morales (altruiste, généreuses, désintéressées) sont animées par l’amour propre.

 

B. Les maximes de la Rochefoucauld (publiées en 1644)

 L’auteur soutient que nos vertus sont illusoires, elles ne sont qu’apparentes ; elles dissimulent une loi secrète et universelle qui est celle de l’intérêt personnel. Les actions morales sont le travestissement, souvent inconscient, de l’amour propre. Les actions altruistes, désintéressées, généreuses sont motivées par l’amour propre qui leur enlève toute moralité. L’intention originaire n’est pas morale.  

La lucidité et la finesse de l’analyse psychologique nous conduisent à nous défaire de ces mystifications et nous révèlent la perversion du cœur humain.

 Comment définir cet amour-propre ? La Rochefoucauld le définit ainsi : « l’amour de soi et de toutes choses pour soi ». L’amour propre désigne un amour de sa propre personne qui ramène tout à elle-même. Il se traduit par le désir de donner une image de soi qui attire l’approbation d’autrui. L’amour propre qui suppose la recherche de la gloire, de la reconnaissance d’autrui, de l’estime des hommes nous fait vivre dans le jugement d’autrui. Dès lors, cette  réflexion sur l’absence de moralité des hommes engage une conception de l’identité humaine qui insiste sur sa fragilité.

           Le sujet                      Le moi n’a pas l’intériorité qu’on lui suppose trop facilement et avec une complaisance narcissique. Les hommes mettent en avant leur liberté individuelle, leur singularité ou identité personnelle mais que découvrons-nous si nous remettons en question ces slogans ? Un vide, une inconsistance que les hommes cachent et se cachent à eux-mêmes. De quelle identité personnelle pouvons-nous bien parler lorsque les hommes n’ont de souci que pour l’image qu’ils renvoient aux autres ? Ne pouvons-nous pas dire alors qu’ils placent leur identité dans l’opinion que les autres auront d’eux mêmes ? Il n’y a plus qu’une identité sociale et d’emprunt, l’identité personnelle est absente. Non seulement La Rochefoucauld montre que les hommes ne sont pas aussi moraux qu’ils le prétendent ou veulent bien le croire, mais il montre aussi que leur identité est fragilisée par l’amour propre. L’amour propre n’est pas réductible à l’égoïsme ; il suppose la dissolution de l’ego dans une image de soi produite pour les autres. L’amour propre conduit paradoxalement donc à une déconstruction du sujet, à une dissolution de l’identité personnelle.

 

  Dans une des ses maximes, La Rochefoucauld a une formule étrange qui dit que « l’amour propre est à soi-même sa propre fin ». Il sous-entend la possibilité d’une autonomie de l’amour propre. Le moi n’est pas le sujet de l’amour-propre. Comment comprendre cette idée étrange ? On pourrait penser au premier abord en lisant les maximes de La Rochefoucauld qu’il dresse le portrait d’un homme égoïste qui obéit à la poursuite rationnelle de ses intérêts. Mais cet ego comme nous l’avons montré peut se dissoudre dans l’amour propre qui, autonome, poursuit ses propres buts qui peuvent s’opposer aux intérêts mêmes de l’individu. La description du sentiment de jalousie est à cet égard significative : l’individu  jaloux ne peut s’empêcher d’imaginer des scènes qui lui sont très pénibles. Tout se passe comme si l’amour-propre voulait contre les intérêts du sujet lui-même.

Nous verrons dans la prochaine situation qui portera sur le visage analysé par E.Lévinas quelle est la signification de la rencontre éthique et en quel sens elle est immédiatement éthique.

Conclusion : la subjectivité n’est peut-être pas fiable en matière de morale, l’objectivité de la loi morale en moi (elle est objective dans la mesure où par la raison tout le monde y accède) est peut-être alors nécessaire pour fonder la morale. Mais encore une fois, la morale kantienne en tant qu’elle est la soumission d’un sujet à une loi anonyme, universelle et impersonnelle, ne nous dit rien sur la rencontre avec Autrui. Pouvons-nous faire l’impasse sur une description (peut-être phénoménologique) d’autrui, et en premier lieu, de son visage.

Voir le documentaire de Pierre Sauvage, Les armes de l’esprit.

Faire des recherches sur la notion de « Justes parmi les nations »

Description :

1/ lire les  extraits du livre de Terestchenko dans le recueil de textes. 

 

On ne peut manquer de s'étonner, et de déplorer que les conduites des habitants du Chambon‑sur‑Lignon pendant la Seconde Guerre mondiale soient, à ce jour encore, si peu connues en France, alors qu'elles constituent le cas presque unique dans toute l'Europe d'une communauté qui s'est tout entière consacrée, sous la direction de son pasteur, au sauvetage de Juifs. Près de 5 000 d'entre eux furent cachés, nourris, munis de fausses cartes d'identité et d'alimentation, parfois conduits en Suisse, en bref sauvés de la mort grâce à l'action concertée de tout un village (d'à peu prés 3 000 habitants) qui suivait l'exemple de son chef spirituel, le pasteur André Trocmé. L'histoire de ce village protestant, situé en Haute‑Loire, a été relatée par un universitaire américain, Philip Hallie, dans un beau livre, émouvant et profond, publié en 1979 et intitulé Lest Innocent Blood Be Shed'. Philip Hallie a recueilli le témoignage des derniers survivants de cette époque, en particulier celui de Magda Trocmé, l'épouse de A. Trocmé, dont Hallie a également consulté les notes autobiographiques (malheureusement non publiées).

Parce qu'André Trocmé était « l'âme » de l'entreprise du Chambon, il est nécessaire dans un premier temps de dire quelques mots sur l'homme qu'il était, sur l'itinéraire personnel et intérieur de cette personnalité hors du commun qui fut reconnue par Israël, après la guerre, comme un « Juste parmi les nations » (une stèle à sa mémoire et cas unique ‑ en l'honneur du village du Chambon a été érigée à Jérusalem). Comme pour Franz Stangl, ce sera en vue de comprendre comment ses actes s'intègrent dans la structure de sa personnalité et sont davantage le produit de son histoire, des croyances et des principes auxquels il adhérait, de son enfance aussi, de la manière dont il a répondu aux circonstances de sa vie, que d'une décision inopinée et soudaine à mettre au compte de son « libre arbitre » .

André Trocmé est né le jour de Pâques de l'année 1901, à Saint Quentin, en Picardie, d'une famille aisée. Sa mère, née Paula Schwerdtmann, était d'origine allemande, et son père, Paul Eugène Trocmé, appartenait à une lignée ancienne de huguenots. Les strictes exigences de son père et la haute conscience que celui‑ci avait de sa position sociale tinrent longtemps le petit garçon éloigné des enfants de son âge auxquels on lui interdisait de se mêler; mais la sévérité de son éducation et sa solitude étaient largement compensées par la tendresse que sa mère lui témoignait. Cependant deux événements marquants décidèrent du destin d'André.

Un jour du mois de juillet 1912 ‑ il avait à peine onze ans ‑, comme il était en train de jouer avec son neveu Étienne, une porte s'ouvrit au fond du jardin de la propriété. Un homme apparut, pâle et squelettique, une casquette sur le front, vêtu d'un court manteau et de pantalons gris informes, la cigarette aux lèvres. Longtemps, l'homme regarda en silence ces deux enfants de la bourgeoisie aisée, puis laissa tomber, avant de s'en aller : « Tas de cons! » À cet instant, André vit qu'on lui avait caché la réalité du monde, et il découvrit la misère qui condamnait l'oisiveté de sa condition de « gosse de riche ». Le rejet de sa classe sociale, le choix en faveur des pauvres et des déshérités qui orientera toute sa vie à venir sont en partie issus de cette expérience qu'il vécut à l'orée de l'adolescence comme un véritable traumatisme et une espèce de « révélation ».

L'autre événement majeur fut l'accident de voiture survenu en juin 1911, dont son père fut responsable et au cours duquel sa mère tant aimée perdit la vie. Il rencontra tout d'un coup la réalité de la mort et comprit, dans le même temps, la nécessité de pardonner au « meurtrier ». Le même événement « lui apprit le prix, la valeur de la vie de la victime comme celle du meurtrier. Jusqu'à la fin de sa vie ‑ excepté un seul moment en 1939, où il songea à assassiner Hitler ‑, il évitera le cercle vicieux de la revanche. La perte de la mort est trop effroyable pour être infligée à quelque être humain que ce soit. La vie est trop précieuse ‑ toute vie », commente Hallie.

Puis vint la Première Guerre mondiale. Entre septembre 1914 et février 1917, la ville de Saint‑Quentin fut occupée par les troupes allemandes, et presque saignée à mort par elles. Durant cette période, pour échapper à sa solitude, A. Trocmé devint membre de l'Union de Saint‑Quentin, une organisation protestante de jeunes gens qui pour la plupart appartenaient à la classe ouvrière. Ils se retrouvaient dans une pièce presque vide, tout juste meublée d'une table et de quelques chaises, et s'adonnaient à la lecture de la Bible ou à la prière, souvent à genoux et en larmes. « Pour André Trocmé, écrit Hallie, cet endroit et ce groupe étaient le paradis sur terre. Là, il apprit à ressentir le pouvoir de la solidarité humaine » [p, 55‑56]. Il y prêcha ses premiers sermons et se déprit progressivement de sa réserve et de sa timidité. C'est aussi avec ces camarades qu'il eut l'occasion de mettre, pour la première fois, en pratique l'aide qui devait devenir le principe éthique et spirituel au coeur de son existence. En secret, ils apportaient de la nourriture et autres produits de première nécessité aux prisonniers russes que les Allemands utilisaient pour la construction de la ligne Hindenburg et qu'ils détenaient dans des conditions de famine, de dénuement et de saleté épouvantables dans un camp situé à l'intérieur de la ville.

Un jour, alors que les Allemands étaient en train de perdre la guerre, ce jeune homme de seize ans vit passer une colonne de soldats allemands qui se traînaient en se soutenant les uns les autres, tous gravement blessés. Parmi eux se trouvait un homme dont le visage était entouré de larges bandages et dont la mâchoire inférieure avait été emportée. Devant ce spectacle affreux, il oublia toute la haine qu'il avait jusqu'alors nourrie contre l'ennemi. II devait bientôt comprendre que le véritable ennemi ne pouvait être cet homme-là ni aucun autre homme, mais la guerre elle-même, la guerre qui avait blessé si cruellement ce malheureux soldat. Plus tard, il deviendra objecteur de conscience et refusera toujours de porter les armes.

Un autre événement survenu quelques jours plus tard exerça une influence profonde sur la formation de sa personnalité intellectuelle et spirituelle. Comme il descendait l'escalier de sa maison, qui avait été réquisitionnée par l'armée, il croisa un soldat allemand. L'homme le regarda d'un air doux et lui demanda s'il avait faim, puis lui offrit un Kartofellbrot, le pain noir de pomme de terre dont se nourrissait l'armée allemande. A. Trocmé lui répondit dans sa langue que, fût-il mourant de faim, il refuserait de recevoir quoi que ce soit des mains d'un ennemi. « Non, non! Je ne suis pas votre ennemi! » lui répondit le soldat, qui ajouta qu'il était un disciple du Christ, qu'il appartenait à une congrégation qui interdisait formellement de tuer quelque homme que ce soit. Stupéfait, le jeune homme lui demanda comment il pouvait en être ainsi, puisqu'il était soldat et que son pays était en guerre avec le sien. Kindler - tel était son nom - lui expliqua que son capitaine, auquel il avait exposé ses convictions religieuses, l'avait autorisé à aller au combat sans porter d'armes et qu'étant affecté dans les transmissions, en pratique, il n'en portait aucune. A. Trocmé l'invita à venir à l'Union participer au service religieux le dimanche suivant et, ce jour-là, ils prièrent ensemble. Il venait de rencontrer son premier objecteur de conscience, un homme dont la foi était si forte et courageuse qu'il n'hésitait pas à mettre en pratique ses convictions chrétiennes dans la non-violence au coeur même des déferlements de haine et de fureur de la guerre.

Après l'armistice, sa famille s'installa à Paris où il passa son baccalauréat. Il suivit ensuite des études de théologie à l'Université et rejoignit une organisation internationale pacifiste. Ayant obtenu une bourse de théologie pour New York, il partit aux États-Unis étudier l'Évangile social, pratique et optimiste qu'on y enseignait. Mais, une fois arrivé sur place, il fut déçu par l'esprit séculier et rationnel des Américains, qui était par trop éloigné de sa forme de piété, empreinte de dévotion et même d'un certain mysticisme. Un bonheur toutefois l'y attendait. La rencontre en 1925 avec Magda Grilli, qui allait devenir son épouse. Celle-ci, d'origine italienne, avait été élevée dans un couvent à Florence; mais au moment où elle fit sa rencontre dans les milieux communistes et chrétiens-sociaux new-yorkais, elle n'appartenait à aucune confession particulière, estimant que l'adhésion à une Église était une distraction qui vous écartait de l'essentiel, l'amour du prochain. Néanmoins, elle accepta de devenir l'épouse d'un homme qui se destinait à devenir pasteur. De surcroît, elle accepta de partager avec lui les risques encourus du fait qu'il était objecteur de conscience; et aussi le choix d'une vie de pauvreté à laquelle il s'était engagé depuis sa rencontre avec le « pâle voyou ».

Sa première paroisse fut à Maubeuge. En 1928, ils déménagèrent à Sin-le-Noble, prés de la frontière belge, une petite ville de mineurs pauvres. Au bout de six ans, A. Trocmé fut envoyé au Chambon-surLignon, un village situé en bordure des Cévennes, où, il arriva avec sa famille un pluvieux et morne jour de septembre 1934. La première impression qu'il éprouva fut désolante : ce village et ses habitants semblaient se diriger vers « la mort, la mort, la mort », selon les mots consignés dans ses notes autobiographiques. Les ressources des Chambonnais étaient principalement tirées du tourisme; mais, une fois passé les trois mois d'été, pendant lesquels tous cherchaient à gagner le maximum d'argent, le village retombait dans sa léthargie et son silence coutumier. La première tâche qu'il se fixa fut de trouver une activité qui donnerait du travail à tous pendant les longs mois d'hiver, et bientôt l'idée germa en lui de fonder une école, une école libre qui, par son excellence, attirerait des étudiants de toute l'Europe. Ainsi naquit, en 1938, avec l'aide de son ancien condisciple de faculté, également pasteur, Édouard Theis, le Collège cévenol, qui durant la guerre allait devenir un havre de protection pour des centaines de victimes du nazisme. L'école connut un rapide développement grâce à l'afflux de réfugiés venus d'Europe centrale et orientale.

 André Trocmé était une personnalité chaleureuse, capable de violentes colères, aussitôt dissipées, dotée d'un fort charisme et d'une fougue qu'il devait progressivement communiquer à ses fidèles pour les conduire, durant la guerre, à un héroïsme collectif qui n'eut pas son pareil dans toute l'Europe. Un exemple de son intégrité morale est donné dans son refus d'organiser tous les matins à l'école le salut au drapeau, le bras tendu, que le gouvernement de Vichy avait imposé dans tous les établissements scolaires, qu'ils soient publics ou privés. Ce fut là son premier acte de désobéissance civile et de résistance à Vichy et à l'Allemagne hitlérienne. Et tous les Chambonnais le soutinrent dans cette manifestation de liberté et de dissidence qui n'était pourtant pas sans risques. Son intransigeance, lorsque ses principes moraux étaient en cause, ne connaissait pas de faiblesse, et il avait tôt appris qu'aucun calcul d'opportunité ou de prudence ne doit jamais être ne fût-ce qu'envisagé lorsque sont en jeu les commandements de l'éthique. En 1921, il avait été envoyé en mission au Maroc et enrôlé comme cartographe dans l'armée française. Bien que sa compagnie se trouvât exposée au risque d'attaques soudaines, il avait laissé son arme et ses munitions au dépôt. Interrogé par son lieutenant qui lui fit valoir les dangers que son attitude faisait courir à ses camarades - si tous agissaient ainsi, ne seraient-ils pas certainement massacrés? -, il lui présenta avec calme ses convictions pacifistes.

Mais l'illustration la plus frappante de son refus farouche de toute espèce de compromis, quel que soit le prix à payer, est donnée par l'attitude qu'il adopta durant sa détention dans le camp de concentration de Saint-Paul d'Eyjeaux, où il fut interné avec ses amis, Édouard Thies et Roger Darcissac (qui était directeur de l'école communale du Chambon) entre février et mars 1943. Au bout d'un mois, le directeur du camp les convoqua dans son bureau et leur annonça qu'il avait reçu l'ordre de relâcher les pasteurs non violents, à condition qu'ils signent un document exigeant d'eux qu'ils respectent « la personne de notre chef, le maréchal Pétain », et qu'ils s'engagent à « obéir sans question aux ordres donnés par les autorités gouvernementales pour la sûreté de la France et pour le bien de la Révolution nationale du maréchal Pétain ». André Trocmé refusa de signer ce papier qui devait pourtant lui assurer une liberté immédiate. Lorsque le directeur, à la fois furieux et incrédule, lui expliqua qu'il risquait d'être déporté dans un camp de concentration en Allemagne, il se contenta de lui répondre que, s'il ne voyait pas d'objection à s'engager sur le premier point, le second était contraire à sa conscience, le gouvernement de Vichy pratiquant à l'égard des Juifs une politique de destruction et de haine qu'il était résolu à combattre. « Nous sommes opposés à de semblables actions. Lorsque nous rentrerons chez nous, nous continuerons à nous y opposer, et nous continuerons certainement à désobéir aux ordres du gouvernement. Comment, dans ces conditions, pourrions-nous signer ceci? » [p. 391. Lorsque A. Trocmé et É. Theis retournèrent dans leurs baraquements et expliquèrent à leurs co-détenus ce qui venait de se passer, on les prit pour des fous. Inexplicablement, pourtant, ils furent le lendemain à nouveau convoqués par le directeur qui leur annonça qu'on lui avait ordonné de les libérer, qu'ils acceptent ou non de signer le document. Tous les autres détenus du camp furent par la suite déportés en Allemagne et aucun ne revint. Pourtant, à l'instant où A. Trocmé exposait au directeur du camp les raisons qui lui interdisaient de jurer obéissance au gouvernement de Vichy, il avait la certitude que son refus équivalait à un arrêt de mort.

On voit tout ce qui distingue, dans des circonstances somme toute assez semblables, la fermeté morale inébranlable d'André Trocmé d'avec l'absence de courage et l'esprit de compromission d'un Franz Stangl. Comment ces deux destins opposés se forgèrent en réaction à des menaces pesant sur leur vie et celle de leurs familles que le premier accepta d'affronter, se posant, face à la mort, comme une « conscience essentielle », et qui firent reculer le second au rang de ce que Hegel appelle la « conscience servile ».

 

    Un soir de l'hiver 1940-1941, alors qu'elle était en train de mettre des bûches dans le fourneau de la cuisine, MagdaTrocmé entendit soudain frapper à la porte. Lorsqu'elle l'ouvrit, elle trouva en face d'elle une femme tremblante, frigorifiée par la neige, visiblement effrayée. C'était la première réfugiée juive fuyant les persécutions nazies à se présenter au presbytère. Dans les années à venir, des centaines d'autres devaient également y trouver refuge. La femme lui demanda d'une faible voix inquiète si elle pouvait entrer. « Naturellement, entrez, entrez », répondit immédiatement Magda Trocmé, À peine la femme fut-elle nourrie que Magda Trocmé, qui était pourvue d'un solide esprit pratique, songea que la première chose à faire était de lui procurer des papiers d'identité. Et elle se rendit sur le champ chez le maire du village. Mais apprenant quel était le motif de sa démarche, celui-ci se mit en colère contre elle : « Quoi? Vous osez mettre en danger tout ce village pour le salut d'une étrangère? Voulez-vous sauver une seule femme et tous nous détruire? Je suis responsable du bien de ce village. Faites-la sortir du Chambon demain matin au plus tard. »

Elle comprit aussitôt que la réfugiée se trouvait en grand danger, et elle la conduisit chez une personne de confiance, puisque sa présence était désormais connue des autorités et qu'elle ne serait pas en sécurité si elle restait dans sa maison. À l'avenir, elle ne commettrait jamais plus la même erreur. « Durant le reste de l'Occupation, écrit Philip Hallie, Magda Trocmé et les autres gens du Chambon sauraient que, du point de vue du réfugié, repousser quelqu'un de chez soi ne signifiait pas simplement refuser de l'aider; c'était une sorte de malveillance (harmdoing). Quelles que soient les excuses que l'on puisse avoir pour ne pas accepter un réfugié, du point de vue de celui-ci, votre porte fermée est un instrument de malveillance : la tenir fermée fait du mal ».

À quelque temps de là, une autre réfugiée juive frappa à la porte du presbytère. Magda Trocmé eut une nouvelle idée pour venir à son secours. La femme d'un influent rabbin français avait pris résidence au Chambon où elle s'était installée avec sa famille pour fuir les rigueurs de la zone occupée. M. Trocmé alla lui rendre visite et lui demanda d'aider cette Juive de nationalité allemande. « La réponse qu'elle reçut, rapporte Hallie, introduisit le fer de la réalité humaine égoïste au plus profond de son âme, bien davantage que ne l'avait fait celle du maire : "Une Juive allemande? Mais c'est à cause des Juifs étrangers que nous, Juifs français, sommes persécutés. Ils sont responsables de nos tourments et difficultés"

 

2/ pensons à des situations plus ordinaires comme celles d’aider une vieille dame à traverser la route ou à lui donner le produit qu’elle ne parvient pas à atteindre dans les rayons élevés dans le supermarché.

Analyse :

                                                    Définissons le comportement altruiste de la façon suivante : 1.il est dirigé en vue de l’aide d’autrui, 2. Il implique un grand risque pour l’auteur, 3. Il n’est assorti d’aucune récompense extérieure, 4. Il est volontaire.

Ne pouvons–nous pas alors nous étonner qu’autrui soit absent de la philosophie morale kantienne ? En effet, l’action morale chez Kant est fondée sur  l’obéissance à la loi morale en moi, elle ne dépend pas de la rencontre avec autrui. Seul le retour sur soi en tant qu’être raisonnable conduit à l’action morale. Le sujet kantien est un « moi invisible » qui agit seulement par obéissance à la loi morale et qui n’est ni  influencé par l’extérieur ni par la sensibilité. Est-ce que les individus dits  altruistes comme le sont André et Madga Trocmé correspondent à ce parfait sujet kantien ? Est-ce que la morale kantienne rend compte de la moralité dont font preuve ces « Justes » ?

   Premièrement, la volonté altruiste veut le bien d’autrui, voilà son intention. Elle ne veut pas par devoir, c’est-à-dire par simple représentation de la loi morale en moi. Certes la morale kantienne est une morale non-égoïste, mais elle n’en est pas moins une morale « solipsiste » dans la mesure où ce qui compte c’est la pureté de l’intention.  Le sujet moral kantien s’ouvre à la transcendance du monde intelligible mais il ne s’ouvre pas à la transcendance d’autrui.

Deuxièmement,  la personne altruiste n’est pas scindée en différentes facultés, en faculté inférieure et  faculté supérieure ; une part noble en soi et une part maudite ; elle est toute entière engagée dans le secours d’autrui, elle est une singularité face à une autre singularité. Elle n’est pas non plus une personne qui s’oublie complètement elle-même, qui se donne dans un pur sacrifice de soi.  Kant au contraire de cette analyse distingue deux facultés de désirer : une supérieure (la volonté pure, l’action accomplie par devoir, par obéissance à la loi morale) et la faculté inférieure (dans celle-ci il y a bien sûr la recherche du bonheur personnel qui peut être recherche du plaisir, ou bienveillance à l’égard d’autrui, désirer le bien d’autrui).

Pourquoi la morale kantienne refuse que le fondement de la morale puisse être empirique, c’est-à-dire qu’elle puisse reposer sur un sentiment tels que ceux de la pitié ou de l’empathie ? Pourquoi la sensibilité  est niée par la morale kantienne et pourquoi la seule inclination en rapport avec l’action morale qui soit acceptée par Kant est celle qu’il appelle le respect et qui correspond, comme on l’a vu, au sentiment engendrée par la pure représentation de la forme de loi morale en moi. Bref, d’où vient cette méfiance à l’égard des sentiments dits moraux ?  Faut-il se méfier de ces sentiments (pitié, compassion, empathie)  qui affirment partager la douleur d’autrui et vouloir l’alléger ?   Pourquoi y a-t-il une telle méfiance dans le sentiment de bienveillance ? pourquoi la morale devrait-elle se faire dans une opposition aux inclinations et à la sensibilité ?

Une réponse à cette question pourrait être recherchée du côté des analyses des moralistes français du XVIIème siècle et que Kant a lu, en particulier La Rochefoucauld. Celui-ci perçoit dans ces prétendues vertus des vices déguisés. Nous mentons aux autres et nous nous mentons à nous-mêmes ; ce que nous appelons actions morales (altruiste, généreuses, désintéressées) sont animées par l’amour propre.

 

B. Les maximes de la Rochefoucauld (publiées en 1644)

 L’auteur soutient que nos vertus sont illusoires, elles ne sont qu’apparentes ; elles dissimulent une loi secrète et universelle qui est celle de l’intérêt personnel. Les actions morales sont le travestissement, souvent inconscient, de l’amour propre. Les actions altruistes, désintéressées, généreuses sont motivées par l’amour propre qui leur enlève toute moralité. L’intention originaire n’est pas morale.  

La lucidité et la finesse de l’analyse psychologique nous conduisent à nous défaire de ces mystifications et nous révèlent la perversion du cœur humain.

 Comment définir cet amour-propre ? La Rochefoucauld le définit ainsi : « l’amour de soi et de toutes choses pour soi ». L’amour propre désigne un amour de sa propre personne qui ramène tout à elle-même. Il se traduit par le désir de donner une image de soi qui attire l’approbation d’autrui. L’amour propre qui suppose la recherche de la gloire, de la reconnaissance d’autrui, de l’estime des hommes nous fait vivre dans le jugement d’autrui. Dès lors, cette  réflexion sur l’absence de moralité des hommes engage une conception de l’identité humaine qui insiste sur sa fragilité.

           Le sujet                      Le moi n’a pas l’intériorité qu’on lui suppose trop facilement et avec une complaisance narcissique. Les hommes mettent en avant leur liberté individuelle, leur singularité ou identité personnelle mais que découvrons-nous si nous remettons en question ces slogans ? Un vide, une inconsistance que les hommes cachent et se cachent à eux-mêmes. De quelle identité personnelle pouvons-nous bien parler lorsque les hommes n’ont de souci que pour l’image qu’ils renvoient aux autres ? Ne pouvons-nous pas dire alors qu’ils placent leur identité dans l’opinion que les autres auront d’eux mêmes ? Il n’y a plus qu’une identité sociale et d’emprunt, l’identité personnelle est absente. Non seulement La Rochefoucauld montre que les hommes ne sont pas aussi moraux qu’ils le prétendent ou veulent bien le croire, mais il montre aussi que leur identité est fragilisée par l’amour propre. L’amour propre n’est pas réductible à l’égoïsme ; il suppose la dissolution de l’ego dans une image de soi produite pour les autres. L’amour propre conduit paradoxalement donc à une déconstruction du sujet, à une dissolution de l’identité personnelle.

 

  Dans une des ses maximes, La Rochefoucauld a une formule étrange qui dit que « l’amour propre est à soi-même sa propre fin ». Il sous-entend la possibilité d’une autonomie de l’amour propre. Le moi n’est pas le sujet de l’amour-propre. Comment comprendre cette idée étrange ? On pourrait penser au premier abord en lisant les maximes de La Rochefoucauld qu’il dresse le portrait d’un homme égoïste qui obéit à la poursuite rationnelle de ses intérêts. Mais cet ego comme nous l’avons montré peut se dissoudre dans l’amour propre qui, autonome, poursuit ses propres buts qui peuvent s’opposer aux intérêts mêmes de l’individu. La description du sentiment de jalousie est à cet égard significative : l’individu  jaloux ne peut s’empêcher d’imaginer des scènes qui lui sont très pénibles. Tout se passe comme si l’amour-propre voulait contre les intérêts du sujet lui-même.

Nous verrons dans la prochaine situation qui portera sur le visage analysé par E.Lévinas quelle est la signification de la rencontre éthique et en quel sens elle est immédiatement éthique.

Conclusion : la subjectivité n’est peut-être pas fiable en matière de morale, l’objectivité de la loi morale en moi (elle est objective dans la mesure où par la raison tout le monde y accède) est peut-être alors nécessaire pour fonder la morale. Mais encore une fois, la morale kantienne en tant qu’elle est la soumission d’un sujet à une loi anonyme, universelle et impersonnelle, ne nous dit rien sur la rencontre avec Autrui. Pouvons-nous faire l’impasse sur une description (peut-être phénoménologique) d’autrui, et en premier lieu, de son visage.

 

L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. (39)

Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes. (119)

Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. (136)

On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler. (138)

On ne loue d’ordinaire que pour être loué. (146)

Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent (148)

Le refus des louanges est un refus d’être loué deux fois. (149)

Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs. (195)

La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie (200)

Nous n’avouons de petits défauts que pour persuader que nous n’en avons pas de grands (327).

 

Il y a dans les afflictions diverses sortes d’hypocrisie. Dans l’une, sous prétexte de pleurer la perte d’une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes ; nous regrettons  la bonne opinion qu'il avait de nous; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération. Ainsi les morts ont l'honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants. Je dis que c'est une espèce d'hypocrisie, à cause que  dans ces sortes d'afflictions on se trompe soi‑même. Il a une autre hypocrisie qui n'est pas si innocente, parce qu'elle impose à tout le monde: c'est l'affliction de certaines personnes qui aspirent àla gloire d'une belle et immortelle douleur. Après que le temps qui consume tout a fait cesser celle qu'elles avaient en effet, elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes, et leurs soupirs; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à persuader par toutes leurs actions que leur déplaisir  ne finira qu'avec leur vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve d'ordinaire dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe leur ferme tous les chemins qui mènent à la  gloire, elles s'efforcent de rendre célèbres par la montre d'une inconsolable affliction. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n'ont que de petites sources qui coulent et tarissent facilement : on pleure pour avoir la réputation d'être tendre,  on pleure pour être plaint, on pleure pour être pleuré; enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas. (233)

21. Ethique versus morale.

L’affirmation de l’existence de la morale suppose la réalité de valeurs objectives transcendantes. Ces valeurs, le Bien, le Juste en soi par exemple, seraient hors de ce monde et il lui donnerait un repère qui ne serait pas sujet à discussion.  On pourrait y accéder par un effort intellectuel (dialectique platonicienne par exemple) qui nous offrirait la vision intellectuelle de ces Idées. Il pourrait s’agir aussi révélation divine à travers un Livre sacré. Lire ce livre (l’interpréter quand même ?) me donnerait accès à un contenu, à des conduites moralement acceptables pour Dieu. Enfin, il peut s’agir aussi d’une faculté, la raison pratique (Kant) qui me donne accès à l’universel. Ainsi je découvre la loi morale qui est en moi mais qui est en même temps au dessus de moi.

   Spinoza va opposer à ces différentes morales une éthique qui aura pour ambition d’éclairer l’existence humaine sans recourir à la vision des valeurs transcendantes et morale du Bien et du Mal. Il n’y a dans la philosophie de l’immanence de Spinoza aucune valeur transcendante, il n’y a ni Bien ni Mal, il n’y a que des bons ou des mauvais rapports.

 «  La vertu est à elle-même sa propre récompense »  (Spinoza). L’expérience de la vie ordinaire et la recherche d’un bien véritable.

  Explication du texte début du Traité de la réforme de l’entendement.

 1. L'EXPÉRIENCE DE LA VIE ORDINAIRE ET DE SES BIENS RECHERCHÉS.

  Plaisirs, honneurs et richesses.

Dans ce texte, Spinoza regarde avec une certaine distance sa vie. Et il fait le spectacle d'une existence occupée à obtenir des biens qui n'en sont peut-être pas véritablement. Il remarque que ce que nous poursuivons et qu'il a poursuivi peut être ramené à trois types de biens. II s'agit de type car, nous le verrons, chacun de ces types englobe une diversité de formes ; le plaisir peut être multiple tant les sens le sont et tant le corps est sensible ; la richesse semble elle renvoyer principalement à l'argent. Mais là encore nous poursuivons l'argent de façon parfois si singulière que la seule figure de l'avare ne suffit pas à nous imaginer débarrassés de sa poursuite. Les honneurs enfin, qui semblent s'immiscer dans la plupart de nos rapports avec autrui.

 Spinoza va décrire ces différents biens pour montrer la force et la résistance qu'ils présentent à la recherche d'un nouveau bien, meilleur. L'auteur se demande simplement s'il n'y a pas un autre bien qui apporte lui pour l'éternité la jouissance d'une joie suprême et continue. Il se demande seulement s'il n'y a pas mieux ! Mais cette hypothèse n'a de sens que si on   interroge véritablement ce qui signifie que l'on s'engage dans la recherche de ce nouveau bien.

C'est cette recherche qui est difficile en raison même de la résistance des biens de la vie ordinaire. Ils nous apportent incontestablement des avantages. Mais ils brouillent alors toute vision qui chercherait ailleurs la raison du bonheur.

Il faut donc comprendre pourquoi Spinoza juge insatisfaisant ces différents biens et pour quelles raisons ils opposent une telle résistance.

La raison principale immédiatement évoquée par Spinoza pour rendre compte de la résistance et partant de l'incompatibilité de ces deux genres de vie est que la vie ordinaire occupe trop l'esprit pour que celui-ci parvienne à penser à autre chose. En effet, on réfléchit toujours ; même dans la recherche des biens de la vie ordinaire, mais on réfléchit de façon interne aux moyens d'obtenir ces biens, et seulement à eux ! C'est une question d'occupation de l'esprit. La vie ordinaire empêche de songer à autre chose ; le vocabulaire de l'auteur est celui de la force. C'est en termes physiques qu'il évoque ce dilemme. Spinoza ne dit pas qu'il n'y a pas de réflexion dans la vie ordinaire ; il y en a de fait pour déterminer les moyens adéquats pour parvenir à ces biens.

C’est en commençant par le cas de la volupté que Spinoza, rentrant ainsi dans l’explication, va aborder les différents biens. Tous partagent néanmoins ce caractère de distraction (on pourrait peut-être établir un rapprochement ici avec la distraction et le divertissement chez Pascal). Qu’est-ce qui distingue alors ces différents biens ?

-          Le plaisir. Le plaisir la une place à part il. Spinoza l'évoque de façon isolé alors qu'il envisage ensemble honneurs et richesses.

La « jouissance de la volupté est suivie d'une tristesse profonde ». Mais cette tristesse qui suit la jouissance permet de ne pas ériger en bien suprême la volupté. Sans cela, la jouissance serait aussi redoutable que les honneurs et les richesses qui, par leur nature même, peuvent  « être mises à la place du bien suprême » . Il n'est donc pas possible de prendre le plaisir pour le bien suprême.

Mais Spinoza se contente de dire ici qu'être dans le plaisir, c'est se reposer dans le plaisir. Se reposer est à prendre ici au sens de se lover dans le plaisir. La plénitude ressentie alors empêche et même interdit toute sortie hors du plaisir. Ainsi, on ne peut penser à autre chose dans le plaisir. On est dans le plaisir. Dans le plaisir tout est intériorité ; rien n'existe hors du plaisir lorsque l'on est dans le plaisir. Penser c'est alors s'extérioriser ; c'est penser hors de cette intériorité.

les richesses et les honneurs.

Mais par les honneurs l'esprit est attiré et distrait de lui-même encore bien plus fortement : car on admet toujours que c'est un bien en soi et comme la fin dernière à laquelle tout se rapporte. En outre, ceux-ci les richesses et les honneurs ne portent pas en eux-mêmes leur punition, comme le fait la  volupté;  au contraire, plus on en possède soit des unes soit des autres, plus on éprouve de joie ; en suite de quoi nous sommes de plus en plus incités à vouloir les accroître. Si, par contre, nous sommes en quelques occasions frustrés dans notre espoir, il en résulte une très grande tristesse. Enfin, les honneurs nous sont une forte entrave dans la recherche du vrai bien en ce que pour les atteindre on doit nécessairement diriger sa vie selon l'opinion de la foule, c'est-à-dire, fuir ce qu'elle fuit communément et rechercher ce qu'elle recherche.

 

La description de ces biens s'écarte d'une évaluation morale pour se concentrer sur les effets que la recherche de ces biens entraîne. Pourquoi sommes-nous encore plus fortement distrait par les honneurs et les richesses ? Pour les honneurs, la raison en est qu'il est possible d'en faire un bien suprême, c'est-à-dire un bien qui ne soit pas simplement un moyen mais qui soit aussi une fin dernière nous dit Spinoza, une fin en soi. Elle semble se suffire à elle-même. Pourquoi ? Parce que nous pouvons tout rapporter aux honneurs : tout ce que je fais contribue à l'image de moi-même. Ainsi, et c'est un point partagé aussi par les richesses (et qui les distingue de la volupté), ils ne portent pas en eux=mêmes leur punition; c'est-à-dire qu'ils n'ont pas en eux-mêmes leur limite, même, ils n'ont pas de limite précisément parce que la logique de l'accumulation ne semble pas remettre en question ces biens ; au contraire, elle semble pouvoir facilement s'accommoder de cette logique. La logique de l'accumulation est une logique de l'incitation. Si une chose me donne du plaisir, deux choses de cette même nature m'en donneraient doublement. Ou si l'accroissement de la joie n'est pas exactement dépendant de l'accumulation, une certaine tendance s'affirme toutefois.

L'autre implication des honneurs seulement cette fois est qu'elle oblige l'individu qui les recherche à suivre l'opinion de la foule. Les honneurs ne sont pas des biens en eux-mêmes mais seulement en ce qu'ils sont réputés tels par l'opinion commune. Devoir suivre l'opinion du plus grande nombre, c'est s'obliger à faire fi de sa singularité. Ce qui fait que je suis cette personne et non pas telle autre. D'autre part, suivre l'opinion c'est suivre aveuglément, c'est donc se mouvoir dans la servitude.

B. Ces biens ne peuvent pas constituer le souverain bien.

Arg1. Leur accumulation ne signifie pas nécessairement un accroissement du bonheur éprouvé

Le plaisir, les honneurs et la richesse ne peuvent être pris pour le bien suprême, après réflexion, dans la, mesure où leur jouissance excessive (trop de plaisirs, vouloir toujours plus d'argent, rechercher tous les honneurs) conduit à leur opposé ou au dégoût

Arg .2 L'argent et les honneurs ne sont pas des biens due l'on peut partager. Ils conduisent ainsi à différentes formes de rivalité.

Les titres (être chef par exemple) ne sont pas des biens que l'on peut partager, ils sont exclusifs. Cela signifie que celui qui les recherche, si les obtient, prive aussitôt les autres qui eux aussi rechercheraient ces mêmes biens. De même, on peut avancer que celui qui s'enrichit appauvrit nécessairement les autres. Comme ces biens ne peuvent pas être partagés, leur poursuite va entraîner des conflits et des rivalités et le lot de sentiments dans l'âme qui y correspond (tristesse, envie, crainte, haine, jalousie...).

Arg. 3 Plus généralement ces biens ne peuvent pas constituer le bien suprême dans la mesure où ils dépendent de la fortune, c'est-à-dire des causes extérieures qui ne dépendent pas de moi.

 

Dire que ces biens sont périssables, c'est dire que je peux les perdre (c'est-à-dire que l'on peut me les prendre argument précédent) ou qu'ils peuvent disparaître. Avoir et vouloir de l'argent c'est toujours prendre le risque de le perdre (faillite). Notre bonheur dépend alors des circonstances extérieures et de la chance que nous avons. Cette dépendance vis-à-vis du monde extérieur produit le sentiment de crainte. Ce sentiment réduit ma puissance d'agir et de penser.

• On comprend ici que le bonheur ne peut pas reposer entièrement sur la chance que nous avons. Si le sort (c'est-à-dire la fortune) peut m'être favorable, il peut aussi m'être défavorable. Or si la fortune est aléatoire nous pouvons dire qu'elle finit toujours pas être injuste (pensons à la mort, à la maladie ou à la vieillesse). On comprend alors qu'on ne peut pas faire reposer tout entier la question du bonheur sur une question de chance et qu'au contraire nous devons rechercher le sens du bonheur non dans une extériorité mais dans une intériorité.

TRANSITION: Thèse de l'auteur.

Ces maux, à la réflexion, me semblèrent provenir de cela seul que toute notre félicité ou infélicité dépend d'une seule chose, à savoir, de la qualité de l'objet auquel nous adhérons par l'amour. En effet, jamais des disputes ne naîtront à cause d'un objet qui n'est pas aimé ; on n'éprouvera nulle tristesse s'il périt ; aucune envie, s'il est possédé par un autre, aucune crainte, aucune haine et, pour le dire en un mot, aucune commotion de l'âme. Tout cela a lieu, par contre, dans l'amour des choses périssables, comme le sont toutes celles dont nous venons de parler.

Tout notre bonheur ou notre malheur dépend de la nature de ce que nous aimons.

Arg1. Nous n'avons par définition aucun sentiment ou aucune idée pour une chose qui nous est indifférente. Une chose que nous n'aimons pas ne peut ni nous rendre heureux, ni nous rendre malheureux.

Arg2. le bonheur est un ensemble d'idées joyeuses, le malheur, d'idées tristes. Si nous avons de telles idées c'est que quelque chose les a provoquées. Seul ce que j'aime peut provoquer dans mon esprit de telles idées. Or quoi d'autre peut provoquer des idées sinon la nature de ce que nous aimons ?

Arg3. En observant attentivement la nature de ces biens, on comprend que ce qui est limité et ce qui est périssable va nécessairement produire une joie elle-même limitée et va entrainer un sentiment de crainte qui est la conséquence du caractère périssable du bien recherché. La nature des biens aimés par une âme est cause des idées qu'elle a. Les idées que nous avons sont des effets. Pour changer d'état (la crainte par exemple), il faut donc changer l'objet de notre amour.

Le vrai bien = comprendre, la liberté = une libération

A. Pourquoi pouvons-nous dire que le vrai bien c'est de comprendre, et que voulons-nous dire ?

Arg 1. Si on suit la logique de la thèse qui dit que le bonheur dépend de la nature de ce que nous aimons, alors si le bonheur est une joie suprême et continue exempte de toute tristesse, la nature de ce que nous aimons doit être éternelle et infinie.

Cette nature doit être communicable et impérissable pour que nous évitions les conflits suscités par l'amour des choses matérielles et périssables.

Arg2. le texte donne un élément de réponse en disant que plus il réfléchissait sur la nature des biens de la vie ordinaire plus il comprenait qu'ils n'étaient pas le vrai bien (et donc il s'en délivrait) plus il comprenait aussi que ce vrai bien n'était pas seulement une hypothèse . En bref, plus Spinoza réfléchit à ces questions plus le vrai bien lui apparaît comme existant véritablement. C'est la méditation sur le bonheur qui conduit Spinoza à penser que le bonheur dépend de la pensée et de la philosophie.

Arg 3. Le bonheur et l'intelligence sont une seule et même chose. Si je comprends plus de choses, j'évite tout ce qui pourrait produire de la tristesse (Spinoza écrit dans l'Ethique, son livre majeur qui est une machine à produire du bonheur qu'il n'éprouve plus grâce à son système philosophique le sentiment de haine et les passions tristes qui l'accompagnent (envie, jalousie, colère, mépris, etc.)].

 

Arg4. Si j'aime la pensée et la vérité, j'aime alors quelque chose dont je ne suis pas privé si quelqu'un d'autre que moi en jouit. Comprendre ne se fait jamais au détriment des autres, la compréhension n'implique pas une exclusivité. Plus les autres comprennent, même, plus je comprends ; plus les autres seront intelligents et heureux plus je le serai moi aussi.

Conclusion: on ne fait pas de la philosophie pour faire de la philosophie, on fait de la philosophie pour être heureux. Ici, il est clair que Spinoza est entré dans la philosophie en s'interrogeant sur le bonheur.

Je voyais seulement que, tant que l'esprit s'attachait à ces pensées, il se détournait des faux biens et réfléchissait sérieusement au projet nouveau [de la recherche du vrai bien]. Ce qui me fut d'une grande consolation. Car je voyais que ces maux ne sont pas d'une nature telle qu'ils ne veuillent céder aux remèdes. Et bien qu'au début ces intervalles (dans lesquels l'esprit se détachait des faux biens) fussent rares, et d'une durée extrêmement brève, cependant, après que le vrai bien me fut de plus en plus connu, ils devinrent plus fréquents et plus longs. Surtout après que j'eus vu que l'acquisition de l'argent, la passion charnelle ou la gloire ne nous font du tort que tant qu'elles sont recherchées pour elles-mêmes et non comme moyens en vue d'autre chose. Par contre, si on les recherche comme moyens, on en usera avec mesure et elles ne nous nuiront aucunement. Au contraire, ainsi que nous le montrerons en son lieu, elles contribueront grandement à nous mener au but pour lequel on les recherche.

Il n'y a pas de contradiction à saisir une chose éternelle durant des intervalles, durant chacun d'entre eux, la joie est pure et n'entraine pas de tristesse. C'est le fait même de penser qui renverse temporairement la domination des biens périssables.

B. Malheur = servitude ; bonheur = libération.

Le philosophe Alain dans son texte dit que nous sommes à nous-mêmes notre propre ennemi. L'homme malheureux est un homme prisonnier d'idées qui le font souffrir. Il est plus triste que celui qui souffre d'une simple douleur physique. En effet, celui-ci peut localiser la douleur, la douleur ne s'étend pas au-delà et elle appartient au corps seulement qui m'échappe en ce sens. Mais lorsqu'il s'agit d'une souffrance psychologique, celle-ci est faite d'idées qui m'accompagnent partout ; je vois mon chagrin partout dans les choses, tout me fait penser à ma tristesse et le monde entier est comme imprégné dans ma conscience de cette tristesse. La souffrance ici est totale et non plus locale comme la douleur physique.

Et s’il y a des douleurs physiques qu’on ne peut pas localiser, elles restent toujours dans le corps ; et je suis comme déchargé de la cause de cette douleur. Ce n'est pas moi, c'est mon corps. Or lorsqu'il s'agit d'une passion de l'âme (dont l'étymologie patior signifie souffrir et subir), j'ai comme l'impression que c'est moi mais que c'est plus fort que moi.

Toute la difficulté consiste à reconnaître la nécessité de ces idées (c'est-à-dire qu'elles devaient arriver étant donné les idées que j'avais auparavant). Plus souvent, on se contente de penser que nous ne sommes pas responsables de ces idées. Alain dit alors ceci « faute de pouvoir se juger malade, le passionné se juge maudit ; et cette idée lui fournit des développements sans fin pour se torturer lui-même ». La difficulté que j'éprouve à saisir l'ordre et l'enchainement des idées dans mon esprit me conduit à envisager ces sentiments de façon confuse et obscure. Dire que je me juge maudit, c'est dire qu'il n'y a rien à faire et que la malchance m'accompagne invinciblement On ne se rend même plus compte que notre malheur dépend des idées fausses que nous avons. Nous ignorons même notre servitude c'est-à-dire notre esclavage « mental ».

Etre libre, c'est se libérer des idées fausses que nous avons spontanément sur les choses. Nous avons des idées fausses avant d'avoir des idées vraies. Comprendre, c'est donc se libérer de la passion et de la servitude, c'est donc se libérer de la tristesse.

On s'aperçoit dès maintenant que les obstacles à la liberté, que celle-ci va devoir surmonter sont les conditions de la liberté. En effet, si être libre c'est se libérer, il faut que je me libère de quelque chose pour éprouver la liberté. La liberté entendue comme absence d'obstacle est, dans ce contexte théorique, contradictoire.

Textes

« Après que l’expérience m’eut appris que tout ce qui arrive communément dans la vie ordinaire est vain et futile, et que je vis que tout ce qui était pour moi objet ou occasion de crainte ne contenait rien de bon ni de mauvais en soi, mais seulement en tant que l’âme en était mue, je me décidai finalement à rechercher s’il n’y avait pas quelque chose qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et tel que l’âme, rejetant tout le reste, pût être affectée par lui seul ; bien plus, s’il n’y avait quelque chose dont la découverte et l’acquisition me donneraient pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et continue.

  Je dis « finalement, je me décidai » : à première vue cela semblait, en effet, déraisonnable de vouloir renoncer à quelque chose de certain pour quelque chose d’incertain encore. Je voyais, en effet, les avantages que nous procurent les honneurs et les richesses ; je voyais aussi qu’il me fallait en abandonner la poursuite si je voulais m’appliquer sérieusement à cette autre et nouvelle recherche. Or, je voyais bien que si jamais la félicité suprême était contenue dans les honneurs et les richesses ; il  faudrait en être privé ; que si, par contre, elle n’y était pas contenue et que je les poursuivisse exclusivement, j’étais également privé de la félicité suprême.

 Je tournai donc dans mon esprit la question s’il n’était pas possible de réaliser ce projet nouveau ou, du moins, d’arriver à la certitude en ce qui le concerne, sans changer l’ordre et la conduite ordinaire de ma vie. Ce que j’ai tenté souvent, mais en vain. Car, ce dont il s’agit le plus souvent dan la vie, et ce que les hommes – ainsi qu’on peut le conclure de leurs actions – regardent  comme bien suprême, peut être ramené à ces trois objets : à savoir, les richesses, les honneurs et la volupté. Or l’esprit est tellement attiré et distrait de lui-même par ces trois objets, qu’il peut à peine songer à quelque autre bien. Ainsi, en ce qui concerne la volupté, l’âme s’y attache tellement qu’elle s’y repose comme dans un bien véritable, par quoi elle est au plus haut point empêchée de songer à autre chose. Mais la jouissance de la volupté est suivie d’une tristesse profonde qui, si elle ne suspend pas l’activité de l’esprit, néanmoins le trouble et l’engourdit. Ce n’est pas faiblement, non plus, que l’esprit est attiré et distrait de lui-même par la poursuite des honneurs et des richesses : la surtout où celles-ci sont recherchées pour elles-mêmes ; en effet, elles sont alors mises à la place du bien suprême.

Mais par les honneurs l’esprit est attiré et distrait de lui-même encore bien plus fortement : car on admet toujours que c’est un bien en soi et comme la fin dernière à laquelle tout se rapporte. En outre, ceux-ci les richesses et les honneurs ne portent pas en eux-mêmes leur punition, comme le fait la volupté ; au contraire, plus on en possède soit des unes soit des autres, plus on éprouve de joie ; en suite de quoi nous sommes de plus en plus incités à vouloir les accroître. Si, par contre, nous sommes en quelques occasions frustrés dans notre espoir, il en résulte une très grande tristesse. Enfin, les honneurs nous sont une forte entrave dans la recherche du vrai bien en ce que pour les atteindre on doit nécessairement diriger sa vie selon l’opinion de la foule, c'est-à-dire, fuir ce qu’elle fuit communément et rechercher ce qu’elle recherche.

 Or comme je voyais que tout cela m’empêchait tellement de m’appliquer à quelque recherche nouvelle ; et même y était à ce point opposé qu’il fallait nécessairement renoncer soit à l’un soit à l’autre ; je fus forcé de me demander ce qui me serait plus utile ; en effet, ainsi que je l’ai dit, je semblais vouloir perdre un bien certain pour un bien incertain. Mais après m’être tant soi peu occupé de cette question, je trouvai tout d’abord que si, abandonnant ceux-là (les biens ordinairement recherchés), je m’appliquais au dessein nouveau, j’abandonnais un bien incertain par sa nature même, ainsi que nous pouvons l’inférer clairement de ce qui a déjà été dit, pour un bien incertain (également incertain) cependant non pas par sa nature (en effet, je cherchais un bien stable), mais seulement quant à la possibilité de l’atteindre.

 Et par une méditation assidue j’arrivai à voir que, pourvu que je pusse m’engager à fond, j’abandonnais des maux certains pour un bien certain. Je me voyais en effet, plongé dans le plus grand danger  et forcé de chercher de toutes mes forces un remède, quoique incertain ; de même qu’un malade atteint d’une maladie mortelle, et qui prévoit une mort certaine à mois qu’il n’applique un remède, est contraint de le chercher de toutes ses forces, si incertain qu’il soit ; car, c’est en lui que gît tout espoir. Or touts les buts que poursuit la foule, non seulement ne fournissent aucun remède pour la conservation de notre être, mais encore l’empêchent, étant souvent cause de la perte de ceux qui les possèdent, et toujours cause de la perte de ceux qui en sont possédés.

 Il y a en effet, de très nombreux exemples de gens qui, à cause de leurs richesses, ont souffert la persécution et jusqu’à la mort, ainsi que de gens qui, pour acquérir des biens, se sont exposés à tant de dangers que, finalement, ils payèrent de leur vie, leur bêtise. Et non moins nombreux sont les exemples de ceux qui ont souffert très cruellement pour obtenir ou conserver des honneurs. Innombrables enfin sont les exemples de gens qui ont hâté leur mort par des excès de volupté.

 Ces maux, à la réflexion, me semblèrent provenir de cela seul que toute notre félicité ou infélicité dépend d’une seule chose, à savoir, de la qualité de l’objet auquel nous adhérons par l’amour. En effet, jamais des disputes ne naîtront à cause d’un objet qui n’est pas aimé ; on n’éprouvera nulle tristesse s’il périt ; aucune envie, s’il est possédé par un autre, aucune crainte, aucune haine et, pour le dire en un mot, aucune commotion de l’âme. Tout cela a lieu, par contre, dans l’amour des choses périssables, comme le sont toutes celles dont nous venons de parler.

 Mais l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie pure, qui est exempte de toute tristesse ; ce qui est éminemment désirable et doit être recherché de toutes nos forces. Or ce n’est pas sans raison que j’ai employé ces mots : pourvu que je pusse m’engager à fond. En effet, si clairement que je perçusse tout cela par mon esprit, je ne pouvais cependant pour cela renoncer entièrement à l’avarice, à la passion charnelle et à la gloire.

 Je voyais seulement que, tant que l’esprit s’attachait à ces pensées, il se détournait des faux biens et réfléchissait sérieusement au projet nouveau (de la recherche du vrai bien). Ce qui me fut d’une grande consolation. Car je voyais que ces maux ne sont pas d’une nature telle qu’ils ne veuillent céder aux remèdes. Et bien qu’au début ces intervalles (dans lesquels l’esprit se détachait des faux biens) fussent rares, et d’une durée extrêmement brève, cependant, après que le vrai bien me fut de plus en plus connu, ils devinrent plus fréquents et plus longs. Surtout après que j’eus vu que l’acquisition de l’argent, la passion charnelle ou la gloire ne nous font du tort que tant qu’elles sont recherchées pour elles-mêmes et non comme moyens en vue d’autre chose. Par contre, si on les recherche comme moyens, on en usera avec mesure et elles ne nous nuiront aucunement. Au contraire, ainsi que nous le montrerons en son lieu, elles contribueront grandement à nous mener au but pour lequel on les recherche.

Traité de la réforme de l’entendement (Et de la meilleure voie à suivre pour parvenir à la connaissance des chose)  Spinoza

 

22. Qu’est-ce que l’Etat ?

Introduction.

Notre réflexion porte sur le concept d’Etat. Que désigne-t-il ? Comment a-t-il été possible ? Est-il naturel ou bien est-il artificiel ? Garantit-il nos libertés ou bien les limite-t-il ?

Ce concept est récent, il apparait au 16ème siècle. La réflexion politique est axée durant l’antiquité sur la notion de cité. Elle concentre des problématiques qu’il faut rappeler et réactualiser.

Plan du cours

A.      L’homme est-il un animal politique ? La cité est-elle naturelle ?

B.      L’Etat comme structure moderne du pouvoir (description de l’architecture de l’Etat, description de l’Etat comme être artificiel, avec Etat, passage de la liberté naturelle à la liberté civile).

C.       L’Etat de droit. Dans cette partie on s’interrogera sur l’organisation des pouvoirs à l’intérieur de ce pouvoir centralisateur. Constitution. Droits de l’homme. Etat du droit et Etat des droits. Critique du formalisme de ces droits.

D.     Fin de l’Etat ? avec libéralisme économique et politique, quelle est la place laissée à l’Etat ? Qu’est-ce que la démocratie ?

 

A. La cité grecque et la naturalité politique

Le concept de cité (en grec polis) a deux sens. D’abord il désigne une forme historique datée. La cité désigne ici une entité communautaire autonome à laquelle ont conscience d’appartenir quelques dizaines de milliers d’habitants. Les cités de l’Antiquité les plus connues sont   Athènes, Sparte ou Corinthe. Chaque cité est caractérisée par une  singularité ethnographique  et  un régime propre.  Le  sentiment d’appartenance à la cité est  plus fort que l’enracinement dans l’hellenisme par exemple  qui désigne une  communauté ethnique, linguistique et  culturelle.

Le deuxième sens du mot cité désigne la sphère de la vie publique par opposition à la sphère privée. On parle alors des « affaires de la cité » et on désigne ainsi «  toutes les activités relative à un monde commun » qu’on appelle en grec   koinon, c’est-à-dire  le commun. La politeia désigne la constitution en général, elle n’est pas un simple cadre administratif et juridique. Elle détermine la façon dont vivent les citoyens. Aristote écrit dans son ouvrage la Politique «  la constitution est un certain ordre (taxis) entre ceux qui habitent la cité ».

Cette partie portera principalement sur la philosophie politique d’Aristote.

Thèse : «  la cité a pour fin le souverain bien » .  Il s’agit de la conclusion qui résulte du syllogisme suivant.

1.      « la cité est un certain type de communauté »

2.      « toute communauté est constituée en vue d’un certain bien »

3.      « de toutes les  communautés, la cité est la plus souveraine et celle qui inclut toutes les autres ».

 

Prémisse 1. La communauté = genre (+ extensif) que cité (espèce). Le genre est essentiel (répond à la question qu’est-ce que) mais insuffisant pour déterminer la cité (il y a d’autres choses qualifiées par ce genre). Logique définition : genre + différence spécifique.

Déf. Communauté. Un groupement d’hommes unis par une fin commune  et donc liés par une relation affective nommée « amitié » et selon des rapports de justice (famille, village, association, confrérie, partenaires d’un marché, compagnons d’armes). C’est autour d’une fin commune que se forme une communauté.  Deux caractères définitoires (l’unité d’une pluralité, l’existence d’une fin commune) ; deux attributs essentiels (l’amitié, la justice). La cité est un certain type de communauté. La matière de la cité est constituée des familles, des villages, des lignages. La forme de la cité  est une constitution, un régime, « politeia » c’est-à-dire  «  un certain ordre institué entre les gens qui habitent la cité ». C’est cela qui  donne à la matière une forme particulière. La finalité (sa fin, son but) de la cité est le bien vivre, le vivre heureux,  la vie parfaite. La cause motrice est le  fondateur ou législateur, mais son rôle est moins important car il y a pour Aristote une naturalité, c’est-à-dire un développement naturel de la cité. Aristote  va analyser les différents régimes (démocratie, tyrannie, ploutocratie, aristocratie) comme autant d’espèces naturelles. Il fait avec les différents régimes politiques ce que font les entomologues ou les zoologues avec les insectes et les animaux : il définit et il classe.  (Faites des recherches sur la théorie des 4 causes :  finales, efficiente, matérielle, formelle chez Aristote). 

 

Prémisse 2« toute communauté vise un certain bien ». L’action humaine vise une fin qu’elle prend pour un bien. Faire quelque chose pour obtenir quelque chose. La fin visée par la cité sera la fin la plus haute, le Souverain Bien, qui sera lié à l’idée d’autarcie.

 

Prémisse 3. La communauté ultime (qualitative et englobante) vise le bien ultime. La Cité inclut toutes les autres communautés.  Cette thèse a une portée polémique dans la mesure où elle affirme contre les sophistes  que la cité vise la fin la plus haute pour l’homme. En effet ces derniers considèrent que la communauté politique n’est qu’un pis-aller, une simple garantie de survie individuelle. La cité donc est la dernière des communautés naturelles. « La communauté achevée formée de plusieurs  villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète, et qui, sétant constituée pour permettre de vivre, existe cependant en vue du bien-vivre ».

 En effet, ce pour quoi chaque communauté  précédente existait, c’était pour répondre à certains besoins que la communauté antérieure ne permettait pas de satisfaire : l’homme isolé ne peut pas se reproduire, donc il forme naturellement communauté avec la femme. Ce qui est visé, c’est l’autarcie. Pourquoi l’autarcie est le souverain bien et donc le bonheur ? Pour Aristote, un homme, une communauté, un être quelconque sont heureux seulement s’ils peuvent se suffire à eux-mêmes, c'est-à-dire trouver en soi de quoi être soi, être sans avoir besoin de rien. Nul n’est pleinement s’il manque de quelque chose. Les hommes en manque ont besoin des autres pour être pleinement c'est-à-dire pour être heureux. La communauté politique étant celle qui ne manque de rien, est la seule à être pleinement ; c’est dans et par la cité que l’homme est homme.

Pourquoi pouvons-nous dire avec Aristote que la cité est naturelle ?

 L’autarcie est la fin du développement naturel. La nature est fin. C'est-à-dire que la nature d’une chose est dans ce qu’elle vise, la nature d’une chose se lit dans ce qu’elle vise et elle est pleinement quand elle est achevée. Or toutes les communautés visent un certain bien mais ce qu’elle vise à travers chacun de ces biens c’est l’autarcie, c'est-à-dire l’autosuffisance et c’est dans la cité que celle-ci est possible. La cité n’existe qu’en vue d’elle-même. Le souverain bien c’est l’autosuffisance, il existe donc en soi. Tous les autres biens sont donc en vue de ce souverain bien. La nature de toute communauté est hors d’elle (puisqu’elles ne suffisent pas à elles-mêmes), sauf celle de la cité qui est en quelque sorte sa propre nature.

 La cité n’est pas une construction par défaut, un pis-aller ou une conséquence purement nécessaire des besoins humains. La cité n’est pas naturelle en ce qu’elle satisferait les besoins humains. Elle n’est pas la conséquence mécanique de l’existence des besoins. La cité est présupposée par les premières communautés, car « elle est leur fin et la nature est fin »; c’est pourquoi la cité est naturellement antérieure à chacun de ses membres. Elle est donc première ontologiquement (d’où l’ordre génétique qui est aussi l’ordre hiérarchique) distinction originel / naturel. Naturel ne se confond pas avec originel, parce que la nature d’un être n’est pas nécessairement ce qui apparaît en lui d’abord. Par exemple les hommes parlent naturellement sans parler à la naissance. Les hommes réaliseront leur essence en parlant. Parce que l’homme est un par nature un animal politique, il ne peut trouver son bonheur indépendamment de toute sociabilité. La cité est la condition première du bonheur humain.

Pourquoi pouvons-nous dire avec Aristote que l’homme est un « animal politique » ?

 Le fait que l’homme soit « politique » par nature signifie donc, d’une part qu’il tend naturellement à vivre avec ses semblables, et d’autre part que la communauté qui lui permet d’accomplir sa nature est la communauté politique.  Si l’homme est un animal naturellement politique, c’est parce qu’il est un être naturellement en manque. Son inachèvement originel fait de lui un être naturellement politique. L’homme est donc naturellement politique, ce qui signifie qu’il y a dans sa nature une tendance à vivre dans des cités et qu’en réalisant cette tendance l’homme tend vers son bien propre.

L’homme pour Aristote est un être intermédiaire entre la bête et le dieu. Seul parmi les animaux, l’homme dispose du logos, c'est-à-dire à la fois du langage et de la raison, et de la capacité de se représenter et de signifier à ses semblables, non seulement le plaisir et la peine (phone), mais aussi l’avantageux et le nuisible, le juste et l’injuste, le bien et le mal (logos). Il n’y a qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. 

Le logos est la possibilité d’une mise en commun. Il est donc la voie naturelle d’accès au bien commun. Il n’y a pas de cité digne de ce nom sans le postulat de l’identité de ses membres, d’êtres qui y parlent et s’y expriment également. Il n’y a pas non plus de cité digne de ce nom sans la discussion, la mise en commun des jugements opposés des uns et des autres sur ce qui est bien, mal, juste ou injuste. La pratique de l’assemblée délibérative et même le principe démocratique de l’isègoria – selon lequel tous les citoyens, ont un droit égal à exprimer publiquement leur avis ou un « conseil utile à la cité ».

 Le langage comme la cité excède le besoin. Sa fonction naturelle vise la mise en commun des conditions mêmes du bien commun : le bien et le mal, l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste. Le langage est d’essence politique et réciproquement la politique est d’essence langagière. 

 

Que signifie cette naturalité ? Suffit-elle ou bien a-t-elle des limites ?

L’homme tend par nature à vivre avec ses semblables, mais il n’y a aucune nécessité qu’il agisse avec eux dans le sens du bien commun. Le fait que l’homme soit par nature un animal politique ne veut pas dire qu’il est par nature un citoyen ou un agent moral exemplaire. On n’est donc vertueux que par l’exercice et l’éducation qui est l’une des tâches principale du législateur.  Dire de l’homme qu’il est un animal politique n’épuise donc pas les conditions de réalisation d’une cité vertueuse. Pour parvenir à sa propre nature, il peut arriver qu’un être ait besoin d’un « moteur », c'est-à-dire d’une force extérieure qui permette à sa tendance interne de se réaliser.

D’où cette question : qu’est-ce qu’être un citoyen (politès) ?

Il ne peut être défini par le seul critère de sociabilité naturelle. Il ne suffit pas d’habiter tel endroit (métèque, étrangers), il ne suffit pas non plus de jouir de certains droits civiques, puisque cette situation concerne aussi les étrangers liés à la cité par des conventions commerciales. Ce qui définit le citoyen, c’est le fait de « participer »  à une fonction judiciaire (krisis) ou à une magistrature (archè), c'est-à-dire à une fonction délibérative ou à un pouvoir public en général.

 Mais puisqu’il y a plusieurs constitutions, il y aura plusieurs vertus du citoyen, alors qu’il n’y a qu’une seule vertu ou excellence de l’homme de bien absolument parlant (dissociation éthique et politique). Seul le politique professionnel devra être véritablement prudent.  On ne peut exiger que chaque citoyen soit un homme de bien. Inversement, il suffit que chacun soit un bon citoyen pour que la cité forme une communauté.  La vertu civique n’est pas la plus bonne mais elle est politiquement suffisante. La citoyenneté ne se définit donc  pas seulement par l’appartenance à une communauté, mais aussi et surtout par la participation aux différents pouvoirs, c'est-à-dire par un mode d’action politique en vertu duquel les citoyens entretiennent les uns vis-à-vis des autres – selon des modalités variables d’une constitution à l’autre – des relations de pouvoir.

 

Il suit de ce qui précède une réflexion sur le meilleur type de régime possible. Quelle est la constitution qui permet de réaliser le Souverain Bien ? Quelles doivent être les vertus du citoyen ?

B. Qu’est que l’ETAT ?

Ce concept est récent. Il apparait à la fin du XVIème siècle sous la plume des auteurs, Machiavel et Botero. Il s’agit d’abord d’une unification dans le  contexte politique italien du XVI qui est celui d’un éclatement en principautés qui sont en situation de rivalité. Mais l’usage du mot Etat reste encore parcimonieux au XVII. Hobbes et Locke continuent de préférer le terme Commonwealth pour traduire les mots latins de Civitas ou de Res publica. Le mot d’Etat a connu un prestige de plus en plus grand dans l’ histoire des idées, pourquoi ? Quelle réalité recouvre la notion d’Etat ?

Elle va désigner d’abord une autonomisation de la sphère politique c'est-à-dire que le pouvoir politique apparaît de plus en plus indépendant par rapports aux autres (surtout par rapport au pouvoir religieux). 

Pour comprendre ce qu’est l’Etat, il faut comprendre ce qu’est la  souveraineté.

I. L’architecture de l’Etat.

a) La souveraineté : la clef de voûte de l’Etat.

Histoire du mot : Pour Bodin (jurisconsulte angevin, Les six livres de la République 1576), il n’y a pas d’Etat sans souveraineté. La souveraineté désigne la puissance de donner et de casser la loi. L’Etat est l’autorité souveraine  car c’est lui qui donne les lois s’exerçant sur un peuple et un territoire déterminé. On dira que la souveraineté correspond à la maitrise totale du droit positif par l’Etat. Le monopole du droit positif est la comme base de l’Etat moderne.

 Le concept de souveraineté est emprunté à la sphère religieuse. Le Souverain, Dieu, pour la religion c’est la puissance de commandement publique, perpétuelle et absolue. On peut donc dire que la souveraineté de l’Etat est la transposition dans la sphère politique d’une notion religieuse. C’est en transposant la notion du domaine ecclésio-théologique à la sphère juridico-politique, que l’Etat apparaît et distingue le pouvoir religieux du pouvoir politique.

La souveraineté désigne donc un pouvoir unifié, indivisible et suprême attribué à un être impersonnel. Les hommes ont inventé l’Etat pour ne pas obéir aux hommes disait  le juriste Georges Burdeau.

Pourquoi l’Etat moderne se distingue de la Cité d’Aristote ? Pour Bodin, Aristote n’a pas vraiment pensé le concept de souveraineté, c'est-à-dire de la suprême puissance.

Pour Bodin, le pouvoir de légiférer englobe tous les autres ; c’est l’Etat qui a le « monopole de la violence légitime » comme le dira M. Weber. Avec Bodin, les sujets sont unis parce qu’ils sont tenus d’obéïr aux lois qui émanent d’un même souverain. Dans la philosophe d’Aristote, la communauté des citoyens se forme à travers la délibération à propos des affaires communes. Surtout, Hobbes qui va prolonger la définition de l’Etat moderne va montrer le caractère artificiel de cette institution quand Aristote en pensait la naturalité.  Nous pouvons pour comprendre la notion d’Etat nous demander ce qu’il en fait la légitimité.  La souveraineté implique en effet un droit à avoir le droit de commander. Mais quelle est la légitimité de ce pouvoir ?

b) L’artificialité de l’Etat.

Hobbes (1588-1679).  L’Etat moderne repose sur le modèle contractualiste, c'est-à-dire celui d’un contrat. Le contrat à l’origine, dans le droit privé, est une convention passée entre deux ou plusieurs personnes en vue d’un échange. Avec la philosophie politique de l’Etat moderne (dont Hobbes ou Locke en sont des représentants), ce modèle va s’étendre à l’ensemble de la société et va constituer la clef de voûte de l’Etat moderne.

 Il faut pour comprendre cela repartir de l’état de nature tel que le décrit Hobbes. Il s’agit pour lui d’un état de guerre. En effet, les passions qui animent chaque homme sont le désir de se sauvegarder et le désir d’accroitre sa puissance. Dans un état où les lois n’existeraient pas, les hommes entreraient nécessairement en conflit les uns avec les autres. En effet, l’égalité de force ou d’esprit qui existe entre les hommes et le désir qu’ils ont d’accroitre leur puissance les conduit à se rencontrer dans des situations où le désir de domination les porte à se quereller. Les causes principales de cet état de guerre sont dans la nature humaine ; ce sont la rivalité, la méfiance et la fierté.

 Sans les lois, l’homme peut tout mais il ne peut pas grand chose. La meilleure défense étant l’attaque, les hommes vivent dans la crainte permanente du combat. S’ils peuvent jouir d’un bien qu’ils auraient volé (parce que sans lois, ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent), ils ne peuvent pas en jouir longtemps car ce bien peut leur être volé ou repris. Ainsi cette liberté naturelle correspond à état de guerre et d’insécurité permanente. Car si la liberté naturelle n’est pas limitée par des lois, elle est limitée par les autres. C’est donc le désir de sécurité qui sera pour Hobbes à l’origine de l’institution politique de la souveraineté, c'est-à-dire de l’Etat moderne.

 En quoi cela consiste-t-il ? Il s’agit d’un transfert de pouvoir des individus au Souverain (un homme ou une assemblée). L’institution de l’Etat a pour but de pallier les insuffisances de la sociabilité ou de la bienveillance naturelle avec la substitution de lois positives, c'est-à-dire instituées qui décident du licite et de l’illicite. Je confie, si les autres y consentent aussi, mon pouvoir à une puissance souveraine appelée Etat. Le corps politique est donc conçu comme une réalité artificielle construite pour résister aux menaces de destruction du corps social. Cet artificialisme politique de l’Etat s’invente contre une tradition aristotélicienne qui conçoit la société comme un organisme et qui fait de l’homme un animal politique (zoon politikon), c'est-à-dire un être caractérisé par une disposition naturelle à l’existence politique.

 L’Etat est donc bien ce qui définit le licite et l’illicite et qui dispose pour l’application de ces lois de la puissance dissuasive. Il a le monopole de la violence légitime. Le pouvoir pour s’exercer doit disposer de cette force. Les conventions sans le glaive ne sont que des paroles.  Pour désigner l’Etat, Hobbes recourt à la métaphore du Léviathan, monstre marin terrifiant. L’Etat est une puissance absolue, la souveraineté pour être, doit être absolue. L’Etat est donc à la fois Dieu et loup. Dieu en ce qu’il garantit les libertés individuelles et naturelles (mes droits naturels qui sont menacés, paradoxalement, dans l’état de nature) et loup en ce qu’il dispose de la violence et que celle-ci doit me dissuader ou me punir.  La légitimité de l’Etat dépend de sa capacité à garantir mes droits naturels.  

Mais se pose alors un problème. L’Etat existe en vue de garantir les droits naturels individuels. Son efficacité dépend du caractère absolu de la souveraineté et de la force dont il dispose seul. L’Etat est donc à la juge et partie. Nous pouvons alors penser que l’Etat est la création d’une puissance susceptible d’être mise au service du despotisme. Ceux qui exercent la souveraineté ne peuvent-ils pas en abuser ? Comment concilier l’efficacité du pouvoir souverain et le respect des droits individuels ? L’obéissance volontaire à l’Etat ne peut-elle pas dériver en servitude volontaire ?

 C.  L’Etat de droit et Etat des droits.

Thèse de Montesquieu : « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Le pouvoir s’accroit à mesure qu’il avance. Il faut donc penser une limitation au pouvoir : interne et externe.

 

A.     La limitation interne : l’organisation du pouvoir.

Montesquieu est un penseur de la modération politique. Il pense l’organisation du pouvoir qui sera telle qu’il ne pourra pas dériver en un despotisme. La modération est la condition de possibilité de la liberté politique.

«  pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir ; donner, pour ainsi dire, un lest à l’une pour la mettre en état de résister à une autre ; c’est un chef d’œuvre de législation que la hasard fait rarement et que rarement on laisse faire à la prudence. » De l’esprit des lois, Montesquieu

 La modération du pouvoir dépend de son organisation qui est complexe ; elle est un chef d’œuvre de législation. Montesquieu est un théoricien du contre pouvoir à l’intérieur du pouvoir lui-même. Il est le penseur d’un système dynamique et complexe de balance des pouvoirs de l’Etat. Il part de la tripartition des pouvoirs de l’Etat en puissances législatrice, exécutrice et judiciaire.

 

B. La limitation externe : les droits de l’homme.

 Les droits de l’homme et du citoyen de la déclaration de 1789 sont hérités du droit naturel moderne. Les hommes sont par nature libres et indépendants, ils possèdent des droits inaliénables limitant le pouvoir de l’Etat. La légitimité politique d’un Etat ne se trouve que dans sa capacité à garantir le respect de ces droits. La notion  de droits de l’homme est spécifique car elle correspond à un droit considéré comme essentiel à l’accomplissement de toute vie digne de ce nom. Ces droits sont comme « attachés » à l’homme : on ne pourra mener une vie pleinement humaine sans eux. Droits subjectif, contingent / droits naturels (antérieur à l’Etat qu’il doit garantir).Il faut prendre en compte une métaphysique de la nature humaine et en déduire les droits naturellement attachés à l’homme. (cf. droits naturels de l’homme). Thèse : c’est l’autonomie qui constitue le trait essentiel de la définition de la nature humaine fondant les droits de l’homme. L’homme a la nature de se « donner » sa nature, son essence – bref, n’en a pas par avance.

 Mais comment comprendre qu’il y ait eu trois déclarations successives des droits de l’homme (1789, 1848 et 1948) ? Comment penser des variations qui portent sur la nature humaine  qui est normalement invariable ?

 Au XIX siècle, les inégalités engendrées par la société industrielle capitaliste ont suscité des revendications concernant une deuxième génération de droits : les droits sociaux. Ceux-ci avaient pour but de permettre aux plus défavorisés de jouir des droits de première génération, lesquels, sans cela, auraient constitué pour eux une forme vide de tout contenu (« libertés formelles » selon les marxistes). Il s’agit de libertés positives, c'est-à-dire de prestations matérielles effectuées par la collectivité pour égaliser les chances de façon concrète ; droit à la sécurité sociale, à l’instruction gratuite, etc. Ces droits se distinguent de la plupart des droits de première génération en ceci qu’ils supposent des prestations matérielles de la collectivité. Dès lors l’Etat passe du statut d’Etat gendarme à celui d’Etat Providence. Les droits à obtenir quelque chose sont donc essentiellement différents des droits de faire quelque chose sans interférence.

 On peut résumer le débat entre la gauche et la droite dans la tension entre droits de créances et droits-liberté. Pour les uns, l’autonomie ne peut se réaliser concrètement qu’à travers des moyens matériels garantis par l’Etat, tandis que pour les autres, l’inflation des droits-créances est la menace d’une perte de liberté des individus du fait du gonflement de l’Etat. Ils sont partisans d’un Etat minimal.

D.    La fin de l’Etat ?

Les théories du libéralisme (politique et économique) ne visent-elle pas à réduire au minimum la place de l’Etat ? La théorie de la main invisible soutient en effet l’idée qu’il n’est pas besoin de vouloir participer au bien commun, à l’intérêt général pour le faire. En effet la recherche de nos intérêts particuliers (le désir d’enrichissement personnel) y contribue nécessairement. Nous sommes conduits comme par une main invisible à faire prospérer la société alors que nous ne recherchons effectivement que notre intérêt propre. Les choses se feraient toutes seules ; moins y pense, mieux ce serait.  L’Etat doit-il être réduit au minimum ? Les inégalités sociales doivent-elles naturellement se résorber ?

a)    La théorie de la main invisible.  

Le principe de la main invisible est le suivant : en cherchant son intérêt propre, on poursuit sans le savoir l’intérêt des autres. La recherche de l’avantage personnel contribue au bien-être collectif. L’homme est conduit, comme par une main invisible à faire prospérer la société. Même, selon Smith il est préférable que l’intérêt de la société ne soit pas la fin directement cherchée, car en « poursuivant son intérêt il fait souvent avancer celui de la société plus efficacement que s’il y visait vraiment ». Moins on veut connaître et viser consciemment l’intérêt collectif, mieux il est satisfait.

Le véritable présupposé de la science économique tient que les intérêts humains forment un système autosuffisant. La société est un système immanent.  Le système des intérêts forment la structure de la société.  Ce système est un ordre spontané qui se dégage des interactions économiques (acheter – vendre) et il n’a été voulu par personnes, mais tous y contribuent. Il y aurait une harmonie qui formerait le bien général, qui bien qu’il ne soit voulu par personne, résulterait de la poursuite par chacun de son intérêt particulier. L’ordre économique est un résultat objectif et non le fruit d’une décision individuelle ou d’une volonté politique.  Dans cet ordre social, est éliminé toute transcendance. La norme ne descend plus du ciel, elle ne relève plus d’un commandement divin. L’organisation sociale est le résultat d’une arithmétique des passions. C’est la thèse de l’harmonie spontané des égoïsmes.

 

  Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant, et, tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et, c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme, et ce n’est jamais de nos besoins dont nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

La doctrine libérale sépare le monde des passions et des intérêts du monde des devoirs pour montrer que du monde des passions et des intérêts découle un ordre viable et souhaitable. Il faut montrer que le règne de l’intérêt est positif. Mandeville dans sa fable des abeilles montrera que les effets de la recherche des intérêts particuliers sont supérieurs, y compris en matière de morale, à une éthique directe. Le goût humain pour le bien-être et l’enrichissement qui étaient jusqu’alors contraires à la morale et à la religion deviennent la condition d’une réorganisation sociale souhaitable. Mandeville appartient à la « tradition de l’ordre spontané ».  Le sous-titre de sa Fable est éloquent : « les vices privés font le bien public, contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales ». L’auteur écrit aussi : «  les vices privés peuvent par le gouvernement adroit d’un politique habile être changés en bienfaits publics ». Le bonheur matériel se développe dans un cloaque moral. Les vices privés sont la condition d’une société prospère. Mandeville abolit la rupture antique entre le vice et la vertu.

Mandeville est proche en ce sens de La Rochefoucauld dont il s’inspire incontestablement  et qui écrit dans ses Maximes «  la vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie ».

 Conclusion partielle : R. Nozick, dans son livre Etat, anarchie, utopie  défend la thèse de l’Etat « veilleur de nuit ». L’Etat est réduit à une seule fonction : surveiller et protéger les biens et les personnes. L’Etat doit viser la sécurité et ne pas se mêler de l’éducation,  ou de la santé des citoyens qui confieront à des entreprises privées ces activités. L’auteur défend la thèse d’un dépérissement du politique. Pour ceux qu’on appelle les  anarchistes libéraux (des anarchistes de droite), rien n’est moins souhaitable que l’action sociale de l’Etat.

  On pourrait montrer comme cette thèse repose sur une anthropologie qui fait de l’homme un animal calculateur et donc rationnel. Cette théorie est donc déduite de la conception de l’existence de  droits inviolables découlant de la liberté individuelle. La valorisation de la liberté individuelle, les différents droits subjectifs naturels qui en découlent (droit individuel de définir son bonheur, droit de propriété qui fonde une indépendance à l’égard d’autrui) constituent l’anthropologie libérale.

Le libéralisme économique entendu ainsi débouche nécessairement sur une réduction du rôle de l’Etat.

«  la théorie de l’échange… rend en outre possible le traitement simultané et cohérent du double problème de l’institution et de la régulation du social : le besoin et l’intérêt régissent les rapports entre les hommes. La formation de cette représentation de la société comme marché trouve son plein épanouissement dans l’école écossaise du XVIIIe siècle et tout particulièrement chez Smith. L conséquence essentielle d’une telle conception réside dans le fait qu’elle se traduit par un refus global du politique. Ce n’est plus la politique, le droit et le conflit, qui doivent gouverner la société, c’est le marché… De ce point de vue Adam Smith n’est pas tant le père fondateur de l’économie politique que le théoricien du dépérissement de la politique ». P.Rosanvallon, Le libéralisme économique.

Nous voyons se dessiner une opposition entre libéralisme et républicanisme, d’un côté Hobbes, Locke et Smith et de l’autre Rousseau par exemple.

 Mais l’autorégulation optimale des rapports sociaux et économiques n’est-elle pas une illusion ? Ne faudrait-il pas gouverner la liberté par l’éducation et la législation ? L’autorégulation de la société civile par les vertus du marché est-elle douce ? L’échange marchand n’est-il pas forcé ? Penser que l’intérêt général est mieux rempli quand je ne m’occupe que de mon intérêt particulier, n’est-ce pas une idée qui satisfait ma conscience coupable de m’enrichir ?

L’extraordinaire succès de la doctrine d’Adam Smith dite de la main invisible tient peut-être beaucoup aux besoins psychologiques d’une certaine génération d’anglais, et plus largement d’Européens de l’Ouest, dont la pratique s’écartait notablement des préceptes qui leurs avaient été inculqués. En d’autres termes, l’idée qu’il n’est de meilleure manière pour chacun d’œuvrer au bonheur public que de rechercher le gain privé n’a peut-être pas tant servi à l’autoglorification de la nouvelle classe des capitalistes, que satisfait un besoin plus pressant : celui d’apaiser les sentiments aïgus de culpabilité éprouvés par nombre de ces fameux « bourgeois conquérants » longtemps soumis en fait, à un code moral non bourgeois.

  De surcroît, quand l’homme public chancelle sous le reproche d’hypocrisie – quand on accuse son action publique de servir essentiellement des fins personnelles- le retour à la vie privée peut être tenu pour un pas vers le réalisme, la sincérité et même l’humilité. De même que la vie publique apparaît comme un remède à l’ennui de la vie privée, celle-ci offre un refuge face à l’agitation et à la futilité propres aux activités de la vie publique. De façon plus générale, se préoccuper exclusivement de pourvoir à ses besoins privés, «  cultiver son jardin », c’est renoncer à la double prétention, illusoire et présomptueuse, de rendre le monde meilleur ( « vita activa ») et de comprendre ses lois et ses secrets (« vita contemplativa »), pour s’intéresser plutôt à des questions d’utilité et de valeur pratiques immédiates, au plus près de la réalité.

 Mais cette attitude d’humilité n’est qu’un aspect du triomphe de l’homme privé sur l’homme public. Le nerf de cette revanche idéologique, c’est l’idée que la création de richesses (objectif de l’action privée) est foncièrement supérieure à la recherche du pouvoir, désormais perçue comme le but exclusif de l’action publique. Contrairement à la lutte pour le pouvoir, la création de richesse pourra être célébrée comme un jeu où tous les joueurs peuvent gagner. En particulier, dans les périodes de rapide croissance économique, la priorité totale accordée aux activités privées apporte la satisfaction de participer à une attaque, qui promet d’être victorieuse, contre les maux anciens dont souffre l’humanité ; et l’excitation que donne la participation à un tel mouvement peut s’avérer aussi enivrante que celle éprouvée au cours d’une manifestation. L’immersion totale dans la vie privée est soudain ressentie comme une expérience libératrice, non seulement pour soi-même, mais pour toute la société. Ce sentiment est bien sûr une composante importante du « rêve » ou du  « credo » américain, mais s’est également emparé de certaines autres sociétés. Les intellectuels sont d’ordinaire peu enclins à porter aux nues cette phase qui les choque par sa vulgarité, son mépris des tâches plus nobles (et très précisément de la politique), et sa fréquente indifférence à la justice sociale. Vices privés, vertus publiques, Hirschmann.

 b)    La dépolitisation des consciences.

N’y a-t-il pas un risque à ne plus se préoccuper de la question des affaires communes et de leur gestion ? Des consciences qui auraient abandonné ce pouvoir de penser par eux-mêmes, de s’intéresser à ce qu’ils ont en commun ne sont-elles pas des consciences dangereuses ?

Tocqueville parle d’une nouvelle forme de despotisme qui n’a pas encore de nom ; un nouveau despotisme dont nous n’avons pas encore fait l’expérience.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. De la démocratie en Amérique.

H. Arendt prolonge la réflexion avec le concept de « société de masse » qui est moins un concept quantitatif que qualitatif. Il désigne un mode d’être social. Le totalitarisme est un objet de réflexion comme risque, comme menace toujours présente dans nos sociétés. Pourquoi ? parce qu’une société dépolitisée qui se découvre un appétit d’organisation produit souvent quelque chose de catastrophique et constitue ainsi une source possible du totalitarisme. Ex. nazisme. Dans les situations de crise, le politique resurgit mais de façon catastrophique.

   Les mouvements totalitaires sont possibles partout où se trouvent des masses qui, pour une raison ou pour une autre, se sont découvert un appétit d’organisation politique. Les masses ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun, et elles n’ont pas cette logique spécifique des classes qui s’exprime par la poursuite d’objectifs précis, limités et accessibles.

Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes.

Le domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres. Ce qui rend la société de masse si difficile à supporter, ce n’est pas, principalement du moins, le nombre des gens ; c’est que le monde qui est entre eux n’a plus le pouvoir de les rassembler, de les relier, ni de les séparer. Étrange situation qui évoque une séance de spiritisme au cours de laquelle les adeptes, victimes d’un tour de magie, verraient leur table soudain disparaître, les personnes assises les unes en face des autres n’étant plus séparées, mais n’étant plus reliées non plus, par quoi que ce soit de tangible.

Arendt parle de la disparition du public. Il y a de la politique quand il y a abolition ; relier et séparer en même temps. La société de masse est une société complètement privée.

La liberté humaine : point de vue politique et métaphysique

Tous les hommes désirent être libres. La liberté semble être la condition sine qua non d’une vie heureuse. Mais la liberté est une idée qui est plus chantée que pensée. On la revendique, on la réclame, mais on ne prend pas le temps de l’examiner. 

 Le philosophe, ce que tout le monde est à condition d’en fournir les efforts, est le seul à véritablement chercher à penser cette liberté. Tout se passe comme si penser la liberté faisait prendre conscience de ce qui l’empêche ; comme si la prise de conscience de ces obstacles était une première étape dans leurs libérations.

Mais tous les philosophes sont d’accord pour voir dans la liberté l’une des questions les plus épineuses de la métaphysique.

 

 La liberté est une notion problématique dans la mesure où elle prend sens dans des domaines différents :

C’est la liberté métaphysique d’une part ; c'est-à-dire la liberté de l’homme envisagée dans son rapport à la nature. L’acte humain est-il déterminé comme un fait de la nature ? On pense alors la liberté par rapport à l’existence des lois de la nature. L’homme peut-il être libre (au sens de doté d’un libre-arbitre, c’est-à-dire le pouvoir de vouloir ou de désirer quelque chose sans être déterminé par rien) au sein d’une nature entièrement déterminée par des lois de la nature ?

C’est la liberté politique et morale d’autre part ; que signifie pour un homme qui vit en société et qui obéit à des lois d’être libre ? Ma liberté individuelle n’est-elle pas menacée par les exigences de la société et les contraintes de l’Etat c'est-à-dire en fin de compte par la seule existence d’autrui ?

A. Les conditions de la liberté politique

La définition commune de la liberté est celle d’un état de l’être qui ne subit pas de contrainte et qui agit conformément à sa volonté, à sa nature. La liberté c’est alors le pouvoir de faire ce que l’on veut. Cette définition pose d’emblée un problème d’indétermination. En effet, un grand nombre d’actions très différentes les unes des autres correspondent à cet état : cela peut-être de sauver un enfant de la noyade, d’acheter ma marque de lessive préférée, de pousser un inconnu hors du train en marche.

 Et si être libre c’est faire ce que l’on veut, sans connaître les limitations imposées par la loi, je comprends vite  que ma liberté est limitée par celle des autres.

 

La première forme de liberté, pouvoir faire ce qui nous plait, les philosophes l’ont appelée « licence », comme pour la démarquer de ce qu’est la véritable liberté. Le problème est que cette licence peut comme s’auto-détruire et finir par nier la liberté elle-même. Si je regarde l’affaire simplement du côté politique, ma liberté dans une situation qui permettrait  à chacun de faire ce qu’il veut serait grandement compromise. Au lieu de faire ce qui me plaît, je serais contraint de veiller à ma sécurité et à celle de mes biens en permanence. Quelle liberté est-ce là ? Puis-je me sentir libre dans la crainte ? Rousseau écrit ceci : «  quand chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre »  C’est pour cette raison que certains philosophes ont définit l’Etat comme le remède à tous ces maux. Dans l’état de nature, celui qui ne connaît pas la loi, les hommes, si on écoute Thomas  Hobbes, devait vivre dans un état d’insécurité tel qu’ils décidèrent de confier le pouvoir qu’ils avant de recourir à la force et de se nuire mutuellement à une instance neutre et toute puissante : l’Etat. La liberté politique, c'est-à-dire celle qui est encadrée par des lois et finalement plus grande que celle vécu dans l’état de nature, la liberté naturelle. Ecoutons encore Rousseau : « chacun, se donnant à tous ne se donne à personne ; et, comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de ce que l’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a ». Si je perds la liberté naturelle avec le contrat social, je gagne en même temps la liberté politique qui est la véritable liberté. Le pouvoir que j’ai de faire ce que je veux je le mets entre les mains de toute la communauté. On peut ainsi énoncer cette formule paradoxale : il n’y a point de liberté sans lois.

 

    Mais s’il n’y a pas de liberté sans loi, toutes les lois participent-elles véritablement à ma liberté ? Le pouvoir de l’Etat ne peut-il pas être oppressant et ruiner ma liberté  comme dans la dictature ou dans les régimes totalitaires ? Comment se protéger contre les abus du pouvoir ? Comment éviter que le pouvoir de l’Etat, construit pour protéger la société, ne se retourne contre elle pour l’opprimer ?

 

Pour répondre à ces questions, il faut commencer par décrire la nature de l’obéissance au pouvoir de l’Etat. On peut distinguer deux formes d’obéissance : la première est une soumission à la force, elle relève de l’habitude, de la lâcheté ou de la faiblesse c'est-à-dire de la crainte de la sanction. Mais la deuxième, véritable obéissance désigne la reconnaissance du droit de l’Etat et de son bien-fondé, c'est-à-dire de sa rationalité.

     La force est une puissance physique qui contraint un individu à se plier à son pouvoir. Elle instaure un rapport de domination et de servitude entre deux personnes. La force est toujours originaire d’une autorité brute. Lorsque j’obéis à quelqu’un qui me menace ou qui me contraint physiquement à faire quelque chose, cette obéissance est plus une obéissance du corps qu’une obéissance de l’esprit. L’obéissance alors ne dure que le temps où la force s’exerce. Le droit au contraire est une puissance morale qui oblige un individu à agir de telle ou telle façon. L’obligation relève de l’intériorité et de l’esprit tandis que l’obéissance relève de l’extériorité et du corps. La différence fondamentale entre la contrainte et l’obligation et donc entre la force et le droit tient en ce que l’obligation suppose toujours la reconnaissance de l’autorité. Je ne reconnais jamais l’autorité de celui qui me frappe. Je ne reconnais pas une autorité, je me soumets à une force. La faiblesse de la force réside dans cette impossible reconnaissance de l’autorité.

  Le droit du plus fort n’a donc aucun sens, et jamais la force ne pourra se substituer au droit.

On peut affirmer que l’essentiel des obligations et interdictions légales sont respectées en l’absence de la conscience d’une menace et en l’absence des fonctionnaires en droit de nous sanctionner. La loi est une obligation et non une contrainte ; c'est-à-dire que je me sens obligé par la loi dans la mesure où je reconnais en elle des exigences raisonnables. Mais quelles doivent être les caractéristiques de la loi pour que je puisse me reconnaître en elle et m’obliger de la respecter ? Il faut que la loi réponde aux critères de l’universalité et de l’égalité. Il faut que tous les hommes soient soumis également à cette loi. Je ne respecterais la loi que dans la mesure où tous les individus y seront également assujettis.

Plus généralement, il faut que loi promulguée par l’Etat réponde à l’intérêt général et au bien commun. La notion de République insiste sur cette dimension (res-publica) de l’intérêt général qui doit être visé par la loi. La loi doit être comme le dit Rousseau l’expression de la volonté générale. Elle ne peut donc pas être imposée de l’extérieur, dans la mesure où c’est la volonté générale qui la formule. L’Etat protège et formule cet intérêt général. La volonté particulière d’un individu doit tendre vers cette volonté générale de sorte qu’en obéissant à la loi, il n’obéisse qu’à lui-même. (cf. démocratie) La volonté générale est ce qui reste en commun entre les volontés particulières. Elle est la somme des volontés particulières épurées. Il s’agit de rendre sa volonté compatible à celle des autres en l’épurant. Il faut que l’on puisse reconnaître dans la volonté de l’Etat sa propre volonté. La raison doit donc fonder les lois de la communauté. Une loi qui n’est pas fondée sur la raison est dite injuste et arbitraire. La raison qui est universelle permet de réaliser l’intérêt général. Si une loi est fondée sur la raison, quand je lui obéis je n’obéis en fait qu’à moi-même puisque c’est la même raison qui est dans la loi et dans mon esprit. L’obéissance à la loi fondée sur la raison n’est pas une soumission à une contrainte extérieure (comme la force) mais la compréhension d’une obligation. Si tous les hommes respectent des lois fondées sur la raison alors tous ces hommes vivent sous la conduite de la raison. Ils sont donc libres dans la communauté civile même s’ils obéissent à ces lois. Une telle société est en paix.

    Mais comment s’assurer que les hommes qui possèdent le pouvoir (qui leur a été délégué, par la représentation par exemple) n’abusent pas du pouvoir et formule des lois qui soient rationnelles et raisonnables, c'est-à-dire qui satisfassent  l’intérêt général ?

Thèse de Montesquieu : « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Le pouvoir s’accroit à mesure qu’il avance. Il faut donc penser une limitation au pouvoir : interne et externe.

   Montesquieu est un penseur de la modération politique. Il pense l’organisation du pouvoir qui sera telle qu’il ne pourra pas dériver en un despotisme. La modération est la condition de possibilité de la liberté politique.

«  Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir ; donner, pour ainsi dire, un lest à l’une pour la mettre en état de résister à une autre ; c’est un chef d’œuvre de législation que la hasard fait rarement et que rarement on laisse faire à la prudence. »

 La modération du pouvoir dépend de son organisation qui est complexe ; elle est un chef d’œuvre de législation. Montesquieu est un théoricien du contre pouvoir à l’intérieur du pouvoir lui-même. Il est le penseur d’un système dynamique et complexe de balance des pouvoirs de l’Etat. Il part de la tripartition des pouvoirs de l’Etat en puissances législatrice, exécutrice et judiciaire.

 

 L’idée de justice inhérente au droit naturel et à la légitimité permet de lier également le droit et la morale.  Je n’obéis à la loi de l’Etat que tant que je reconnais en elle sa rationalité et sa justice. J’ai même un devoir de désobéir à la loi si celle-ci est illégitime. L’obéissance n’est donc pas une passive lâcheté mais la pleine compréhension de ma responsabilité en tant que citoyen. L’article 35 de la  Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1794 le stipule : «  quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et 1946 peuvent nous aider à penser la possibilité d’une désobéissance à l’Etat. En effet, les droits de l’homme affirment que l’homme avant d’appartenir à un Etat ou à un régime politique appartient au genre humain. A ce  titre, l’homme aurait des droits fondamentaux et inaliénables (c'est-à-dire qu’on ne peut pas lui retirer, ils lui appartiennent en propre) : il existe des « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme » DDH préambule.  Une doctrine des droits de l’homme reposent donc sur trois conditions :

-          que l’homme fut reconnu comme une réalité et comme une valeur, une idéalité (l’idée d’homme)

-          que cette idéalité acquiert un statut juridique

-          que ce statut juridique soit garanti par l’autorité politique.

 

Les droits de l’homme supposent l’invention d’homme en général c'est-à-dire abstraction faite de toute détermination particulière ; il s’agit de l’homme entendu comme individu universel. Le christianisme a contribué à rendre possible cette conception de l’homme : l’homme comme tel a une valeur infinie. «  il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni homme ni femme : car vous n’êtes tous qu’une personne dans le Christ Jésus » (Saint Paul, Epître aux Galates). La loi politique peut ainsi apparaître comme la garantie des droits conçus comme fondamentalement prépolitiques. L’article 2 de la DDH de 1789 fait de la « conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme » le « but de toute association politique ».

La déclaration des droits de l’homme et du citoyen en conférant à l’individu un ensemble de droits inaliénables le soustrait à la légalité de l’Etat. Les droits universels remettent en cause le principe d’un droit de l’Etat supérieur. Le droit international s’inscrit dans cette direction : le procès de Nuremberg de novembre 1945 va ainsi pouvoir juger les criminels nazis pour crime de guerre et crime contre l’humanité. Les droits de l’homme affirment qu’on ne peut pas relativiser la dignité humaine.

 

Il existe deux  types de droit au sein des droits de l’homme et du citoyen : les droits-créances ou droits-sociaux (comme l’instruction publique, l’éducation nationale, le droit au logement, au travail) ; ils demandent quelque chose à l’Etat et définissent un élargissement de la mission de l’Etat ; et les droits-civils qui visent au contraire à protéger les citoyens contre l’Etat. Droits de / droits à ; les droits de… sont des libertés à l’égard de l’Etat ; les droits à… sont au contraire des « créances » que l’individu peut tirer de l’Etat ; il s’agit de prestation que l’individu est en droit d’exiger. (une créance est un droit en vertu duquel une personne peut exiger quelque chose).

 

Deuxième génération de droits. Au XIX siècle, les inégalités engendrées par la société industrielle capitaliste ont suscité des revendications concernant une deuxième génération de droits : les droits sociaux. Ceux-ci avaient pour but de permettre aux plus défavorisés de jouir des droits de première génération, lesquels, sans cela, auraient constitué pour eux une forme vide de tout contenu (« libertés formelles » selon les marxistes). Il s’agit de libertés positives, c'est-à-dire de prestations matérielles effectuées par la collectivité pour égaliser les chances de façon concrète ; droit à la sécurité sociale, à l’instruction gratuite, etc. Ces droits se distinguent de la plupart des droits de première génération en ceci qu’ils supposent des prestations matérielles de la collectivité. Dès lors l’Etat passe du statut d’Etat gendarme à celui d’Etat Providence. Les droits à obtenir quelque chose sont donc essentiellement différents des droits de faire quelque chose sans interférence.

 On peut résumer le débat entre la gauche et la droite dans la tension entre droits de créances et droits-liberté. Pour les uns, l’autonomie ne peut se réaliser concrètement qu’à travers des moyens matériels garantis par l’Etat, tandis que pour les autres, l’inflation des droits-créances est la menace d’une perte de liberté des individus du fait du gonflement de l’Etat. Ils sont partisans d’un Etat minimal. C’est l’opposition entre la tradition du libéralisme et celle du Républicanisme.

 

 Le citoyen éclairé. Machiavel dans le Prince informe le peuple de la nature réelle du pouvoir politique. Le but de celui qui détient le pouvoir est de le conserver le plus longtemps possible. L’exercice du pouvoir est un art de la tromperie et de la ruse. Machiavel met en lumières les techniques du pouvoir qui repose autant sur la crainte de la force que sur l’art de la parole et de la promesse.  Il montre que les impératifs de la morale sont incompatibles avec l’exercice du pouvoir politique. Les hommes politiques ne sont pas bons, il leur suffit de le paraître.  Machiavel nous montre que le pouvoir politique repose sur une image de lui-même à laquelle il travaille ; le pouvoir ne repose pas sur l’être mais l’apparence. Le citoyen éclairé est celui à qui on ne raconte pas facilement d’histoires et qui ne se laisse pas berner par de fausses promesses. La presse indépendante est une arme dont se sert le citoyen éclairé.