11. Le travail. Pourquoi travaillons-nous ?

 

Nous continuons notre enquête anthropologique des Modernes. Nous, les Modernes nous appelons ainsi parce que notre héritage est aussi celui de la science Moderne inaugurée au 17ème siècle (cf. cours sur la naissance de la science moderne).

En effet, les disciplines des sciences humaines que sont l’anthropologie et l’ethnologie, comme nous l’avons vu, ont  progressivement montré toute la complexité et la diversité des sociétés humaines. Elles ont montré que des comportements et des croyances que l’on croyait universellement partagés ne l’étaient pas. Nous prenions pour des réalités naturelles ce qui se révélait être culturel. Et encore, nous nous sommes demandés si cette opposition nature/ culture n’était pas elle-même culturelle. Nous devons donc chercher à saisir aussi les valeurs qui nous caractérisent et que nous pourtant nous ignorons, comme le dit Bruno Latour « avec les blancs, il n’y a pas encore de premiers contacts ». Il est plus difficile de percevoir ce qui nous caractérise : nous ne sentons pas l’air que nous respirons. (cf. voir le sujet « Peut-on juger la culture à laquelle on appartient ? ») Les valeurs qui structurent nos sociétés sont peut-être inconscientes.  Nous avions déjà montré que la technique est une réalité marquante de nos sociétés et  nous avons pourtant de la peine à la penser. En effet le déploiement de la technique dans notre culture est ce qui nous définit le plus aux yeux des autres cultures qui ont développé une autre façon d’être au monde. Et pourtant notre culture en fait peu de cas. Notre culture a tendance à réduire la réalité technique au statut de simple moyen efficace. Les objets techniques apparaissent comme secondaires, comme n’étant pas digne de figurer dans le tableau des objets culturels (au sens des réalités qui peuplent le monde de la culture) (cf. cours sur la technique).

 De la même façon le rapport de nos sociétés au travail est un phénomène particulier et nouveau au regard de l’histoire d’une part et des autres sociétés toujours existantes d’autre part. Le travail n’a pas toujours été considéré comme une nécessité devant occuper toutes nos journées, ni comme une valeur, ce par quoi l’homme s’épanouit. De même, certaines sociétés notamment amérindiennes, ne « travaillent » que quelques heures par jour.  

 

    Pourquoi travaillons-nous ? Travailler relève-t-il de raisons purement matérielles (on travaille par nécessité car il faut bien vivre) ou plutôt de raisons symboliques (une idéologie nous conduirait à travailler, à accepter le travail) ? (dissertation réalisée par la classe de TL2 Le travail est-il une malédiction ?)

 

 Nous nous demanderons aussi quel est l’avenir du travail. Le chômage qui affecte nos sociétés semble s’inscrire durablement dans notre réalité. La productivité augmente sous l’effet du progrès technique (machinisme, système d’automatisation, robotisation de l’industrie, technologie du numérique) et engendre une création mais aussi et surtout une destruction d’emplois. Nous nous demanderons alors si nos sociétés deviennent des sociétés du loisir de savoir ce qu’est un temps libre (ou un temps libéré du travail), à travers le sujet : « abolir le travail et libérer le temps, est-ce la même chose ?)

 

11.1 Aucune société avant la nôtre n’a été vouée au travail.

Dans l’Antiquité, le travail est méprisé. Avec le christianisme, le travail apparaît comme un châtiment divin. Nous sommes loin ici de vertus supposées du travail. Pour quelles raisons les Anciens rejetaient-ils le travail ? et pour quelles raisons les Modernes le considèrent-ils comme source de réalisation de soi, et comme l’essence de l’homme ?  

 

Si le travail et la technique manifestent le pouvoir de l’homme sur la nature (ce n’est plus l’homme qui s’adapte à la nature, mais la nature qui s’adapte à l’homme), ils signifient également que l’homme est un être de besoins. Le travail est essentiellement lié au besoin : l’homme travaille parce qu’il est un être de besoins. Parce que ce besoin ne peut être satisfait directement, il demande une appropriation  de la nature. En ce sens, travailler me rappelle à ma condition d’être physique soumis au règne de la nécessité. C’est précisément cette idée qui sera à l’origine de la dépréciation du travail dans l’Antiquité et par le Christianisme.

     Le travail dans l’Antiquité est méprisé parce qu’il est jugé avilissant. Le mépris résulte de la volonté passionnée de se libérer de la nécessité qui traverse toute la pensée antique. Ainsi est justifiée par Aristote l’esclavage et l’exclusion des artisans et des hommes de peine du pouvoir politique dont le libre exercice est incompatible avec la servilité de leur tâche. Si les Grecs ne travaillaient pas, ce n’était donc pas parce qu’ils avaient des esclaves pour faire le travail à leur place, mais c’est plutôt parce qu’ils jugeaient le travail sans noblesse et dégradant qu’ils avaient des esclaves. Pour les Grecs, le travail ne peut pas permettre l’accomplissement de soi. 

 

Dire que le travail et l'artisanat étaient méprisés dans l'antiquité parce qu'ils étaient réservés aux esclaves, c'est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils jugeaient qu'il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. C'est même par ces motifs que l'on défendait et justifiait l'institution de l'esclavage. Travailler, c'était l'asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu'en dominant ceux qu'ils soumettaient de force à la nécessité. La dégradation de l'esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car il provoquait une métamorphose qui changeait l'homme en un être proche des animaux domestiques. C'est pourquoi si le statut de l'esclave se modifiait, par exemple par la manumission (affranchissement légal), ou si un changement des conditions politiques générales élevait certaines occupations au rang d'affaires publiques, la « nature » - de l'esclave changeait automatiquement.

                  L'institution de l'esclavage dans l'antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se procurer de la main-d'œuvre à bon marché ni un instrument d'exploitation en vue de faire des bénéfices ; ce fut plutôt une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. (C'était d'ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l'esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes n'ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l'esclave fût capable d'être humain ; il refusait de donner le nom d' « hommes » aux membres de l'espèce humaine tant qu'ils étaient totalement soumis à la nécessité.) Et il est vrai que l'emploi du mot « animal » dans le concept d'animal laborans, par opposition à l'emploi très discutable du même mot dans l'expression animal rationale, est pleinement justifié. L'animal laborans n'est, en effet, qu'une espèce, la plus haute si l'on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre.

Condition de l'homme moderne, H. Arendt,  Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1961, pp 95-96, Pocket, 1961, p. 127 - 128.

 

Aristote distingue parmi l’ensemble des activités ou actions qui requièrent le corps la praxis et la poiésis. Cette distinction est essentielle dans la mesure où elle va nous permettre de comprendre un peu mieux cette dévalorisation du travail.

La praxis correspond  à tous les actes qui ont pour fin l’accomplissement d’un bien quelconque (ex. actes moraux et politiques). La poésis correspond aux activités productives. Le principe de cette distinction est la fin de chacune de ces actions.

La finalité  de la poiésis est un bien ou un service, c'est-à-dire quelque chose d’extérieur à celui qui le fabrique.

La finalité de la praxis quant à elle est interne à l’action, elle n’est pas séparable de l’action : «  le fait de bien agir est le but même de l’action ». Comment cette distinction peut-elle nous aider à comprendre la disqualification du travail ? Ce qui recherché, c’est, nous le rappelons, la possibilité de devenir par l’action, meilleur, plus vertueux. Or, pour Aristote, il y a possibilité d’une telle transformation de l’homme dans la praxis et non pas dans la poiésis. Si la finalité est interne à l’action dans la praxis (par exemple, la finalité de l’action, c’est bien agir, de courir, de bien courir, de jouer d’un instrument, de bien jouer d’un instrument), on observe que l’action au sens de praxis aboutit à une modification de l’être de celui qui agit (ainsi, l’instrumentiste jouera des morceaux de plus en plus difficile avec de plus en plus d’aisance). Le modèle de l’action est linéaire et il implique toujours une action sur soi. Dans l’action, l’homme agit pour soi, et il ne produit rien d’extérieur à sa propre activité. 

Or dans le cas de la production, il y a une séparation entre le l’action du producteur et le produit fabriqué. Le but de la production est d’assurer la satisfaction des besoins qui sont sans cesse renaissants. Il y a une servitude dans la poiésis à l’ordre extérieur. Le modèle est ici celui du cycle. En ce sens, la production est considérée comme une perte d’énergie et de temps puisqu’elle ne participe pas à l’amélioration de mon être. Le producteur de chaussure par exemple est soumis à l’ordre naturel (nécessité de se chausser, connaissance des matériaux qui résistent, etc.), la chaussure est un produit que l’on peut séparer du producteur.

 

PRAXIS

POIÉSIS

Modification de l’homme

Pas de modification de l’homme

Linéaire

cyclique

Expression de l’être de l’homme

Soumission à la nécessité vitale et dépense d’énergie

Humanisant

déshumanisant

 

 

 

    Le christianisme maintient cette supériorité de la vie contemplative sur la vie active. Pour le chrétien, le travail rappelle sans cesse l’homme à sa finitude. L’étymologie du mot travail  est tripalium, qui désigne un instrument de torture. Il faut arracher à la nature de quoi se maintenir en vie. Il y a un rapport de force inégal ; une disproportion entre l’homme et la nature, l’homme et Dieu. «  Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de la vie, il sera pour toi l’épine et le chardon. À la sueur de ton front tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol, car c’est de lui que tu as été pris ». La Genèse. La punition divine ne consiste pas tant à faire de l’homme un travailleur ; la malédiction porte sur la dureté du travail (dans l’effort et la peine). Désormais, la terre ne donnera plus ses fruits à l’homme qui n’aurait qu’à se pencher pour les cueillir, la nature se fera ingrate, difficile. Alors qu’avant la nature était clémente et généreuse, abondante, maintenant elle offre une résistance à l’homme qui, pour lui arracher ses fruits, devra peiner, suer de son front. Le pain n’est donc pas donné d’emblée, la nourriture n’est pas offerte, elle doit être produite, acquise, conquise dans l’effort. Le travail c’est d’abord la malédiction biblique : le monde n’est pas naturellement propice à la survie des humains, il n’est pas « un jardin planté pour eux », disait Hegel.

 

«  le travail parce qu’inévitable n’est pas une liberté créatrice. Et je ne vois guère que cela dans les textes bibliques sur le travail. Bien entendu, par exemple dans les Proverbes, il y a des textes qui incitent  au travail, il y a des condamnations du paresseux, mais si on veut bien les regarder, on s’aperçoit que dans tous les cas, c’est bien à la nécessité pour survivre que nous sommes renvoyés. Et la fameuse parole de Paul que l’on cite toujours  triomphalement  pour prouver l’excellence du travail, que dit-elle ? « que celui qui ne travaille pas ne doit pas manger ». C’est-à-dire exactement la nécessité : pour manger, il faut travailler. Un point c’est tout. Aucune vertu, aucune valeur. Et puis qu’il vaut mieux, pour la paix qui doit régner, gagner son pain en travaillant plutôt que de voler, vivre dans le désordre et s’occuper de sottises. Là encore il y a référence à une autre valeur (la paix entre vous) et non pas à celle du travail. » J.Ellul, Pour quoi, pour quoi travaillons-nous ?

 

  On appelle habituellement « travail » l’activité par laquelle les humains façonnent et transforment leur milieu de vie. Au sens philosophique, le concept de travail englobe les dimensions multiples de l’activité humaine. La philosophie grecque distinguait le travail-corvée - ponos - qu’il faut accomplir jour après jour pour entretenir le milieu de vie et produire sa subsistance. C’est aussi bien le travail ménager que le travail agricole, dont les hommes, dans les sociétés traditionnelles, se déchargent sur les femmes et les esclaves. Après le ponos, il y a la poiesis : le travail de l’artisan, de l’artiste, du « producteur ». Ce qui est intéressant, c’est de souligner que le mot de travail n’existe pas dans l’antiquité ou au moyen-âge, il n’existe que plusieurs activités ; ponos, poiesis, praxis dans la Grèce antique et que nous confondons aujourd’hui sous le vocable « travail » ; ou bien c’est la peine, le labeur, la corvée, l’œuvre, l’ouvrage au moyen-âge.

 

 

La revalorisation du travail.

 

Comment en sommes-nous venus à glorifier le travail, à en faire une vertu, une valeur, à considérer que le travail est ce qui est essentiel à la vie réussie, à l’épanouissement personnel ? A partir du XVII ème siècle en Hollande, en Grande-Bretagne puis en France, la représentation change progressivement. Il devient noble et la paresse devient mère de tous les vices. Apparaissent les figures de l’assisté et du parasite, de celui qui ne travaille pas.

 Les raisons de ce renversement sont multiples. Il s’agit d’un processus complexe et multifactoriel. On peut toutefois avancer certaines de ces raisons.  Le développement des manufactures puis des usines avec les révolutions industrielles ont changé la nature du travail. Celui-ci devenant plus difficile, il ne pouvait pas continuer à être considéré comme un châtiment divin, comme une fatalité. Il fallait que la dureté du travail ait une positivité, celle non plus de m’abaisser mais de m’élever. De plus l’abandon des valeurs traditionnelles par les classes dirigeantes et par les paysans devenus ouvriers a laissé un vide que le travail devenu valeur est venu remplir. Le travail apparaît alors comme une idéologie de substitution qui grandit dans le vide des autres croyances et valeurs.

 Mais il y a peut-être aussi des raisons plus philosophiques qui ont conduit à cette revalorisation du travail. La philosophie de Hegel avec la dialectique du maitre et de l’esclave en témoigne.  

 

 

  Le travail comme poiesis n’est plus, à la différence du ponos, asservi complètement aux nécessités et aux contraintes matérielles de la subsistance. Il peut s’en émanciper en devenant création, invention, expression, réalisation de soi. C’est cette dimension du travail qui intéresse avant tout Hegel et ensuite Marx : le travail par lequel je m’individualise, me fais personne, inscris dans la matérialité du monde,  l’idée que je me fais de ce qui doit être.

   Il s’agit de se demander dans cette partie si le travail entendu comme rapport de l’homme à la nature doit se penser nécessairement comme soumission ou bien s’il est possible d’envisager un dépassement de la nature  par le travail et la technique. En d’autres termes, il faut repenser la dépendance de l’homme envers la nature extérieure et ainsi mettre au jour, via la question de la technique, la condition de possibilité du surgissement de la culture. Le travail et la technique ne manifesteraient donc pas la seulement la dépendance de l’homme à la nature (le travail comme stratégie de survie), mais ils seraient le signe de ce qui caractérise l’être humain. L’homme exprime par le travail plus ce qu’il est que sa dépendance à la nature. Travailler, c’est bien produire les moyens de subsistance en modifiant la nature. Si cette modification de l’homme se fait dans la peine et l’effort, l’homme peut remarquer toutefois qu’il est au principe de cette modification. De plus, on peut nuancer la distinction établie par Aristote entre praxis et poiésis dans la mesure où l’on peut remarquer que tout travail suppose l’acquisition de savoir-faire, d’une compétence particulière, donc d’un apprentissage et ainsi d’une praxis.  Celui qui travaille peut dans le produit de son travail se voir lui-même. Son œuvre est son miroir. En déformant la nature, l’homme se forme. La simple culture d’un champ requiert des techniques (l’outillage), une organisation (être attentif au cycle des saisons par exemple) et une discipline. La maîtrise d’un objet (ici l’agriculture) est toujours en même temps une maîtrise de soi. À mesure qu’il humanise la nature, l’homme se dénature, il quitte l’animalité. Le travail suppose et effectue  cette sortie de l’animalité.  La dialectique du maître et de l’esclave de Hegel  illustre ce renversement. Dans cette dialectique, le maître vit dans la simple jouissance de la production de l’esclave. Le maître vit donc apparemment dans la liberté, tandis que l’esclave attaché aux caprices de son maître vit dans la servitude et dans la souffrance du travail. Mais si l’esclave doit nécessairement travailler (cf. mépris et châtiment), il est donc toujours en prise avec la réalité. Quand pour le maître une chose (du pain par exemple) n’est qu’une envie, une idée, pour l’esclave ce pain est une réalité, celle de sa production. Il va donc pouvoir se former en produisant ce pain (tout travail exige une discipline) et il va donc pouvoir se reconnaître dans l’objet qu’il aura produit. Le maître est le spectateur du produit de ce processus, la production, tandis que l’esclave en est l’acteur.  L’esclave peut se reconnaître dans cet objet contrairement au maître qui ne peut que le consommer. Les rôles sont inversés, le maître est dépendant de l’esclave qui lui est libre. Le maître ressemble alors à l’animal qui satisfait ses désirs en dévorant l’objet. Le maître vit dans la dépendance de l’esclave et dans la dépendance de ses désirs tandis que l’esclave vit dans l’indépendance de l’objet qu’il va transformer, se formant ainsi lui-même. Le travail nous dit Hegel est un « désir refréné », c'est-à-dire que travailler, c’est toujours mettre à distance l’objet de son désir. Le désir n’est pas satisfait dans l’immédiateté mais il passe par la médiation du travail. Dans cette médiation, l’homme atteint la conscience de soi. La gastronomie illustre cet écart entre le désir et sa satisfaction.  «  La voie de la maîtrise est une impasse dans l’expérience humain, mais la voie de la servitude est la véritable voie de la libération humaine ». J.HyppoliteLe maître n’est plus que conscience superficielle, évanescente. Privé de la résistance des autres et des choses, il n’éprouve même plus assez de désir pour se sentir vivant, il ignore à ce point le désir d’être reconnu qu’il n’est plus conscience face à d’autres consciences, homme parmi les hommes, mais chose disparaissante ; sa propre conscience de soi s’effondre dans la satisfaction, se nie, avec le désir, dans la consommation immédiate, –la simple négation de la satisfaction. Au regard de cette vaine puissance, l’esclave qui se heurte à la résistance des choses, à l’épreuve et la peine du travail servile, et trouve dans le travail, comme satisfaction retardée, la réalité qu’il transforme pour lui donner la forme du désir humain, la réalisation de la négativité de la conscience. L’esclave en un mot, est la vérité de la conscience, non le maître, et l’histoire, comme réalisation de la liberté, est son œuvre, non celle du maître qui, au contraire  est hors de l’histoire et voudrait l’empêcher.

 

 

  11.2 La valeur-travail ne relève-t-elle pas d’une idéologie ?

Les raisons qui nous poussent à travailler ne peuvent pas être simplement matérielles (cf. lire le texte de M.Sahlins extrait de Age de pierre, âge d’abondance). Il y a bien des raisons symboliques qui entrent en jeu. Ainsi le travail apparaît comme une évidence, l’homme serait fait pour travailler, et la vie ne pourrait être remplie que par le travail. L’homme en travaillant se serait distingué de l’animal. Le travail serait à l’origine de l’homme et il serait ce qui donne sens à sa vie.  Mais on peut voir là aussi une idéologie. C’est-à-dire un ensemble d’idée qui structurées ensemble ont pour effet de faire accepter le travail en le justifiant moralement (« le travail, c’est la santé »; « le travail c’est la liberté »), et en faisant une réalité naturelle (l’homme est fait pour travailler). L’idéologie comme nous l’avions déjà aperçu recourt à l’idée de nature qu’elle instrumentalise pour se faire accepter.

 

"On admet couramment que la vie au paléolithique était dure ; nos manuels s'efforcent de perpétuer un sentiment de fatalité menaçante, au point qu'on en vient à se demander non seulement comment les chasseurs faisaient pour vivre, mais si l'on peut appeler cela vivre ! On y voit le chasseur traqué, au fil des pages, par le spectre de la famine. Son incompétence technique, dit-on, le contraint à peiner sans répit pour obtenir tout juste de quoi ne pas mourir de faim [...]. Et dans les traités de développement économique, il se voit attribuer le rôle de mauvais exemple : l'économie dite « de subsistance », c'est lui. [...] Affirmer que les chasseurs vivent dans l'abondance, c'est donc nier que la condition humaine est une tragédie concertée et l'homme, un forçat qui peine à perpétuité dans une perpétuelle disparité entre ses besoins illimités et ses moyens insuffisants.  Car il y a deux voies possibles qui procurent l'abondance. On peut « aisément satisfaire » des besoins en produisant beaucoup, ou bien en désirant peu. La conception qui nous est familière, celle de Galbraith, est fondée sur des hypothèses plus particulièrement adaptées à l'économie de marché : les besoins de l'homme sont immenses, voire infinis, alors que ses moyens sont limités quoique perfectibles; on peut réduire l'écart entre fins et moyens par la productivité industrielle, au moins jusqu'à ce que les « besoins urgents » soient pleinement satisfaits. Mais il y a aussi une voie « Zen » qui mène à l'abondance, à partir de principes quelque peu différents des nôtres. Les besoins matériels de l'homme sont finis et peu nombreux, et les moyens techniques invariables, bien que, pour l'essentiel, appropriés à ces besoins. En adoptant une stratégie de type Zen, un peuple peut jouir d'une abondance matérielle sans égale avec un bas niveau de vie. Tel est, je crois, le cas des chasseurs; et ainsi s'expliquent certains aspects paradoxaux de leur comportement économique : leur « prodigalité », par exemple, leur propension à consommer en une seule fois tous leurs stocks... comme si les biens de ce monde leur tombaient du ciel. Ignorant cette obsession de la rareté qui caractérise les économies de marché, les économies de chasse et de cueillette peuvent miser systématiquement sur l'abondance." Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance, 1974, Gallimard, 1976, p. 37-38.

 Ce sont nos besoins et nos désirs qui se complexifient qui nous poussent à travailler. On travaille plus pour gagner plus et consommer plus. Mais consommer moins pourrait nous conduire à travailler moins.

 

 

 On peut aussi que le travail est un concept qui désigne une grande diversité d’activité humaine. Le travail en soi peut-il être considéré comme épanouissant ? Ne faut-il pas distinguer les emplois entre eux et indiquer ceux qui peuvent remplir les attentes des travailleurs, qui sont des attentes d’épanouissement et de réalisation de soi ?

  Il faut se méfier de la notion de travail qui est une notion fourre-tout.   Galbraith l’écrit dans Les mensonges de l’économie : « Le problème, c’est que le travail est un expérience radicalement différente selon les personnes. Pour beaucoup - et c’est le cas le plus courant -, il s’agit d’une activité imposée par les nécessités les plus primaires de l’existence : c’est ce que les êtres humaines doivent faire, et même subir, pour avoir de quoi subsister (…). On l’endure pour avoir le nécessaire et quelques agréments. Profiter de la vie, on le fait quand les heures ou la semaine de travail sont terminées. C‘est alors et alors seulement qu‘on échappe à la fatigue, à l‘ennui, aux contraintes de la machine, du lieu de travail en général et à l‘autorité des cadres.(…) Le mot travail s’applique simultanément à ceux pour lesquels il est épuisant, fastidieux, désagréable, et à ceux qui y prennent manifestement plaisir et n’y voient aucune contrainte Avec un sens gratifiant de leur importance personnelle, peut-être, ou de leur supériorité qu‘on leur reconnaît en plaçant les autres sous leurs ordres (…). User du même mot pour les deux situations est déjà un signe évident d’escroquerie.(…) Mais ce n’est pas tout. Les individus qui prennent le plus plaisir à leur travail - on ne le soulignera jamais assez - sont presque universellement les mieux payés. C’est admis. Les bas salaires sont pour ceux qui effectuent des tâches pénibles, répétitives et monotones.(…) Le travail est jugé comme essentiel pour les pauvres. S’en affranchir est louable pour les riches. L’étendue et l’énormité du mensonge inhérent au mot travail sont évidentes. Pourtant, on n’entend guère de critiques ou de mises au point émanent des institutions savantes »

 

Il faut rentrer plus dans le détail des conditions du travail. Arrêtons-nous sur le travail à la chaine effectué dans les usines.

 

« Un homme, s’il est très adroit, très intelligent et très costaud, peut à la rigueur espérer, dans l’état actuel de l’industrie française, arriver dans l’usine à un poste où il lui soit permis de travailler d’une manière intéressante et humaine ; et encore les possibilités de cet ordre diminuent de jour en jour avec les progrès de la rationalisation. Les femmes, elles, sont parquées dans un travail tout à fait machinal, où on ne demande que de la rapidité. Quand je dis machinal, ne croyez pas que l’on puisse rêver à autre chose en le faisant, encore moins réfléchir. Non, le tragique de cette situation, c’est que le travail est trop machinal pour offrir matière à la pensée, et que néanmoins il interdit toute autre pensée. Penser, c’est aller moins vite ; or il y a des normes de vitesses, établies par des bureaucrates impitoyables, et qu’il faut réaliser, à la fois pour ne pas être renvoyé et pour gagner suffisamment (le salaire étant aux pièces). Moi, je n’arrive pas encore à les réaliser, pour bien des raisons : le manque d’habitude, ma maladresse naturelle dans les mouvements, les maux de tête, et une certaine manie de penser dont je n’arrive pas à me débarrasser… Aussi je crois qu’on me mettrait à la porte sans une protection d’en haut. Quant aux heures de loisir, théoriquement on en a pas mal, avec la journée de 8 heures ; pratiquement elles sont absorbées par une fatigue qui va souvent jusqu’à l’abrutissement. Ajoutez, pour compléter le tableau, qu’on vit à l’usine dans une subordination perpétuelle et humiliante, toujours aux ordres des chefs. Bien entendu, tout cela fait plus ou moins souffrir, selon le caractère, la force physique, etc. ; il faudrait des nuances ; mais enfin, en gros, c’est ça. »

 Simone Weil, La condition ouvrière, «  Lettre à une élève » pp.32-33.

 

"L'ouvrier ne sait pas ce qu'il produit, et par suite il n'a pas le sentiment d'avoir produit mais de s'être épuisé à vide. Il dépense à l'usine, parfois jusqu'à l'extrême limite, ce qu'il a de meilleur en lui, sa faculté de penser, de sentir, de| se mouvoir ; il les dépense, puisqu'il en est vidé quand il sort; et pourtant il n'a rien mis de lui-même dans son travail, ni pensée, ni sentiment, ni même sinon dans une faible mesure, mouvements déterminés par lui, ordonnés par lui en vue d'une fin. Sa vie même sort de lui sans laisser aucune marque autour de lui. L'usine crée des objets utiles, mais non pas lui, et la paie qu'on attend chaque quinzaine par files, comme un troupeau, paie impossible à calculer d'avance, dans le cas du travail aux pièces, par suite de l'arbitraire et de la complication des comptes, semble plutôt une aumône que le prix d'un effort. L'ouvrier, quoique indispensable à la fabrication n'y compte presque pour rien, et c'est pourquoi chaque souffrance physique inutilement imposée, chaque manque d'égard, chaque brutalité, chaque humiliation même légère semble un rappel qu'on ne compte pas et qu'on n'est pas chez soi."

 

Simone Weil, La condition ouvrière, 1951, Gallimard, 1976, p. 340-341

 

Or, en quoi consiste l’aliénation du travail ?D’abord, dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c'est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui, comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre (…).On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation, la parure, etc. et que, dans ses fonctions d’homme, il ne sent plus qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial.Manger, boire et procréer, etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales ».  Karl Marx, Manuscrit de 1844, Éditions sociales, 1962 trad. Bottigelli, p.60-61.

 

Analyses :  Il existe deux modèles de production :  artisanal et capitaliste. Le modèle capitaliste a pris naissance au 17ème siècle, et il s’étend depuis à la presque totalité des activités. L’analyse du travail dans le cadre de la production artisanale peut-elle s’appliquer au modèle capitaliste ? Les conclusions sont-elles identiques ?

Principes du modèle capitaliste : le travail et le capital.

 Ce qui caractérise le mode de production capitaliste, c’est la séparation entre le capital et le travail, il y a d’un côté ceux qui disposent du capital et de l’autre ceux qui sont disposés à travailler. Le capital, c’est une forte somme d’argent investie dans des moyens de production (outils, machines, locaux, etc.). Le travail, c’est celui que peut effectuer un individu grâce à ses aptitudes physiques et intellectuelles ou ses compétences acquises. Le marché du travail c’est la vente d’une force de travail contre un salaire. Il ne s’agit plus d’un échange de biens ou de services contre d’autres biens ou d’autres services.

La division technique du travail. Il existe deux formes d’organisation du travail : la division sociale du travail et la division technique du travail. La DST repose sur deux principes : à chaque besoin social correspond un métier et chaque individu n’exerce qu’un seul métier en même temps. Son but est d’assurer à l’échelle de la collectivité ce que l’individu seul ne peut pas réaliser. La DTT consiste à faire collaborer plusieurs personnes dans la production d’un seul et même bien, chacun n’effectuent qu’une partie de la production de ce bien. Ex. Adam Smith et la fabrique d’épingle divisée en 18 opérations successives. 

La puissance productive du travail collectif n’est pas égale à la somme des puissances productives de chacun. Le but de la DST est d’assurer la subsistance de l’ensemble des individus, la DST vise l’accroissement de la production et de la productivité.

   Qu’en est-il lorsque le travail est parcellisé à l’extrême ? La parcellisation du travail si elle accroît la productivité, ne risque-t-elle pas aussi de réduire l’ouvrier à une seule tâche ? La libération par le travail ne suppose-t-elle que le travailleur soit au début et à la fin de la production. Pour se voir dans son objet, il faut que l’objet soit véritablement son œuvre. Si l’ouvrier reproduit tous les jours le même geste, à savoir, comme Chaplin dans les Temps Modernes, serrer des boulons, quelle reconnaissance est possible

 

Déduction des principes

La mécanisation

La décomposition du processus de production isole des opérations simples qui peuvent être effectuées par des machines. (nous prendrons l’exemple de l’ouvrier, mais il est possible d’apercevoir dans d’autres formes d’activité le même mécanisme).

La servitude du travailleur.

Le travail dans le modèle capitaliste est servile pour de multiples raisons.

• la servitude de la machine. À mesure que l’ouvrier travaille, le monde des objets et de la machine accroît ; et donc l’ouvrier perd de sa valeur humaine. Le monde technique devient ainsi un monde hostile qui s’oppose aux travailleurs ; il n’est plus seulement une médiation avec la nature, il est une aliénation de l’homme. Tout se passe comme si l’hostilité vaincue de la nature par la technique, avait entraîné avec elle une nouvelle hostilité, celle de la technique elle-même. Le progrès matériel n’est pas nécessairement suivi d’un progrès spirituel.

• la mutilation du travailleur à l’exécution d’une seule tâche. Le travailleur n’exerce plus un métier, il répète une tâche. L’objet final échappe en ce sens à tous les travailleurs ; on ne saura d’ailleurs jamais quel objet produit Chaplin. L’exécution et la conception appartiennent à deux domaines isolés. L’ouvrier n’a jamais le sentiment d’avoir achevé une tâche, d’avoir réalisé quelque chose. On pourrait même dire que plus le travail intellectuel devient complexe, plus le travail manuel tend à se simplifier. Cette dislocation du travail entraîne une dissolution de l’homme ; la tâche simple que l’ouvrier doit répéter est réduite à un geste ; l’ouvrier est ainsi réduit à sa force physique. Il est amputé dans sa personne dans la mesure où désormais seule sa force physique a de la valeur.

• L’impossible reconnaissance. Les conditions nécessaires à la glorification du travail sont la possibilité d’une reconnaissance par le producteur dans le produit. L’ouvrier qui ne participe qu’en une faible mesure à la production de l’objet ne peut avoir le sentiment de produire l’objet. Tandis que l’artisan, au début du processus de production et à la fin, a le sentiment de réaliser une œuvre dans laquelle il peut apprécier son être ; l’ouvrier, répétant la même tâche pour la production d’une série de produits identiques, ne peut avoir ce sentiment. Il n’a pas la conscience d’une utilité sociale. Il ne peut pas non plus se sentir responsable de cette production. Nous ne consommons pas ce que nous produisons mais nous produisons ce que nous ne consommons pas. Ce principe qui peut apparaître dans la division sociale du travail est certaine dans la division technique du travail. Si au début tout le monde travaille pour satisfaire des besoins naturels, dans le modèle capitaliste on ne travaille plus pour soi mais seulement pour quelques autres et plus nécessairement pour satisfaire des besoins naturels. Le travailleur alors travaille mais ne dispose pas du produit de son travail. • Les salariés sont alors non seulement instrumentalisés mais aussi infantilisés. On ne travaille alors que pour gagner sa vie, que pour gagner de l’argent.

 

Le capitalisme n’a pu se développer qu’en abstrayant le travail de la personne qui le fait, de son intention, de ses besoins, pour le définir en soi comme une dépense d’énergie mesurable, échangeable contre n’importe quelle autre et dont les prestataires, les «travailleurs », sont à beaucoup d’égards interchangeables. Le « travail abstrait », « travail sans plus », inventé par le capitalisme, est une marchandise que le patron achète et dont il détermine souverainement la finalité, le contenu, les heures et le prix. C’est un travail qu’il donne à faire à un travailleur qu’il paie. Le salariat est donc la complète dépossession de la personne active : elle est dépossédée du résultat ou produit de son activité, de son emploi du temps, du choix des finalités et contenus du travail, et des moyens de travail que les employeurs, à la fin du 18ème siècle, ont commencé à monopoliser pour pouvoir contraindre les gens - les tisserands en premier - à travailler pour un patron et pour tuer toute possibilité d’auto-production, d’auto-activité.

 

 

11.3. Qu’est-ce qui pousse l’homme à travailler ? (Sujet de dissertation 1)

En contemplant les flux de travailleurs se rendant tous les matins à leur travail, on peut être saisi d’une question : pourquoi tous ces hommes et toutes ces femmes travaillent-ils ?  Pourquoi se lèvent-ils tous les matins, pourquoi respectent-ils ces horaires, ces semaines de labeur ? Pourquoi travaillons-nous ? Il y a dans cette question, une interrogation plus profonde. Il ne s’agit pas de répondre immédiatement par les lieux communs habituels mais de s’arrêter un instant et de se demander : mais au fond, pourquoi ou pour quoi est-ce que je travaille ? La question nous interpelle d’abord parce qu’elle nous révèle que nous ne nous posons pas trop la question. Travailler est une évidence. Pourtant l’histoire et l’ethnologie sont deux sciences humaines qui nous révèlent d’une part que les hommes n’ont pas toujours travaillé comme nous travaillons et d’autre part, qu’il existe des sociétés qui n’accordent pas au travail la valeur que nous lui attribuons. Si on dit que ce qui pousse l’homme à travailler c’est la nécessité c’est-à-dire le fait de devoir subvenir à ses besoins vitaux, dispose-t-on pour autant  d’une raison suffisante pour rendre compte du phénomène du travail tel qu’il existe dans nos sociétés modernes ? La notion de travail est-elle réductible à l’idée d’une transformation de la nature pour que celle-ci soit adaptée à nos besoins ? L’expression « ce qui pousse à » implique deux façons distinctes d’être conduit à travailler. D’un côté bien sûr ce qui pousse, c’est ce qui contraint, c’est la poussée de derrière : il faut travailler, « c’est comme ça, on n’a pas le choix », il faut pouvoir subvenir à ses besoins. L’argent gagné par le travail est le moyen de subvenir à ses besoins, de payer ses factures, son loyer, ses traites, etc. D’un autre côté, c’est  l’appel qui vient de devant, ce qui pousse au sens de ce qui motive et qui va au-delà des basses rémunérations de nos efforts. Il s’agit alors d’une valeur, d’une vertu par laquelle je me réalise, je deviens moi-même, je m’accomplis. Je me sens utile socialement, mes collègues sont des amis, etc. Comment comprendre alors qu’à la question « qu’est-ce qui pousse l’homme à travailler ? » nous soyons conduits à dire une chose et son contraire ? Une contrainte d’une part, une nécessité à laquelle je ne peux me soustraire et une liberté d’autre part, la fin de mon existence. Le travail est-il un moyen ou une fin pour l’homme ?

Nous aborderons cette ambiguïté en commençant par l’analyse de la contrainte qui pèse sur l’homme et qui le pousse à travailler. Puis nous nuancerons ce propos en remarquant que l’homme qui travaille comprend la positivité de celui-ci et le conduit à continuer à travailler. Enfin, nous nous demanderons dans quelle mesure le travail est devenu un besoin.

 

1/ Ce qui pousse l’homme à travailler, c’est la nécessité qu’il y a de transformer la nature pour l’adapter à nos besoins.

Le travail est une transformation de la nature en vue de satisfaire ses besoins vitaux. A ce titre il est une contrainte. C’est une peine, un labeur, une corvée. La répétition quotidienne de mes besoins est le rappel de la nécessité de travailler. On n’en a jamais vraiment fini.

Le travail apparaît dans la Bible comme une peine, une corvée, une nécessité à laquelle l’homme doit se soumettre. La terre n’est plus un jardin planté pour l’homme, elle est aride et hostile : «  tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ». L’homme doit travailler, ce n’est pas un impératif moral mais une nécessité physique. Le travail est une malédiction, il est associé à la chute de l’homme, au péché. C’est une punition divine.

 Si le travail est défini comme transformation de la nature pour que celle-ci réponde à nos besoins alors le travail est cette contrainte indépassable qui nous rappelle notre condition corporelle. Le travail est une nécessité parce que le corps a des besoins qui sont nécessaires. Il doit se protéger des intempéries, de la faim et de la soif. Mais entendu en ce sens le travail est une corvée, un labeur. Il désigne les activités du labour et toutes les activités que l’homme doit répéter chaque jour, ce que les grecs appelaient le ponos. 

Dans nos sociétés modernes le travail n’est pas réductible aux activités de l’agriculture ou de l’artisanat. « Gagner sa vie », c’est-à-dire s’assurer des conditions minimales d’existence suppose de « gagner » un salaire ou de « faire du profit ». Nos sociétés sont organisées autour d’activités très diverses, de production ou de services qui ont ceci en commun qu’elles sont rémunérées ou plus précisément qu’elles conduisent à l’obtention d’une somme d’argent qui pourra être échangée contre des biens et des services dont nous avons besoin.

 

Transition :

Mais si tous les travailleurs ne sont pas dans une situation d’extrême nécessité les contraignant à continuer à aller travailler, pourquoi le font-ils alors ? Peut-on continuer à expliquer la raison d’être du travail par la nécessité de subvenir à ses besoins lorsque ceux-ci sont assurés pas des revenus et des patrimoines conséquents qui devraient dispenser de travailler ?

 

2. Ce qui pousse à travailler est à rechercher du côté de ce que nous apporte humainement le travail et non plus seulement matériellement.

 Le travail n’est pas qu’une contrainte, il est aussi une vertu. Celui qui travaille peut dans le produit de son travail se voir lui-même. Son œuvre est son miroir. En déformant la nature, l’homme se forme. La simple culture d’un champ requiert des techniques (l’outillage), une organisation (être attentif au cycle des saisons par exemple) et une discipline. La maîtrise d’un objet (ici l’agriculture) est toujours en même temps une maîtrise de soi. À mesure qu’il humanise la nature, l’homme se dénature, il quitte l’animalité. Le travail suppose et effectue  cette sortie de l’animalité.  La dialectique du maître et de l’esclave de Hegel  illustre ce renversement. Dans cette dialectique, le maître vit dans la simple jouissance de la production de l’esclave. Le maître vit donc apparemment dans la liberté, tandis que l’esclave attaché aux caprices de son maître vit dans la servitude et dans la souffrance du travail. Mais si l’esclave doit nécessairement travaille,  il est donc toujours en prise avec la réalité. Quand pour le maître une chose (du pain par exemple) n’est qu’une envie, une idée, pour l’esclave ce pain est une réalité, celle de sa production. Il va donc pouvoir se former en produisant ce pain (tout travail exige une discipline) et il va donc pouvoir se reconnaître dans l’objet qu’il aura produit. Le maître est le spectateur du produit de ce processus, la production, tandis que l’esclave en est l’acteur.  L’esclave peut se reconnaître dans cet objet contrairement au maître qui ne peut que le consommer. Les rôles sont inversés, le maître est dépendant de l’esclave qui lui est libre. Le maître ressemble alors à l’animal qui satisfait ses désirs en dévorant l’objet. Le maître vit dans la dépendance de l’esclave et dans la dépendance de ses désirs tandis que l’esclave vit dans l’indépendance de l’objet qu’il va transformer, se formant ainsi lui-même. Le travail nous dit Hegel est un « désir refréné », c'est-à-dire que travailler, c’est toujours mettre à distance l’objet de son désir. Le désir n’est pas satisfait dans l’immédiateté mais il passe par la médiation du travail. Dans cette médiation, l’homme atteint la conscience de soi. Un commentateur de Hegel, J.Hyppolite souligne ce renversement : «  la voie de la maîtrise est une impasse dans l’expérience humain, mais la voie de la servitude est la véritable voie de la libération humaine.  D’autre part, le travail sera le lieu d’une socialisation. L’individu en plus de s’inscrire dans un tissu social pourra avoir le sentiment d’être utile à la société. « Le travail, c’est la santé », « Arbeit macht frei », « la paresse  est la  mère de tous les vices », « le travail c’est la condition de libération du prolétariat »  voici quelques unes des formules qui font du travail une valeur et du chômage une malédiction.

 

Transition : Mais quelle est la réalité de cette idée du travail ? Cette  glorification du travail ne porte-elle pas  sur un travail qui n’existe pas, ou bien qui est réservée à une petite tranche de la population active ? Tous les emplois sont-ils porteurs de reconnaissance sociale, de progression et de dépassement de soi ? N’y a-t-il pas un écart entre les attentes des individus quant au travail et la réalité décevante de celui-ci ? Les hommes et les femmes sont-ils majoritairement heureux dans leur travail ?

3. Ce qui nous pousse à travailler, c’est un besoin né de l’habitude et de l’idéologie du travail.

Si le travail est une nécessité, cela n’en constitue pas une justification. D’ailleurs toutes les sociétés mises à part la nôtre en ont témoigné en évitant le travail. Soit en le faisant faire à des individus, qui par là même devenaient des esclaves (voir le texte d’H.Arendt), soit en le réduisant au minimum, en s’efforçant d’économiser au maximum l’effort du travail. Une fois les moyens de subsistance réunis, les hommes n’ayant plus à travailler, ils ne travaillaient plus. Ce qui pousse l’homme à travailler, c’est bien la nécessité, mais elle ne pousse pas plus. Il se tient immobile, se repose, fait tout autre chose dès que la nécessité ne le presse plus.

On pourrait faire l’objection suivante et dire que  ces sociétés (traditionnelles et de chasseurs-cueilleurs) vivaient dans la pauvreté et le manque. Si donc nous travaillons c’est pour vivre dans une société d’abondance. Mais n’est-ce pas en réalité le contraire : nous qui vivons, sous l’influence de la publicité,  dans des sociétés du Manque et eux qui se contentant vivent dans l’abondance ?

Ce qui nous pousse à travailler semble moins une volonté de nous réaliser dans le travail qu’une habitude que nous avons contractée à travailler et une croyance dans les bienfaits du travail.  Une idéologie est une théorie qui  tente de se faire oublier en tant que théorie pour apparaître comme donné naturel. « Il est naturel de travailler », « le travail est un invariant anthropologique », etc… L’idéologie masque les conditions historiques qui l’ont vu naitre. Etonnons nous d’abord que cette histoire de la représentation du travail soit si méconnue. Ce qui nous pousse à travailler, au-delà de la nécessité de subvenir à nos besoins, c’est de considérer le fait de devoir travailler comme une évidence. Ce qui nous pousse à travailler c’est d’abord le fait de ne pouvoir s’imaginer une existence sans travail, ou plutôt sans que celui-ci n’occupe une place centrale dans notre vie. Le travail serait accompagné d’une idéologie qui en fera une valeur fondamentale et le lieu d’un épanouissement de soi.  Le  travail serait l’idole de sociétés désenchantées, « l’opium du peule » des sociétés modernes. Le travail serait une idéologie de substitution. Il n’est pas besoin de supposer un machiavélisme de ceux qui ont des intérêts à ce que cette conviction se répande : les dirigeants y croient eux-mêmes.

De plus, faire du travail un facteur d’intégration sociale et d’épanouissement personnel, de développement des capacités qui sommeillent en nous n’est valable qu’à la condition que la nature du  travail en question réponde à ces critères. Les emplois de service, et notamment de service à la personne non-dépendante, comme faire le ménage chez des particuliers, faire ou livrer leurs courses, etc. ne sont pas des activités qui produisent de la richesse. Il s’agit de ce que Gorz appelle des emplois de nouvelle domesticité. Nous travaillons parce que nous avons qu’un mot, travail, pour désigner des activités plus moins intéressantes. Une femme de ménage, un livreur de pizza, un avocat, un notaire, un médecin, un enseignant, un comédien, un ouvrier du bâtiment, un ouvrier agricole, un employé de bureau, d’un call center, un serveur, un cuisinier, tous ces gens là ont un travail. Tous travaillent. Mais la réalité de l’activité professionnelle, c’est-à-dire son utilité sociale, son intérêt en général, son degré de division,  etc.  - tous ces paramètres qui feront qu’un métier de médecin ne sera pas l’emploi d’un livreur de pizza et ne sera pas non plus celui d’un ouvrier dans un abattoir – cette réalité est gommé, car une seule étiquette apparaît, celle de « travail ». 

Enfin, le travail, par habitude, est devenu un besoin. Le fait de travailler pour satisfaire ses besoins a laissé la place à un besoin de travailler. Le travail est venu satisfaire un autre besoin, celui du travail lui-même. Tout se passe comme si l’homme, habitué à travailler, était plongé dans l’ennui lorsqu’il n’est plus au travail. Le divertissement chez Pascal ne désigne pas l’évasion ou la fuite des inquiétudes existentielles par des activités uniquement ludiques, il peut s’agir aussi d’activités très sérieuses, faire la guerre par exemple, ou travailler. Les work alcoolic en sont des figures contemporaines.

 

 Conclusion :   Ainsi  le travail n’est ni une vertu ni une valeur (en tous cas la plupart des emplois ne peuvent prétendre remplir les conditions qui en feraient une), mais seulement une nécessité. Et dire que le travail est une nécessité ne conduit pas à l’idée selon laquelle le travail est l’essence de l’homme. Cela n’implique pas qu’il soit dans la nature de l’homme de travailler. On ne  peut pas dire que l’homme spontanément aime travailler.  On dirait plutôt que s’il travaille, c’est pour gagner de l’argent. Pourtant de façon très paradoxale le travail apparaît comme la contrainte pénible, fatigante et comme le moyen de la libération humaine. Toujours à la fois comme un moyen de survivre et comme une fin, un but de la vie elle-même. Mais que le travail vise à satisfaire les besoins humains par la  transformation de la nature n’implique pas que le travail soit lui-même un besoin, ou l’essence de l’homme, sa nature. Si le travail est un besoin, c’est qu’il est devenu un besoin et ceci particulièrement dans les sociétés qui ont fait du travail une valeur. La question philosophique de savoir ce qui pousse l’homme à travailler doit être précisée par la question ethnologique qui interroge précisément les motivations du travailleur dans les sociétés modernes que nous habitons. L’idée de travail apparait alors comme une notion construite qui unifie de façon abusive des activités trop différentes pour être appelée d’un même nom. Le travail est une notion qui passe pour une évidence que nous nous devons de discuter sérieusement dans ces temps sombres et durables de chômage. Une société qui se fonde sur la valeur travail ne court-elle pas des risques surtout lorsque celui-ci vient à manquer ? Ou qu’il est transformé en emplois de nouveaux domestiques ? 

 

      

11.4 Le travail est-il une malédiction ? (sujet de dissertation rédigé par la classe de TL2)

 

 

    Selon la Genèse, l’homme est condamné à travailler pour pardonner son péché originel, en effet selon celle-ci, Adam aurait croqué la pomme interdite et aurait donc été chassé du paradis condamné à travailler pour gagner son pain. Pourtant au XXIème siècle le travail n’a pas le même sens et serait même source d’épanouissement et de liberté. La malédiction désigne une punition divine, d’origine surnaturelle, qui s’abat de façon aveugle sur un ou des hommes. Elle frappe l’homme comme une fatalité à laquelle il ne peut échapper. On peut définir provisoirement le travail comme une transformation de la nature en vu de satisfaire nos besoins. A ce titre le travail apparait bien comme une malédiction car nos besoins étant sans cesse renaissants, il semble que nous soyons condamnés à travailler quotidiennement pour les satisfaire. Le travail serait donc d’une part une malédiction puisque c’est dans la peine et la souffrance que l’homme arrachera à la nature de quoi survivre, et d’autre part puisqu’il devra fournir jusqu’à sa mort les efforts nécessaires à sa survie.  Nous pouvons reformuler ainsi la question : L’homme est-il condamné à toujours travailler, et le travail est-il nécessairement une peine ?  Nous sommes en droit de nous poser cette question dans la mesure où nos sociétés ont développé la technique qui semble avoir pour fonction de réduire le temps de travail humain. Dès lors dans ce contexte, pourquoi le travail continuerait-il d’apparaître comme une malédiction ? Le travail n’est une malédiction que dans la mesure où il est impossible d’y échapper et dans la mesure où il est pénible. Si maintenant nous montrons qu’il y a une idéologie qui nous pousse à travailler, alors nous pourrons, en prenant conscience de cette idéologie et en la critiquant, s’en défaire. Nous pouvons  donc nous interroger sur les raisons qui poussent l’homme à travailler, sont-elles seulement matérielles, c'est-à-dire satisfaire ses besoins vitaux, ou sont-elles aussi peut être d’avantage symboliques.  Nous pouvons alors nous poser la question suivante, est-ce la nécessité (vitale) ou l’obligation (sociale) qui rend compte du travail dans nos sociétés ?

   Pour répondre à cette question, nous envisagerons dans un premier temps l’idée selon laquelle  le travail vise à satisfaire nos besoins et qu’il est une nécessité à laquelle on ne semble pas pouvoir échapper. Le travail apparaît donc comme un mal nécessaire. Mais de cette contrainte, l’homme en retire plus que des biens matériels et vitaux. Nous verrons ainsi que grâce au travail l’homme est conduit à s’élever au dessus de lui-même. Enfin loin de l’opposition malédiction / bénédiction, nous verrons que le travail n’est pas une fatalité et qu’il ne dépend que des hommes de se libérer de sa domination idéologique. 

 

 

 

 

        Si par malédiction nous entendons un châtiment divin, alors selon l’Ancien Testament, le travail est bel et bien une malédiction. En effet, lorsqu’Adam et Eve furent chassés du Jardin d’Eden Dieu a dit : « c’est à la sueur de ton front que tu te nourriras de ce sol ». Dieu par ces mots condamne Adam et Eve au travail pour avoir désobéi à son commandement. Par la suite la société du Moyen-Age, très axée sur la religion voit d’un mauvais œil le travail, seul le peuple considéré comme inférieur au noble, travaille : on parle alors de labeur pour les agriculteurs et de besogne pour les servants.  

  Le travail est une nécessité car l’homme est aussi un corps qui doit satisfaire quotidiennement ses besoins vitaux. Effectivement les besoins ne cessent de se renouveler et cela jusqu’à la mort de l’organisme. Pour cette raison, nous pouvons affirmer que l’homme a en lui une part d’animalité. C’est pourquoi dans l’Antiquité grecque, le travail est méprisé. Il rappelle à l’homme sa condition animale, il lui rappelle qu’il a aussi un corps et qu’il n’est pas pur esprit. Travailler s’oppose ainsi au développement intellectuel de l’individu. Si l’homme doit donc travailler c’est d’une part que la nature lui est hostile (elle ne donne pas spontanément et sans contrepartie ses fruits) mais aussi parce que l’homme lui-même est caractérisé par une certaine fragilité. Il ne dispose pas des atouts physiques que possèdent les autres espèces animales. Il ne peut pas chasser seul, sans armes. Il lui faut nécessairement un équipement technique pour réussir à survivre dans cette nature hostile. Le mythe de Prométhée raconté par Platon dans le Protagoras est le récit de cette vulnérabilité originelle de l’homme. La malédiction du travail vient donc d’une part de la dureté de la nature à l’égard de l’homme mais aussi de la fragilité originelle de l’homme, qui ne peut se contenter de sa seule force physique pour survivre.

Dans l’idée de malédiction, on trouve non seulement l’idée d’une fatalité précédemment évoquée, mais aussi l’idée d’une misère et d’une souffrance. Et en effet le travail est pénible, son étymologie le rappelle : tripalium qui désigne un instrument de torture. Le travail est pénible car la nature ne donne pas ses fruits facilement. Il faut en effet extraire de la nature de quoi survivre et cela dans des actes contraignants, laborieux. Hegel disait que la nature n’est « pas un jardin planté pour les hommes ». Mais le travail n’engendre pas que des souffrances physiques, l’esprit en pâtit. De nombreux travailleurs témoignent de la souffrance qu’ils vivent au travail, de l’augmentation du stress, de l’anxiété, pouvant aller jusqu’aux « burn out » et au suicide. Ces souffrances sont liées également à l’absence de sens de leur travail. Beaucoup en effet se plaignent de ne pas comprendre les raisons de leur activité professionnelle. Ils souffrent d’un sentiment d’absurdité. Le manque de raison peut rappeler la malédiction qui s’abat sur plusieurs générations faisant apparaitre le caractère aveugle du châtiment. 

 

 

 

Mais si le travail apparaît comme un mal nécessaire, on peut voir aussi en lui une chance. Rechercher  à satisfaire nos besoins nous a conduit à transformer la nature par notre travail, et ce faisant nous nous sommes transformés nous-mêmes. L’effort qui est contraint parce que nécessaire conduit finalement l’homme à se dépasser lui-même et à sortir de l’animalité. Cette malédiction  de devoir travailler pour survivre se révèle finalement être une bénédiction, c’est-à-dire une chance que l’homme a su saisir pour devenir autre que lui-même et entrer dans le monde de la culture.

 

 

      Qu’on ne puisse échapper au travail n'est pas nécessairement une malédiction. En effet, s’il y a une positivité de l’effort, c’est-à-dire si l’effort ne se réduit pas à être une souffrance, il est possible alors d’envisager de façon positive le travail. Celui-ci peut alors apparaître comme une chance par laquelle on devient  humain. En recherchant à satisfaire ses besoins l'homme est conduit à s'élever au-dessus de lui. Travailler conduit à comprendre et à connaître davantage la nature. Il faut pouvoir la connaître pour la espérer la transformer. Ainsi l’homme apprend en travaillant.  Le travail rend l'homme plus humain car il participe à son accomplissement comme nous le montre Hegel dans son texte de la Dialectique du maître et de l’esclave.  Il montre que le travail est un accomplissement de soi car il dit que l'esclave qui travaille pour le maître va devenir son maître et qu'en travaillant il a conscience de soi. En effet en travaillant l'esclave développe des connaissances ce qui est une possibilité d'accomplissement de soi. Tandis que le maître n'est qu'un être de désir, il va demander à son esclave de réaliser l'objet de ses multiples désirs, l’esclave va devoir se confronter à la réalité. Cette résistance de la matière, l’esclave ne va cesser de la rencontrer, jour après jour, dans la répétition de son travail. Ainsi l’esclave va pouvoir progresser dans son travail. Il va pouvoir observer la réalisation de ses compétences dans le produit fini de son travail. Son œuvre sera le miroir de son âme. Travailler conduit à un dépassement de soi, car l’homme qui travaille va tout faire pour surpasser les obstacles qu’il rencontre. En travaillant l’homme va déformer pour la transformer la matière, suivant en cela une discipline qui va former en retour l’homme  lui-même. Le travail conduit à la formation de l'homme, à sa sortir hors de la nature et à son entrée dans le monde, qu’il construit par son travail, de la culture.

 Le travail apparaît aussi comme un puissant facteur d’intégration sociale. En effet, il existe une division sociale du travail qui conduit les hommes à occuper une place dans la société par leur travail. La division du travail permet le perfectionnement du travail de chacun, chacun pouvant se consacrer exclusivement à une seule activité, un perfectionnement de celle-ci sera envisageable. L’individu qui travaille a ainsi le sentiment de participer à la vie de la société par son travail. Le sentiment d’utilité sociale qu’il en retire le conduit à voir dans le travail une source de réalisation de soi.

Ainsi le travail conduit à une libération de l’homme. Non seulement parce que le travail est à l’origine du développement des capacités de l’individu qui sans cela resteraient à jamais en sommeil en lui, mais aussi parce qu’il procure à l’individu un gain (salaire ou profit) qui lui assure une indépendance économique. L’émancipation des femmes semble devoir beaucoup à leur participation à la vie économique par leur travail, ainsi elles ont pu se libérer de la domination masculine.

 Ainsi le travail n'est pas une malédiction mais plutôt une bénédiction. En travaillant,  l'homme devient plus humain. En travaillant, l’homme participe à la réalisation de son être.  Il s’améliore, il progresse ; ses aptitudes, ses capacités passent à l’acte, se réalisent et sortent de leur sommeil, ce qu’elles n’auraient jamais fait d’elles-mêmes si la nécessité de devoir travailler ne les y avait contraintes.  Sans la « malédiction » du travail, la paresse aurait envahi l’homme et l’aurait tenu pour jamais en deçà de ses possibilités.

 Mais sommes-nous bien sûr que seul le travail (qui vise à satisfaire les besoins humains) conduise à se surpasser ? Des activités que les hommes pratiquent durant leur temps libre (faire de la musique, de la peinture, s’intéresser aux œuvres de la culture – poésie, littérature, philosophie, cinéma, science en général) ne peuvent-elles pas aussi conduire l’homme à se perfectionner ? Surtout lorsque le travail (l’emploi) occupé par l’individu ne lui permet pas de se réaliser. Le concept de travail n’est-il pas un concept « fourre-tout » qui réunit des réalités professionnelles très diverses qui ne semblent pas toutes – loin de là- répondre aux attentes des travailleurs en matière de réalisation de soi et d’utilité sociale ?

  Pourquoi le travail continue-t-il d’apparaître comme une valeur fondamentale de nos sociétés alors qu’il se fait de plus en plus rare et que la majorité des emplois proposés ne permettront pas la réalisation de l’individu qui travaille ?

 

 

    Le travail n’est pas une malédiction au sens d’une fatalité dans la mesure où il semble possible d’envisager un avenir dans lequel le travail n’occupera pas la même place. Nous avions déjà remarqué qu’aucune société avant la nôtre n’avait voué un tel culte au travail. Nous remarquons également que le progrès technique (machinisme, multiplication des systèmes automatiques, robotisation dans une partie de la production, développement des technologies du numérique) conduit à supprimer de nombreux emplois. Le travail humain semble de moins en moins nécessaire dans la production des biens nécessaires à la survie.

De plus, si le travail apparaît comme la valeur principale de nos sociétés, cela signifie que ce sont moins des raisons matérielles que symboliques qui nous poussent à travailler. Si en effet, le travail est effectué en majeure partie par des machines, les raisons matérielles  ne peuvent pas suffire à rendre compte de notre participation au travail.  Si les hommes deviennent plus indifférents aux biens nouveaux de consommation, il ressentira avec moins de force le besoin de gagner beaucoup d’argent. Les raisons matérielles pour expliquer pourquoi nous travaillons ne semblent pas à ce titre convaincantes. C’est pour des biens surtout superficiels, artificiels et non pas seulement vitaux que les hommes travaillent. Ainsi le travail cesserait d’être une fatalité qui occupe les hommes une grande partie de leur existence, s’ils parvenaient à vivre plus modestement, plus sobrement, ce à quoi nous invite également la mutation écologique que nous connaissons. Bref, les raisons matérielles ne sont pas les seules à expliquer pourquoi nous semblons condamnés au travail. Il y a aussi des raisons symboliques, idéologiques qui expliquent la place que celui-ci occupe dans nos existences.  Pour réussir à sortir de l’idée que le travail est une évidence indépassable, qu’il appartient à l’essence de l’homme, il faut d’abord reconnaître qu’il s’agit d’un concept unifié qui est apparu tardivement et qu’il rassemble des activités trop différentes pour être pensées sous un seul concept. Il faut distinguer le travail, du salariat, de l’emploi, de l’activité, du travail de l’artiste, etc. Les grecs avaient trois mots pour  dire ce que nous disons en un seul – ponos, poiésis, praxis.  (à développer, cf. cours) Il s’agit donc de comprendre que l’aliénation dans le travail est une réalité qui n’est pas désirable. Nous pouvons ne pas travailler (au sens de ne pas avoir d’emploi) sans pour autant ne rien faire.

 Si le travail apparaît comme une fatalité indépassable, une malédiction ce n’est que pour les hommes eux-mêmes. La malédiction n’existe pas réellement. Nietzsche dans un texte du Gai savoir explique que les hommes ont commencé à travailler pour satisfaire leurs besoins puis qu’ils ont éprouvé le besoin de travailler. Travailler est une façon d’échapper à l’ennui et de donner un sens à son existence. Travailler peut apparaître alors comme un divertissement, c’est-à-dire une façon de détourner son esprit des questions véritables, des questions existentielles. C’est peut-être là qu’apparaît la malédiction du travail. Le travail serait pour de nombreux travailleurs la seule façon d’occuper son existence et de donner un sens à sa vie même si le travail n’a pas les qualités qui permettront une réalisation de soi. Notons aussi que si  l'homme persiste à travailler autant c'est parce que le travail représente pour lui  bien souvent une obligation sociale. En effet les  hommes travaillent pour être considérés comme des travailleurs. Les autres souffrent d’un manque de reconnaissance et d’un profond sentiment d’exclusion.  Mais le commandement de travailler ne vient plus ici de Dieu mais des hommes eux-mêmes, on peut donc envisager que cette obligation sociale se fasse moins pressante et que la société elle-même change et ne voit plus le travail comme un besoin inévitable.

 

 

 

Pour conclure, nous pouvons remarquer que le travail nous est d’abord apparu comme une réalité à laquelle l’homme ne pouvait pas échapper. Le travail est  une transformation de la nature qui est nécessaire à la survie de l’humanité. Parce que l’homme a des besoins, il doit travailler pour les satisfaire. Mais cette nécessité est apparue en même temps comme une chance. En effet, contraints à travailler les hommes ont actualisé des puissances qui seraient, sans cela, restées à l’état de pures virtualités. Le travaille conduit l’homme à se dépasser l’homme et le fait entrer dans l’ordre de la culture et de la civilisation. Mais de celle-ci est né le développement technique qui a notamment  bouleversé la sphère de la production. Le temps de travail humain nécessaire à la production des biens nécessaires à l’existence tend à diminuer jour après jour. N’est-il pas possible alors d’envisager une existence dans laquelle le travail occupera une place moins importante, et où travailler pourrait s’entendre désormais dans le sens de cultiver son âme ? 

 

11.5 Abolir le travail et libérer le temps, est-ce la même chose ?

Abolir le travail et libérer le temps, est-ce la même chose ?

«  Time is money » écrit Benjamin Franklin.  L’argent qui est un moyen d’échange des biens et des services déborde la sphère économique au point de définir le temps lui-même. Le temps en lui-même aurait une valeur, ce serait un bien précieux qu’il ne faudrait pas gaspiller. Il s’agirait de rentabiliser le temps.

 Peut-on alors affirmer que le temps qui n’est plus travaillé et bien libéré du travail ? Peut-on séparer le temps en deux :  un temps de travail (professionnel)  et un  temps libre (privé) ? La journée de travail prend-t-elle réellement fin au moment où l’on croit qu’elle prend fin ?

 On peut en effet se demander quelle est la nature de ce temps qui n’est plus travaillé. Est-il de fait libre parce qu’il ne semble plus être un temps de travail ? Mais le sujet présuppose que le temps passé à travailler est un temps qui est non-libre, cela est-il bien certain ? En réfléchissant à cette question, nous sommes donc conduit à nous interroger sur la nature du temps libre et aux conditions pour que le temps qui n’est pas travaillé soit véritablement un temps libre. Ainsi nous nous demanderons quelle place occupe le travail dans nos existences.

 

Le temps est une denrée rare, précieuse, soumise  aux lois de la valeur d'échange. Ceci est clair pour le temps de travail, puisqu'il est vendu et acheté. Mais de plus en plus le temps libre lui-même doit être,  pour être «consommé », directement ou indirectement acheté.

Cette loi du temps comme valeur d'échange et comme force productive ne s'arrête pas au seuil du loisir, comme si miraculeusement celui-ci échappait à toutes les contraintes qui règlent le temps de travail. Les lois du système (de production) ne prennent pas de vacances. Elles reproduisent continuellement et partout, sur les routes, sur les plages, dans les clubs, le temps comme force productive. L'apparent dédoublement en temps de travail et temps de loisir — ce dernier inaugurant la sphère trans­cendante de la liberté — est un mythe. [...]

Le repos, la détente, l'évasion, la distraction sont peut-être des « besoins » : mais ils ne définissent pas en eux-mêmes l'exigence propre du loisir, qui est la con­sommation du temps. Le temps libre, c'est peut-être toute l'activité ludique dont on le remplit, mais c'est d'abord la liberté de perdre son temps, de le « tuer » éven­tuellement, de le dépenser en pure perte. (C'est pour­quoi dire que le loisir est « aliéné » parce qu'il n'est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail est insuffisant. L'« aliénation » du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à l'impossibilité même de PERDRE SON TEMPS.)

[...] Partout ainsi, et en dépit de la fiction de liberté dans le loisir, il y a impossibilité logique du temps « libre », il ne peut y avoir que du temps contraint. Le temps de la consommation est celui de la production. Il l'est dans la mesure où il n'est jamais qu'une parenthèse « évasive » dans le cycle de la production. Mais encore une fois, cette complémentarité fonctionnelle (diverse­ment partagée selon les classes sociales) n'est pas sa détermination essentielle. Le loisir est contraint dans lamesure où derrière sa gratuité apparente il reproduit fidèlement toutes les contraintes mentales et pratiques qui sont celles du temps productif et de la quotidiennetéasservie.

   Jean Baudrillard, la société de consommation

 

1/ la disparition du travail n’entrainerait  pas nécessairement un temps libéré.

 

L’expérience subjective que nous faisons  du temps, c’est-à-dire son vécu intègre très souvent une perception objective, c’est-à-dire ici mesurée, du temps. Nous savons très souvent  de façon plus ou moins précise et plus ou moins certaine l’heure qu’il est. L’historien Thompson nous apprend qu’il y a eu au moment de la révolution industrielle principalement une augmentation de l’attention portée à l’heure qu’il est. Les horloges d’abord, les  montres ensuite sont venus avec de plus en plus de contrôle surveiller les horaires. L’industrialisation a été rendu possible aussi par une chose qu’elle exigeait : la ponctualité et la présence contrôlée à travailler dans les manufactures puis dans les usines. Il a fallu synchroniser toutes ces activités divisées dans la chaîne de production, il a fallu réussir à pousser des hommes et des femmes à continuer à travailler lorsqu’ils considéraient qu’ils avaient assez gagné d’argent pour subvenir  à leurs besoins. Il a fallu aussi faire plier des individus qui avaient des habitudes de fêtes, de repas qui dure une partie de l’après-midi, des individus qui réunissaient sûrement beaucoup pour jouer, danser, chanter. Plusieurs générations ont dû être nécessaires pour réussir à faire disparaître ces traditions et ce mode de vie. Bref, sans nous égarer, remarquons que nous avons tendance à chercher à « employer » notre temps pour ne pas le perdre et cela pas seulement lorsque nous sommes au travail. Le temps libre, c’est-à-dire le temps après le travail est un temps qui n’est pas automatiquement libre. Il faut aussi s’occuper de la vie du foyer (de l’oikos, ce qui donnera le mot économie) : faire à manger, faire le ménage, faire des courses, s’occuper des enfants, etc. Il y a bien aussi de la peine dans ces activités ; ce « ponos » comme disaient les grecs peut bien sûr être aussi un moment de plaisir et de joie, s’occuper de ses enfants s’est aussi un moment partagé avec eux. Mais la répétition affecte aussi ces activités. Et si les activités laborieuses sont terminées, il s’agit de faire quelque chose, de s’activer en général. Les possibilités d’activités sont nombreuses, et il faudra sûrement s’arrêter sur les plus caractéristiques, mais remarquons que très souvent une logique d’emploi du temps perdure. Il ne faut pas gaspiller son temps, là encore la phrase de Franklin revient à l’esprit, le temps c’est de l’argent, il nous est compté. Nous ne sommes pas immortels.

Il faut alors se divertir. Rester seul dans sa chambre à ne rien faire, voilà quelque chose de finalement pas si facile. Ces moments sont fuis, il s’agit de ne pas éprouver un ennui dont on ne sait pas si ce n’est pas de l’angoisse, c’est-à-dire une crainte indéterminée, qui est peut-être à l’origine de questions plus « existentielles », c’est-à-dire des questions qui atteignent ou qui visent une profondeur. On préfère alors rester dans la douce surface de l’agitation, des différents mouvements. Les nôtres ou ceux des autres, ceux qui passent à la télévision. Voilà en effet un divertissement dont on sait qu’il occupe beaucoup (plusieurs heures par jour) de monde. Gunther Anders fait remarquer que les hommes sont devenus des travailleurs à domicile. En effet, et c’est là un point de vue pertinent, regarder la télévision, c’est voir naître aussi en nous des désirs que l’on n’avait pas avant. Or si le travail consiste notamment dans la production des marchandises, il faut bien que ces marchandises soient écoulées, il faut donc qu’un consommateur futur s’y intéresse.  La production doit être pensée avec son corollaire, la consommation. Mais le divertissement ne concerne pas seulement les activités faciles, ou plutôt les passivités, des hommes. Le travail aussi peut être un divertissement. S’il signifie le fait de se détourner de la réalité (entendons des questions existentielles), alors on peut se perdre dans le travail pour occuper son esprit. Les workalcoolic ne semblent pas avoir besoin que leur entreprise leur offre en cadeau un smartphone pour rester connecté 24/24 avec leur entreprise.

  L’abolition du travail ne semble donc pas libérer le temps. Le temps libre que l’on peut entendre dans le sens du temps passé hors de son lieu de travail est un temps encore investit par le travail.

 

 

 "L'homme est ce qu'il mange […] on produit des hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse - ce qui signifie en même temps que le consommateur de marchandises de masse collabore en consommant à la production des hommes de masse […].
  Devant chaque poste de télévision, tout le monde est d'une certaine manière occupé et employé comme travailleur à domicile. Un travailleur à domicile d'un genre tout à fait particulier. Car c'est en consommant la marchandise de masse, - c'est-à-dire ses loisirs - qu'il accomplit sa tâche, qui consiste à se transformer lui-même en homme de masse. Alors que le travailleur à domicile classique fabriquait des produits pour s'assurer un minimum de biens de consommation et de loisirs, celui d'aujourd'hui consomme au cours de ses loisirs un maximum de produits, pour, ce faisant, collaborer à la production des hommes de masse. Le processus tourne lui-même au paradoxe puisque le travailleur à domicile, au lieu d'être rémunéré pour sa collaboration, doit au contraire lui-même la payer, c'est-à-dire payer les moyens de production dont l'usage fait de lui un homme de masse […] Il paie donc pour se vendre. Sa propre servitude, celle-là même qu'il contribue à produire, il doit l'acquérir en l'achetant puisqu'elle est, elle aussi, devenue une marchandise".

Günter Anders, L'obsolescence de l'homme, 1956,  p. 121-122.

 

 

Mais le travail est-il nécessairement un temps aliéné. Un temps qui serait non-libre, contraint, forcé. Bien sûr, on travaille pour subvenir à ses besoins et pour cela, dans une économie de marché, il faut de l’argent. Mais le travail se réduit-il à ce gain d’argent. Il y a bien d’autres raisons qui peuvent me pousser à travailler. Je peux d’abord y prendre du plaisir et avoir l’impression de m’améliorer en travaillant. Je me libère même de mon animalité au sens où je suis contraint de me dépasser moi-même.

 

2. Le temps libre peut être à rechercher dans le travail, mais peut-être pas dans tous. Il faut faire exploser ce concept qui est une escroquerie. (cf. cours)

 

 

Même si le travail peut être intéressant et réaliser les attentes des travailleurs. Remarquons que ces métiers, ces emplois sont relativement rares. Et peut-être le seront-ils de plus en plus. Bref, si on attend de la technique (ce qu’on est en droit vraisemblablement d’attendre d’elle) c’est qu’elle continue d’augmenter la productivité, c’est-à-dire le rapport entre le temps de travail humain et la production (le temps de travail diminue et pourtant la production augmente), alors on peut imaginer une réduction à terme massive du temps de travail. Si de plus une tendance vers plus de sobriété dans les besoins et des les désirs de marchandises se dessinent, il faudra bien faire « quelque chose » de ce temps libre. Il faudra bien que le temps hors du travail (de l’emploi, du métier) soit un temps heureux et réjouissant. Il faudra bien apprendre à vivre le temps pour qu’il soit le plus libre possible.

 

 

3. Libérer  le temps est un art de vivre, une sagesse.

Dans son œuvre le philosophe Charles Fourier accorde une place importante à la passion papillonne. Le fait d’aller d’une occupation à une autre est traditionnellement considéré comme un défaut de caractère, une faiblesse qui témoigne d’un manque de volonté et de persévérance. Mais pourquoi ne pas envisager une journée humaine comme étant la satisfaction d’un grande nombre d’intérêts et de désirs humains qui seraient aussi des activités considérée comme du travail. Chaque activité (lire, s’occuper des arbres du verger, nourrir les animaux, jouer d’un instrument de musique, chanter, etc. ) durerait un temps limité (1 heure, 1 heure 30). Ainsi la pénibilité du travail lié à sa longueur ne nous affecterait pas.

Savoir ne rien faire, vouloir perdre son temps, ou marcher pour rien, pour marcher.

  Pour libérer le temps du travail, il faudra aussi voir positivement le fait de perdre son temps. Il s’agira de pouvoir passer le temps pour rien, sans chercher à exploiter au mieux le temps qui nous est imparti.  

Enfin, on pourrait dans ce temps libre se rendre disponible au monde de la culture. Le temps libre ne serait plus un temps rempli par l’industrie du divertissement mais serait un temps de contemplation et d’expériences esthétiques.

 

"La culture, mot et concept, est d'origine romaine. Le mot « culture » dérive de colere - cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver - et renvoie primitivement au commerce de l'homme avec la nature, au sens de culture et d'entretien de la nature en vue de la rendre propre à l'habitation humaine. En tant que tel, il indique une attitude de prendre souci, et se tient en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l'homme. C'est pourquoi il ne s'applique pas seulement à l'agriculture mais peut aussi désigner le « culte » des dieux, le soin donné à ce qui leur appartient en propre. Il semble que le premier à utiliser le mot pour les choses de l'esprit et de l'intelligence soit Cicéron. Il parle de excolereanimum, de cultiver l'esprit, et de culture animi[1]au sens où nous parlons aujourd'hui encore d'un esprit cultivé, avec cette différence que nous avons oublié le contenu complètement métaphorique de cet usage."

 

Hannah Arendt, LaCrise de la culture, 1961, trad. Patrick Lévy et alii, Gallimard, « Folio Essais », 1992, p. 271.

 

 

    "[Le monde de la culture], qui, pour autant qu'il contient des choses tangibles - livres et tableaux, statues, constructions, et musique - englobe, pour en rendre témoignage, le passé tout entier remémoré des pays, des nations, et finalement du genre humain. À ce compte, le seul critère authentique et qui ne dépende pas de la société pour juger ces choses spécifiquement culturelles est leur permanence relative, et même leur éventuelle immortalité. Seul ce qui dure à travers les siècles peut finalement revendiquer d'être un objet culturel. Sitôt que les ouvrages immortels du passé devinrent objets du raffinement social et individuel, avec position sociale correspondante, ils perdirent leur plus importante et leur plus fondamentale qualité : ravir et émouvoir le lecteur ou le spectateur par-delà les siècles".

 

Hannah Arendt, La Crise de la culture, 1963, tr. fr. Barbara Cassin, Folio, pp. 259-260.

 

 

 

"La société de masse […] ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainement) et les articles offerts par l'industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation. Les produits nécessaires aux loisirs servent le processus vital de la société, même s’ils ne sont peut-être pas aussi nécessaires à sa vie que le pain et la viande. Ils servent comme, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé, n’est pas, à proprement parler, le temps de l’oisiveté – c'est-à-dire le temps où nous sommes libre de tout souci et activité nécessaire de par le processus vital, et par là, libre pour le monde et sa culture, c’est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminé dans la nature, qui reste après que le travail et le sommeil ont reçu leur dû. Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est un hiatus dans le cycle biologiquement conditionné du travail […].

  Avec les conditions de la vie moderne, ce hiatus s'accroît constamment ; il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs, mais ce gigantesque accroissement de temps vide ne change pas la nature du temps. Les loisirs, tout comme le travail et le sommeil, font irrévocablement partie du procès biologique de la vie. Et la vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la consommation ou dans la réception passive de la distraction, un métabolisme qui se nourrit des choses en la dévorant. Les commodités qu'offre l'industrie des loisirs ne sont pas des « choses », des objets culturels, dont l'excellence se mesure à leur capacité de soutenir le processus vital et de devenir des appartenances permanentes du monde, et on ne doit pas les juger d'après ces critères ; ce ne sont pas davantage des valeurs qui existent pour être utilisées et échangées ; ce sont des biens de consommation, destinés à être usés jusqu'à épuisement, juste comme n'importe quel autre bien de consommation. […]

 L'industrie du loisir est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans ces situations, ceux qui produisent pour les mass média pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver le matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut pas être présenté tel quel, il faut le modifier pour qu’il soit facile à consommer".

 

Hannah Arendt, La crise de la culture, 1963, tr. fr. Barbara Cassin, Folio, p. 263-265.

"Toute chose, objet d'usage, produit de consommation, ou oeuvre d'art, possède une forme à travers laquelle elle apparaît ; et c'est seulement dans la mesure où quelque chose a une forme qu'on peut la dire chose. Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usage et oeuvre d'art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l'oeuvre d'art. En tant que telles elles se distinguent d'une part des produits de la consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et, d'autre part, des produits de l'action comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils appartiennent au monde, s'ils n'étaient conservés par la mémoire de l'homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les oeuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses : comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société : à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées, ni usées comme des objets d'usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. Cette mise à distance peut se réaliser par une infinité de voies. Et c'est seulement quand elle est accomplie que la culture, au sens spécifique du terme, vient à l'être."

 

Hannah Arendt, La Crise de la culture, 1963, tr. fr. Barbara Cassin, Folio, p. 267-268

12. Qu’est-ce que désirer ?

 

Dans le Banquet de Platon, Socrate entouré des ses amis, s’interroge, au milieu de l’ivresse du banquet sur la nature du désir. Lui qui cherche à connaître l’essence du Juste, de la Vérité, du Bien se demande ce qu’est le désir. Ces réalités qui sont ce qu’il appelle des Idées sont en effet désirables.

 Mais qu’est-ce que le désir ? Dès que je me pose la question, apparait une multitude de désirs différents : je désire une femme ou un homme, je désire réussir ma vie, je désire ce téléphone, ce nouveau jeu, etc. Mais qu’est-ce qui caractérise le désir en lui-même ? Sont-ils tous différents au point de devoir recevoir un nom particulier à chaque fois ? cupidité, lubricité, avarice, etc.   On ne sait pas trop encore, mais si un seul mot existe c’est qu’il doit y avoir une expérience propre au désir lui-même à décrire. Mais avant d’aller plus loin dans cette direction, remarquons que se poser la question de la nature du désir peut peut-être nous aider à être plus heureux. En effet, souvent le désir est frustré, empêché, impossible à réaliser. Cette femme que j’aime ne s’intéresse pas à moi, cette vie que je veux réussir, je ne sais pas trop dans quelle direction que je dois m’y engager, ce téléphone que j’aimerai avoir, il m’en manque encore l’argent, etc.  En même temps, j’ai peur de ce que je pourrai apprendre en interrogeant plus en avant ces désirs. En effet, j’aime croire qu’ils sont parfaitement libres et qu’ils sont l’expression de ma personnalité, de ma singularité, et pourtant il est probable que je m’aperçoive que ce que je désire est déterminé d’une façon ou d’une autre, par mon enfance (psychanalyse), par mon milieu social (sociologie), par la publicité, par une personne, un ami par exemple que j’admire et par d’autres déterminations que j’ignore mais qui rendraient normales, communs, banals mes désirs. Courons le risque de chercher à connaître cette essence peut-être que cela m’apprendra aussi quelque chose sur moi ou sur les humains en général. Le jeu en vaut bien la chandelle, car c’est aussi de bonheur et de liberté que nous parlerons.

 

On peut d’abord remarquer (mais ce sera sûrement à discuter plus tard) qu’on désire ce qu’on ne possède pas. C’est parce que je n’ai pas cette nouvelle paire de chaussure que je les désire. C’est parce que je n’ai pas encore mon permis que je le désire. Bref, désirer suppose la conscience d’une absence. Or cette présence dans l’esprit d’une  réalité absente est douloureuse. Désir, c’est d’abord souffrir de ne pas posséder ce qui est désiré. Mais le désir ne s’arrête pas là. Il peut aussi se réaliser, se satisfaire. Mais là encore l’expérience nous enseigne que la satisfaction n’est que provisoire. Elle finit tôt ou tard par décevoir tout du moins par ne pas suffire. Un autre désir naît dans mon âme. Pourquoi la satisfaction ne dure-t-elle pas au point d’être associée à un bonheur suprême qui contente l’âme toute entière et cela pour toujours ? Le désir chute lorsqu’il est satisfait. Comme si une étoile devait tomber de sa superbe hauteur, comme si le désir était un désastre (ce qui dit aussi son étymologie).

 

   La vie du désir est une vie de souffrance. Et finalement désirer, si c’est désirer le bonheur, c’est désirer ne plus désirer, parce qu’on sera enfin heureux. Il y a une contradiction dans le désir qu’il désire sa fin (dans les deux sens du terme – sa disparition e(s)t son but).  Faudrait-il alors pour être heureux ne plus désirer ? Apprendre à classer nos désirs comme le fait Epicure ? à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas comme Epictète pour devenir indifférents, c’est-à-dire ne pas désirer ce qui ne dépend pas de moi (les honneurs, les richesses, mon corps) ?

 Spinoza évoquant sa jeunesse remarque avoir goûter aux biens de la vie qu’il appelle ordinaire, les plaisirs, les honneurs, les richesses et il note que ceux sont là les réalités que les humains recherchent principalement. Il remarquera que ces désirs conduisent au malheur des passions tristes (que sont notamment la jalousie, la crainte, l’envie, la colère). Alors si la nature de ce que l’on désire plus que tout c’est une réalité illimité, communicable et non-exclusive, comme l’est la connaissance de la Nature infinie, et bien l’on atteint une joie suprême et continue car les passions tristes ne nous affectent plus autant. Bref, la réflexion sur le désir a à voir avec la question du bonheur.

 

  Mais avant de rentrer plus en avant dans la problématique du bonheur et de ses relations  avec le désir, notons que le désir semble être un manque.

 

 

12.1. Désirer, c’est manquer.

Le désir est une tension vers un objet, une réalité. Cette tension est vécue comme la conscience d’une absence, en ce sens elle est une souffrance. Nous souffrons de désirer ce qui nous manque et quand nous possédons alors l’objet de notre désir, nous finissons par nous en lasser et nous connaissons l’ennui. Un autre désir renait  alors. 

Le  désir est vécu  comme un mouvement vers un objet qui est absent. Cette absence peut être celle d’une chose que l’on ne peut pas encore s’offrir ou celle  par exemple d’une personne aimée et que l’on  n’a plus revue. L’absence est cruelle car elle est la manifestation d’une présence lointaine, inaccessible dans l’immédiateté. Disons pour être plus précis que l’absence dans le réel de ces objets désirés suppose leur présence imaginaire dans l’esprit. L’objet du désir se présente comme étant à la fois une absence et une présence. Désirer nous apparaît donc bien comme cette tension vers ce qui manque, et ce manque est une souffrance.

Le désir porte sur un objet qui est connu (on le désire en particulier) et en même temps, inconnu au sens où nous ne le possédons pas encore.  On peut souligner le caractère paradoxal qui s’explique peut-être par le caractère imaginaire du désir. Ainsi la souffrance de ne pas posséder l’objet désiré suppose la possibilité d’une illusion de l’esprit sur la nature de cet objet.

Tout vouloir procède d’un besoin, c'est-à-dire d’une privation, c'est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet ressemble à Ixion[1][1] attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes [2][2]qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale[3][3] éternellement altéré.

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (1818), trad. A.Burdeau, Éd. PUF, 1966,pp.252-253

     Il s’agit de comprendre pourquoi on ne peut pas véritablement parler de satisfaction du désir. La satisfaction suppose l’assouvissement du désir et sa fin. La satisfaction doit en ce sens mener à une certaine plénitude. Or avec le désir, il semble que cette plénitude soit toujours manquée. La satisfaction est toujours décevante, elle se situe en-deça du bénéfice escompté. Dès qu’il y a eu appropriation, possession ou consommation de l’objet désiré, on ressent une sorte de dépréciation immédiate, l’objet est aussitôt décevant. Il est incapable d’apaiser cette soif qui était en nous, il est incapable d’apaiser ce désir. Tout se passe comme si le désir nous échappait à chaque fois, comme si on ne pouvait pas le fixer sur un objet. On peut ainsi penser la tristesse comme ce décalage, cette inadéquation entre la puissance de l’obsession et le côté dérisoire, infime de la satisfaction. Le désir est donc à la fois comme l’oubli de sa satisfaction. Si le désir se souvenait de la tristesse liée à la satisfaction toujours dérisoire peut-être s’éteindrait-il. On peut dès lors écrire la biographie du désir. Sa vie consiste à passer d’objets en objets, comme pour faire oublier le caractère dérisoire de cette satisfaction. La satisfaction est oubliée du fait d’un nouveau désir naissant qui l’efface.    

      La déception que l’on rencontre lorsque le désir est satisfait tient aussi peut-être au caractère imaginaire de l’objet désiré. Désirer, c’est éprouver le manque de tel ou tel objet, mais c’est aussi éprouver ce manque dans une certaine durée. Dans cette attente, l’esprit construit son objet, c'est-à-dire qu’il le pare de tout ce qu’il voudrait qu’il ait. Ce n’est plus l’objet réel que je désire, mais c’est l’objet que je me suis imaginé. Stendhal nomme ce phénomène la cristallisation. La cristallisation, c’est ce qui rend merveilleux le rameau d’arbre effeuillé par l’hiver qu’on avait jeté dans les mines de sel de Salzbourg. C’est l’esprit lui-même qui crée l’amour, c’est une transfiguration de l’imaginaire qui crée la personne aimée. Tout amour est rêvé.  On n’aime dans la personne que ce qu’on y a mis nous-mêmes. C’est pour cette raison que Proust disait qu’il « faut laisser les jolies femmes aux hommes sans imagination 

 

Mais définir le désir par le manque ne semble pas suffire car le besoin aussi est caractérisé par le manque, or nous distinguons habituellement les deux. En effet, le besoin est un concept physiologique qui concerne un organisme. Il désigne l’ensemble des besoins d’un organisme nécessaires à la vie. C’est la nature ici qui prescrit au corps ses besoins. Et les besoins trouvent une limite dans leur satisfaction. Au contraire,  le manque qui caractérise le désir est illimité. Il relève d’un infini. En ce sens on comprend que le désir n’est pas opposable à la raison en l’inscrivant dans le corps. Il relève bien de l’esprit humain et il est à ce titre une spécificité dans le règne animal qui ne connaît semble-t-il que le besoin.

 Mais cet infini semble être un mauvais infini quand il ne porte que sur des objets qui sont des choses matérielles (des marchandises) ou sur des humains qui sont traités comme des objets d’assouvissement du désir et que l’on peut posséder (la figure de Dom Juan). Parce que les choses déterminées, finies, ou les femmes et les hommes pour qui on ne recherche pas le monde inconnu qu’ils portent en eux sont des réalités limitées,  ils ne peuvent pas supporter ce désir infini qui est en nous. Ou plutôt ce désir ne peut pas être heureux. Il est un mauvais infini qui ne satisfait jamais et qui renait sans cesse dans une nouvelle conquête ou un nouvel achat. C’est la répétition du même, une absence de différenciation véritable.

 Le chemin balisé par l’économie capitaliste qui associe le bonheur à un certain confort matériel (jamais suffisant) est une impasse. Il faut que le désir ait pour objet une réalité comme lui infinie. Hegel dans sa phénoménologie de l’esprit parle du désir de reconnaissance.

 

 Dans ce texte extrait de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel défend l’idée que l’homme en tant qu’il est conscience de soi et liberté n’est pas seulement instinct et détermination naturelle. Mais cela il doit le prouver et non pas seulement le proclamer. Il faut le prouver, et cette preuve est une épreuve.  Dans cette épreuve l’homme va montrer qu’il n’est pas attaché à sa vie animale. Il va prouver qu’il n’est pas déterminé par la nature. Il va montrer que la liberté est son bien le plus précieux. Il va mettre sa vie en jeu. C’est seulement en risquant sa vie qu’il pourra conquérir sa liberté. Ainsi il montrera que sa vie n’est pas le dernier mot de son existence, il montrera qu’il n’est pas réductible à une existence biologique.  L’homme trouve dans certaines situations limites l’occasion de prouver sa liberté (dans un engagement dans la résistance par exemple, comme durant l’occupation de la France par les nazis). Ou plus simplement, s’opposer à sa hiérarchie en refusant d’obéir à des ordres que l’on jugerait injustes est une façon aussi de montrer que l’on n’est pas attaché à un confort matériel et qu’on est prêt à le perdre pour réaliser des valeurs de liberté ou de justice par exemple.

 

   «  Les hommes n’ont pas, comme les animaux, le seul désir de persévérer dans leur être, d’être là à la façon des choses, écrit Kojève, ils ont le désir impérieux de se faire reconnaître comme conscience de soi ». Ou comme l’écrit Hegel : « La conscience de soi ne parvient à la satisfaction que dans une autre conscience de soi ». Mais cette satisfaction n’est pas immédiate. Elle passe par une lutte où chacun doit s’efforcer de se faire reconnaître. Or s’exposer à l’autre comme un pour soi, c’est lui prouver qu’on n’est pas attaché à la vie ou à ses intérêts empiriques à n’importe quel prix. C’est se manifester comme un être dont on ne dispose pas comme on dispose des choses. C‘est donc se montrer capable de se nier dans son être-là immédiat, ce qui concrètement revient à prendre le risque de mourir, ou dans des situations moins dramatiques, à sacrifier ses intérêts immédiats.  Dans cette opération, le maître est celui qui assume le risque de mourir ; le dominé, celui qui a peur de mourir et préfère sa vie ou ses intérêts à sa dignité. Le désir humain essentiel est alors le désir de reconnaissance. Chacun veut pouvoir être reconnu. Je veux qu’une autre conscience, libre, reconnaisse que je ne suis pas réductible à une chose ou à un animal, qu’une valeur, un non-être (la liberté ou la justice par exemple) l’emporte sur la vie pour moi. L’homme éprouve le désir fondamental d’être reconnu comme conscience de soi, comme liberté. Il a donc besoin d’autrui. On ne peut donc se satisfaire que dans la relation avec d’autres hommes ; l’homme ne peut pas s’affirmer seul, il a besoin d’autrui. Ce désir de reconnaissance va se décliner de différentes façons : dans l’amour, dans l’amitié, dans l’estime, etc. Dès lors le pire c’est le mépris, l’humiliation.

 On comprend mieux qu’aucun objet, aucune marchandise ne peut satisfaire le désir humain. Aucune satisfaction matérielle ne peut combler un être spirituel. Cela signe l’échec nécessaire de la société de consommation.

 

Nous avons vu de quoi le désir était le manque. Mais cela suffit-il pour apprendre à maitriser ses désirs, cela suffit-il pour éviter que le désir soit une vie de souffrances ?

La philosophie s’est trop présentée comme une sagesse devant aider l’homme à réussir sa vie, c’est-à-dire à vivre heureux. Que peuvent nous apprendre ici les philosophes de l’Antiquité ?

 

 

12.2 Les techniques du désir.

Il s’agit pour la philosophie grecque  de savoir comme régler la question du désir pour pouvoir atteindre le bonheur.  On peut considérer trois techniques de règlement des désirs :

 - une maîtrise des désirs et des passions de l’âme par la raison souveraine. C’est la volonté qui doit étouffer mes désirs et ses débordements. Mais le paradoxe est le suivant : c’est toujours un désir qui désire ne plus rien désirer ; vouloir la quiétude est donc toujours une inquiétude.

- Une classification des désirs pour savoir qu’elles sont les désirs que je dois poursuivre dans la mesure où ils sont susceptibles de me conduire au bonheur (Souverain Bien). Le problème ici est de savoir quel sera le critère qui permettra de distinguer les désirs entre eux.

-  Une réorientation des désirs. Comme je ne peux les supprimer, il faut que je les oriente dans un sens tel qu’ils puissent me conduire au bonheur.

La classification des désirs chez Epicure 

 Et il faut voir, en raisonnant par analogie, que parmi les désirs, certains sont naturels, d’autres vides, et que parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d’autres seulement naturels ; et parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à l’absence de perturbations du corps, d’autres à la vie même.

 En effet, une observation sans détour de ces distinctions sait rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et à l’ataraxie, puisque telle est la fin de la vie bienheureuse ; car ce pour quoi nous faisons  toutes choses, c’est ne pas souffrir et ne pas être dans l’effroi ; et une fois que cela se réalise en nous, se dissipe toute la tempête de l’âme, puisque le vivant n’a pas à se diriger vers quelque chose comme si cela lui manquait, à la recherche de ce qui permettrait au bien de l’âme et à celui du corps d’atteindre la plénitude ; en effet, c’est à ce moment que nous avons besoin d’un plaisir, lorsque nous souffrons par suite de l’absence de plaisir ; mais lorsque nous ne souffrons pas, nous n’avons plus besoin du plaisir.

  Epicure, Lettre à Ménécée (§§127-128), Éd. Le livre de Poche, 1994, trad.Balaudé, p.194.

   Pour Epicure, c’est  en classant les désirs que je pourrai déterminer quels sont  les désirs que je dois rechercher et quels sont ceux que je dois supprimer. Les désirs ne sont pas chez Epicure égaux entre eux. Classer, c’est opérer un tri et donc disqualifier ceux qui ne participent pas à mon bonheur et surtout ceux qui s’y opposent.

Le critère distinctif proposé par Épicure est en suivant une tradition grecque, la nature. La nature est conçue comme un modèle de mesure.  C'est pourquoi l'homme doit la suivre ou l'imiter autant qu'il peut. Or le corps est une réalité naturelle, et comme tel, nul n'est autorisé à le couvrir d'opprobre: les désirs qui émanent de lui sont modérés et sains. D'où viennent donc les vertiges qui troublent l'âme au point de faire perdre aux hommes toute mesure? De certaines représentations mentales et de certains désirs.

C’est la nature elle-même qui confère au désir sa limite, les désirs illimités ne peuvent donc pas être naturels. Epicure prône donc une modération des désirs et invite à la sobriété et à la frugalité : il suffit de peu pour atteindre le bonheur. Cette modération est à la base de sa théorie du Souverain Bien (le bonheur), et on rapporte qu’Epicure aurait répondu à quelqu’un qui lui demandait comment devenir riche, ceci : «  ce n’est pas en augmentant les biens, mais en diminuant les besoins ». Il rejoint en ce sens le stoïcien Sénèque qui disait de celui qui «  n’est pas tout à fait content de ce qu’il possède sera malheureux, fût-il le maître du monde ».

 Seuls les désirs naturels peuvent être comblés.  On peut en effet boire jusqu’à plus soif et manger à satiété, mais on ne pourra jamais être riche  à souhait ni suffisamment glorieux.  Le désir non naturel et vide qui provient de l’opinion fausse que l’on a sur les choses est un désir déréglé. Il n’est pas soumis à la norme de la nature et il enfante une infinie chimère, c'est-à-dire un rêve éternellement insatisfait. 

La classification des désirs est donc organisé autour de ce rapport à la nature et donc à sa limite :

les désirs vides (ou vains) ont leur origine dans des opinions vides (comme l’opinion selon laquelle la mort est le plus grand des maux, ou l’espoir d’être immortel quand tout être est voué à la destruction). Les désirs vains sont tous ceux qui comportent de l’illimitation.

Les désirs seulement naturels correspondent à des fonctions naturelles, comme boire, mais dont la non-satisfaction n’a pas d’incidence sur les fonctions auxquelles ils s’appliquent. Ainsi désirer manger alors que je n’ai pas faim, désirer boire alors que je n’ai pas soif, ou même désirer manger du foie-gras parce que j’ai faim plutôt qu’un morceau de pain. Les désirs qui sont naturels mais non-nécessaires (comme ceux cités précédemment) peuvent poussés à l’extrême devenir vide par leur caractère excessif, par exemple dans la situation suivante : j’ai faim mais je ne désire manger que du foie-gras.

Les désirs naturels et nécessaires. Ces désirs sont rangés en ordre d’importance décroissante : ceux qui contribuent au bonheur, à la paix du corps, et à la vie.

Les désirs naturels et nécessaires qui contribuent au bonheur sont, selon Epicure le désir de philosopher et le désir de pratiquer l’amitié. C’est le thème de la philosophie comme thérapie de l’âme et du bonheur comme suffisance à soi, comme vie autarcique. C’est dans ces deux pratiques que la plénitude nécessaire au bonheur sera possible. Non seulement la santé du corps sera rendue possible, et l’ataraxie (=absence de trouble) totale.

La discrimination des désirs se fonde sur l'opposition de ce qui est naturel et de ce qui est vain. Le bonheur, selon Epicure, ne se trouve pas dans l'acquisition fastidieuse de biens toujours plus raffinés; il consiste seulement dans la suppression de la douleur liée au manque: "les mets simples donnent un plaisir égal à celui d'un régime somptueux, une fois supprimée toute la douleur qui vient du besoin".

Mais la thèse soutenue par Epicure suppose qu’il est possible de distinguer ces désirs et d’éradiquer les uns en préférant les autres. Or peut-on éradiquer un désir qui envahit toute l’âme, la passion amoureuse peut-elle être encore rendue plus sage et plus rationnelle quand elle ravit l’amoureux ? La raison est-elle encore souveraine face à la tempête des passions ?

La réorientation des passions chez Rousseau :L’Émile de Rousseau est un traité de pédagogie. Rousseau n’évoque pas une éradication des désirs et des passions mais il parle d’un bon usage des facultés et précisément de celle de désirer.  L’argument est le suivant : les passions ne peuvent être et ne doivent pas être détruites dans la mesure même où  « nos passions sont les principaux instruments de notre conservation, c’est donc une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire ». Mais si on ne peut ni ne doit les détruire, on peut les réorienter. La morale n’est donc pas envisagée comme une soumission des passions à la raison ou comme une éradication des passions par la raison, mais comme une réorientation des passions. La morale ne sera donc  pas en rupture avec la dimension passionnelle de l’homme, elle consistera en une rationalisation des passions.

On est loin ici de l’idée d’une raison altruiste qui serait en opposition avec des passions égoïstes, c'est-à-dire de la conception de la morale entendue comme soumission des passions à la raison. Et ceci parce que la raison ne pourra jamais être efficace contre les passions. Rousseau réhabilite les passions.  

 Le problème est donc le suivant (et il porte sur l’articulation du désir et du bonheur) : comment l’accord de l’homme avec lui-même est-il possible ? Comment penser la conciliation heureuse entre passion et raison ? Il s’agit véritablement d’un problème dans la mesure où ce qui caractérise l’homme et plus précisément la puberté pour Rousseau, c’est la disproportion entre les facultés et les désirs. La crise de la puberté et le désir sexuel introduisent un bouleversement.  L’animal lui ne vit pas dans cet état de disproportion, il y a toujours un accord entre ses besoins et ses puissances : la fourmis ne mange pas les lions, et ne veut pas les manger.

Il va falloir aider Emile à se réinstaller dans un nouvel équilibre. Et c’est une entreprise délicate car il s’agit d’une crise violente : au départ le désir n’accède pas à la conscience de soi, le désir naît sans le savoir. Il y a un  écart entre le désir et la conscience, entre la passion et son accomplissement, entre le désir et son objet : «  on désire sans savoir quoi ».

C'est une erreur de distinguer les passions en permises et défendues, pour se livrer aux premières et se refuser aux autres. Toutes sont bonnes quand on en reste le maître ; toutes sont mauvaises quand on s'y laisse assujettir. Ce qui nous est défendu par la nature, c'est d'étendre nos attachements plus loin que nos forces : ce qui nous est défendu par la raison, c'est de vouloir ce que nous ne pouvons obtenir ; ce qui nous est défendu par la conscience n'est pas d'être tentés, mais de nous laisser vaincre aux tentations. Il ne dépend pas de nous d'avoir ou de n'avoir pas des passions, mais il dépend de nous de régner sur elles. Tous les sentiments que nous dominons sont légitimes ; tous ceux qui nous dominent sont criminels. Un homme n'est pas coupable d'aimer la femme d'autrui, s'il tient cette passion malheureuse asservie à la loi du devoir ; il est coupable d'aimer sa propre femme au point d'immoler tout à son amour. Emile ou de l’éducation (livre 5)

 

 

12.3 Le désir comme essence de l’homme.

 

 le désir ne peut pas être une faiblesse car il constitue l’essence de l’homme. On ne peut donc raisonnablement  vouloir l’éradiquer. Tout dépend donc de savoir ce qu’on réussi à faire ce désir. Le désir n’est donc plus une force aveugle et obscure. Le désir peut être réfléchi et conduire à la joie.

Le désir ou conatus est un effort pour persévérer dans l’existence. Le Désir est un désir de puissance d’exister qui se traduit par un effort. L’homme désire augmenter sa puissance d’exister, c’est-à-dire sa puissance de penser et d’agir. Son augmentation est une joie, sa diminution est une tristesse.

En comprenant par la raison les mécanismes à l’œuvre dans les affects, l’individu peut progressivement s’en libérer et avoir davantage de passions joyeuses.

Il s’ensuit qu’il n’y a rien hors du désir dont il manquerait. En réalité c’est lui qui produit ce manque parce qu’en constituant tel objet comme désirable, il déploie la puissance d’exister. Il n’y a pas de désirable en soi. C’est le désir qui est la source de la désidérabilité des objets, c’est lui qui est à la source des évaluations. Nous ne désirons pas une chose parce que nous jugeons qu’elle est bonne, nous jugeons qu’elle est bonne parce que nous la désirons. Spinoza récuse par cette analyse l’indépendance de la faculté de juger (l’entendement) par rapport au désir et la liberté de la volonté. L’homme est désir, conatus, effort pour déployer son existence. Son essence est de désirer c’est-à-dire de vouloir et de juger bon ce qu’il désire.

 

13. Réflexions sur le bonheur

Le bonheur est un concept indéterminé : il est ce qui est visé par les hommes mais ceux-là sont incapables de lui attribuer un contenu. En effet, nous sommes tous attirés invinciblement par le bonheur – l’eudémonisme fait du bonheur la fin en soi, le but de l’existence humaine - (seul le fou pourrait ne pas vouloir être heureux) mais nous sommes bien incapables de dire en quoi consiste le bonheur. Nous voulons quelque chose (peut-être est-ce la seule chose que nous voulons réellement) sans savoir de quoi il s’agit. Nous sommes inclinés vers un objet dont le contenu nous échappe. Pouvons-nous être heureux sans savoir en quoi consiste précisément ce « vivre heureux » ? Kant   résume ce paradoxe : «  le malheur est que le concept du bonheur soit un concept tellement indéterminé que, même si tout homme désire être heureux, nul ne peut jamais dire pourtant avec précision et en restant cohérent avec soi-même ce que vraiment il souhaite et veut ».

 De cette indétermination découle une grande confusion. Première confusion à discuter : l’assimilation du bonheur au plaisir. Nous confondons ainsi dans cette incertitude générale quant au contenu du bonheur le plaisir, la joie et la béatitude. Si on définit le bonheur comme une forme de plaisir, ou si tout au moins le bonheur ne semble pas pouvoir aller sans un certain plaisir, on ne semble pas pour autant autoriser à les confondre.  Pourquoi le bonheur ne peut-il pas se réduire au plaisir ?    Le temps du bonheur n’est-il pas plus long que le temps du plaisir ? On peut recourir aux distinctions conceptuelles extérieur / intérieur pour clarifier ces notions. En effet, le plaisir est une satisfaction sensorielle c'est-à-dire que ce qui la provoque relève de l’extériorité (extériorité du corps – sensualité), à l’inverse, nous ne sommes pas autorisés à réduire le bonheur à cette satisfaction sensorielle dans la mesure où il semble plus résulter de la rencontre de l’extériorité du plaisir et de l’intériorité de la joie. La personne joyeuse est donc celle qui manifeste une satisfaction sans que l’on puisse référer cette satisfaction aux sens. Le bonheur ne désigne-t-il pas un état stable et durable, état qui ne serait pas envisageable si nous en restions seulement au niveau du plaisir agréable. C’est parce que le bonheur désigne un état stable et durable qu’il est aisé de le distinguer (au moins provisoirement du plaisir ; il existe des théories philosophiques comme l’hédonisme qui vont jusqu’à faire du plaisir le but ultime du bonheur). Toutefois Epicure propose un hédonisme modéré et prudent  (c'est-à-dire bien compris) qui est une véritable « arithmétique des plaisirs » ; tous les plaisirs ne se valent pas et accueillir les plaisirs n’est pas la même chose que les rechercher de façon obsessionnelle (cette recherche maladive serait une véritable douleur). Il faut un savant calcul pour savoir discerner quels sont les plaisirs que nous devons rechercher et ceux que nous devons éviter.

     L’expérience du plaisir est nécessairement une expérience limitée. Un plaisir qui durerait et qui s’installerait dans un état stable est-il concevable ? Si le plaisir était un état durable, il n’y aurait alors que du plaisir ; son contraire, la douleur serait absente. Or l’expérience du plaisir ne suppose-t-elle pas l’expérience de son contraire, la douleur ? Pour apprécier l’agréable ne faut-il pas connaître le désagréable ? N’est-ce pas dans ce jeu de constrastes que se joue la possibilité de l’agréable et du plaisir. Sénèque nous dit qu’il a « son essence dans le mouvement », il faut comprendre que ce mouvement n’est finalement qu’un passage incessant à son contraire. Non seulement la condition de possibilité du plaisir suppose la douleur, mais la finalité même du plaisir est de s’achever. Tout se passe comme si le but du plaisir était paradoxalement sa destruction ; «  dès son début il regarde vers sa fin ». Le plaisir est en devenir, il n’a pas d’essence. Il ne peut être une fin en soi comme le bonheur dans la mesure où il s’éteint lorsqu’il est atteint. 

 

Deuxième confusion à discuter : l’assimilation du bonheur à la chance.

Le bonheur n’est-il qu’une question de chance comme une lecture de son étymologie pourrait le laisser penser ? Le mot bon-heur renvoie en effet au latin « bonum augurium » ce qui signifie de bon augure, de bon présage. Cette interprétation étymologique du bonheur ferait du bonheur une question de chance, c'est-à-dire que certains – les élus – en serait pourvus tandis que d’autres en seraient privés. Rien ne sert de lutter contre la chance ou le hasard, il suffirait pour être heureux de se laisser aller au « petit bonheur la chance » ; le bonheur serait de l’ordre de ce qui nous échappe. Comment le bonheur pourrait-il être la finalité de l’existence humaine, si celui-ci est l’objet du hasard et de la chance et s’il échappe ainsi à l’action humaine ? L’action humaine n’aurait-elle aucune prise sur le bonheur ? Le bonheur dépend-il à ce point des circonstances extérieures ? Devons-nous attribuer le bonheur au hasard ou ne faut-il pas distinguer entre une réalité qui objectivement peut être cruelle et son appréciation subjective qui peut en atténuer la cruauté ?

 

«  Mais il est besoin de savoir ce que c’est que vivere beate [vivre heureux] ; je dirais en français vivre heureusement, sinon qu’il y a de la différence entre l’heur et la béatitude, en ce que ceux-là sont estimés plus heureux que sages, auxquels il et arrivé quelque bien qu’ils ne se sont point procuré, au lieu que la béatitude consiste, ce me semble, en un parfait contentement d’esprit et une satisfaction intérieure, que n’ont pas ordinairement ceux qui sont le plus favorisés de la fortune, et que les sages acquièrent sans elle. Ainsi vivere beate, vivre en béatitude, ce n’est autre chose qu’avoir l’esprit parfaitement conscient et satisfait ».  Descartes, Lettre à la princessse Elisabeth du 4 août 1645.

 Descartes distingue ici deux interprétations du bonheur : la première rapproche le bonheur de la chance (c’est le sens des mots fortune et heur), la seconde la rapproche de la béatitude qui désigne un état de satisfaction permanent. Ce qui distingue fondamentalement les deux approches tient en ce que pour la première les circonstances externes sont indispensables au bonheur tandis qu’elles ne sont que superflues dans la seconde. Le bonheur entendu comme chance dépend des biens extérieurs tandis que le bonheur entendu comme béatitude dépend uniquement des ressources intérieures du sujet. Le chanceux ne peut pas être heureux sans ces circonstances extérieures tandis que le sage lui peut au contraire être heureux même si le sort s’acharne contre lui.  La béatitude du sage consiste à vivre de la satisfaction que procure la conscience.

L’erreur du malheureux consiste à croire que le bonheur se mesure à sa « quantité » de chance  distribuée en honneurs, richesses, biens, etc. De la même façon, l’erreur du malheureux consiste à ne pas distinguer entre ce qui arrive objectivement (un malheur, une maladie, un mort, etc – malheurs qui signifient objectivement que la réalité est cruelle) et ce qui relève de l’appréciation subjective. Le malheureux est donc celui qui n’imagine pas que l’appréciation subjective d’un fait objectivement triste ne conduit pas nécessairement à la tristesse. 

  L’erreur du malheureux est de préférer le parti de la jouissance à celui de la lucidité.

 

« Car il est certain qu’un homme bien né, qui n’est point malade, qui ne manque de rien, et qui avec cela est aussi sage et aussi vertueux qu’un autre qui est pauvre, malsain et contrefait, peut jouir d’un plus parfait contentement que lui. Toutefois, comme un petit vaisseau peut être aussi plein qu’un plus grand, encore qu’il contienne moins de liqueur, ainsi, prenant le contentement d’un chacun pour la plénitude et l’accomplissement de ses désirs réglés selon la raison, je ne doute point que les plus pauvres et les plus disgraciés de la fortune  ou de la nature ne puissent être entièrement contents et satisfaits, aussi bien que les autres, encore qu’ils ne jouissent pas de tant de biens. »  idem.

Ce n’est pas, pour reprendre l’image cartésienne, la taille du vaisseau qui importe et donc savoir combien de biens il peut contenir ; mais c’est au contraire la façon dont il est rempli ; ce n’est pas tant l’espace comblé que l’espace restant qui importe pour « mesurer » du bonheur de chacun. Le bonheur ne peut donc pas résider dans l’accumulation (qui est par essence infinie, quelle serait le terme de cette accumulation ? à partir de combien pourrions-nous juger que nous en avons suffisamment ?) Cette image de Descartes fait écho à la réponse d’Epicure à celui qui lui demandait comment devenir riche : «  ce n’est pas en augmentant les biens, mais en diminuant les besoins ».

 

Mais si le bonheur dépend étroitement de l’appréciation subjective de ce qui nous arrive plutôt que ce qui nous arrive réellement, le bonheur ne reposerait-il pas sur une certaine illusion ? Je pense être heureux donc je le suis ? L’exigence de vérité et de lucidité est-elle finalement au principe du bonheur. Le bonheur du sot ne serait-il pas le bonheur véritable dans ces conditions ? Le sot n’est-il pas précisément celui qui se contente de peu ?

 

Si le bonheur n’est pas une somme de plaisirs , si le bonheur n’est pas une question de chance, et si c’est la lucidité de l’esprit sur ce qui lui arrive qui peut participer au bonheur, comment s’assurer que cette  lucidité ne mènera pas à la conscience malheureuse. Je préfère me détourner du réel et vivre dans l’ignorance pour pouvoir être heureux. En quel sens la lucidité peut-elle mener au bonheur et ceci plus que la jouissance ?

 

«  Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent : et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ». Pascal, Pensées (n°172)

Insister sur le présent de la satisfaction, c’est pour Pascal souligner notre incapacité à discerner dans le présent la satisfaction possible. Pris entre le passé et l’avenir, nous ne jouissons véritablement jamais. C’est l’attention au présent qui montrera à celui qui cherche le bonheur que celui-ci est possible. Le bienheureux n’est pas celui qui est le mieux doté par la nature et par le sort, ce serait bien trop facile, mais celui qui trouve dans l’occasion la matière de l’exercice de son talent, et qui par l’effet de celui-ci, configure la réalité à son avantage. On voit ici que l’on ne peut pas être heureux si on n’agit pas. Le bonheur n’est-il pas en ce sens la satisfaction de constater que nos efforts ont permis de surmonter les obstacles que nous présentait la réalité. L’action réussie est celle qui rassemble à la fois un effort humain animé par une volonté et l’intelligence de la réalité. C’est bien en ce sens un art de tranformer la réalité contingente et contraignante. Sans cette résistance de la réalité, je ne pourrais pas éprouver pleinement la satisfaction de mon action réussie. C’est donc de mon insatisfaction face au réel (j’ai voulu par exemple changer de vie, changer les choses, etc.), de cette inquiétude première qu’a jailli le bonheur. La possibilité du bonheur repose sur la rencontre de certaines difficultés à vaincre :

«  Il est bon d’avoir un peu de mal à vivre et de ne pas suivre une route tout unie. Je plains les rois s’ils n’ont qu’à désirer ; et les dieux, s’il y en a quelque part, doivent être un peu neurasthéniques…Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-mêmes. » Alain, Propos sur le bonheur, XLVI.

 

 

Le bonheur désigne donc une satisfaction paradoxale ; il n’y a de satisfaction que si celle-ci repose sur une insatisfaction originelle. Le bonheur se distingue ainsi de l’ataraxie qui est au contraire la promesse de l’insensibilité qui fait accepter le monde tel qu’il est. La figure du sage serait celle du sage engagé ; il n’accepte pas le réel – il porte donc un regard attentif sur le présent (il vit au présent)- et il tente de le vaincre. Le bonheur n’est donc pas dans l’ignorance des maux de l’humanité ou dans l’aveuglement des plaisirs infinis, mais dans un regard lucide.

 

« Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir s’il est mieux d’être gai et content, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on devienne plus triste. […] Mais […] voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantaage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. Aussi n’est-ce pas toujours lorsqu’on a le plus de gaieté, qu’on a l’esprit plus satisfait ; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n’y a que les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris ».

 Lettre à la princesse Elisabeth du 6 octobre 1645, Descartes.

 



[1][1] Ixion tenta d’abuser d’Héra, la femme de Zeus. Pour punition, Zeus l’attacha à une roue enflammée, tournant sans cesse, et le lança ainsi à travers les airs.

[2][2] Les filles de Danaos, après leur arrivée aux Enfers, furent condamnées pour avoir décapité leur mari pendant leur nuit de noces, à remplir éternellement d’eau un tonneau percé.

[3][3] Les versions diffèrent sur les fautes reprochées à Tantale. Aux Enfers, il est condamné à une faim et une soif éternelles : plongés dans l’eau jusqu’au cou, il ne pouvait s’abreuvait, car le niveau de l’eau baissait chaque fois qu’il essayait d’y tremper les lèvres ; de même, une branche chargée de fruits pendait au-dessus de sa tête, mais s’il essayait de l’atteindre, la branche remontait hors de sa portée.