L’histoire est-elle le simple récit des faits tels qu’ils se sont passés ?

(par Mme Bouthéon)

Thucydide, auteur de l’histoire de la guerre du Péloponnèse, pose dans ce texte les premiers jalons nécessaires à la constitution de l’histoire comme science : « Quant aux événements de la guerre, je n’ai pas jugé bon de les rapporter sur la foi du premier venu, ni d’après mon opinion ; je n’ai écrit que ce dont j’avais été le témoin ou pour le reste ce que je savais par des informations aussi exactes que possible ». Il a en effet participé aux événements qu’il rapporte en tant que stratège et débute son enquête dès le début du conflit. Son travail inclut une démarche rigoureuse qui conduit à évacuer le merveilleux, les explications surnaturelles  pour ne retenir que les informations les moins sujettes à caution. De ce point de vue, le travail de l’historien semble se rapprocher de celui du  journaliste qui « colle » à l’actualité. D’ailleurs le mot histoire provient du grec histôr qui signifie enquête, ce qui semble suggérer que l’histoire n’est pas la transcription passive des faits qui se livreraient tout prêts à l’observateur, mais le fruit d’une reconstruction active et nécessairement parcellaire. Le passé a en effet disparu et ne se donne pas à nous comme tel, il demande à être restitué indirectement à partir des sources dont on dispose. Aussi peut-on se demander si l’histoire est le simple récit des faits tels qu’ils se sont passés. On veut savoir ici comment écrire l’histoire, cette science des faits humains passés. Autrement dit, les faits passés parlent-ils d’eux-mêmes, sont-ils naturellement historiques ou bien ne le sont-ils que « par position » d’historiens selon les mots de Seignobos, par leur manière de les connaître, les placer ou les déduire d’archives ? Quelque chose d’autre interviendrait alors dans le travail de l’historien. Finalement, on saisit le problème de l’histoire comme relation de ce qui est absent : comment savoir si ce récit est véridique, s’il ne risque pas d’inventer le passé qui n’est plus. Après avoir reconnu que l’histoire se veut un récit objectif, on s’interrogera sur le travail d’interprétation qu’elle nécessite pour s’efforcer de redéfinir les exigences méthodologiques d’une science qui se veut rigoureuse tout en étant  n’excluant pas un récit impliqué.

 

I.               L’histoire prétend être la science des faits humains passés :

1.     Le temps de l’historien est un temps parlé parce que les hommes dans l’histoire parlent (traités de paix, déclaration de guerre) et cette parole prend le nom d’écriture car l’histoire est  un temps parlé que l’on mémorise ainsi. « Verba volent, scripta manent » (les paroles volent, les écrits restent).  Du fait que l’histoire immédiate n’est pas possible, l’écriture doit libérer l’instant pour prendre conscience du passé, le recueillir.

2.     La forme du récit est privilégiée pour garder trace des faits révolus parce qu’il y a dans le récit historique quelque chose de romanesque, d’épique, ponctué d’événements tragiques et qui relève en partie de la vraisemblance : l’ « art de la belle narration » selon Aristote. L’histoire nous passionne car elle raconte des histoires, des exploits qui nous enthousiasment.

3.     Pourtant, ce récit diffère d’un roman en ce qu’il se veut véridique et rationnel. L’histoire est « la connaissance du passé humain » (H.I Marrou), au même titre que les autres sciences. Elle possède un objet (le passé humain)  et une méthode : c’est une enquête chargée de retranscrire les choses telles qu’elles se sont passées. Ainsi procèdent les longues chroniques juives ou les Annales chinoises qui consignent sans commentaire les événements jour après jour. C’était le vœu de Michelet définissant l’histoire comme « la résurrection intégrale du passé », rejetant l’idée d’une dignité supérieure de certains événements ou personnages. Par opposition on condamnera le révisionnisme. Pensons aux progrès réalisés dans le traitement des documents grâce aux méthodes quantitatives, aux procédés d’analyse physico-chimiques.

4.     Autre différence avec le roman fictif, l’historien doit se cantonner au passé (les faits tels qu’ils se sont passés), il ne peut anticiper ni inventer de manière fantaisiste comme le ferait un récit de science fiction. Quand Orwell écrit 1984, l’historien ne peut gloser sur une troisième guerre mondiale, il doit se contenter de décrire la guerre froide, telle qu’elle a eu lieu.

5.     Pb : Toutefois, le passé n’est pas donné « en personne », sur le mode de la présence : il est absent, lacunaire.  L’historien ne peut pas être co-temporel à son objet, ce qui empêche son récit d’être une réplique exacte du passé.

 

II.             L’histoire suppose une interprétation des faits :

1. Les traces des événements (sources écrites, vestiges, documents, témoignages)  ne se livrent pas comme tels. Encore faut-il opérer un tri, une comparaison, une critique interne (ou de restitution) et externe (ou de provenance) pour reprendre M. Bloch, le métier d’historien. Sans interprétation, la réalité serait dépourvue d’objectivité et se mêlerait ainsi dangereusement à la fiction. Faire de l’histoire, c’est raconter les choses telles qu’on les interprète et non telles qu’elles se sont passées. Elle est prise entre les faits passés mais ignorés et les fictions vraisemblables.

2.     L’archive ne fait donc pas l’histoire, elle demande une mise en ordre. Le fait historique est fabriqué, reconstruit, rattaché à des motifs humains, des événements antérieurs qui lui donnent une intelligibilité. Or ceci suppose de faire des choix, d’imposer une perspective à l’événement et de négliger des faits moins importants. Il y a les causes proches et les causes lointaines. Il s’agit donc bien d’un récit qui relie les faits par un principe de causalité mais ce récit est orienté. On ne  constate pas la révolution ou les croisades comme on constate la forme elliptique des orbites des planètes.

3.     Or, comment s’opèrent ces choix ? Ils dépendent de la culture, de l’idéologie, des intérêts présents de l’historien. La révolution ne  sera pas décrite de la même manière par l’aristocrate et par le jacobin. « Il n’y a d’histoire que du présent » affirme L. Febvre.

4.     Le récit écrit peut même parfois perpétuer le mensonge : ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire (M. Bloch). D’où la nécessité de confronter plusieurs travaux d’historiens sur une même période. N’est-ce pas le même souci qui a animé Clint Eastwood  lorsqu’il a réalisé le film  Lettres d’Iwojima qui relate cette bataille vue du point de vue japonais et non américain ? L’histoire serait moins un parchemin qu’un palimpseste (réécriture de la version originale effacée).

5.     PB : Alors, l’histoire est-elle condamnée à être relativiste ou bien peut-elle prétendre, en dépit de cet engagement inévitable de l’historien, prétendre être une science ?

 

III.           L’histoire suppose une « bonne subjectivité » de la part de l’historien :

 

1.     L’histoire est une science particulière liée à l’équivoque du passé qu’on ne peut connaître à la manière d’un fait car nous n’en sommes jamais le témoin. Mais  nous ne pouvons pas non plus saisir l’immédiat du présent (Pascal), le pur vécu : « et l’instant où je parle est déjà loin de moi », Boileau. D’autre part, la chaîne de causalité étant  infinie, il semble difficile de déceler les causes de production d’un phénomène historique. Par prudence, l’historien préférera parler de facteurs plutôt que de  causes arrêtées, avouant avec humilité que l’histoire n’est pas une science absolue. Mais elle reste une discipline avec ses exigences et  sa rigueur : la sélection des événements à laquelle procède nécessairement l’historien diffère de celle qu’opère toute mémoire parmi la somme considérable des faits passés.  L’historien est animé par l’idéal régulateur de l’objectivité, il ne procède pas arbitrairement comme la mémoire toujours liée au besoin subjectif,  affectif d’identité ; au contraire il est chargé de « démythifier » les constructions mentales de la mémoire collective grâce à un discours documenté, rationnel et critique (contrairement au mythe, la prise de la Bastille n’a quasiment servi qu’à trouver de la poudre pour charger les fusils dérobés aux Invalides). Si l’historien n’est jamais neutre, il peut néanmoins respecter les exigences scientifiques, faire preuve d’une  « bonne subjectivité » (Ricœur). En histoire la vérité est en construction.

2.     D’un autre côté l’historien participe à la construction de la conscience historique, voire des mythes fondateurs de ses contemporains. L’histoire en se contente pas d’être le récit brut des faits passés mais joue également un rôle social. En 1694, le dictionnaire de l’Académie définissait l’histoire comme « la narration des actions et des choses dignes de mémoire ». Ce qui est historique désigne donc ce qui est digne d’être imité.  Représenter l’événement, ses acteurs, ce n’est pas simplement les présenter tels quels une seconde fois mais imaginer à partir des traces dont nous disposons. L’histoire ne nous intéresserait pas si elle ne nous racontait pas d’abord des histoires. Aussi l’historien retrouve –t-il les hommes et femmes disparus par sympathie qui permet de comprendre leurs intentions ou leurs souffrances que nous partageons. Alors, l’histoire n’est plus le récit des faits passés mais le récit de faits que la souffrance rend actuels.

3.     Enfin, l’histoire ne se contente pas de combler le vide de la disparition du passé, elle s’efforce également de combler celui du futur. Même si l’histoire ne se répète pas car le temps est facteur de perpétuelle nouveauté, elle présente toutefois des points de comparaison et d’analogie. Elle n’est donc pas le simple récit des faits passés, mais par la compréhension de ce dernier et l’analyse de l’actualité (rôle des statistiques, des courbes : on mesure une population, la richesse d’un pays, la force d’une armée), la tentative de prospecter le futur.

 

On comprend donc toute la difficulté de la rédaction historienne, tenant à la fois de celle du romancier soucieux de nous faire vibrer au récit des exploits de ceux qui nous ont précédés mais toujours suspectée d’inventer, et celle du scientifique, rigoureuse, quantitative et positiviste, qui s’en tiendrait aux faits mais  passerait sous silence la dimension imaginaire et épique qui fait de la scène historique un autre monde que le théâtre de la nature. L’imaginaire n’est pas nécessairement l’irréel. Napoléon disait : « Je gagne mes batailles avec les rêves de mes soldats endormis ».

 

 

Quel est le pouvoir des mots ?

L’ethnologue Marcel Griaule dans son livre  Dieu d’eau rappelle les propos de Komo-Dibi, le chantre malien du Komo  qui définit ainsi l’omnipotence du verbe : «la parole est tout, / elle coupe, écorche / elle modèle, module / Elle perturbe, rend fou / Elle guérit ou tue net / Elle amplifie ou abaisse selon sa charge / Elle excite ou calme les âmes ».  Les mots auraient un pouvoir sur les hommes et sur les choses.  Le prologue dans l’Evangile de Jean le souligne : « au commencement était le verbe ».  Tout se passe comme si le langage faisait advenir à l’être, comme si l’instauration d’un monde était contemporaine de sa nomination. En disant une chose, je la ferais être. Mais pourtant les mots ne  sont que des signes linguistiques. Un signe est une réalité (ici sonore,  constituée de syllabes avec des consonnes et des voyelles) qui renvoie à une autre réalité à laquelle il prétend s’identifier. Le mot « maison » par exemple est un signe linguistique qui renvoie à la réalité de maisons particulières (avec leurs caractéristiques – un toit, des ouvertures, etc.- et leurs fonctions – s’abriter). Ces signes linguistiques peuvent être  qualifiés de conventionnels, en français « la maison » se dit maison qui se dit «house » en langue anglaise.   Au contraire des signes accidentel (l’hirondelle associée au printemps) ou naturel (le cri qui informe d’un état du corps, douleur ou faim par exemple), les signes conventionnels sont arbitraires, contingents (ils auraient pu être autrement qu’ils ne sont).  Les mots ne font que redoubler la réalité, ils ne semblent pouvoir que la répéter. Peuvent-ils avoir un pouvoir de création ou de construction ?

Nous pouvons reformuler la question ainsi : les mots ont-ils un pouvoir de création et de construction ou ne sont –ils que seconds par rapport aux choses et aux idées ? Ne font-ils que redoubler, répéter la réalité et la pensée ou bien ont-ils un pouvoir structurant par rapport aux choses et aux idées ?

Le sujet présuppose que les mots ont un pouvoir. La question est  de déterminer la nature de ce pouvoir. Le paradoxe consiste à souligner que le mot est un signe linguistique mais qu’il n’en est pas pour autant un simple reflet des choses et des idées. Ainsi le sujet nous invite à questionner la  réalité  du langage, à la mettre à distance afin de déterminer sa nature véritable. Cet exercice est difficile non seulement parce que c’est dans l’élément du langage que nous allons nous questionner sur le langage mais aussi parce que le langage semble particulièrement caractériser notre espèce. La prise de recul nécessaire à l’interrogation philosophique semble ainsi plus délicate.

 

1.Les mots humanisent le monde : ils construisent le monde et la pensée en formant une communauté humaine.

Les mots sont des signes linguistiques conventionnels. Un signe est un être double qui se caractérise par une relation à autre chose que lui. Il a une face matérielle, c’est un son, une image acoustique. F. de Saussure l’appelle le signifiant. Mais le signe linguistique a une autre face, c’est le signifié, c’est-à-dire ce vers quoi il renvoie, son contenu.  Ainsi quand je prononce un mot, le mot fleur par exemple, aussitôt elle apparaît à mon esprit. Le mot a une puissance thaumaturgique, c'est-à-dire qu’il est  faiseur de miracles et qu’il fait advenir à l’être.

En nommant les choses, je me les approprie. Celui qui connaît le mot de la chose se rapproche d’elle. Il croit qu’il la détient. L.Lavelle dans la parole et l’écriture le souligne : «  Chaque nom est pour lui (l’homme) un Sésame, ouvre-toi : et il pense qu’il  a pénétré leur secret dès qu’il les a nommées. » En effet, l’étrangeté de la nature, son caractère autre, non-humain est résorbé dans le mot qui la nomme. Le mot permet l’intériorisation d’une réalité non-humaine. En disant le mot « pierre » par exemple, la réalité matérielle de la pierre qui s’oppose à moi, qui me fait face, s’efface en devant un son qui résonne en moi. Les mots sont ainsi des intériorisations de l’extériorité.  Les mots humanisent le monde.  L.Lavelle le formule ainsi : le langage est un abrégé du monde ;  et l’émission du langage ressemble à la création du monde, et même, de la signification du monde. Toute phrase que je prononce, c’est le monde qu’en la construisant, je construis. Si les mots sont des copies des choses, ils en sont des copies qui se reflètent en l’homme en lui donnant ainsi une prise sur ces choses. En psychologie de l’enfance, Piaget a montré que pour l’enfant, savoir le nom c’est avoir saisi l’essence de la chose et pouvoir dès lors agir sur elle. C’est ce qu’il appelle la période de réalisme nominale de l’enfant.  L’enfant c’est l’ « infans », le « non-parlant » qui va acquérir un pouvoir sur les choses en apprenant le nom de ces choses par la question lancinante « comment ça s’appelle ».

 

Mais les mots ne sont pas que des noms donnés aux choses. Ce sont aussi des signes renvoyant à des concepts et à des idées. Les mots apparaissent ainsi, au premier abord, comme des instruments nécessaires à la pensée. Nous avons l’impression que les mots viennent se poser sur nos idées et permettent ainsi de les exprimer et de les communiquer. Mais cette façon d’appréhender les mots et le langage présuppose qu’ils viennent se poser sur des idées qui leur préexisteraient.  Il y a aurait d’abord des idées pré-langagières et ensuite des mots qui viendraient les dire. En ce sens le langage serait subordonné à la pensée, il lui serait postérieur. Toutefois on peut conférer au langage un pouvoir plus grand si on lui reconnaît le statut de condition de possibilité de la pensée elle-même. En effet, les mots seraient essentiels à l’activité de la pensée. Celle-ci ne pourrait pas exister sans le langage. C’est dans les mots que nous pensons.

Ainsi les mots en rendant possible la pensée rendent possibles également la communication des hommes entre eux. Par les mots je sors de mon individualité et je m’ouvre à autrui. Dans le dialogue et la conversation avec autrui, je rencontre une autre façon de vivre ce monde. L.Lavelle l’exprime ainsi : «  le langage est un témoin de l’esprit et un moyen de communication entre les esprits : sans lui chacun demeure cloitré à la fois dans l’impuissance et dans la solitude ».

 

Transition : les mots ne sont pas que des instruments utiles dont nous disposons pour agir dans le monde. Par eux, la pensée est possible et la communion des esprits également. Ils font advenir le monde et la pensée en même temps. Mais ce pouvoir reste inaperçu tant la réalité humaine est façonnée par son rapport au langage. Et c’est peut-être dans cette inconscience humaine du pouvoir des mots en particulier et du langage en général que se trouve la possibilité d’abus du pouvoir des mots eux-mêmes.

2.Les abus de pouvoir des mots.

  Dans le  livre III de l’Essai sur l’entendement humain, Locke fait le constat et l’inventaire des errances dues au langage. Notre mauvais usage du langage est la cause de nombreux de nos maux : «  si l’on considère combien on empoisonne et embrouille toute sortes de sciences et de conversations par un usage négligent et une application  confuse des mots, on jugera peut-être que c’est une chose bien digne de nos soins que d’exposer la question au grand jour ».  Si le langage est caractérisé par Locke comme étant «  le grand instrument » et comme étant le lien social communément partagé par les hommes, il n’en reste pas moins que cet instrument est souvent mal employé. Les hommes pensent qu’il suffit qu’ils utilisent les mêmes mots pour qu’ils aient la même signification.

Les mots peuvent nous tromper d’une part parce qu’ils sont polysémiques (le mot sens a par exemple plusieurs sens ; celui de direction et celui de signification) mais aussi parce qu’ils peuvent nous conduire à nous dispenser de nous accorder sur leur définition. En effet, le mot abrège le raisonnement et il allège l’imagination. Le mot « or » par exemple évoque aussitôt dans notre esprit une réalité sans qu’il soit besoin de se rappeler toutes les propriétés de cette réalité. Avec le mot, je comprends le sens sans avoir besoin de retracer mentalement la totalité des propriétés de la réalité qu’il désigne. On pourrait dire ainsi que le langage unifie, qu’il fait passer du sensible au concept (dont l’étymologie est cum –capere, le produit de l’opération qui consiste à saisir une diversité de représentation pour les rassembler en une unité). C’est là une propriété du mot et un pouvoir qui le caractérise. Mais ces raccourcis que permettent les mots sont sources de malentendus.  Le mot « or » n’aura pas le même sens pour un savant, un ignorant, un cultivé, un minier.

  Prenons l’exemple plus marquant d’un mot du lexique de la morale : la notion de faute n’aura pas le même sens pour tous, l’apprentissage du sens de ce mot dépend de l’éducation, de la coutume qui peut-être différente selon les individus. Le cas des mots de moral est particulièrement sujet à cette imperfection du langage dans la mesure où ces mots ne se réfèrent à rien de réel dans le monde ( l’idée de faute n’est pas dans le monde comme une table par exemple). «  Les gens ont été habitués depuis leur berceau à apprendre des mots faciles à acquérir et à retenir, avant de connaître ou de construire les idées complexes auxquelles ils sont rattachés » (III, 10, 4), «  et comme ils ne s’appliquent pas beaucoup à rechercher la signification précise et véritable des noms, il arrive que les termes de morale ne sont guère que de simples sons dans la bouche de la plupart des hommes » (Essai III, 9, 9)

 Le problème du langage et de son usage semble résider dans le fait de pouvoir utiliser un mot avant même de connaître l’idée qu’il contient ; ceux qui font un tel usage du langage sont pareils à des perroquets qui parlent sans comprendre le sens de ce qu’ils disent ; il ne s’agit plus ni de langage ni de mots, mais véritablement de bruits sans signification. Ils sont victimes de psittacisme qui dérive du latin «  psittacus » qui signifie «  perroquet ». Je peux parler pour ne rien dire. Je peux enchainer des mots dans une proposition par pur mimétisme, par pur automatisme sans que la question du sens de ce que j’énonce ne se pose. Par les mots, je peux parler sans penser. Les mots s’enchainent aussi dans des automatismes, dans  des habitudes du langage qui dispensent de l’examen critique.

 

Mais le pouvoir abusif des mots pourrait résider aussi dans la caricature du réel et de la pensée à laquelle ils conduisent. Les mots sont des noms communs. Ils désignent des genres. Ils sont, nous dit Bergson, des étiquettes collées sur les choses que nous finissons par ne plus voir en elles-mêmes.  La singularité et l’individualité des réalités désignées par les mots leur échappent.

 

Transition : Les pouvoirs  des mots que nous avions relevés se sont avérés être aussi des faiblesses. Le mot peut exister sans la chose et sans l’idée. Le mot peut aussi se substituer à ces choses et à ces idées et ainsi enlever toute signification à l’acte de parler.  On s’aperçoit ainsi que les mots sont aussi instrumentalisés par différents types de pouvoir. Le grand pouvoir des mots c’est de pouvoir être efficaces sans renvoyer pour autant à une réalité.   En politique, celui qui possède l’art de persuader dont nous dit Platon dans le Philèbe qu’il est un art qui «  diffère considérablement de tous les autres, car il rend par son emprise toutes choses esclave de plein gré et non de force ».  

 

3.La conscience du pouvoir des mots doit nous conduire à une attention particulière à leur égard. Les mots ont un pouvoir qu’il faut apprendre à maitriser.

Les mots ne s’opposent pas aux actions. Il n’y a pas d’un côté des signes abstraits que l’on pourrait associer entre eux dans une syntaxe et de l’autre la réalité de l’engagement dans l’action. Il ne faut pas opposer les paroles aux actes. Chacune de nos paroles nous engagent dans le réel. Et particulièrement celles que le philosophe Austin appelle les actes de langage que sont les énoncés performatifs. Austin appelle constatifs les énoncés réellement descriptifs, susceptibles d’être vrais ou faux. Il les oppose aux énoncés performatifs dont la fonction n’est pas de décrire la réalité mais de la transformer par un acte de langage. Quand la personne détenant l’autorité institutionnelle nécessaire dit «  je vous marie », cette parole a d’emblée la réalité d’une action. De même, quand je dis à un ami, « je te promets », cette parole m’engage et m’oblige à la respecter sous peine de faute morale.

Cette conscience des actes du langage doit nous conduire à lutter contre un appauvrissement de la langue, tant au niveau de son vocabulaire que de sa syntaxe. Le pouvoir des mots dépend de l’attention que je leur accorde.

Les régimes fascistes ont toujours appauvrit et dénaturer la langue (cf. la novlangue dans le livre 1984 d’Orwell ou encore la langue du troisième Reich,  LTI, analysée par V.Klemperer)

 

                                   Explication du texte de Spinoza. (par Mme Boutheon)

 

Dans ce texte, Spinoza s’interroge sur la manière d’exercer le pouvoir, cette instance qui  se donne pour tâche d‘élaborer des lois et de les faire appliquer afin de permettre l’organisation générale de la vie en société. Il se demande comment doit procéder l’autorité pour obtenir la stabilité politique. En effet, il semble bien difficile de diriger les affaires publiques sans commettre d’erreurs ni d’injustices. L’autorité politique, c’est-à-dire le pouvoir souverain, ne risque-t-elle pas d’édicter des lois qui oublieraient l’intérêt général ? En s’interrogeant sur ce qui peut guider l’action de ceux qui représentent la « souveraine puissance », l’auteur a bien conscience que ceux qui se voient reconnaître une forme d’autorité risquent de prendre le pouvoir sur les autres. L’enjeu est celui de la liberté de ceux qui sont gouvernés. Le texte avance l’idée que l’exercice rationnel du pouvoir, conjugué avec l’obéissance à l’autorité est seul garant de la paix.  Après avoir affirmé que l’intérêt des souveraines puissances ne saurait être autre que de fonder un gouvernement sur des critères rationnels, il en tire une conséquence : cette stabilité politique ne peut être maintenue que si inversement  les individus n’écoutent pas leurs caprices particuliers par respect pour l’autorité. Ceci suppose, et c’est l’enjeu de la position de Spinoza, de ne pas confondre liberté et licence.

 

I.               Quelle est la raison d’être de ceux qui détiennent le pouvoir ?

 

Spinoza débute son texte par un constat au sujet du pouvoir législatif : celui qui édicte les lois ne saurait aller à l’encontre du bon sens ou de la logique, sauf à titre exceptionnel, dans des cas très « rares ». On songe à des cas de force majeure comme ceux qui menacent gravement l’équilibre politique et contraignent l’Etat, l’institution qui vise à ordonner la vie politique, à recourir à la « raison d’Etat » en vertu de laquelle on peut outrepasser les lois et la morale en vigueur. Mais la plupart du temps, semble répondre l’auteur à des personnes soupçonneuses à l’égard de la bonne foi des gouvernants, une loi ne saurait être « absurde », illogique, pour deux raisons. Quelles sont-elles ?

Tout d’abord, l’  « intérêt » du pouvoir étant la stabilité politique (« conserver le pouvoir »), promulguer des lois conformes à la raison ne peut que pousser les individus à la concorde et par conséquent au « bien général », c’est-à-dire le salut de tout le peuple.

En évoquant le « bien général », Spinoza semble pencher pour le système démocratique où l’Etat veille à l’unité, la prospérité, la sécurité et la justice de tous. Seule la démocratie s’appuie sur la « puissance souveraine », le pouvoir législatif qui est celui de tous.

Autre remarque : Spinoza n’affirme pas que le pouvoir souverain (ou législatif) est par essence bienveillant : s’il agit rationnellement, c’est parce qu’il y va de son intérêt. En effet, si le pouvoir imposait ses lois irrationnelles par la violence et la contrainte, il ne parviendrait pas à la stabilité (« conserver le pouvoir ») qu’il vise car le propre de la loi du plus fort est d’être toujours menacée par un plus fort que soit. Cf Du contrat social, Rousseau : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître ». Un Etat « fort »est donc faible car son pouvoir ne repose que sur la menace. Le despote s’illusionne qui croit pouvoir imposer à la majorité des mesures qui l’indignent.  

Ici l’auteur nous donne aux puissants une méthode pour durer : édicter des lois conformes à la raison ie favorisant le bien public et la pérennité de l’autorité.

 

Mais est-il dans le seul intérêt du gouvernement de prononcer des lois rationnelles ?

 

 

II.             Que favorise l’insertion dans la société civile ?

Si la finalité du pouvoir souverain est de se conserver et par conséquent d’assurer la paix, ce n’est que parce que celui-là est au service des gouvernés. Car ce que vise l’Etat, à travers la paix civile, c’est l’affranchissement à l’égard des passions (« règne absurde de la convoitise »). Autrement dit, la deuxième raison pour laquelle le pouvoir ne saurait être à l’origine de lois absurdes, c’est l’intérêt des individus eux-mêmes : les hommes accepteront d’autant mieux ces lois dans la mesure où elles protègent de la « convoitise », de la dépendance d’autrui. Ainsi, la loi fait sortir de l’état naturel de dépendance, de menace permanente pour assurer au moins une liberté comme indépendance. Les lois en effet disent ce qui est permis ou  exigible d’une personne pour que justice soit faite, pour que règnent « concorde et paix ». Cette paix n’est pas naturelle, il faut l’instaurer en « soustrayant » les hommes à leur spontanéité individuelle qui conduit à la passion et donc au conflit et à la violence. Seul l’établissement d’un droit permet de dépasser la concurrence ou « convoitise », la compétition et le désordre (par opposition à « l’organisation en société », càd l’Etat) propres à l’état de nature que Hobbes désignait sous le terme de « guerre de tous contre tous » où chacun a le loisir de faire ce que sa puissance physique lui autorise. Dans cette situation originelle et spontanée, les hommes vivent selon leur affectivité (passion : pathos : subir, souffrir) dans un état de servitude duquel l’autorité politique s’efforce de les sortir grâce au travail de la « raison », du jugement, d’une libération réflexive qui fait prendre conscience de l’intérêt qu’il y a à se soumettre à des lois rationnelles. Et cette insertion dans la société civile constitue un progrès qui « fait avancer ». Spinoza ne se contente donc pas de justifier l’obéissance au nom de la sécurité pour tous, mais également au nom de l’accomplissement de soi.

On comprend donc que la raison d’être des institutions politiques est qu’elles permettent de vivre ensemble (« concorde ») à des individus qui n’y sont pas spontanément disposés parce que l’envie (« convoitise ») domine leurs comportements. Spinoza fait donc preuve de réalisme politique, les hommes n’étant pas idéalisés. Ainsi, bien que les institutions de la cité ne soient pas faites pour lui, celui qui s’accorde avec les autres en se soumettant à des lois rationnelles qui visent à l’épanouir, saura voir dans leur contrainte un fondement se libérer de relations interpersonnelles passionnées.

Inversement, un pouvoir qui serait tenté d’oublier ces critères rationnels de gouvernement serait menacé dans son intégrité (« s ‘écroulerait ») car ils font son essence, sa finalité (« principe »). La révolte est donc autorisée si le pouvoir ne sert plus le Bien commun.

Quelle doit-être l’attitude des individus à l’égard de ces lois rationnelles ? « L’obéissance ». En démocratie, le même individu est tour à tour « souverain » lorsqu’il vote les lois et « sujet » lorsqu’il les applique. Mais cette obéissance ne peut être ressentie comme une contrainte que par celui qui refuse d’écouter sa raison ou qui a la nostalgie de l’instabilité et l’impulsion propres à l’état de nature qui précède « l’organisation de la société ». Au contraire, la loi fondée sur « des critères raisonnables » suppose une adéquation entre sujet docile et sujet doué de raison. Puisque l’Etat l’emporte sur les passions et convoitises toujours renaissantes et toujours discordantes des individus, il faut que le citoyen se soumette (« sujet » = soumis) à l’autorité. Le ton de l’injonction laisse supposer ici que la force du pacte  (« le droit établi ») repose sur la possibilité de sanctions qui seront assez fortes pour vaincre le « règne absurde de la convoitise » : « les sujets doivent exécuter les ordres ».

 

Toutefois, un tel devoir de soumission ne vient-il pas choquer notre aspiration naturelle à la liberté ? Comment concilier la nécessité de l’obéissance au souverain et l’exercice de la liberté ?

 

III.           L’autorité souveraine ne constitue-t-elle pas une menace pour nos libertés fondamentales ?

Spinoza contrecarre par avance une objection possible : la souveraine puissance ne risque-t-elle pas de se muer en  puissance absolue, sans limite et par la même de transformer le sujets en « esclaves » ? Ceci nait en réalité d’une confusion opérée entre liberté et fantaisie ou caprice : « se conduire comme il veut ». Le texte critique ainsi la conception de la liberté notamment défendue par Descartes comme libre-arbitre, ie capacité à décider par  soi-même, « libre décret de la volonté ». Tout individu en effet agit sous la pression de causalités intérieure et extérieure qu’il ignore le plus souvent et c’est précisément cette ignorance qui constitue une servitude : ne pas agir en connaissance de cause. Cette confusion est une erreur non seulement conceptuelle.  

Mais elle également une faute morale et il s’en explique dans le dernier paragraphe.  La désobéissance à laquelle conduirait le fait de « se conduire comme on veut » s’apparente à une impuissance (se laisser « entraîner ») puisqu’on laisse latitude à ses emportements. Au contraire, Spinoza suggère de tempérer la violence spontanée, les passions qui nous emportent par l’intérêt qu’a l’individu de suivre sa raison. Il définit ainsi de manière originale la liberté : l’aliénation étant la servitude passionnelle, on appellera liberté la libération de la confusion originelle (« ne plus rien voir »). Il s’agit d’agir en déployant sa propre essence raisonnable (« guider sa vie sur la raison ») et non selon des forces extérieurs ou ignorées.

Ainsi, de même qu’il serait contradictoire qu’une autorité se comportant raisonnablement veuille réprimer chez les citoyens leur volonté de suivre leur raison càd leur liberté,  de même il serait contradictoire que les citoyens, au nom de cette liberté de juger, veuillent s’opposer à de justes décrets. Le jugement libre, loin de constituer aux yeux de Spinoza une menace pour l’Etat, contribue au contraire à sa conservation. Paradoxalement, plus un homme s’efforcera d’obéir à des lois rationnelles, plus il sera libre.

 

On comprend donc que pour Spinoza la paix politique qui se présente comme la raison d’être de l’Etat comme celle des sujets politiques repose sur une double argumentation : d’abord en faveur de l’obéissance à l’autorité et ensuite en faveur de la liberté individuelle de jugement. Il incombe donc à un Etat soucieux de se montrer raisonnable de trouver le meilleur point d’équilibre entre liberté des individus et sécurité et à tout individu attentif aux lois d’accepter d’obéir sans aliéner sa liberté. La finalité de l’Etat étant de faire progresser les individus sur « la voie de la raison », tout régime dominateur qui transformerait le peuple en troupeau serait logiquement menacé d’effondrement, soit par l’inertie de la masse asservie, sans force physique ni morale (« ne plus rien voir ni  faire de ce qu’exige son intérêt authentique ») soit par la révolte des sujets (« choisit volontairement de guider sa vie sur la raison »). Ce qui manque à la tyrannie ou au despotisme, c’est la légitimité appuyée sur le consentement. Nous avons là un critère de l’autorité légitime qui permet de dépasser le dilemme de l’absolutisme sécuritaire et de la liberté individuelle.

 

 

 

 

 

 

Corrections des sujets de philosophie Série S

 

A quelles conditions l’expérience nous instruit-elle ?

Le mot expérience est polysémique et rien ici ne nous oblige à privilégier un sens plutôt qu’un autre. En effet, le mot expérience peut se dire en plusieurs sens. Il s’agit d’abord de l’expérience sensible, c’est-à-dire ce à quoi nous donnent accès nos sens. Il s’agit ensuite de l’expérience au sens où l’on peut dire d’une personne qu’elle a de l’expérience (dans un métier ou dans la pratique d’une activité par exemple). Il s’agit alors de l’expérience vécue. Enfin, le mot expérience peut désigner l’expérience scientifique c’est-à-dire un dispositif expérimental élaboré par un scientifique et visant à confirmer ou infirmer une hypothèse. La question est de savoir à quelles conditions ces différentes expériences nous instruisent, c’est-à-dire nous révèlent des informations (que l’on peut supposer objectives, c’est-à-dire renvoyant à des caractéristiques propres à l’objet sur laquelle porte notre expérience) sur le réel.  On oppose communément l’expérience sensible à l’expérience scientifique. L’expérience sensible ne serait que le recueil passif du rapport de notre corps à la réalité. Ainsi ce qui me serait donné à travers mes sens ce serait moins la nature de ce avec quoi mon corps est en contact que la nature du rapport de mon corps à cet autre corps. On accuse ainsi l’expérience sensible d’être toujours relative et subjective et en ce sens de ne pas me donner accès aux propriétés intrinsèque du réel. Pour autant, le sujet n’est pas de savoir à quelles conditions l’expérience sensible peut aboutir à des connaissances objectives. Il s’agit bien plutôt de déterminer à quelles condition celle-ci (mais pas uniquement) peut nous instruire. Le mot d’instruction est en effet plus large que celui de connaissance objective. L’instruction peut désigner de simples informations utiles à l’action.

   Ce que présuppose le sujet c’est que l’expérience n’est pas par elle-même source d’instruction. Pour que l’expérience (et cela quel que soit son sens) m’instruise il faut que certaines conditions soient réunies.  Voilà le paradoxe soulevé par le sujet. Alors que nous croyons spontanément que l’expérience seule nous informe, et qu’il suffit de la laisser faire ses effets toute seule, le sujet nous conduit à nous interroger sur ce qui fait de l’expérience une expérience féconde et instructive. En somme, l’expérience entendue comme réception passive d’un donné extérieure, comme vécu ou comme dispositif expérimental nécessite  une certaine attitude, un certain rapport à elle-même pour devenir réelle. Quelle qu’elle soit, l’expérience n’est jamais pure réceptivité. Le sujet nous invite donc à déterminer l’attitude appropriée qui transforme un donné d’expérience en leçon et en instruction qui éclaire l’avenir. Tout se passe comme si la répétition de certaines expériences pouvait n’être que la répétition stérile du même et de l’identique. L’enjeu de ce sujet est de comprendre comment il est possible de tirer des leçons de nos expériences passés et de l’expérience en général. 

 

L’expérience m’enrichit lorsqu’elle me conduit à d’autres expériences.

S’agissant d’abord de l’expérience au sens d’expérience vécue, nous pouvons nous interroger sur les mécanismes à l’œuvre qui nous font  dire que telle personne a de l’expérience ou n’en a pas.  S’il s’agit de l’expérience d’un métier par exemple, suffit-il de pratiquer cette activité depuis longtemps ou bien est-il nécessaire qu’une certaine disposition transforme cette pratique quotidienne et régulière en expérience ? Comment passe-t-on de l’expérience comme passivité à l’expérience comme activité ? C’est en répondant à cette question que nous pourrons retrouver ce qui réunit les trois sens du mot expérience que nous venons de rappeler.

 Toute expérience ne m’enrichit pas, il faut que je puisse la transformer en enseignement. Il faut pouvoir passer de la passivité de l’expérience à l’activité de son analyse et de son examen. L’expérience n’est pas seulement le fait de recevoir des données de l’extérieur, il faut que notre intelligence la précède. L’expérience est le fruit de notre capacité de comprendre. L’expérience qui n’est pas analysée par celui qui l’a faite n’en est pas véritablement une. Disons plutôt qu’il faut pouvoir tirer des enseignements des expériences passées afin de pouvoir passer à une autre expérience. L’homme d’expérience est celui qui a su tirer profit des expériences passées et qui n’en pas resté à la même expérience. En ce sens l’homme d’expérience est homme d’expérience car il est ouvert sur des expériences à venir. Hans Gadamer rappelle dans son livre Vérité et méthode cette dimension de l’expérience : «  la dialectique de l’expérience trouve son achèvement  propre, non dans un savoir définitif, mais dans l’ouverture à l’expérience suscitée par l’expérience elle-même ». L’expérience est instructive à la condition que l’homme anticipe l’expérience en cherchant à en tirer des leçons et à la condition que cet enseignement ne le conduise pas à s’enfermer dans une connaissance dogmatique mais qu’il ouvre sur de nouvelles expériences.  La condition donc pour qu’une expérience nous instruise c’est qu’elle conduise à une autre expérience.

 Dès lors il ne faut pas redouter d’être déçu par l’expérience. Notre expérience se nourrira nécessairement de nos échecs et de nos erreurs. Et si l’expérience d’autrui peut nous être utile, elle ne doit pas nous dispenser de vivre par nous-mêmes des expériences même si celles-ci se révèlent décevantes et douloureuses. L’expérience est instructive à la condition donc que l’individu soit le sujet de cette expérience.

L’expérience n’est pas pure passivité et pure réceptivité mais elle présuppose toutefois une absence de maitrise totale de la situation. L’expérience commune est ambiguë car elle relève à la fois de la passivité et de l’activité.

L’expérience commune m’instruit si

-       c’est moi qui fait l’expérience (l’expérience d’autrui ne peut me dispenser complètement de faire moi-même l’expérience – à la condition toutefois que celle-ci ne me mette pas en danger)

-       je peux tirer des leçons de ce qui m’est arrivé (par l’analyse et la réflexion)

-       elle ne conduit pas à un enseignement dogmatique

-       les erreurs et déceptions sont des expériences instructives car elles conduisent plus fortement à déterminer les causes de l’échec afin d’éviter leur répétition.

-       Si elle ouvre sur de nouvelles expériences.

 

L’expérience m’instruit si elle relève à la fois de la passivité de ce qui arrive et de l’activité d’un sujet de l’expérience qui l’analyse.

L’expérience instruit, il y a un savoir de l’expérience (les lois de la fortune, l’amoureux revient vers la coquette malgré ses serments, l’ivrogne ou la bavarde parlent malgré leur volonté, nul n’est si vigilant qu’il ne sommeille parfois, etc.), ce savoir s’enracine dans des maximes et des dictons. Ce savoir n’est pas une illusion. Mais si les hommes continuent de souvent se tromper c’est parce qu’ils n’appliquent pas à leur propre cas ce qu’ils voient chez autrui, ou bien qu’ils n’appliquent par dans l’adversité les maximes qu’ils élaborent dans le calme. Les conditions de l’expérience font qu’elle est opaque à ses propres leçons. D’où ce paradoxe : de ses leçons chacun n’ignore rien, sauf qu’il s’ignore lui-même. Lorsque Spinoza dit qu’aux jours de prospérité chacun est plein de sagesse, il est à peine ironique.

Transition : Doit-on en conclure que ce qui m’est donné dans l’expérience commune (expérience sensible et expérience vécue) est limité et que la seule véritable instruction de l’expérience sur le réel soit l’expérience scientifique ?

 

L’expérience scientifique est un dispositif expérimental qui conduit à des connaissances objectives.

L’expérience scientifique, là aussi il s’agit d’explorer le monde qui nous entoure mais cette fois l’expérience est construite et non pas donnée, elle est active et non pas  passive. C’est ce qui est le plus difficile à comprendre lorsqu’on confond la pratique scientifique et l’observation : ce n’est pas en regardant tomber une pomme qu’on invente les lois de la gravitation. L’expérimentation  n’est pas simplement  une expérience construite elle est une expérience instruite, elle passe en effet par des instruments et ces instruments ne sont pas trouvé par hasard ils ont été construits en fonction de théories scientifiques préexistantes. Dans l’instrument qui sert à l’expérimentation toute une série de théories scientifiques sont matérialisées. Il y a donc une mathématisation du réel qui est déjà présente quand l’expérimentation commence. Cependant il faut peut-être nuancer une telle affirmation, en effet certains instruments ont parfois été produit historiquement pour d’autres causes que la recherche scientifique même si elle se les ai approprié ensuite ; les nécessités de la navigation par exemple. En ce sens l’expérimentation porte avec elle une histoire qui n’est pas  seulement celle de la mathématisation du réel mais qui est l’histoire aussi  des rapports entre la pratique scientifique et les autres pratiques.

 En quoi cela contredit la première forme de l’expérience ? Elle est d’abord instruite et construite et  non pas donnée, mais il est vrai qu’elle hérite de certains de ses aspects par exemple aussi de son universalité même si c’est un autre type d’universalité ; cette fois un type d’universalité qui se rapproche de la raison.

 L’expérimentation en science présuppose une activité dirigée par la pensée. Les hypothèses ne sont ni simplement suggérées par l’observation du passé ni réductible à des copies de sensations antécédentes : il y a un saut entre la simple observation de ce qui est donné ou de ce qui a été donné jusqu’à présent et la formulation d’une hypothèse, qui montre la libre spontanéité de l’esprit. L’idée d’expérimentation en science permet ainsi de reconstruire le concept d’expérience comme ensemble d’opérations permettant de provoquer l’observation d’un phénomène susceptible de vérifier une hypothèse. 

L’expérience scientifique consiste à  faire parler théoriquement la nature en la soumettant à un cadre théorique de questionnements. Les hypothèses sont déjà une sorte de matérialisation du théorique. Le dispositif expérimental est un ajout de la nature pour la rendre explicite, objectivable. Le paradoxe ici c’est que l’esprit ajoute quelque chose à la nature mais ceci afin de se mettre à l’écoute de la nature telle qu’elle est.

 

Conclusion partielle: Mais les deux démarches, à savoir acquérir de l’expérience empiriquement (c’est-à-dire par expérience commune) ou expérimentalement (c’est-à-dire par expérimentation), sont-elles véritablement contradictoires ? Est-ce que la deuxième seulement est instructive parce que conduisant des connaissances objectives ?

 

3. Expérience commune et expérience scientifique sont instructives sous des conditions identiques.

Il ne faut pas opposer observation et construction (expérience sensible et commune et expérience scientifique). L’expérience qui sert de base à la naissance de la physique comprend plusieurs strates : l’expérience commune, ou l’observation ; l’extension de celle-ci, même sans construction, à de nouveaux objets ou par de nouveaux instruments : ainsi le télescope en astronomie (on a vu le texte de Galilée qui pense l’introduction de celui-ci comme événement refondateur), enfin l’expérimentation construite. 

Le meilleur moyen de penser l’unité des sens du mot expérience consiste peut-être à les définir en termes de temps. Si l’expérience vague suppose le présent de la perception alors que l’expérience vécue tire les acquis du passé, l’expérience scientifique elle, dessine un projet pour le futur. L’expérience apparaît soit sous la forme d’un programme de construction, soit  il s’agit d’une expérience passée, d’un programme de relecture. Ainsi, alors que l’expérience fait le bilan de ce qui est donné, l’expérimentation projette la forme d’une interrogation.

A chaque fois la raison et l’examen critique sont nécessaires à l’élaboration d’une expérience. Dans l’expérience scientifique, la raison doit formuler des hypothèses et construire un dispositif expérimental adapté qui interroge la nature sur cette hypothèse. Dans l’expérience commune, la raison doit faire le bilan de ce qui s’est passé et doit l’intégrer à son existence en la formulant en enseignements jamais complètement fermés sur eux-mêmes mais au contraire ouverts sur de nouvelles expériences.

Toutefois si la nécessité  et la clarté marquent les résultats de l’expérimentation, une fois qu’elle est intégrée dans la certitude théorique ; l’opacité au contraire enrobe les leçons de l’expérience : tous savent qu’il en est ainsi mais chacun s’ignore lui-même. L’expérience commune n’est enrichissante et instructive que si elle parvient à être assimilée par celui qui l’a faite et qu’elle le conduit à ne pas reproduire les mêmes erreurs afin de se rendre disponible pour de nouvelles expériences.

Conclusion

 Instruire, c’est recevoir, acquérir et par là même s’augmenter mais être instruit cela peut signifier une participation. Peut-on être instruit sans être au contact d’une certaine altérité, c'est-à-dire d’autre chose que de nous mêmes ? Mais peut on être instruit ou s’instruire sans découvrir par soi même ? C’est à ce paradoxe que nous a conduit la réflexion sur l’expérience. L’expérience est un mélange de  spontanéité et de réceptivité. Il faut que quelque chose arrive (qui soit autre) mais en même temps on doit être parti prenante de ce qui nous arrive. Le critère de l’instruction sera la formation d’un savoir dont la marque de reconnaissance est le vrai et donc  capacité de s’élever à un contenu objectivable, susceptible d’être universalisé et donc d’être intersubjectif. Le problème de l’expérience c’est que c’est l’épreuve de l’altérité. Si l’expérience ne nous contraint pas à la rencontre d’une certaine extériorité alors il n’y a pas d’expérience.   Mais encore faut-il que l’altérité puisse être reconnue, connue, appropriée par moi (donc le lieu d’une certaine certitude). Une altérité comme simple dispersion, oubli, perte de soi ne nous ferait rien gagner. Un être autre mais un être autre reconnu ; pas une pure et simple étrangeté. Voilà les conditions pour qu’une expérience soit enrichissante.

 

 

La vie a-t-elle un sens (par Mme Bouthéon)

Le verbe « avoir > nous invite à poser la question suivante : la vie possède-t-elle en elle-même du sens ou bien se dévoile-t-il progressivement ?

« Un sens > : la vie a-t-elle un sens ou plusieurs ou encore pas de sens du tout absurdité, incohérence.

Par « vie > , on entend au sens biologique l'ensemble des forces qui luttent contre la mort, mais aussi l'existence propre à l'homme ou encore le cours de choses.

Le « sens » quant à lui peut désigner aussi bien la direction (par opposition au chaos ou au hasard) que la signification (qui demande une interprétation)

Le sujet demande ici s'il est possible de justifier la vie, de lui assigner une valeur ou des raisons d'être ou bien si elle est vaine. II suppose que ce sens n'apparaît pas immédiatement : actions répétitives, régressions historiques et morales, irruption de la mort... tout ceci conduirait à penser que la vie ne trouve pas de justification. Et pourtant nous luttons pour la défendre, pour survivre, pour échapper à la mort.

 

1.         Reconnaissons d'abord que la vie biologique semble aveugle, comme simple activité négative de lutte contre la mort pour se conserver. « La vie, c'est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort > , Bichat. Descartes : on peut expliquer le vivant comme une machine complexe, sans finalité. Elle se définit comme lutte de toutes les parties pour assurer la conservation du tout. L'être vivant est voué à mourir, il est tourné vers le néant. (Paradoxalement, l'inerte ne meurt pas). La vie animale n'est pas non plus douée d'une capacité réflexive qui lui permettrait d'interpréter, de donner du sens.

Quant à l'homme, la science a achevé de le désorienter (Copernic, Darwin, Freud), il n'a pas de place privilégiée dans la nature et se sent démuni. « Le silence :des espaces infinis m'effraie », Pascal.

Enfin, la mortalité de la vie la rend absurde : scandale de la mort et révolte de l'homme. « Pourquoi suis-je né si ce n'est pour toujours ? », Le roi se meurt, Ionesco. Pour l'existence humaine, encore plus que pour la vie animale, la conscience de vivre refuse le triomphe du rien. Cf L'étranger, Camus.

La vie (intervalle de temps écoulé entre l'apparition d'un individu et sa disparition) envisagée sous le surplomb de la mort semble ainsi dénuée de sens et condamne toute entreprise. Pour autant, ce caractère biologique ale la vie épuise-t-il toute sa signification ?

 

2.         La mort n'est pas tant la fin de la vie, son acte terminal, que son noyau, sa structure fondamentale qui organise toute notre existence et lui donne sens. La vie humaine est celle d'« un être-pour-la mort » (Heidegger) et cette certitude de ma mort (présente dans le moindre de nos projets) permet d'appréhender son sens (et pas du non-sens).Le sens biologique de la vie (vie animale, être animé) ne recouvre pas toute la vie humaine (la seule vie pour laquelle la question du sens se pose). Pour l'homme en effet, vivre, ce n'est pas seulement résister à la mort du corps, se mouvoir, être animé, mais aussi agir (coordonner des moyens en vue d'une fin prescrite par l'esprit). II a le privilège de donner le sens qu'il veut à sa vie ; exister, c'est réaliser sa vie, indépendamment des déterminismes biologiques et sociaux.

Ainsi, entendue comme existence, la vie ne possède pas un sens unique mais c'est l'homme comme conscience capable de poser des projets qui a la liberté, dans chaque situation, de lui en donner un. « L'existence précède l'essence », Sartre : le sens de l'existence, la définition de notre vie, se construit à la mesure des actes que nous posons. La vie n'a pas de sens a priori.

 

Même si le cosmos ne semble pas proposer à l'homme une destinée déchiffrable (routine, désordre apparent d'une existence qui semble sans raison), ce n'est pas une raison pour renoncer à l'action et à la vie. L'espoir de Malraux raconte la défaite des Républicains espagnols ! L'action exprime la liberté de l'homme. Que la vie ait un sens ou pas, ne devons-nous pas croire qu'elle a du sens ?

 

3.         On peut déceler une certaine harmonie, un certain progrès dans le chaos apparent de la vie. L'évolution nous dit que le phénomène humain est le résultat d'une immense histoire orientée (la matière végétale, puis minérale et animale sont des formes de plus en plus complexe du système nerveux). De même à l'échelle individuelle, un être vivant se définit comme un être organisé qui « s'autorégule » (Kant), donc finalisé. Exple de la montre incapable de se réparer, se reproduire, à la différence d'un organisme vivant qui est autonome (alors que l'ordre simplement physico-chimique tend vers la dissolution)

 

 

Explication du texte d'Alain sur le thème de l'erreur

 

Les philosophes sont les amis des paradoxes, et Alain le démontre dans ce texte qui semble faire l'éloge de l'erreur, sinon sa défense. Celui qui veut philosopher réfléchit aussi à ce qu'est l'erreur. Est-elle le mal ? L'opposé de la vérité qu'il faudrait toujours fuir ? Ou bien faut-il accepter de la rencontrer dans ses premiers raisonnements ? Faire de l'erreur un passage obligé, un moment de la vérité c'est redonner à la pensée le courage dont elle a besoin pour exister. Avoir peur de se tromper, de dire une sottise ne conduit-il pas à ne pas oser sa pensée ? Mais il faut bien de toute façon que la pensée prenne appui quelque part si elle veut s'élever jusqu'aux idées vraies. Il faut peut-être savoir errer, s'égarer pour se retrouver. Retrouver la positivité de l'erreur semble nécessaire, c'est là la thèse que semble développer Alain dans cet extrait. Réfléchir sur l'erreur c'est aussi bien mener une réflexion sur la nature de l'idée vraie que décrire le mouvement de la pensée. Dans cet extrait Alain va s'efforcer de défendre la possibilité de l'erreur afin que les sots ne soient plus ceux qui se trompent mais ceux qui refusent de penser de peur de se tromper.

 

« Quiconque pense commence toujours par se tromper ». L'erreur est première. L'idée est d'abord jetée ; l'individu est d'abord ignorant, il ne sait pas, il n'a pas encore vraiment commencé à penser. Mais cette première idée est nécessaire, il faut bien que la pensée ait quelque chose à examiner. Quelque chose sur quoi elle puisse s'appuyer. Il faut que quelque chose soit affirmé aussi faux soit-il pour que la pensée puisse s'exercer, c'est-à-dire corriger, « redresser », examiner ce qui a été avancé. Il faut ce premier jugement hâtif, « téméraire » dit le texte. Il faut se jeter à l'eau pour apprendre à nager ; ici, il faut commencer par dire une bêtise pour atteindre la sagesse. Celui qui pense ressemble à un artisan quia besoin d'une matière informe (un morceau de bois brut) pour lui donner une forme ou à un peintre qui jette sur sa toile « une première esquisse ». La démarche de la pensée est donc réflexive, elle fait toujours retour sur une idée. ;« son travail propre est de revenir » dit Alain. Le vrai n'est pas révélé, il faut le chercher, il n'est pas immédiat, il provient de la médiation du travail d'examen. Penser en ce sens est un travail, c'est-à-dire la transformation d'une matière. Peut-être que comme la notion de travail il suppose un effort, une peine peut-être.

L'erreur est première donc, comme tout ce que l'on commence à dire sur un sujet nouveau, mais il ne faut pas s'obstiner, il ne faut pas persévérer. L'erreur est un moyen pour accéder à une autre fin, la vérité. Elle n'est qu'un moyen, qu'un appui qui nous sert à avancer dans la réflexion. Si la conscience ne doit pas avoir peur de commencer par affirmer le faux (il faut bien qu'elle commence), l'exigence intellectuelle veut qu'elle ne s'y arrête pas. L'indulgence à l'égard de l'erreur ne vaut que pour un temps, les premiers. Après, il s'agit d'une obstination, d'un orgueil ou d'une paresse. Il s'agit d'une paresse si je refuse de revenir sur l'idée, si la peine que cela m'en coûte me conduit à répéter la même erreur. Et si ce n'est pas une paresse qui nous empêche, c'est peut-être un orgueil, un complexe de supériorité ou d'infériorité ; je ne suis pas un idiot ou j'ai peur de paraître idiot ; alors j'assure que cette idée à peine jugée est véritable ; « je m'obstine » dit le texte. Mais pourquoi cette attitude ? Pourquoi ne pas accepter cette nécessité de devoir commencer par une première idée fausse ? Une idée qui a un contour fermé, celui d'être une première affirmation.

Mais ces erreurs peuvent aussi se multiplier chez celui qui pourtant ne semble ni paresseux ni orgueilleux. Pourquoi ? Parce qu'une erreur corrigée peut ne l'être que partiellement, l'idée reste alors une simple vue de l'esprit ; elle est encore incomplète. Cela il faut l'attribuer maintenant à une précipitation qui caractérise le rythme souvent de notre esprit. Il veut aller directement au vrai et il en néglige ses détails qui se révéleront essentiels. La pensée, une fois lancée est téméraire, elle n'a pas conscience du danger. Elle ne voit pas que dans ce point qu'elle ne regarde qu'à peine il y a un gouffre. Si elle va vite c'est parce qu'elle ne voit pas bien le chemin. Elle n'est pas courageuse car le courage lui a conscience du danger. Nos jugements sont téméraires. Il y a de l'impatience souvent chez celui qui veut connaître la vérité. Et cette impatience explique aussi pourquoi parfois l'individu reste dans l'erreur.

Il y a aussi des automatismes que la pensée prend, des habitudes de langage et donc de pensée. La pensée fait des raccourcis dont elle finit par ignorer qu'ils en sont. Bref, disons que nos pensées parfois se répètent et nous finissons par les intérioriser et ne plus les voir. De la même façon, quand je lis un texte, je ne regarde pas attentivement toutes les lettres de chacun des mots ; je les survole et reconnaît le mot puis l'idée. Je peux donc lire un mot en ne lisant qu'une partie de ces lettres ; les autres peuvent manquer je ne m'en rendrais pas nécessairement compte. Que faut-il alors penser de l'erreur ? Faut-il la considérer comme une faute morale c'est-à-dire une paresse intellectuelle et une impatience en même temps.

 

Ne faut-il pas au contraire toujours essayer de percevoir la positivité de l'erreur afin de s'assurer de toujours désirer penser. En effet la crainte de l'erreur qui inhiberait et nous empêcherait de « faire le premier pas » celui qui consiste à jeter une première esquisse n'est-elle pas redoutable ? Ne nous conduit-elle pas aussi à préférer dire la pensée d'un autre qui fait autorité sur nous ?

Il faut donc surtout voir dans l'erreur une preuve de notre amour de la vérité. Il faut y voir cet amour qui nous fait aller vite, trop vite pour que l'examen soit minutieux. II faut savoir prendre son temps, c'est-à-dire ici retrouver le rythme lent mais certain de la pensée. Notre amour de la vérité nous pardonne. Descartes a sans doute raison de dire que c'est « l'amour de la vérité qui nous trompe principalement ». Cela est vrai et utile. En le disant j'accepte la possibilité de l'erreur et commence à vouloir penser par moimême. La pensée n'a de valeur que parce que je la fais en moi-même. L'idée vraie est une construction ; elle n'est jamais donnée ou alors elle est l'idée d'un autre, et elle n'est qu'une opinion droite peut-être, mais une opinion toutefois qui ne sait pas pourquoi ce qu'elle dit est vrai. L'idée vraie c'est l'idée qui connaît les raisons de sa véracité. Elle n'est pas une idée empruntée, elle est intériorisée, incorporée. L'idée qui est révélée est un dogme et elle appartient au domaine de la religion non à celui du savoir et l'idée qui n'est qu'empruntée et jamais intériorisée est une opinion, droite peut-être, mais une opinion quand même. Le sot n'est pas celui qui dit une sottise mais celui qui par peur d'en dire répète comme un perroquet l'idée d'un autre ou des autres.