9. Réflexions sur le concept de Nature.

     Le concept de Nature est un concept polysémique et qui n’est pas universel. En effet, la nature désigne à la fois ce qui est (que nous allons appeler le monde naturel) et ce qui doit être (le droit naturel). Il désigne à la fois l’objet de la physique (phusis en grec signifie nature) et l’essence de toute chose (c’est-à-dire sa définition). La Nature est l’ensemble de ce qui est et qui est soumis à des lois (les lois de la nature que les physiciens formulent en lois scientifiques). Mais c’est aussi ce au nom de quoi certains tentent de justifier ce qui doit être (autorisé ou interdit).Par exemples les homophobes diront que l’homosexualité est contre-nature et qu’ainsi elle doit être interdite et/ou condamnée moralement. Au nom de ce que serait la nature, au nom de sa connaissance (que certains prétendraient connaître), il serait possible de justifier les actions humaines. Non seulement on peut s’interroger sur la possibilité et la valeur d’une telle connaissance. Mais il faut aussi se méfier des arguments qui recourent à l’idée de nature. Là où la nature est invoquée, l’idéologie se cache. 

Nous reviendrons plus loin sur cette polysémie.

     L’autre caractéristique du concept de nature c’est qu’il n’est pas universel, il n’existe pas dans de nombreuses autres cultures, il s’agit d’une invention de la culture occidentale. Nous nous intéresserons alors à l’ethnologie qui est une science humaine qui a pour objet la diversité culturelle. Et pourtant le couple Nature / Culture est au cœur de l’entreprise ethnologique.

 

 Bref tout se passe comme si le concept de nature était un concept instable qui ne permettait pas de mettre d’accord. Et la question de la puissance de ce concept se pose dans la mesure où la planète Terre que nous habitons semble réagir à l’activité humaine au point de menacer l’humanité. On parle alors d’Anthropocène pour désigner cette nouvelle ère géologique caractérisée par le fait que l’homme est devenue la force géologique majeure.

 Invoquer la Nature est-ce suffisant pour faire face à cette mutation écologique ? Dire qu’on « appartient à la nature » pour espérer mobiliser collectivement les individus semble illusoire. Les hommes ne sont-ils pas aussi ceux qui se sont « arrachés » à la nature dans un mouvement qu’ils ont appelé culturel ? Il semble donc comme le fait penser  le philosophe Bruno Latour dans son livre Face à Gaïa que nous ne soyons pas équipés intellectuellement pour penser la réalité qui vient. Il faut donc repenser les concepts existants et peut-être en inventer de nouveaux.

 

9.1 Etats des lieux : l’Anthropocène

 

Tableau de bord de l’Anthropocène. La « Grande accélération ».

 

«  Quelles empreintes inscrivent les humains – de façon différenciée d’ailleurs, il faudra y revenir – sur la planète ? Pour les chimistes de l’atmosphère comme Paul Crutzen ou pour des climatologues comme l’Australien Will Steffen et le Français Claude Lorius, c’est dans l’air que se trouve l’arme du crime qui a mis fin à l’Holocène : « voilà que l’analyse de l’air contenu dans les glaces nous montre brutalement que la main de l’homme, inventant la machine à vapeur, a du même coup déréglé la machine du monde ». Sont ainsi pointés du doigt les gaz à effet de serre émis par les humains. Par rapport à 1750, du fait des émissions humaines, l’atmosphère s’est « enrichie » de + 150% de méthane, de +63% de protoxyde d’azote, et de +43% de dioxyde de carbone. Concernant ce dernier gaz, sa concentration est passée de 280 parties par million (ppm) à la veille de la révolution industrielle à 400 ppm en 2013, soit un niveau inégalé depuis 3 millions d’années. De nouveaux venus sont entrés dans la composition de l’atmosphère depuis 1945 : les gaz fluorés tels les CFC, qui remplissent jusqu’aux années 1990 nos réfrigérateurs et nos bombes aérosols. Tous ces gaz sont dits « à effet de serre » car ils retiennent la chaleur que la Terre, chauffée par le soleil, émet vers l’espace. Et l’accumulation de ces gaz dans l’atmosphère n’a pas tardé à augmenter la température de la planète : au XXe siècle, le thermomètre est déjà monté de 0,6°C et les scénarios du Groupe intergouvernemental d’étude sur l’évolution du climat des Nations unies (GIEC) prévoient, selon les scénarios de réponse politique, entre 1,5°C et 6°C de plus à la fin du XXIe siècle par rapport à 1800. La barre des +2°C, considérée par la plupart des climatologues comme un seuil de danger, sera très difficile à ne pas dépasser en l’absence actuelle de volonté politique internationale et, si la tendance actuelle n’était pas radicalement infléchie, on pourrait approcher les +4°C à +5°C dans la moitié du XXIe siècle, avec tout un cortège de dérèglements météorologiques et de misères humaines. La calotte glaciaire des Andes, au Pérou, a disparu en vingt-cinq ans et la glace polaire fond ces dernières années bien plus vite que ne l’avaient prévu les experts. Alors que les climatologues des années 1980 et 1990 concevaient la relation entre concentration des gaz à effet de serre et changement climatique de façon assez globale et linéaire, les approches systématiques et les avancées récentes de la modélisation montrent qu’une faible variation de la température moyenne du globe peut entrainer des changements brutaux et désordonnés.   

 

    La dégradation généralisée du tissu de la vie sur Terre (biosphère) est le deuxième élément témoignant du basculement vers l’Anthropocène. L’effondrement de la biodiversité est liée au mouvement général de simplification (par anthropisation forestière, agricole ou urbaine), fragmentation, et destruction des écosystèmes du globe, mais il est aussi accéléré par le changement climatique. Un article paru en juin 2012 dans la revue Nature indique que, même dans un scénario optimiste, 12 à 39 % de la surface du globe connaitrait à la fin du XXIe siècle des conditions climatiques auxquelles les organismes vivants  actuels n’ont encore jamais été confrontés. Ces dernières décennies, le taux de disparition des espèces est de 100 à 1000 fois plus élevé que la normale géologique : les biologistes parlent de la « sixième extinction » depuis l’apparition de la vie sur Terre. Depuis la Convention sur la diversité biologique de 1992, le rythme d’extinction n’a absolument pas ralenti faute d’action prise sur les principales forces de la dégradation et l’on estime que les 100 000 aires protégées existant dans le monde sauveront aux mieux 5% des espèces. Au rythme actuel, 20 % des espèces de la planète auront disparu en 2030 mais c’est dès maintenant que plusieurs « services » essentiels fournis à l’humanité par la biosphère – pollinisation, capture du carbone, protection contre l’érosion, régulation de la qualité et la quantité de l’eau, etc. – sont déjà fortement réduits. »

 

 C.Bonneuil, J-B Fressoz, L’événement anthropocène (pp. 20 à 23). 

 

 

Nous sommes passés du monde clos (le cosmos aristotélicien divisé en deux, le monde sublunaire et le monde supralunaire) à l’univers infini (avec la naissance de la science moderne impulsée en partie par des savants comme Galilée et Descartes), puis avec la nouvelle donne écologique, nous sommes revenus au monde clos, à l’idée d’une planète finie qui est spéciale en ce sens qu’elle est enveloppée de gaz   à  l’équilibre très fragile (l’atmosphère) qui est une « zone critique ».

 

 

  Nous devons préférer le terme de  mutation écologique plutôt que celui de crise écologique dans la mesure où une crise désigne un état passager, une phase. La réalité que B.Latour appelle nouveau régime climatique a déjà commencé et elle ne semble pas prête de prendre fin.  

 

En effet, l’auteur remarque différentes attitudes en réaction de cette nouvelle réalité écologique mais qui ont ceci en commun d’être des absences de réaction. Notre rapport au monde a changé, il subit une altération. Mais ces altérations de notre rapport au monde sont des folies. La première façon est celle des « quiétistes », ceux qui ne sont pas in-quiets. Ils pensent que tout va s’arranger,  concernant le réchauffement climatique que « ce ne sont que des cycles », qu’il faut attendre, « qu’on verra bien ». Latour dit qu’ils sont fous à force de rester calmes. D’autres sont des négationnistes, ils nient soit qu’il y ait un réchauffement, soit ils l’acceptent mais ils nient qu’il soit d’origine humaine, d’origine anthropique (anthropos désigne l’homme en grec).  Ils se font appeler « climato-sceptiques ». Leur dépendance économique  à ceux qui n’ont pas intérêt que les choses changent est avérée. D’autres sont des « apprentis sorciers » et ils imaginent une solution technique au problème écologique (qui a bien sûr à voir avec le développement technique d’une partie de l’humanité – un amérindien Achuar par exemple n’a pas la même consommation d’énergie qu’un Français). De gigantesques miroirs seraient placés en orbite autour de la Terre et feraient dévier la chaleur du Soleil…  On parle alors de géo-ingénierie (géo désigne la Terre – géologie- et ingénierie renvoie à l’ingénieur, le fabricant d’engins, de machines.). D’autres encore dépriment.  

 

 

Du monde scientifique l’inquiétude elle grandit. Les chercheurs en science ne sont plus ces optimistes d’autrefois qui croyaient au progrès de l’homme qui est un être rationnel qui sait et qui applique ses connaissances dans des techniques de plus en plus puissantes. Désormais les scientifiques sont les êtres les plus inquiets. Et les recherches de tous ceux qui s’intéressent à l’impact des humains sur leur environnement (les « anthropocénologues ») sont des alarmes qui retentissent parfois dans l’oreille des hommes politiques ou des citoyens.

 

Désormais la distinction que l’on croyait claire entre les faits et les valeurs se brouille. On avait pour habitude de séparer le domaine des faits, c’est-à-dire de ce qui est et de réserver sa connaissance aux hommes de sciences. Newton par exemple avait formulé une des lois de ce qui est, la gravitation universelle. De l’autre côté, on plaçait ce qui doit être, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui organisent le vivre-ensemble, d’un point de vue moral et politique. On confiait ainsi en partie aux décisions politiques la fonction d’énoncer certaines de ces lois. D’un côté, le scientifique apparaissait comme l’homme froid et distant de son objet d’étude afin de toujours viser l’objectivité. De l’autre, le rhéteur passionné, les émotions de la vie politique. Mais lorsque le climatologue découvre une réalité qui a atteint un seuil critique, que la biodiversité incluant bien sûr l’humanité est menacée, son savoir ne peut plus être calme et distant. Les scientifiques s’échauffent, ils se passent quelque chose qui doit être entendu. On comprend ainsi que les « climato-sceptiques » invités sur les plateaux télé pour « débattre » du réchauffement climatique aient  pour effet d’énerver les véritables scientifiques.

   Désormais les énoncés de la science ne peuvent plus être seulement constatifs, ils sont aussi prescriptifs. Les découvertes scientifiques ne sont plus de simples constats ou descriptions de ce qui est, elles exigent aussi une action appropriée  (mais encore à déterminer) pour contrer les effets potentiellement catastrophiques d’une certaine activité humaine.

 

 

Mais le concept de Nature peut-il rassembler les hommes ? Dire que nous « appartenons à la nature » est-ce une formule adéquate qui permet de penser la survenue de ce que B.Latour appelle Gaïa ?

 

 

 

9.2 Le concept de nature est un concept  qui a plusieurs significations

 

«  Or on commence à discerner ce noyau commun dès que l’on s’intéresse à des expressions comme « agir conformément à sa nature » ou encore dans l’expression classique de vivre « selon sa vraie nature ». Il n’est pas difficile ici de déceler la dimension normative d’une telle expression, puisqu’elle prétend orienter toute l’existence selon un modèle de vie qui oblige à choisir entre les fausses et les véritables façons d’être au monde. Dans ce cas, la force normative qu’on s’attendrait plutôt à voir venir du côté « culture » ou « société » se trouve clairement imputée, au contraire, au côté « nature » du double concept. Cette curieuse imputation est plus évidente lorsqu’on mobilise le thème de « la nature humaine » qu’il faudrait « apprendre à respecter » ou contre laquelle, au contraire, il faudrait « apprendre à lutter ».

 Lorsqu’on invoque le « droit naturel », on exprime plus directement encore que la « nature » peut être conçue comme un ensemble de règles quasi juridiques. Dans ce cas, assez bizarrement, l’adjectif « naturel » devient synonyme de « moral », de « légal » et de « respectable ». Mais bien sûr, sans qu’on puisse jamais en stabiliser le sens ni en respecter l’injonction. Des qu’une autorité quelconque va se mettre en campagne afin d’empêcher que soient commis des actes dits « contre-nature », les protestations vont aussitôt jaillir : au nom de quoi osez-vous décider quelles normes de comportement seraient « naturelles » et quelles normes seraient « contre-nature » ? Comme la morale, dans nos sociétés, fait depuis longtemps l’objet de disputes acharnées, tout effort pour stabiliser un jugement éthique par l’invocation de la nature apparaitra comme le déguisement à peine voilé d’une idéologie. L’indignation que suscitent de telles invocations prouve assez que la « nature », ici avec ses guillemets, ne saurait invoquer la nature, sans guillemets, pour mettre fin à une controverse morale.

 Autrement dit sur ces sujets, comme sur celui des produits « bios » ou des yaourth « 100% naturels », chacun d’entre nous est assez facilement constructiviste – pour ne pas dire relativiste. Dès qu’on nous affirme qu’un produit est « naturel », nous comprenons clairement, au pire, qu’on cherche à nous tromper, au mieux, qu’on a découvert une autre façon d’être « artificiel ». Ce qui est possible pour Aristote ne l’est plus aujourd’hui : la nature ne peut unifier la Cité. Nous en sommes au point où la charge morale de la notion de « nature » est si clairement renversée que le premier réflexe de toute tradition critique consiste à combattre la naturalisation. Il suffit de dire qu’une position a été « naturalisée », pour en tirer aussitôt la conclusion qu’il convient de la combattre, de l’historiciser ou, du moins, de la contextualiser. En effet, dès qu’on « naturalise » ou qu’on «  essentialise » un état de fait, il devient presque à coup sûr l’énoncé d’un état de droit. Si bien que, en pratique, tout se passe comme si le sens commun avait fusionné les énoncés de facto et de jure.

 Tout le monde comprend que si l’écologie consistait à revenir à cette sorte d’appel à la nature et à ses lois, on ne parviendrait pas à s’entendre de sitôt. Dans les sociétés pluralistes d’aujourd’hui, « naturel » n’est pas un adjectif plus facile à stabiliser que celui de « moral », de « légal » ou de « respectable ». Voilà donc un ensemble de cas où le thème Nature / Culture apparaît en pleine lumière comme une distribution de rôles, de fonctions et d’arguments que l’on ne peut réduire à l’un de ses deux composants, malgré la prétention de ceux qui l’emploient. Plus vous parlez de « rester dans les limites du naturel », moins vous obtiendrez l’assentiment général.

 

       Il en est tout autrement de l’autre famille de notions que l’on associe à « nature » dans l’expression de « monde naturel ». Dans ce cas, il semble qu’on puisse vraiment distinguer les deux parties du même thème et obtenir un accord. Ou, du moins, on le croyait avant les crises écologiques, plus précisément avant que le Nouveau Régime Climatique ne rende l’invocation de la « nature » aussi polémique que celle du droit naturel.

  Pourtant, à première vue, la situation devrait être bien différente puisque le « monde naturel », tout le monde semble d’accord, ne peut pas dicter aux humains ce qu’ils doivent faire. Entre l’être et le devoir être, il doit bien exister un abîme qu’on ne peut franchir ? C’est en effet la position par défaut de l’épistémologie ordinaire que l’on adopte dès qu’on prétend «  se tourner vers la nature telle qu’elle est ». Finies les idéologies : les états de fait parlent « pour eux-mêmes », et l’on doit prendre mille précautions pour ne pas en tirer de charge morale. Aucune prescription ne doit sortir de leur description. Aucune passion ne doit s’ajouter à l’exposé dépassionné des simples connexions de cause à effet. Le port de la célébrissime « neutralité axiologique » est ici de rigueur. Contrairement au cas précédent, le « naturel » ne définit donc pas ce qui est juste, mais seulement ce qui « est juste là, sans plus ».

 Evidemment, il suffit d’une minute de réflexion, pour s’apercevoir que la distance est bien fine entre ces deux sens du mot « juste », et que la position par défaut est très instable. Chaque fois que dans une dispute quelconque on va se mettre à invoquer le « monde naturel », la dimension normative restera présente  mais sous une forme plus alambiquée puisque l’injonction principale imposera précisément que ce « monde naturel »n’aura pas ou, même, ne devra pas permettre de tirer quelque leçon morale que ce soit. Voilà une bien puissante exigence morale que celle selon laquelle il faudrait s’abstenir entièrement de morale si l’on voulait mesurer pleinement la réalité de ce qui est ! »

 B.Latour, Face à Gaïa, Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique pp.31 à 33.  

 

 

 

 9.3 Un concept de Nature n’est pas universel. Il est une invention de l’Occident. 

 

Que mettons-nous derrière le couple nature / culture ? quelle réalité correspond à ces notions ? Et ce découpage est-il le même dans toutes les cultures ? et si non qu’est-ce que cela implique dans la représentation que nous avons du monde, de ce qui est en général ? Quelle ontologie découle de ces différences de répresentation des continuités et des discontinuités ?

 

Notre culture par exemple fait correspondre cette discontinuité à la rupture nature / culture :  d’un côté le monde des règles sociales, des conventions, de la vie culturelle, de l’autre le domaine des régularités, des récurrences naturelles. Dans d’autres régions du monde cette distinction n’a pas cours. On va donc pouvoir remarquer quelles sont les différentes façons que les hommes ont inventé pour repérer des continuités et des discontinuités entre humain et non-humain. La nôtre n’étant que l’un de ces modèles. Philippe Descola relève quatre types de relations de l’homme à son environnement. Il s’agit du naturalisme, de l’animisme, du totémisme et de l’analogisme. Le naturalisme correspond à notre culture occidentale, l’animisme à des sociétés vivant en Amazonie, les Jivaros par exemple  ou dans les forêts d’Asie du Sud-Est. Nous allons étudier ces deux modèles pour comprendre le sens culturel de la question « l’homme n’est-il qu’un animal comme les autres ? ».

 Dans la culture animiste, les humains et les non humains possèdent une intériorité de même nature. Bien des animaux et des plantes sont conçus et traités comme des personnes dotées d’une âme qui leur permet de communiquer avec les humains. Les non-humains ont une intériorité humaine mais un corps spécifique qui est comme une enveloppe qui induit une certaine perspective sur le monde. Il y a donc un fond  d’intériorité identique mais chaque classe d’être  possède  sa physicalité propre qui induit un mode de comportement spécialisé. L’idée de nature comme le suggère Descola n’a donc plus le même sens, même nous pouvons dire que la nature entendue comme objectivité et régularité qui s’oppose à l’homme (et sa culture historique) n’existe pas dans cette représentation du monde. (texte Descola) Descola dans son ouvrage  Par delà nature et culture écrit ceci (p.37) : « des forêts luxuriantes de l’Amazonie aux étendues glacées de l’Arctique canadien, certains peuples conçoivent donc leur insertion dans l’environnement  d’une manière fort différente de la nôtre. Ils ne se pensent pas comme des collectifs sociaux gérant leurs relations à un écosystème, mais comme de simples composantes d’un ensemble plus vaste au sein duquel aucune discrimination véritable n’est établie entre humains et non-humains. »

 

   Le naturalisme qui caractérise notre culture et qui prend forme au 17ème siècle désigne d’abord l’idée d’un déterminisme de la nature, d’un lieu d’ordre et de nécessité.  Il implique aussi une contrepartie : un monde d’artifice et de liberté. En somme, il repose sur le dualisme corps / esprit, nature / culture, nécessité / liberté. Il y a une nature unique et une multiplicité de cultures.  La nature est réduite à de l’étendue que la science a pour tâche de connaître en y dégageant des lois naturelles. La science de Galilée et la métaphysique de Descartes fonde cette représentation du monde. Deux substances, pensante et étendue, constituent ce qui est. Et seul l’homme fait l’expérience des deux. L’animal est réductible à de l’étendue, il fonctionne comme une machine, mais dont les éléments qui la composent sont infiniment plus petits (texte Descartes). Le naturalisme présuppose donc une discontinuité des intériorité et une continuité matérielle. Ce qui est l’envers de l’animisme qui présuppose une continuité des intériorité mais une discontinuité des corps. Avec le naturalisme, l’intériorité qualifie l’humain. Elle se définit alors comme âme, conscience, subjectivité ou  langage. Si bien qu’il exclut de la  catégorie de l’intériorité l’ensemble des non-humains. Il s’agit d’une discrimination ontologique qui frappe les animaux et qui frappait jadis les sauvages.

 

La distinction nature / culture varie elle-même selon les sociétés humaines. De nombreuses sociétés dans le monde ne séparent pas  la culture  de la nature comme deux domaines de réalité incompatible. Il est donc possible de dépasser l’idée selon laquelle il y aurait une universalité des modes de discontinuité entre humain et non-humain.

 L’ethnologie nous conduit à prendre notre propre ontologie (système de qualité, représentation du monde) pour un cas particulier (c’est-à-dire une formule parmi  tant d’autres qui vise à donner ordre et sens au monde).

  L’ethnologie  relativise  dans la mesure où elle montre ainsi que les concepts de nature, de société ou de culture sont des concepts historiques, c’est-à-dire qu’ils ont une histoire et qu’ils sont « européocentrés ».   Mais en même temps cette discipline universalise car  elle conduit à inventer des concepts qui ont une extension plus grande, et qui ne sont pas attachée à une histoire particulière. 

 

    « C'est dans l'aval du Kapawi, une rivière limoneuse de la haute Amazonie, que j'ai commencé à m'interroger sur l'évidence de la nature. Rien de particulier, pourtant, ne distinguait l'environnement de la maison de Chumpi d'autres sites d'habitat que j'avais visités auparavant dans cette région de l'Équateur limitrophe du Pérou. Selon la coutume des Achuar, la demeure couverte de palmes était édifiée au coeur d'un essart[1] où dominaient les plants de manioc et que bordaient sur un côté les eaux tourbillonnantes de la rivière. Quelques pas à travers le jardin et l'on butait déjà sur la forêt, une sombre muraille de haute futaie encerclant la lisière plus pâle des bananiers. Le Kapawi était l'unique ligne de fuite de ce cirque sans horizon, une échappée tortueuse et interminable puisqu'il m'avait fallu une journée entière de pirogue pour venir d'un défrichement similaire, le plus proche voisinage du maître de maison. Dans l'intervalle, des dizaines de milliers d'hectares d'arbres, de mousses et de fougères, des dizaines de millions de mouches, de fourmis et de moustiques, des hardes de pécaris, des troupes de singes, des aras et des toucans, un ou deux jaguars peut-être; en bref, une prolifération inhumaine de formes et d'êtres livrés en toute indépendance à leurs propres lois de cohabitation...

Vers le milieu de l'après-midi, tandis qu'elle vidait les déchets de la cuisine dans les fourrés surplombant la rivière, la femme de Chumpi s'était fait mordre par un serpent. Se précipitant vers nous, les yeux dilatés par la douleur et l'angoisse, elle hurlait : « Le fer-de-lance, le fer-de-lance, je suis morte, je suis morte! » La maisonnée en alerte avait aussitôt fait chorus : « Le fer-de-lance, le fer-de-lance, il l'a tuée, il l'a tuée! » J'avais injecté un sérum à Metekash et elle reposait dans la petite hutte de confinement que l'on érige en pareilles circonstances. Un tel accident n'est pas rare dans cette région, surtout lors des abattis, et les Achuar se résignent avec une certaine fatalité à son issue souvent mortelle. Mais qu'un fer-de-lance s'aventurât aussi près d'une maison était, paraît-il, inhabituel.

Chumpi semblait aussi atteint que son épouse; assis sur son tabouret de bois sculpté, le visage furieux et bouleversé, il grommelait un monologue où je finis par m'immiscer. Non, la morsure de Metekash n'était pas le fruit du hasard, mais une vengeance envoyée par Jurijri, l'une de ces « mères du gibier » qui veillent aux destinées des animaux de la forêt. Les aléas du troc ayant doté mon hôte d'un fusil, après une longue période durant laquelle il n'avait pu chasser qu'à la sarbacane, Chumpi avait fait hier un grand massacre de singes laineux. Sans doute ébloui par la puissance de son arme, il avait tiré sans discernement dans la troupe, tuant trois ou quatre animaux, en blessant quelques autres. Il n'avait ramené que trois singes, en laissant un agoniser dans l'enfourchement d'une branche charpentière. Certains des fuyards, touchés par le petit plomb, souffraient maintenant en vain; peut-être même étaient-ils morts avant d'avoir pu consulter le chamane de leur espèce. Parce qu'il avait tué, presque par fantaisie, plus d'animaux qu'il n'était nécessaire à la provende de sa famille, parce qu'il ne s'était pas inquiété du sort de ceux qu'il avait estropiés, Chumpi avait manqué à l'éthique de la chasse et rompu la convention implicite qui lie les Achuar aux esprits protecteurs du gibier. Les représailles n'avaient point tardé.

Tentant maladroitement de dissiper la culpabilité qui accablait mon hôte, je lui fis remarquer que l'aigle-harpie ou le jaguar ne se gênent pas pour tuer des singes, que la chasse est nécessaire à la vie et que, dans la forêt, chacun finit par servir de nourriture à autrui. À l'évidence, je n'avais rien compris

Les singes laineux, les toucans, les singes hurleurs, tous ceux que nous tuons pour manger, ce sont des personnes comme nous. Le jaguar aussi c'est une personne, mais c'est un tueur solitaire; il ne respecte rien. Nous, les « personnes complètes », nous devons respecter ceux que nous tuons dans la forêt car ils sont pour nous comme des parents par alliance. Ils vivent entre eux avec leur propre parentèle; ils ne font pas les choses au hasard; ils se parlent entre eux; ils écoutent ce que nous disons; ils s'épousent comme il convient. Nous aussi, dans les vendettas, nous tuons des parents par alliance, mais ce sont toujours des parents. Et eux aussi ils peuvent vouloir nous tuer. De même les singes laineux, nous les tuons pour manger, mais ce sont toujours des parents.

 

 Les convictions intimes qu'un anthropologue se forge au sujet de la nature de la vie sociale et de la condition humaine résultent souvent d'une expérience ethnographique très particularisée, acquise auprès de quelques milliers d'individus qui ont su instiller en lui des doutes si profonds quant à ce qu'il tenait auparavant comme allant de soi que toute son énergie se déploie ensuite à les mettre en forme dans une enquête systématique. C'est ce qui s'est passé dans mon cas quand, au fil du temps et de maintes conversations avec les Achuar, les modalités de leur apparentement avec les êtres naturels se précisèrent peu à peu. Ces Indiens répartis de part et d'autre de la frontière entre l'Équateur et le Pérou ne se distinguent guère des autres tribus de l'ensemble jivaro, auquel ils se rattachent par la langue et la culture, lorsqu'ils disent que la plupart des plantes et des animaux possèdent une âme (wakan) similaire à celle des humains, une faculté qui les range parmi les « personnes » (aents) en ce qu'elle leur assure la conscience réflexive et l'intentionnalité, qu'elle les rend capables d'éprouver des émotions et leur permet d'échanger des messages avec leurs pairs comme avec les membres d'autres espèces, dont les hommes. Cette communication extra-linguistique est rendue possible par l'aptitude reconnue au wakan de véhiculer sans médiation sonore des pensées et des désirs vers l'âme sur les esprits et sur certains artefacts. L'harmonie conjugale, une bonne entente avec ses parents et ses voisins, le succès à la chasse, la fabrication d'une belle poterie ou d'un curare efficace, un jardin aux cultures variées et opulentes, tout cela dépend des relations de connivence que les Achuar auront réussi à établir avec une grande variété d'interlocuteurs humains et non humains en suscitant en eux des dispositions favorables par le biais des anent.

Dans l'esprit des Indiens, le savoir-faire technique est indissociable de la capacité à créer un milieu intersubjectif où s'épanouissent des rapports réglés de personne à personne : entre le chasseur, les animaux et les esprits maîtres du gibier, et entre les femmes, les plantes du jardin et le personnage mythique qui a engendré les espèces cultivées et continue jusqu'à présent d'assurer leur vitalité. Loin de se réduire à des lieux prosaïques pourvoyeurs de pitance, la forêt et les essarts de culture constituent les théâtres d'une sociabilité subtile où, jour après jour, l'on vient amadouer des êtres que seuls la diversité des apparences et le défaut de langage distinguent en vérité des humains. Les formes de cette sociabilité diffèrent toutefois selon que l'on a affaire avec des plantes ou avec des animaux. Maîtresses des jardins auxquels elles consacrent une grande partie de leur temps, les femmes s'adressent aux plantes cultivées comme à des enfants qu'il convient de mener d'une main ferme vers la maturité. Cette relation de maternage prend pour modèle explicite la tutelle qu'exerce Nunkui, l'esprit des jardins, sur les plantes qu'elle a jadis créées. Les hommes, eux, considèrent le gibier comme un beau-frère, relation instable et difficile qui exige le respect mutuel et la circonspection. Les parents par alliance forment en effet la base des coalitions politiques, mais sont aussi les adversaires les plus immédiats dans les guerres de vendetta. L'opposition entre consanguins et affins, les deux catégories mutuellement exclusives qui gouvernent la classification sociale des Achuar et orientent leurs rapports à autrui, se retrouve  ainsi dans les comportements prescrits envers les non-humains. Parents par le sang pour les femmes, parents par alliance pour les hommes, les êtres de la nature deviennent de véritables partenaires sociaux.

Mais peut-on parler ici d’êtres de la nature autrement que par commodité de langage ? Y a-t-il une place pour la nature dans une cosmologie qui confère aux animaux et aux plantes la plupart des attributs de l'humanité ? Peut-on  parler d'appropriation et de transformation des ressources  naturelles lorsque les activités de subsistance se déclinent sous la forme d'une multiplicité d'appariements individuels avec des éléments humanisés de la biosphère? Peut-on même parler d'espace sauvage à propos de cette forêt à peine effleurée par les Achuar et qu'ils décrivent pourtant comme un immense jardin cultivé avec soin par un esprit? À mille lieues du « dieu féroce et taciturne» de Verlaine, la nature n'est pas ici une instance transcendante ou un objet à socialiser, mais le sujet d'un rapport social; prolongeant le monde de la maisonnée, elle est véritablement domestique jusque dans ses réduits les plus inaccessibles.

Les Achuar établissent certes des distinctions entre les entités qui peuplent le monde. La hiérarchie des objets animés et inanimés qui en découle n'est pourtant pas fondée sur des degrés de perfection de l'être, sur des différences d'apparence ou sur un cumul progressif de propriétés intrinsèques. Elle s'appuie sur la variation dans les modes de communication qu'autorise l'appréhension de qualités sensibles inégalement distribuées. Dans la mesure où la catégorie des « personnes » englobe des esprits, des plantes et des animaux, tous dotés d'une âme, cette cosmologie ne discrimine pas entre les humains et les non-humains; elle introduit seulement une échelle d'ordre selon les niveaux d'échange d'information réputés faisables. Les Achuar occupent, comme il se doit, le sommet de la pyramide : ils se voient et se parlent dans la même langue.

 Par delà nature et culture, Philippe Descola.

 

 

9.4 Remarques générales sur l’ethnologie.

 

  La diversité des cultures humaines à la surface du globe nous conduit à nous poser cette question : comment concilier le fait que l’espèce humaine possède un équipement biologique et cognitif sans grande variation interne  avec le constat qu’elle emploie cet équipement de manière extrêmement variable ? L’ethnologue Marcel Mauss a bien montré par exemple qu’on ne marche pas, qu’on ne court pas, qu’on ne se sert pas d’un percuteur de la même façon selon les lieux et les milieux où on a appris ces techniques. Ces techniques ont été intériorisées comme des schèmes corporels et ils sont perçus au premier abord, à tort, comme tout à fait naturels. Et la diversité est bien sûr plus grande encore en matière d’institution collective ; les règles de mariage, les formes de l’autorité, les types légitimes ou illégitimes d’expression de la violence, les hiérarchies de statut, les normes de l’échange et de la circulation des biens matériels tout cela se présente à nous comme un tableau d’une étourdissante variété. Une étourdissante variété des cultures humaines repose donc sur un même équipement biologique et cognitif. La tâche de l’anthropologie et de l’ethnologie  est de mettre au jour des régularités dans ce foisonnement de particularismes. Elle va rechercher des invariants anthropologiques mais qui ne sont pas des universaux. En somme qu’il y ait des règles dans l’espèce humaine est universel mais les règles elles-mêmes sont particulières.

 

 

   La culture désigne donc ici alors  des coutumes et croyances d’un peuple, d’une ethnie. Elle correspond à une réalité complexe qui articule ensemble une langue, des croyances, des habitudes, des coutumes, des valeurs, des représentations du monde. L’ethnologue est le chercheur qui va,  dans un travail méthodique et après une longue immersion au sein du groupe social particulier, dégager cette structure complexe. Dans ce   sens du mot culture, on dit des hommes qu’ils ont une culture.  Il faut distinguer ce sens du mot culture de celui qui désigne la culture dite « générale » c’est-à-dire l’ensemble des connaissances et savoirs qu’une personne peut acquérir. Elle désigne ainsi la fréquentation des œuvres de l’esprit par un individu. Une personne cultivée est une personne qui a une connaissance des arts (littérature, poésie, musique, peinture, etc.) et des sciences. Une personne cultivée est une personne qui a de la culture, une personne inculte, une personne qui n’en a pas.

L’ethnologie est la science sociale qui s’intéresse à la diversité culturelle. Ce sens du mot culture pose des questions spécifiques, comme :

-       La pluralité des cultures est-elle un obstacle à l'unité du genre humain? Ou  encore, la prise en compte des différences culturelles vous paraît-elle remettre en question l'existence de valeurs universelles ? Affirmer des droits de l'homme universels, est-ce méconnaître la diversité des cultures ? dans cette première série d’interrogation, on se demande en quel sens la prise en compte de la différence ne risque pas de nuire à l’idée d’une unité du genre humain.

-       Mais il faut au préalable être capable de percevoir la différence de la culture éloignée de la mienne. Or puis-je comprendre une culture éloignée de la mienne ? Comment éviter l’ethnocentrisme ? Quelles sont les qualités nécessaires à l’ethnologue ?

La question que l’on peut se poser est de savoir comment comprendre ces différences culturelles sans porter de jugement de valeur, et sans rejeter hors de l’humanité des hommes sous prétexte que leur culture est différente de la nôtre. Au moment de la découverte du  Nouveau Monde,  les Espagnols ont chargé des commissions d’enquête de déterminer si les indigènes possédaient une âme. Les indigènes, quant à eux, immergeaient des cadavres de prisonniers blancs pour vérifier si leur corps était sujet à la putréfaction et déterminer s’ils étaient oui ou non des dieux.

Comment penser la diversité sans la juger, c'est-à-dire observer d’un point de vue considéré comme supérieur ?  Comment juger contre le préjugé raciste tout en pensant la diversité culturelle ?

 

 

Le préjugé raciste peut  être de deux sortes. Soit le raciste juge l’autre culture comme étant inférieure à la sienne soit il la juge comme étant antérieure.

Définition du racisme : le racisme est une doctrine qui prétend voir dans certaines caractéristiques intellectuelles et morales attribuées à un ensemble d’individus «  l’effet nécessaire d’un patrimoine génétique ». Cette doctrine peut se résumer en quatre points :

-       il existe une corrélation entre patrimoine génétique et aptitude intellectuelles et morales

-       ce patrimoine est commun à tous les individus formant certains groupes humains

-       il est possible de classer ces groupes ou races suivant une certaine hiérarchie

-       cette hiérarchisation rend légitimes des rapports de domination ou d’exploitation ou même de destruction entre races. (colonialisme, génocide). Shoah, antisémitisme, pronationalisme serbe, génocide des arméniens, des Tutsis au Rwanda, Tsiganes.

   Le raciste est celui qui rejette hors de la culture dans la nature tout ce qui n’est pas conforme à la norme sous laquelle il vit. La culture de l’autre est niée et elle est justifiée par une base biologique.  Le raciste désigne l’autre de sauvage ou de barbare. Il existe une distinction à faire entre racisme et xénophobie. La xénophobie,  « haine de l’étranger », c’est la haine que suscite une personne de langue, de culture ou de nationalité étrangère ; le racisme est la haine que suscite une personne réputée appartenir à une race étrangère. Le racisme tente de donner à sa haine un fondement objectif, parce que biologique.

   M.Leiris montrera qu’il n’y a rien de naturel ou de spontané dans le préjugé raciste mais qu’il est un produit social et économique des sociétés. Le racisme n’a pas toujours existé.

 

  L’autre façon d’être raciste consiste à considérer que la culture différente de la nôtre est en retard. Le raciste pense alors que sa culture est supérieure et que les autres cultures se situent à un stade antérieur sur une échelle de civilisation. Ce racisme défend la thèse d’un évolutionnisme culturel. Lévi-Strauss écrit dans Race et Histoire que « tous les peuples sont adultes ».  Le fait qu’une culture paraisse « inerte » ou « stationnaire » pourrait être purement fonction de la position et du système de références propres à l’observateur, incapable d’identifier ou d’apprécier les valeurs

 

L’ethnologie par ses travaux lutte contre ce préjugé. On peut désigner ce préjugé du nom d’ethnocentrisme. L’ethnocentrisme désigne l’attitude qui consiste à placer son propre groupe au centre de tout et à considérer que les coutumes de son propre groupe sont les seules à être justes. L’ethnologie combat le préjugé raciste selon lequel les sociétés seraient toutes inscrites sur une échelle de civilisation. Les cultures sont toutes très complexes, mais il faut un travail d’ethnologie pour l’apercevoir.

 

L’ethnologie conduit alors à un relativisme culturel. Selon cette théorie, il n’y a pas de valeurs absolues et universelles. Toutes les valeurs sont relatives et doivent être comprises à l’intérieur d’une culture. « Le relativisme culturel se contente d’affirmer qu’une culture ne dispose d’aucun critère absolu l’autorisant à appliquer cette distinction (du bas et du noble) aux productions d’une autre culture. En revanche chaque culture le peut et le doit s’agissant d’elle-même, car ses membres sont à la fois des observateurs et des agents ». Lévi-Strauss De près et de loin

  Mais le relativisme culturel ne risque-t-il pas de justifier des actes de barbarisme ? Montaigne dans ses Essais montre que le cannibalisme qui caractérise certaines cultures du Nouveau Monde est un phénomène plus complexe qu’il n’y paraît. Non seulement, il ne porte que sur les ennemis qui sont capturés et il répond à un rite culturel. Montaigne fait remarquer que dans sa société dite éclairée des centaines de milliers d’hommes meurent pour des raisons religieuses. Lévi-Strauss prolonge sa critique de l’ethnocentrisme en disant que l’enfermement qui sanctionne les individus qui ne respectent pas la loi peut choquer d’autres cultures. Il dit alors que nos société font de l’anthropoémie, c'est-à-dire qu’elles vomissent (« emien ») les hommes hors d’elle. « Les critères de moralité sont par hypothèse toujours fonction de la société particulière où ils ont été énoncés ». le Regard éloigné de Lévi-Strauss.

 

  Deuxième point : le relativisme culturel et moral ne s’oppose-t-il pas alors à l’universalisme de valeurs tel qu’on peut le voir réalisé dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Que signifie la notion de droit de l’homme ? Les droits de l’hommes sont des droits considérés comme essentiels à l’accomplissement de toute vie digne de ce nom. Ces droits sont comme « attachés » à l’homme : selon eux,  ne pourrait mener une vie pleinement humaine sans eux. Les droits de l’homme et du citoyen de la déclaration de 1789 sont hérités du droit naturel moderne. Les hommes sont par nature libres et indépendants, ils possèdent des droits inaliénables limitant le pouvoir de l’Etat. La légitimité politique d’un Etat ne se trouve que dans sa capacité à garantir le respect de ces droits.

 Mais on peut remarquer que ces droits de l’homme ont une histoire et qu’ils ont connus des variations. N’est-ce pas paradoxal ? Si on parle de nature humaine, on considère que celle-ci est invariable, comment alors penser la variation des droits de l’homme ?

 

Conclusion.

En connaissant les hommes, on connaît mieux l’Homme. En pensant les hommes, on pense l’homme. Ce n’est pas l’introspection qui nous fera comprendre l’homme, mais c’est l’ethnologie et sa soif de comprendre des sociétés autres que la nôtre. On comprend que l’homme n’a pas de nature. L’homme est homme en ce qu’il peut être autre. Or c’est dans le rapport avec l’altérité qu’il peut devenir autre. Il peut devenir autre dans ses échanges avec l’extériorité et l’altérité. Les sociétés comme les hommes s’enrichissent de leurs différences. C’est toujours une rencontre, une collaboration ou « coalition » de cultures qui rend possible le progrès dans une direction donnée, et avec lui « cet ensemble complexe d’inventions de tous ordres que nous appelons une civilisation ».  La civilisation consiste en une coexistence de cultures.  Une culture, considérée isolément, n’a aucune chance de « progresser » dans aucune direction, ses chances de progrès coïncident purement avec ses chances de rencontre avec d’autres cultures.

 Mais ces écarts se réduisent à mesure que les contacts se prolongent. On assiste alors à une uniformisation, à une « globalisation ». Lévi-Strauss écrit dans De près et de loin, « c’est la différence des cultures qui rend leur rencontre féconde. Or ce jeu en commun entraine leur uniformisation progressive : les bénéfices que les cultures retirent de ces contacts proviennent largement de leurs écarts qualitatifs ; mais, au cours de ces échanges, ces écarts diminuent jusqu’ à s’abolir. »

  L’absence et l’excès de communication ont donc chacun leurs dangers ( dérive identitaire / uniformisation) ; un juste milieu entre trop de différences (dérives identitaires et donc guerres, menace pour le genre humain)  et pas assez de différences (risque d’uniformisation donc appauvrissement du genre humain). 

L’ethnologie nous conduit à relativiser notre culture et la civilisation occidentale en général. Les raisons de l’orgueil de la civilisation occidental sont désormais discutables. Est-ce que les hommes appartenant à cette civilisation sont-ils plus heureux ? Est-ce que les progrès techniques ont été des progrès de la raison ? Les progrès scientifiques ne sont-ils pas  aussi des progrès dans la construction d’armes à destruction massive.  Les grandes guerres, les génocides, etc, toutes les horreurs du Xxème siècles n’ont-elle pas eu lieu sur le sol de cette civilisation qui se juge supérieure aux autres ? Le chasseur pygmée dans les profondeurs de la forêt congolaise est-il plus malheureux que l’ouvrier d’usine 

 

 9.5 Défendre la diversité pour elle même.

 

L’ethnologie est une science qui nous présente d’autres cultures et d’autres façons d’habiter le monde. Elle ne  présente pas ces autres cultures comme des modèles à suivre, mais elle peut néanmoins nous inviter à réfléchir notre propre façon de vivre.  L’écologie et l’éthologie confirment ainsi des intuitions présentes dans des cultures différentes de la nôtre. L’éthologie nous a appris qu’il n’était pas possible de réduire un animal à n’être rien d’autre qu’une machine, qu’un automate. Les Achuars animistes qui attribuent une intériorité à des animaux  rejoignent les éthologues qui décrivent les facultés cognitives des animaux. L’écologie elle nous met en garde contre la domination par l’homme de la nature. Elle révèle à l’homme les effets dévastateurs de son action sur la biodiversité.  Les indiens ont transformés la forêt mais pas comme nous l’avons fait.

 

 

«  Les humains de toutes sortes et les idées qu’ils se font des collectifs où ils sont insérés, les animaux et les machines, les plantes et les divinités, les gènes et les conventions, toute la multitude immense des existants actuels et potentiels trouverait-elle un refuge plus accueillant dans un régime inédit de cohabitation qui récuserait à nouveau la discrimination entre humain et non-humain sans recourir pour autant à des formules déjà éprouvées auparavant ? Peut-être, mais là n’est pas mon propos. Car si l’on peut demander à une cosmologie, à un système social ou à une idéologie de procurer une hospitalité de ce genre, ce n’est pas le rôle qui convient à une théorie anthropologique comme celle que j’ai brossée à grands traits. Sa visée se limite à jeter les bases d’une façon de concevoir la diversité des principes de schématisation de l’expérience qui serait dégagée des préjugés que la modernité nous conduit à entretenir quant à l’état du monde ; elle n’est pas de proposer des modèles de vie commune, de nouvelles formes d’attachement aux êtres et aux choses ou une réforme des pratiques, des mœurs et des institutions. Qu’une telle réforme soit indispensable, tout l’indique autour de nous, depuis la révoltante disparité des conditions d’existence entre les pays du Sud et les pays du Nord jusqu’à la dégradation alarmante des grands équilibres de la biosphère sous l’effet de l’action humaine. Mais l’on aurait tort de penser que les indiens d’Amazonie, les Aborigènes australiens ou les moines du Tibet seraient porteurs d’une sagesse plus profonde pour le temps présent que le naturalisme claudicant de la modernité tardive. Chaque type de présence au monde, chaque manière de s’y lier et d’en faire usage constitue un compromis spécifique entre des données de l’expérience sensible accessible à tous, mais interprétées différemment, et un mode d’agrégation des existants adapté aux circonstances historiques, de sorte qu’aucun de ces compromis, pour dignes d’admiration qu’ils soient parfois, n’est à même d’offrir une source d’enseignement adéquate à toutes les situations. Ni la nostalgie pour des formes de vivre-ensemble dont les ethnographes et les historiens nous rapportent les échos assourdis, ni le volontarisme prophétique qui agite certains quartiers de la cité savante n’offrent de réponse immédiate au défi de recomposer dans des ensembles viables et solidaires entre eux un nombre toujours plus grand d’existants en quête de représentation et de traitements équitables. C’est à chacun d’entre nous, là où il se trouve, d’inventer et de faire prospérer les modes de conciliation et les types de pression capables de conduire à une universalité nouvelle, à la fois ouverte à toutes les composantes du monde et respectueuse de certains de leurs particularismes, dans l’espoir de conjurer l’échéance lointaine à laquelle , avec l’extinction de notre espèce, le prix de la passivité serait payé d’une autre manière : en abandonnant au cosmos une nature devenue orpheline de ses rapporteurs parce qu’ils n’avaient pas su lui concéder de véritables moyens d’expression. »

 P.Descola, Par delà nature et culture

 

 

 

 

10. Réflexions sur la technique.

 

avec les Blancs, il n’y a jamais eu encore de « premiers contacts ». (B.Latour)  Qui sommes nous ? de quoi avons-nous hérités ? Quelles sont nos croyances et nos illusions ? Nous qui avons détruit les fétiches et les idoles des autres cultures, sommes nous biens certains de ne pas être idolâtres ? Pouvons-nous diviser le monde en deux : d’un côté des peuples archaïques et primitifs prisonniers de leurs superstitions et de leurs croyances irrationnelles, de l’autre, la Raison et la Science projettant leurs lumières sur le monde et portées par le monde occidental ?  Mais quelles sont nos idoles à nous ? 

  Nous ne pourrons pas répondre complètement à ces questions, mais nous pouvons commencer à esquisser une enquête sur certaines de ces valeurs qui semblent être celles des Modernes.

 Nous appelons, d’une désignation assez générale, Moderne,  la civilisation occidentale qui revendique l’héritage de la science moderne du 17ème qui voit triompher la raison universelle, le développement industriel et technique, le capitalisme et la démocratie.

Peut-être est-il urgent de s’interroger sur notre culture dans la mesure où  le projet d’une modernisation étendue à la planète entière s’est heurté depuis peu aux réactions imprévues de la planète. On doit  alors enquêter sur ce que le projet moderne a signifié pour trouver comment il pourrait être à nouveau repris et institué. Une telle enquête devient possible si l’on accepte qu’il existe un énorme décalage entre l’expérience des Modernes et les compte-rendus qu’ils donnent de cette expérience.

Ne devons-nous pas faire pour les Modernes que nous sommes aussi  ce qu’ils ont fait pour les autres cultures. Mais alors on peut se demander ce que des hommes qui ne se sont pas vraiment compris peuvent comprendre des autres.

 

10.1 La place ambivalente de la technique dans notre culture. 

 

Remarquons d’abord une étrangeté dans notre culture. Les Modernes n’accordent que  peu de place dans la culture dite classique (digne d’intérêt) à ce qui les définit le plus nettement aux yeux de tous les autres depuis le début des grandes découvertes : l’art et la manière de déployer la technique. Ce mépris de la culture autorisée pour les objets techniques est visible de plusieurs façons : il n’y a que peu d’écrits théoriques, de réflexions philosophiques sur le sujet, il n’y a pas de technologie. Les techniques apparaissent aux yeux des modernes que comme des sciences appliquées, ce qui est contraire à l’expérience comme nous allons essayer de le montrer. En bref, la culture considère que les objets techniques n’ont pas de signification (comme peuvent en avoir les objets esthétiques) et qu’ils n’ont qu’une fonction utile, qu’un usage. La voiture par exemple ne serait qu’un moyen pour se déplacer. Les objets techniques ne seraient que de simples moyens en vue d’une fin. Simondon écrit ceci : « jusqu’à ce jour, la réalité de l’objet technique a passé au second plan derrière celle du travail humain. L’objet technique a été appréhendé à travers le travail humain, pensé et jugé comme instrument, adjuvant, ou produit du travail ».

Ce mépris conduit à croire qu’il n’y a pas de spiritualité, d’humanité dans les techniques. Mais en en même temps la relation  est ambiguë car si d’un côté  on réduit la  technique à n’être qu’un simple moyen, quelque chose de neutre (ex. couteau qui peut servir à manger et à tuer) d’un autre côté, on voit dans les techniques une menace. Il s’agit alors de  l’invasion des machines, du mythe  des robots qui vont ériger  un nouveau règne plus puissant qui va détrôner l’humain après lui avoir pris son travail.  Donc, si elle ne réduit pas la technique à la seule fonction d’ustensile, de moyen efficace, notre culture  la transforme en menace robotique deshumanisante. Gilbert Simondon toujours dans son ouvrage, du Mode d’existence des objets techniques le souligne : «  la culture comporte ainsi deux attitudes contradictoires envers les objets techniques : d’une part, elle les traite comme de purs assemblages de matière, dépourvus de vraie signification, et présentant seulement une utilité. D’autre part, elle suppose que ces objets sont aussi des robots et qu’ils sont animés d’intentions hostiles envers l’homme, ou représentent pour lui un permament danger d’agression, d’insurrection. »

 

Mais le risque d’aliénation ne réside-t-il pas dans une méconnaissance des machines comme le souligne encore Simondon ?

« La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. » 

 

«  Pour redonner  à la culture le caractère véritablement général qu'elle a perdu, il faut pouvoir réintroduire en elle la conscience de la nature des machines, de leurs relations mutuelles et de leurs relations avec l'homme, et des valeurs impliquées dans ces relations. Cette prise de conscience nécessite l'existence, à côté du psycho­logue et du sociologue, du technologue ou mécanologue. De plus, les schèmes fondamentaux de causalité et de régulation qui consti­tuent une axiomatique de la technologie doivent être enseignés de façon   universelle, comme sont enseignés les fondements de la cul­ture littéraire. L'initiation aux techniques doit être placée sur le même plan que l'éducation scientifique; elle est aussi désintéressée que la pratique des arts, et domine autant les applications pratiques que la physique théorique ; elle peut atteindre le même degré d'abs­traction et de symbolisation. Un enfant devrait savoir ce qu'est une auto-régulation ou une réaction positive comme il connaît les théo­rèmes mathématiques.Cette réforme de la culture, procédant par élargissement et non par destruction, pourrait redonner à la culture actuelle le pouvoir régulateur  véritable  qu'elle  a  perdu.   Base  de  significations,   de moyens d'expression, de justifications et de formes, une culture éta­blit entre ceux qui la possèdent - une communication régulatrice; sortant de la vie du groupe, elle anime les gestes de ceux qui assurent les fonctions de commande, en leur fournissant des normes et des schèmes. Or, avant le grand développement des techniques, la culture incorporait à titre de schèmes, de symboles, de qualités, d'analogies, les principaux types de techniques donnant lieu à une expérience vécue. Au contraire, la culture actuelle est la culture ancienne, incorporant comme schèmes dynamiques l’état des techniques artisanales et agricoles des siècles passés. Et ce sont ces schèmes qui servent de médiateurs entre les groupes et leurs chefs, imposant, à cause de leur inadéquation aux techniques, une distorsion fondamentale. Le pouvoir devient littérature, art d'opinion, plaidoyer sur des vraisemblances, rhétorique. Les fonctions directrices sont fausses parce qu'il n'existe plus entre la réalité gouvernée et les êtres qui gouvernent un code adéquat de relations : la réalité gouvernée comporte des hommes et des machines; le code ne repose que sur l'expérience de l'homme travaillant avec des outils, elle-même affaiblie et lointaine parce que ceux qui emploient ce code ne viennent pas, comme Cincinnatus, de lâcher les mancherons de la charrue. Le symbole s'affaiblit en simple tournure de langage, le réel est absent. Une relation régulatrice de causalité circulaire ne peut s'établir entre l'ensemble de la réalité gouvernée et la fonction d'autorité : l'information n'aboutit plus parce que le code est devenu inadéquat au  type  d'information  qu'il  devrait  transmettre.  Une information qui exprimera l'existence simultanée et corrélative des hommes et des machines doit comporter les schèmes de fonctionnement des machines et les valeurs qu'ils impliquent. Il faut que la culture redevienne générale, alors qu'elle s'est spécialisée et appau­vrie. Cette extension de la culture, supprimant une des principales sources d'aliénation, et rétablissant l'information régulatrice, possède une valeur politique et sociale ; elle peut donner à l'homme des moyens pour penser son existence et sa situation en fonction de la réalité qui l’entoure. Cette œuvre d'élargissement et d'approfondissement de la culture a aussi un rôle proprement philosophique à jouer car elle conduit à la critique d'un certain nombre de mythes stéréotypes, comme celui du robot, ou des automates parfaits  au service  d'une humanité paresseuse et comblée, pour opérer cette prise de conscience, il est possible de chercher :finir l'objet technique en lui-même, par le processus de concrétion et de surdétermination fonctionnelle qui lui donne sa consistance au terme d'une évolution, prouvant qu'il ne saurait être considéré comme un pur ustensile. Les modalités de cette genèse mettent de saisir les trois niveaux de l'objet technique, et leur coordination, temporelle non dialectique : l'élément, l'individu, l’ensemble. L’objet technique étant défini par sa genèse, il est possible d'établir les rapports entre l'objet technique et les autres réalités, en particulier l'homme à l'état adulte et l'enfant. Enfin, considéré comme objet d'un jugement de valeurs, l'objet technique peut susciter des attitudes très différentes selon qu'il est pris au niveau de l'élément, au niveau de l'individu ou au niveau l'ensemble. Au niveau de l'élément son perfectionnement n'introduit aucun bouleversement engendrant l'angoisse par conflit avec habitudes acquises : c'est le climat de l'optimisme du XVIIIe siècle, introduisant l'idée d'un progrès continu et indéfini, apportant une amélioration constante du sort de l'homme. Au contraire, l’individu technique devient pendant un temps l'adversaire de l'homme, son concurrent, parce que l'homme centralisait en lui l'individualité technique au temps où seuls existaient les outils; la machine prend la place de l'homme parce que l'homme accomplissait une fonction de  machine,  de porteur  d'outils.  A cette phase correspond une notion dramatique et passionnée du progrès, devenant viol de la nature, conquête du monde, captation des énergies. Cette volonté de  puissance s'exprime à travers la démesure techniciste et technocratique de l'ère de la thermodynamique, qui a une tournure à la fois prophétique et cataclysmale. Enfin, au niveau des ensembles techniques du XXe siècle, l'énergétisme thermodynamique est remplacé par la théorie de l'information, dont le contenu normatif est éminemment régulateur et stabilisateur : le développement des techniques  apparaît  comme  une  garantie   de  stabilité.   La  machine, comme élément de l'ensemble technique, devient ce qui augmente la quantité d'information, ce qui accroît la négentropie, ce qui s'oppose à la dégradation de l'énergie : la machine, œuvre d'organisation, d'information, est, comme la vie et avec la vie, ce qui s'oppose au désordre, au nivellement de toutes choses tendant à priver l'univers de pouvoirs  de changement.  La  machine est  ce par  quoi l'homme s'oppose à la mort de l'univers; elle ralentit, comme la vie, la dégradation de l'énergie, et devient stabilisatrice du monde. Cette modification du regard philosophique sur l'objet technique annonce la possibilité d'une introduction de l'être technique dans la culture : cette intégration, qui n'a pu s'opérer ni au niveau des éléments ni au niveau des individus de manière définitive, le pourra avec plus de chances de stabilité au niveau des ensembles; la réalité technique devenue régulatrice pourra s'intégrer à la culture, régulatrice par essence. Cette intégration ne pouvait se faire que par addition au temps où la technicité résidait dans les éléments, par effraction et révolution au temps où la technicité résidait dans les nouveaux individus techniques; aujourd'hui, la technicité tend à résider dans les ensembles; elle peut alors devenir un fondement de la culture à laquelle elle apportera un pouvoir d'unité et de stabilité, en la rendant adéquate à la réalité qu'elle exprime et qu'elle règle. Du mode d’existence des objets techniques, G.Simondon

 

 10.2  Du mode d’existence des objets techniques.

Les Modernes recourt  à la distinction Sujet / Objet pour rendre compte des techniques. Voilà comment ils se représentent la chose (qui est pourtant contraire à l’expérience) : on passe d’une sujet qui a l’idée à un objet ; il n’y a pas de transformation, mais un simple transport efficacité. On se représente le fabricateur comme possédant dans sa tête une forme préalable qu’il applique à une matière inerte et informe. La technique est réduite à n’être plus que de la pensée appliquée à de la matière. La voiture correspond exactement au « besoin de déplacement » et chacune de ses formes découlent de ses besoins. L’ordinateur remplit efficacement la fonction pour laquelle il a été conçu, le marteau provient d’une réflexion  sur « la meilleure façon » de balancer le bras, le levier, le bois et l’acier, etc. la technique se comprendrait comme théorie de l’efficacité comme correspondance entre la forme et la fonction.

 

Mais la réalité de l’invention technique, du geste technique est plus tortueuse, elle avance en zig-zag et non pas en ligne droite. Qu’est-ce à dire ? Nous défendrons la thèse selon laquelle la technique consiste en un art du détour, c’est-à-dire une ruse.

3 exemples pourraient l’illustrer :

-         Un exemple éthologique : la pêche aux termites par les chimpanzés

-         L’interprétation du mythe de Prométhée qui insiste sur le rapprochement entre la ruse et la technique

-         La figure de Mac Gyver.

La technique relève de l’astuce, du truc, de la trouvaille. On ne peut pas déduire tous les tours et détour du génie technique par des principes a priori (ex. réduire les locomotives au cycle de Carnot, les avions à la physique de la portance). Tout dans la matière est esprit pour l’ingéniosité. Les ingrédients de ces mélanges demeurent étrangers les uns aux autres. Ils acceptent d’être détournés, disposés, agencés.

 

 

L’importance des techniques dans l’existence humaine.  La technique est une dimension de l’espèce humaine, elle n’en est pas  un simple auxiliaire au travail.  Tout se passe comme si les humains avaient été instaurés par les techniques et non l’inverse. L’outil apparait alors comme une prothèse comme si l’homme était  un être inachevé. Nous devrions peut-être alors davantage parler d’homo faber que d’homo sapiens pour qualifier l’humain. La technique apparait comme une caractéristique presque biologique. Elle est dotée d’une nécessité vitale. 

 

 Il est de plus probable que les inventions des trois derniers siècles aient bouleversé nos vies plus que toutes les autres passions.

 

Les objets techniques déterminent une conception du monde.

La technique est essentielle dans notre vie et dans son organisation. Elle est porteuse de valeurs et de projets sociaux. Elle est  un facteur actif de transformations des pratiques sociales et culturelles. 

 Disons d’abord qu’elle s’organise en réseaux. Les techniques n’existent pas à l’état isolé.  La production et l’utilisation de l’objet technique supposent un réseau de techniques. G.Simondon disait par exemple qu’en examinant une aiguille anglaise au 18ème siècle, on pouvait à partir de sa forme, de ses matériaux et du savoir faire qu’elle manifestait retrouver l’état des techniques anglaises de l’époque. Les techniques s’articulent en système technique qui  caractérise les différentes époques de la technologie. Il s’agit d’ un ensemble de cohérences qui se tissent à une époque donnée entre les différentes technologies, entre des objets, des dispositifs, des procédés.  A l’âge classique (XVII-XVIII) on retrouve le  couple eau-bois (cf. fascination pour la Hollande), à la  première révolution industrielle,  triade fer-charbon-vapeur, durant la deuxième, fin XIX, l’électricité. On assiste depuis deux décennies à la  montée en puissance des logiques de conceptions, c’est la 3ème  révolutions, celle d’internet.

Les inventions techniques jouent un rôle politique. Pensons à l’importance politique de l’Encyclopédie qui va lutter contre les barrières et les monopoles des corporations. En publiant des planches c’est-à-dire des dessins techniques, l’Encyclopédie libère ces inventions techniques.   Lefebvre des Noëttes, un commandant de cavalarie de l’armée française qui s’est intéressé à l’histoire de l’attelage et du sellage du cheval, a soutenu l’hypothèse que les techniques du cheval pourraient avoir amené la disparition de l’esclavage.  Lynn White a souligné le lien entre l’étrier et la  chevallerie.  Il faut toutefois se méfier des explications trop absolues.

Quoi qu’il en soit l’influence des mutations techniques sur les sociétés est évidente, tout comme celle de la rigidité d’une société sur le progrès technique. Pensons également au rôle joué dans la représentation scientifique et donc commune du monde par les instruments de mesure et d’observation (le télescope  et le  microscope)

 

 

10.3 Qu’est-ce que le progrès technique ?

 

On présente le progrès comme un changement, son étymologie désigne une marche en avant. Le domaine des techniques apparaît comme le domaine dans lequel le Progrès se réalise. On identifie le progrès au progrès technique.

Mais d’abord comment faut-il penser le progrès dans la technique ? en quoi consiste-t-il ? simplement en augmentation des forces, des vitesses, en miniaturisation ?

   Au debut du Xxème siècle les hommes construisait des machines qui s’élevaient de quelques mètres au dessus du sol, on marche sur la lune 21 juillet 1969 Neil Armstrong,

 1832 invention du télégraphe électrique Morse (samuel) et début des années 90 naissance du web ; début du 19ème siècle locomotive à vapeur (on n’ose pas regarder par la fenêtre ) TGV 574km/H

 

Faut-il redouter le progrès ? A-t-il encore un avenir dans la mutation écologique ?

Est-il raisonnable d'avoir peur du progrès technique ?

Il apparaît aussi comme une fatalité. On peut donc on doit.

 

 

Le concept d’évolution technique dans la philosophie de Simondon permet de penser autrement le progrès technique. Le concept d’évolution est emprunté à la biologie car il y a une naturalisation de l’objet technique chez Simondon. En effet, comme pour un être vivant, c’est la viabilité, l’individuation et l’auto-régulation qui constituent les critères de l’évolution technique.  Tout se passe comme si les objets techniques tendaient dans leur évolution à se rapprocher des êtres vivants, on dit qu’ils se concrétisent et on appelle concrétisation le processus par lequelle le mode d’existence de l’objet technique se rapproche du mode d’existence des êtres naturels.

Cette loi de la genèse des objets techniques se redistribue en plusieurs autres lois : 

-       loi vers l’auto-adaptation= capacité  de réponse autonome aux perturbations et accidents externes et interne dans une zone de fonctionnement déterminée.

-       Loi vers l’auto-corrélation (amélioration des relations physiques internes et externes), ex. amélioriation des relations entre deux pièces par lubrification.

Loi d’auto-suffisance

Mais ce n’est pas seulement l’objet qui est inventé, mais aussi son milieu associé (sinon il n’est pas viable, ne fonctionne pas et est auto-destructif – ex. un avion à réaction a besoin de son milieu associé la piste de décollage et d’attérissage)

 

 

 

10.4 Analyses par G.Anders de la télévision (dans L’obsolescence de l’homme-1956)

 

§3. La radio et l’écran de télévision deviennent la négation de la table familiale ; la famille devient un public en miniature.

 

Que cette consommation de masse soit rarement appelée par son nom, on le comprend. On la présente plutôt comme l’occasion d’une renaissance de la famille et de la vie privée – ce qu’on ne peut comprendre que comme une hypocrisie : les inventions nouvelles se réfèrent volontiers à ces vieux idéaux qui risqueraient sans cela de faire obstacle à certains achats. Selon un article paru dans le quotidien viennois Presse du 24 décembre 1954. «  La famille française a découvert que la télévision était un bon moyen de détourner les jeunes de passe-temps couteux, de retenir les enfants à la maison et de donner un nouvel attrait aux réunions familiales. »  Il n’en est rien. Ce mode de consommation permet en réalité de dissoudre complètement la famille tout en sauvegardant l’apparence d’une vie de famille intime, voire en s’adaptant à son rythme. Le fait est qu’elle est bel et bien dissoute : car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c’est le monde extérieur – réel ou fictif – qu’elle y retransmet. Il y règne sans partage, au point d’ôter toute valeur à la réalité du foyer et de la rendre fantomatique – non seulement la réalité des quatre murs et du mobilier, mais aussi celle de la vie commune. Quand le lointain se rapproche trop, c’est le proche qui s’éloigne ou devient confus. Quand le fantôme devient réel, c’est le réel qui devient fantomatique. Le vrai foyer s’est maintenant dégradé et a été ravalé au rang de « container » : sa fonction n’est plus que de contenir l’écran du monde extérieur. « Les services sociaux, peut-on lire dans un rapport de police rédigé à Londres le 2 octobre 1954, ont recueilli dans un appartement de l’est de Londres deux enfants âgés de un et trois ans laissés à l’abandon. La pièce dans laquelle jouaient les enfants n’était meublée que de quelques chaises cassées. Dans un coin trônait un somptueux poste de télévision flambant neuf. Les seuls aliments trouvés sur place consistaient en une tranche de pain, une livre de margarine et une boîte de lait condensé. » La télévision a liquidé le peu de vie communautaire et d’atmosphère familiale qui subsistait dans les pays les plus standardisés. Sans même que cela déclenche un conflit entre le royaume du foyer et celui des fantôme, sans même que ce conflit ait besoin d’éclater, puisque le royaume des fantômes a gagné dès l’instant où l’appareil a fait son entrée dans la maison : il est venu, il a fait voir et il a vaincu. Dès que la pluie des images commence à tomber sur les murailles de cette forteresse qu’est la famille, ses murs deviennent transparents et le ciment qui unit les membres de la famille s’effrite : la vie de famille est détruite.

Il y a quelques décennies, on avait déjà pu observer que le meuble qui symbolisait socialement la famille, la table massive installée au centre de la salle à manger et autour de laquelle on se rassemblait au moment des repas, avait commencé à perdre de sa force d’attraction, était devenue obsolète et avait disparu des intérieurs modernes. C’est seulement maintenant qu’il s’est trouvé, pour prendre sa suite, un meuble d’une puissance symbolique et d’une force de persuasion égales à la puissance symbolique et à la force d’attraction de la table. Ce qui ne veut pas dire que la télévision est maintenant devenue le centre de la famille. Au contraire. Ce que l’appareil représente et incarne, c’est précisément le décentrement de la famille, son excentration. Il est la négation de la table familiale. Il ne fournit plus un point de convergence à la famille mais la remplace par un point de fuite commun. Alors que la table rendait la famille centripète, invitait ceux qui étaient assis autour d’elle à faire circuler la navette des préoccupations, des regards et des conversations pour continuer ainsi à tramer le tissu familial, l’écran, lui, oriente la famille d’une manière centrifuge. Maintenant, les membres de la famille ne sont plus assis les uns en face des autres, leurs chaises sont seulement juxtaposées face à l’écran. C’est seulement par mégarde qu’ils peuvent encore se parler (à condition qu’ils le veuillent ou le puissent encore). Ils ne sont plus ensemble mais côte à côte  ou plus exactement, juxtaposés les uns aux autres. Ils sont de simples spectateurs. Il ne peut plus être question d’un tissu qu’ils trameraient ensemble, d’un monde qu’ils formeraient ensemble ou auquel ils participeraient ensemble ? En réalité, les membres de la famille sont, dans le meilleur des cas, aspirés simultanément (mais pourtant pas ensemble) par ce point de fuite qui leur ouvre le royaume de l’irréel ou un monde qu’ils ne partagent, à proprement parler, avec personne (puisque eux-mêmes n’y participent pas vraiment). S’ils le partagent, c’est seulement avec ces millions de « solistes de la consommation de masse » qui, comme eux et en même temps qu’eux, ont les yeux fixés sur leur écran. La famille est désormais structurée comme un public en miniature, le salon familial est devenu une salle de spectacle en miniature, et la salle de cinéma est devenue le modèle du foyer. Il ne reste plus aux membres de la famille qu’une chose à vivre véritablement ensemble, et non pas seulement simultanément ou juxtaposés dans l’espace : c’est l’attente du moment où ils auront terminé de payer l’appareil (et le travail qu’ils fournissent pour y parvenir). Une fois l’appareil payé, c’en sera alors fini une bonne fois pour toutes de leur communauté. L’objectif inconscient de leur ultime projet commun est ainsi l’extinction de leur communauté.

 

§4 En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision nous traient comme des enfants et des serfs.

 

 Nous avons dit que ceux qui sont assis devant l’écran de télévision ne se parlent plus que par hasard – pour autant qu’ils le veulent ou le peuvent encore. Cela vaut désormais également pour les auditeurs de la radio. Eux non plus ne se parlent plus que par mégarde. Ils le veulentet le peuvent chaque jour de moins en moins – ce qui ne signifie certes pas qu’ils se taisent volontairement, mais uniquement que leurs échanges prennent désormais une forme passive. Si, dans la fable que nous avons mise en épigraphe de cet essai, les paroles du roi – « maintenant, tu n’as plus de besoin d’aller à pied » - avaient fini par devenir : « maintenant, tu ne peux plus aller à pied », pour nous les paroles : « maintenant, vous n’avez plus besoin de parler » ont fini par devenir : « maintenant, vous ne pouvez plus parler ». En nous retirant la parole, les instruments nous privent aussi du langage. Ils nous privent de notre capacité d’expression, de toutes les occasions de parler et de notre désir même de le faire, exactement comme la musique du gramophone et de la radio nous prive de l’occasion de faire de la musique en famille.

 Les amoureux qui vont se prononcer sur les rives de l’Hudson, de la Tamise ou du Danube avec un transistor allumé ne se parlent pas mais écoutent une tierce personne : la voie publique – le plus souvent anonyme- de l’émission qu’ils emmènent promener comme on emmène promener un petit chien, ou plus exactement : qui les emmène promener. Ils ne se promènent  pas à deux mais à trois, puisqu’ils ne sont plus que le public en miniature qui suit la voix de l’émission. Il n’est plus question d’intimité ; elle est par avance exclue. S’ils en viennent malgré tout à des échanges intimes, c’est aux instructions, aux suggestions et même à l’excitation de la tierce personne qu’ils le doivent, et non à eux-mêmes ; à la voix éraillée, voluptueuse ou chantante de l’émission qui leur prescrit – qu’aurait sans cela de programmatique un « programme » radiophonique ?  - ce qu’ils doivent ressentir et comment ils doivent le faire pour se conformer à l’ordre du jour…et de la nuit. Puisqu’ils font ce qui leur est prescrit en présence de la voie de la tierce personne qui leur parle, c’est comme s’ils étaient épiés en permanence. Aussi excitante que puisse leur sembler leur obéissance, on ne peut plus vraiment dire qu’ils s’occupent l’un de l’autre. C’est bien plutôt cette tierce personne, la seule à posséder une voix, qui s’occupe d’eux. Mais « s’occuper » n’a pas ici seulement le sens de « converser » ou d’ « amuser ». Puisque la voix leur apporte, en tant que troisième terme de cette relation, un appui et un soutien que, ne sachant comment s’y prendre avec leur partenaire, ils ne peuvent pas trouver en lui, « s’occuper » a également ici le sens de « soutenir ». La plupart des gens écoutent la radio même en faisant l’amour ( et pas seulement sur des musiques provoquant le « swooning », la pâmoison) : tout le monde le sait et fait comme si cela allait de soi ; il n’y a donc aucune raison d’avoir honte de le dire. En fait la radio qu’on laisse allumée ou qu’on allume exprès en toute situation joue le rôle de ce chaperon tenant la chandelle auquel les anciens avaient recours pour surveiller les rendez-vous amoureux ; la seule différence tient au fait que le chaperon d’aujourd’hui est une « public utility » (un service public) mécanisée ; qu’avec sa chandelle, il doit non seulement éclairer les amoureux, mais aussi éveiller leur ardeur, et qu’il doit surtout jamais se taire mais, au contraire, bavarder sans cesse, de façon à constituer un bruit de fond couvrant avec ses songs ou combattant par ses paroles cette « horreur du vide » qui, même dans l’accomplissement de l’acte sexuel, ne quitte jamais les amants. Ce « background » est d’une importance si fondamentale qu’il figure même sur les « voicepondences » ces bandes magnétiques enregistrées que les gens s’envoient comme on s’envoie des lettres et qui ont fait leur apparition sur le marché en 1954. Un amoureux qui enregistre une de ces lettres d’amour pour analphabètes parle sur un fond sonore préenregistré, un fond musical en l’occurrence, car « sa seule voix » ne constituerait vraisemblablement qu’un bien pauvre cadeau pour sa bien-aimée. Lorsque celle-ci reçoit la bande magnétique, c’est toujours la tierce voix, celle du fond musical, qui en réalité lui parle ou la séduit, comme le ferait une entremetteuse devenue chose.

 Mais le rapport amoureux n’est qu’un exemple, même s’il est le plus marquant. Dans toutes les situations, les gens laissent la tierce voix s’occuper d’eux, au sens que nous avons mis en évidence plus haut. Et même lorsque, par inadvertance, ils se parlent, la voix de la radio continue derrière eux comme la voix du ténor qui tient le rôle principal, pour leur donner le sentiment réconfortant et rassurant qu’elle continuera même lorsqu’ils se seront tus. Même après la mort.

 Puisque la parole leur est désormais garantie, livrée toute prête et instillée goutte à goutte dans l’oreille, ils ont cessé d’être des animaux doués de logos, tout comme ils ont cessé, en tant que mangeur de pain, de se rattacher à l’homo faber. Désormais, ils ne préparent pas davantage leur propre nourriture linguistique qu’ils ne cuisent leur propre pain. Les mots ne sont plus pour eux quelque chose qui se prononce, mais quelque chose qui s’écoute ; la parole n’est plus pour eux un acte mais une réception passive.  Il est clair qu’ils « possèdent » alors le logos dans un tout autre sens que celui auquel pensait Aristote dans sa définition de l’homme : ce faisant, ils deviennent des êtres infantiles, au sens étymologique du terme - des enfants qui ne parlent pas encore. Peu importe dans quelle civilisation et dans quel espace politique  a lieu cette évolution vers un être privé de logos : les conséquence en seront nécessairement partout les mêmes. Elle produira un type d’homme qui, parce qu’il ne parle plus lui-même, n’a plus rien à dire ; un type d’homme qui, parce qu’il se content d’écouter, de toujours écouter, n’est qu’un « serf ». Le premier effet de cette limitation est d’ores et déjà perceptible sur ceux qui ne sont plus que des auditeurs. Il se répand  dans toutes les sphères linguistiques, rendant la langue plus grossière, plus pauvre, si bien qu’elle finit par lasser ceux même qui la parlent. Mais il va bien au-delà : la vie et l’homme deviennent eux aussi plus grossiers et plus pauvres, parce que le « cœur »  de l’homme  - sa richesse et sa subtilité - perd toute consistance sans la richesse et la subtilité du discours. Car la langue n’est pas seulement l’expression de l’homme, mais l’homme est également le produit de son langage : bref, parce que l’homme est articulé comme lui même articule, et se désarticule quand il cesse d’articuler.

 

§5 Les événements viennent à nous, nous n’allons pas à eux.

 

 Le traitement auquel est soumis l’homme lui est fourni à domicile, exactement comme le gaz ou l’électricité. Mais ce qui est distribué, ce ne sont pas seulement des produits artistiques tels que la musique ou bien des jeux radiophoniques – ce sont aussi les événements réels. Du moins ceux qui ont été sélectionnés, chimiquement purifiés et préparés pour nous être présentés comme une « réalité », ou tout simplement pour remplacer la réalité elle-même. Il suffit à celui qui veut être au courant, qui veut savoir ce qui se passe ailleurs, de rentrer chez lui, ou les événements « sélectionnés pour lui être montrés » ne demandent qu’à jaillir du poste comme l’eau du robinet. Comment pourrait-il,  à l’extérieur, dans le chaos du réel, être en mesure de saisir autre chose que des réalités de portée infime, locale ? Le monde extérieur nous dissimule le monde extérieur. C’est seulement lorsque la porte d’entrée se referme en faisant entendre le déclic de sa serrure que le dehors nous devient visible, c’est seulement une fois que nous sommes devenus  des monades sans fenêtres que l’univers  se réfléchit en nous ; c’est seulement lorsque nous promettons à la tour de rester enfermés entre ses murs au lieu de scruter le monde depuis son sommet que le monde vient à nous, que le monde nous plaît, que nous devenons pareils à Lyncée.

 G.Anders, L’obsolescence de l’homme.

 

 

 

10.5 Technophobies

 

Jusqu’à présent nous avons considérer que la peur des techniques venait  d'une méconnaissance de leur mode d’existence et d’une ignorance de leur nature. S’il y a risque d’aliénation de l’homme par les techniques c’est en raison d’un mauvais rapport, c’est-à-dire un rapport de simple moyen ou d’ustentilité disions nous dans la situation précédente. Toutefois il existe quelques critiques pertinentes des techniques, notamment celle de Heidegger. Si les mouvements technophobes sont apparus principalement après l’explosion des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, on ne peut réduire ces critiques à la crainte d’une pulvérisation de la planète, techniquement possible aujourd’hui, en cas de guerre nucléaire.  Pour Heidegger, la technique constitue une menace pour la pensée humaine et cela de façon beaucoup plus grave car elle est passée sous silence. En quel sens la technique menace-t-elle l’essence pensante de l’homme ? Comment comprendre cette thèse ? Comment le fait de vivre dans un environnement technique, d’utiliser des machines pourrait-il compromettre la capacité qui est la mienne de penser ? Comment faut-il entendre le verbe « penser » ici ?

 

A.     La technique menace l’essence pensante de l’homme. 

La thèse de Heidegger consiste à montrer que les techniques empêchent la pensée de type philosophique car  elles conduisent à l’oubli de l’être. Comment comprendre cette idée ?

 1/ l’essence de la technique conduit à réduire  la nature à un fonds. 

La réalité de la technique n'était pas réductible à un instrument ou  à un moyen. Elle doit être comprise comme autre chose et plus qu'une fabrication d'instruments. Elle est un « mode du dévoilement », elle est un nouveau rapport à la nature. En quoi consiste-t-il ? A devenir « comme maître et possesseur de la nature » selon la célèbre formule de Descartes (lire le texte 25 p.201). La technique impose à la nature l'exigence de fournir de l'énergie, de  la capter, de la transformer, de la stocker. L’homme ne voit plus dans la nature qu’un réservoir d’énergie, qu’un fonds dans lequel il va puiser.  Heidegger écrit ceci  « le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée ». L’auteur voit là un changement de point de vue décisif par lequel la nature cesse d'être simplement « en face de nous comme objet (Gegenstand) », mais « est là au sens de fonds (Bestand) » soit comme une réserve dans laquelle on puise.

Cette nouvelle façon de se représenter la nature engage plus généralement de nouveaux rapports. L'homme devient sujet et le monde objet. Le monde est posé comme l'ensemble des objets susceptibles d'être produits. Tout est bien de consommation. Heidegger appelle ce rapport l'arraisonnement: « cet appel pro-voguant qui rassemble l'homme autour de la tâche de commettre comme fonds ce qui se dévoile, nous l'appelons - l'arraisonnement (Gestell) ».

 

 Ainsi la technique se manifeste comme une exigence totale, illimitée, douée d'une force irrésistible: « il se pourrait que s'exprime dans la technique moderne une exigence dont l'homme ne peut arrêter l'accomplissement, qu'il peut encore moins embrasser totalement du regard et maîtriser » . Il y a donc une inversion du projet: l'homme ne peut maitriser la technique qui maitrise la nature. Il est dépassé par ce projet de maîtrise de la nature. Celui va engager un nouveau rapport au monde, il n’est pas limité à quelques domaines délimité de ce monde. Le projet est global.

    Si la technique est un objet philosophique décisif, c'est dans la mesure où elle est une manière désormais dominante par laquelle l'homme se rapporte au « tout de l'étant». Nous ne sommes plus en face de l’être, nous sommes en face d’une nature transformée, d’une nature qui a la forme de l’humain. Tout se passe comme si nous ne rencontrons plus dans la nature que de l’humain. En quoi cela est-il problématique ?

 

 

2/ La fin des interrogations existentielles et métaphysiques

Une des thèses de Heidegger consiste à souligner le fait que la pensée philosophique nait d’une angoisse existentielle. Or l’angoisse est une crainte très particulière en ce qu’elle n’a pas d’objet déterminé. La crainte est toujours crainte de quelque chose, crainte des araignées, crainte du conseil de classe, etc. L’angoisse est indéterminée. Elle est une expérience particulière qui nous conduit à nous interroger de façon métaphysique ou philosophique. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce qu’exister pour une conscience humaine ? Tout ce qui est est-il en devenir ? qu’est-ce que le temps ? Existe-t-il dans les choses ? ou bien seulement dans mon esprit ? Toutes ces interrogations sont de type philosophique. La philosophie s’attache à saisir l’essence de ce qui est. Or la thèse de Heidegger est de dire que ces angoisses qui conduisent à la réflexion philosophiques sont provoquées par un rapport à l’être. Or celui-ci est oublié, il est voilé par notre rapport technique au monde. De plus les hommes en viennent à croire, ce  qui est une illusion, que la quête de maîtrise technique est le seul rapport vrai à l'étant. La réflexion philosophique apparait comme désuète, obsolète, d’un autre temps. Pourtant l’expérience philosophique est éternelle. Ainsi « le règne de l'arraisonnement nous menace de l'éventualité qu'à l'homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d'entendre ainsi l'appel d'une vérité plus initiale ». Habiter dans un environnement technique nous conduit à nous poser des questions techniques, comment ça marche ?, et non plus philosophiques. Les objets qui nous entourent nous apparaissent le plus souvent sous forme d'outils, invitant à un usage : l'étant se manifeste à nous comme «ustentilité ». La mise à disposition de l'étant caractérise inconstestablement la modernité : nous nous servons. Nous nous servons de tout sans avoir besoin pour cela de réflexion, de méditation, d'enquête, que ce soit sur la légitimité ou sur la finalité de cette disponibilité permanente de l'étant. L'humain peut être pris dans cette relation d'instrumentalité.

 

Pour conclure, on comprend qu’il  y a deux dimensions de notre existence : l'authenticité et la quotidienneté. L'authenticité désigne l'occupation par ma conscience de sa propre existence. Elle rencontre alors des questions très philosophiques, celle de l'être (que signifie « être » ? en quoi mon existence diffère-t-elle de celle des objets du monde ?) ou celle du temps.

La quotidienneté désigne non plus de grandes questions, mais de petits soucis, ceux du quotidien. Cette préoccupation remplit notre champ de conscience avec une grande densité, à tout instant, du réveil à l'endormissement et peut-être même pendant le rêve.

Heidegger identifie l'origine de toutes les formes d'engagement dans le monde : le souci (die Sorge), au sens plus de « se soucier de » que « avoir du souci ». Selon ce premier mode, authentique, ce souci donne naissance à une angoisse existentielle menant à une pensée de l'Etre, du temps, de la mort, qui définit assez bien le souci philosophique. Selon un second mode, quotidien, ce souci s'exprime sous forme d'une multitude de « soucis »au sens le plus faible du terme, les petits soucis de la quotidienneté, qu'Heidegger appelle dérélicition. L'aspect le plus important de la déréliction se trouve pour Heidegger dans la place qu'y occupent les outils, les renvois entre les outils et les systèmes d'outils.

 

B.   Techniques et accélérations

La technophobie perçoit dans les objets techniques une menace de déshumanisation, c’est-à-dire d’aliénation de l’homme. Dans un environnement technique, l’individu perdrait ce qui fait son humanité. Dans la philosophie de Heidegger par exemple, la technique instaure un nouveau rapport au monde qui empêche la méditation métaphysique sur le sens de l’être et du temps.  Une autre critique portant sur les techniques consiste à accuser les techniques d’augmenter les vitesses et ainsi d’accélérer le rythme de vie des individus.  Nous allons voir que cette critique n’est pas justifiée et qu’elle  repose sur des erreurs de jugement.

 Hartmut Rosa est un philosophe et sociologue allemand qui s’intéresse au phénomène de l’accélération qui caractériserait les sociétés modernes dans deux de ses ouvrages : Accélération, une critique sociale du temps et Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive.

Si les sociétés modernes sont caractérisées par une « famine temporelle » (c’est-à-dire l’impression que l’on n’arrête pas de « courir » après le temps, que l’on manque de temps, que tout allant trop vite, on n’a plus de temps pour soi) faut-il en imputer la responsabilité aux techniques ? Au contraire, l’évolution des techniques qui conduit à une accélération des vitesses de production, de communication et de transports devraient nous faire « gagner » du temps.  Il nous faut moins de temps pour nous déplacer, pour produire et communiquer que dans le passé. D’où ce paradoxe : «l’accélération technique devrait logiquement impliquer une augmentation du temps libre, qui à son tour ralentirait le rythme de vie ou au moins éliminerait ou réduirait la « famine temporelle ». Puisque l’accélération technique signifie que moins de temps est nécessaire à l’accomplissement d’une tâche donnée, le temps devrait devenir abondant. Si au contraire dans la société moderne le temps devient de plus en plus rare, nous voici en présence d’un paradoxe qui appelle une explication sociologique. » Hartmut Rosa, Aliénation et accélération.

Tout se passe comme si les innovations techniques avaient pour but de remédier  au problème de « famine temporelle », mais sans y parvenir véritablement en raison d’une augmentation du nombre d’activités.  En effet, du temps libre n’est dégagé par l’accélération technique que si le nombre d’activités dans une unité de temps reste constante.

 

 

   Texte supplémentaire : extrait tiré de l’Eloge du carburateur de M.Crawford.

   « Si vous cherchez une bonne machine-outil, adressez-vous à Noël Dempsey, qui tient boutique à Richmond, en Virginie. Le magasin bien achalandé de Noël est plein de tours, de fraiseuses et de scies circulaires ; il se trouve que la plupart de ces outils provien­nent d'établissements scolaires. On trouve également en abondance ce genre d'équipement sur eBay et, là aussi, il s'agit généralement d'objets en provenance de lycées ou de collèges. Cela fait près de quinze ans qu'ils circulent sur le marché de l'occasion. C'est en effet dans les années 1990 que les cours de technologie ont commencé à disparaître dans l'enseignement secondaire américain, quand les enseignants ont commencé à vouloir préparer leurs élèves à devenir des « travailleurs de la connaissance » (knowledge workers).La disparition des outils de notre horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l'ignorance totale du monde d'arte­facts que nous habitons. De fait, il s'est développé depuis quelques années dans le monde de l'ingénierie une nouvelle culture technique dont l'objectif essentiel est de dissimuler autant que possible les entrailles des machines. Le résultat, c'est que nombre des appareils que nous utilisons dans la vie de tous les jours deviennent parfaitement indéchiffrables. Soulevez le capot de certaines voitures (surtout si elles sont de marque allemande) et, en lieu et place du moteur, vous verrez apparaître quelque chose qui ressemble à l'espèc d'obélisque lisse et rutilant qui fascine tellement les anthro­poïdes au début du film de Stanley Kubrick 2001 : L'Odyssée de l'espace. Bref, ce que vous découvrez, c'est un autre capot sous le capot. Cet art de la dissimulation a bien d'autres exemples. De nos jours, pour dévisser les vis qui maintien­nent ensemble les différentes parties des appareils de petite taille, il faut souvent utiliser des tournevis ultraspéciaux qui sont très difficiles à trouver dans le commerce, comme pour dissuader les curieux ou les insatisfaits de mettre leur nez dans les entrailles de ces objets. Inversement, mes lecteurs d'âge mûr se souviendront sans doute que, il n'y a pas si long­temps, le catalogue Sears incluait des graphiques et des schémas décrivant les parties et le fonctionnement de tous les appareils domestiques et de nombreux autres engins mécaniques. L'intérêt du consommateur pour ce genre d'information passait alors pour une évidence.Ce déclin de l'usage des outils semble présager un chan­gement de notre relation avec le monde matériel, débou­chant sur une attitude plus passive et plus dépendante. Et de fait, nous avons de moins en moins d'occasions de vivre ces moments de ferveur créative où nous nous saisissons des objets matériels et les faisons nôtres, qu'il s'agisse de les fabri­quer ou de le réparer. Ce que les gens ordinaires fabriquaient hier, aujourd'hui, ils l'achètent ; et ce qu'ils réparaient eux-mêmes, ils le remplacent intégralement, ou bien louent les services d'un expert pour le remettre en état, opération qui implique souvent le remplacement intégral d'un appareil en raison du dysfonctionnement d'une toute petite pièce.Cet ouvrage plaide pour un idéal qui s'enracine dans la nuit des temps mais ne trouve plus guère d'écho aujourd'hui : le savoir-faire manuel et le rapport qu'il crée avec le monde matériel et les objets de l'art. Ce type de savoir-faire est désormais rarement convoqué dans nos acti­vités quotidiennes de travailleurs et de consommateurs, et quiconque se risquerait à suggérer qu'il vaut la peine d'être cultivé se verrait probablement confronté aux sarcasmes du plus endurci des réalistes : l'économiste professionnel. Ce dernier ne manquera pas, en effet, de souligner les « coûts d'opportunité » de perdre son temps à fabriquer ce qui peut être acheté dans le commerce. Pour sa part, l'enseignant réa­liste vous expliquera qu'il est irresponsable de préparer les jeunes aux professions artisanales et manuelles, qui incar­nent désormais un stade révolu de l'activité économique. On peut toutefois se demander si ces considérations sont aussi réalistes qu'elles le prétendent, et si elles ne sont pas au contraire le produit d'une certaine forme d'irréalisme qui oriente systématiquement les jeunes vers les métiers les plus fantomatiques. Aux environs de 1985, on a commencé à voir apparaître dans les revues spécialisés en éducation des articles intitulés « La révolution technologique en marche » ou « Préparez vos enfants à un avenir high-tech mondialisé ». Bien entendu, ce genre de futurisme n'est pas nouveau en Amérique. Ce qui est nouveau, c'est le mariage du futurisme et de ce qu'on pourrait appeler le « virtualisme », l'idée que, à partir d'un certain moment, nous finirons par prendre congé de la réa­lité matérielle et par flotter librement dans un univers écono­mique d'information pure. En fait, ce n'est pas si nouveau, cela fait bien cinquante ans qu'on nous ressasse que nous sommes au seuil de la « société postindustrielle ». S'il est vrai que nombre d'emplois industriels ont migré sous d'autres cieux, les métiers manuels de type artisanal sont toujours là. Si vous avez besoin de faire construire une terrasse ou de faire réparer votre véhicule, les Chinois ne vous seront pas d'une grande utilité. Rien d'étonnant à cela, ils habitent en Chine. Et de fait, on constate l'existence d'une pénurie de main-d'œuvre tant dans le secteur de la construction que dans celui de la mécanique auto. Pourtant, les intellectuels ont trop souvent eu tendance à mettre ces métiers manuels dans le même sac que les autres formes de travail industriel : tout ça, c'est des boulots de « cols bleus », et donc tous censés appartenir à une espèce en voie de disparition. Mais depuispeu, ce consensus a commencé à se fissurer ; ainsi, en 2006, le Wall Street Journal se demandait si « îe travail [manuel] qua­lifié n'était pas en train de devenir l'une des voies privilégiées pour accéder à une vie confortable ».Ce livre n'est pas vraiment un livre d'économie ; il s'intéresse plutôt à l'expérience de ceux qui s'emploient à fabriquer ou réparer des objets. Je cherche aussi à comprendre ce qui est en jeu quand ce type d'expérience tend à disparaître de l'horizon de nos vies. Quelles en sont les conséquences du point de vue de la pleine réalisation de l'être humain ? L'usage des outils est-il une exigence perma­nente de notre nature ? Plaider en faveur d'un renouveau du savoir-faire manuel va certainement à rencontre de nombre de clichés concernant le travail et la consommation ; il s'agit donc aussi d'une critique culturelle. Quelles sont donc les origines, et donc la validité, des présupposés qui nous amènent à considérer comme inévitable, voire désirable, notre croissant éloignement de toute activité manuelle ?Je ferai souvent référence à ma propre expérience de tra­vail, la plus récente en particulier, celle de mécanicien moto. Quand je vois une moto quitter mon atelier en démarrant gaillardement, et ce quelques jours après y avoir été trans­portée à l'arrière d'un pick-up, toute ma fatigue se dissipe, même si je viens de passer toute la journée debout sur une dalle de béton. À travers la visière de son casque, je devine le sourire de satisfaction du motard privé de véhicule depuis un bon bout de temps. Je le salue d'un geste de la main. Une main sur la manette des gaz et une autre sur l'embrayage, je sais qu'il ne peut pas me rendre mon salut. Mais je déchiffre un message de gratitude dans la joyeuse pétarade du moteur qu'il emballe pour le plaisir. J'aime cette sonorité exubé­rante, et je sais que lui aussi. Ce qui passe entre nous, c'est une conversation de ventriloques au timbre mécanique, et le message en est tout simple : « Ouaaaaaaaaais ! »La sensation de cette liasse de billets dans ma poche n'a rien à voir avec les chèques que je recevais dans mon précédent boulot. Parallèlement à mes études de doctorat en philosophie politique à l'université de Chicago, je travaillais comme directeur d'une fondation à Washington, un think tank, comme on dit. J'étais constamment fatigué et, sincère­ment, je ne voyais pas très bien pourquoi j'étais payé : quels bien tangibles, quels services utiles mon travail fournissait-il à qui que ce soit? Ce sentiment d'inutilité était passable­ment déprimant. J'étais bien payé, mais c'était pratique­ment comme recevoir une indemnité et, au bout de cinq mois, j'ai laissé tomber pour ouvrir mon atelier de réparation de motos. Peut-être que je ne suis pas doué pour le travail de bureau. Mais en réalité, je doute fort que mon problème soit exceptionnel. Si je raconte ici ma propre histoire, ce n'est pas parce que je crois qu'elle sort de l'ordinaire, mais au contraire parce que je pense qu'elle est assez banale. Je veux rendre jus­tice à certaines intuitions qui sont partagées par beaucoup de gens, mais qui n'ont pas suffisamment de légitimité publique. Tel est le sujet de ce livre : j'ai toujours éprouvé un sentiment de créativité et de compétence beaucoup plus aigu dans l'exercice d'une tâche manuelle que dans bien des emplois officiellement définis comme « travail intellectuel ». Plus étonnant encore, j'ai souvent eu la sensation que le tra­vail manuel était plus captivant d'un point de vue intellectuel. Cet ouvrage est donc une tentative de comprendre pourquoi. Je tire mes exemples de deux domaines essentiellement, ceux des métiers de la réparation et de la construction. Ce sont des professions avec lesquelles j'ai une certaine familia­rité (j'ai aussi travaillé comme électricien), mais je pense que mon raisonnement peut aussi s'appliquer à d'autres types de tâches. Il se trouve que la plupart des individus qui apparais­sent dans cet ouvrage sont des hommes, mais je suis certain que les femmes, elles aussi, savent reconnaître l'attrait de ce genre d'activité tangible et directement utile. Maintenant, quelques mots sur ce que ce livre n'est pas. Je souhaite éviter le halo de mysticisme qui s'attache sou­vent aux éloges du savoir-faire artisanal, car il s'agit pour moi simplement de rendre justice aux satisfactions qu'il nous offre. Vous ne trouverez donc pas ici de digressions sur les fabricants de sabres japonais ou autres merveilles. J'emploierai de préférence le terme de « métier » (trade) plutôt que celui d'« art » (craff) pour souligner le caractère prosaïque de mon sujet (mais je n'observerai pas cette dis­tinction avec une rigueur systématique). Comparés à ceux d'un véritable artisan, mes maigres talents ne pèsent pas grand-chose ; par conséquent, je n'ai aucune compétence pour parler de l'arôme de haute spiritualité qui est censé se dégager d'un tenon parfaitement emmanché dans sa mor­taise, ou de quoi que ce soit dans le genre. Disons que, grosso modo, le savoir-faire de l'artisan définit une norme idéale, mais que dans un système marchand de consommation de masse comme le nôtre, c'est l'activité de l'homme de métier qui incarne un mode de vie économiquement viable. Du moins s'agit-il d'un modèle largement accessible et qui offre une série de satisfactions similaires à celles que nous asso­cions au savoir-faire artisanal. Nous tendons également à imaginer l'artisan dans le confort de son atelier, tandis que l'homme de métier travaille hors de chez lui et doit ramper sous un évier ou grimper au sommet de poteaux électriques et, en général, essayer de faire fonctionner des objets qui ne lui appartiennent pas.Par conséquent, j'essaie d'éviter les images enjolivées du travail manuel dans lesquelles se complaisent parfois les intellectuels. Je ne pense pas non plus qu'il soit intéressant de nourrir la nostalgie d'une vie « plus simple » et soi-disant plus authentique, ou bien dotée d'une aura démocratique plus prestigieuse du fait d'être liée à la « classe ouvrière ». Certes, mon intention est bien de réhabiliter l'honneur des métiers manuels en tant qu'option professionnelle parfaite­ment légitime, mais j'ai choisi de le faire à partir de ma propre expérience, qui ne gagne rien à être lue à la lumière de ces idéaux contestables. La plupart des individus avec qui j'ai travaillé comme électricien ou comme mécanicien ne correspondaient guère à l'image traditionnelle du « col bleu ». Nombre d'entre eux étaient des excentriques, des réfugiés d'une existence antérieure trop étriquée. Certains dérivaient entre travail et inactivité, selon les circonstances.Cet ouvrage propose une série d'arguments en faveur d'une forme de travail dont on peut dire qu'elle a du sens parce qu'il s'agit d'un travail vraiment utile. Il explore égale­ment ce qu'on pourrait appeler l'éthique de l'entretien et de la réparation. Ce faisant, j'espère qu'il aura quelque chose à dire aux personnes qui, sans exercer professionnellement ce genre d'activité, s'efforcent d'arriver dans leur vie à un minimum d'indépendance (self-reliance) matérielle à travers la connaissance pratique des objets matériels qui nous entou­rent. Nous n'aimons pas que ce que nous possédons nous dérange. Pourquoi certains des nouveaux modèles de Mer­cedes n'ont-ils plus de jauge à huile, par exemple ? Qu'est-ce qui nous séduit dans l'idée d'être débarrassés de toute inter­action importune avec les choses qui nous entourent ? Poser ces question fondamentales concernant notre culture de consommation, c'est aussi poser des questions fondamentales sur le sens du travail, parce que plus les objets utilitaires sont dociles et discrets, plus ils sont compliqués. Et quels effets cette complexité croissante des voitures et des motos, par exemple, a-t-elle eus sur les tâches de ceux qui sont chargés de leur entretien ? On entend souvent dire qu'il faut « requa­lifier » la main-d'œuvre pour qu'elle soit à la hauteur de l'évo­lution technologique. À mon avis, la question est plutôt la suivante : quel type de personnalité doit posséder un mécani­cien du xxie siècle pour tolérer la couche de gadgets électro­niques inutiles qui parasite aujourd'hui le moindre appareil ?Il s'agit donc d'une tentative de cartographier les terri­toires imbriqués où se côtoient l'idée d'un « travail doté de sens » et celle de l'« indépendance » (self-reliance). Ces idéaux sont tous deux liés à la lutte pour l'expression active de l'indi­vidu (individual agency) qui est au centre même de la vie moderne. Quand nous contemplons notre existence sous l'angle de cette lutte, certaines expériences acquièrent une plus grande importance. Tant comme travailleurs que comme consommateurs, nous sentons bien que nos vies sont contraintes par de vastes forces impersonnelles qui agissent sur nous à distance. Ne sommes-nous pas en train de devenir chaque jour un peu plus stupides ? Pour avoir la moindre prise sur le monde, intellectuellement parlant, ne nous faut-il pas aussi avoir un minimum de capacité d'agir matérielle­ment sur lui ?Pour certaines personnes, cela signifie cultiver son propre potager. On dit même qu'il y a maintenant des gens qui élèvent des poulets sur les toits des immeubles de New York. Ces néo-agriculteurs expliquent qu'ils éprouvent une profonde satisfaction dans le fait de récupérer une relation plus directe avec ce qu'ils mangent. D'autres décident de faire du tricot et sont tout fiers de porter des vêtements qu'ils ont créés de leurs propres mains. L'économie domestique de nos grands-mères redevient tout d'un coup le dernier cri de la mode. Comment expliquer ces phénomènes ?Quand les temps économiques sont durs, la frugalité est à l'ordre du jour. Or, la frugalité requiert un certain niveau d'autonomie, c'est-à-dire la capacité de prendre soin de ses propres affaires. Mais ce nouveau goût pour l'autonomie semble bien avoir émergé avant le début de la crise, et la ten­dance à la frugalité n'est peut-être qu'une justification éco­nomique superficielle d'un mouvement qui répond en fait à un besoin plus profond : le désir de rendre notre univers intelligible afin de pouvoir nous en sentir responsables. Ce qui implique la possibilité de réduire la distance entre l'indi­vidu et les objets qui l'entourent. Nombreux sont ceux qui s'efforcent de restaurer une vision des choses à échelle humaine et de se libérer au moins partiellement des forces obscures de l'économie mondialisée.Cette poignante aspiration à la responsabilité, que nombre de gens ressentent dans la sphère domestique, ne serait-elle pas en fait (en partie) une réaction aux bouleversements du monde du travail, au sein duquel l'expérience de l'agir individuel tend de plus en plus à disparaître ? Malgré toutes les pseudonormes d'évaluation concoctées par la hiérarchie managériale, les per­sonnes qui travaillent dans un bureau ont souvent l'impres­sion que leur travail ne répond pas au type de critère objectif que fournit, par exemple, un niveau de menuisier et que, par conséquent, la distribution du blâme et de l'éloge y est parfai­tement arbitraire. La mode du « travail en équipe » rend de plus en plus difficile l'attribution de la responsabilité individuelle et a ouvert la voie à des formes singulières et inédites de manipu­lation managériale des salariés, lesquelles adoptent le langage de la thérapie motivationnelle ou de la dynamique de groupe. Les cadres supérieurs eux-mêmes vivent dans une condition d'incertitude psychique déroutante liée au caractère anxiogène des impératifs extrêmement vagues auxquels ils doivent obéir. Quand un étudiant tout juste sorti de l'université est convoqué à un entretien d'embauché pour un poste de « travailleur intel­lectuel », il découvre que le chasseur de têtes qui l'interroge ne lui pose jamais aucune question sur ses diplômes et ne s'inté­resse absolument pas au contenu de sa formation. Il sent bien que ce qu'on attend de lui, ce n'est pas un savoir, mais plutôt un certain type de personnalité, un mélange d'affabilité et de complaisance. Toutes ces années d'études ne serviraient-elles donc qu'à impressionner la galerie ? Ces diplômes obtenus à dure peine ne seraient-ils qu'un ticket d'entrée dans un univers de fausse méritocratie ? Ce qui ressort de tout ça, c'est un hiatus croissant entre forme et contenu, et l'impression de plus en plus nette que tout ce qu'on nous raconte sur le sens du travail est complètement à côté de la plaque. Plutôt que d'essayer de nier ce malaise, il est peut-être temps d'en tirer quelque chose de constructif. Au moment où j'écris ces lignes, l'ampleur de la crise économique est encore incertaine, mais elle semble s'approfondir. Les institutions et les professions les plus prestigieuses sont en train de tra­verser une véritable crise de confiance. Mais cette crise est aussi une occasion de remettre en question nos présupposés les plus élémentaires. Qu'est-ce qu'un « bon » travail, qu'est-ce qu'un travail susceptible de nous apporter tout à la fois sécurité et dignité ? Voilà bien une question qui n'avait pas été aussi pertinente depuis bien longtemps. Destination privilégiée des jeunes cerveaux ambitieux, Wall Street a perdu beaucoup de son lustre. Au milieu de cette grande confusion des idéaux et du naufrage de bien des aspirations professionnelles, peut-être verrons-nous réémerger la certi­tude tranquille que le travail productif est le véritable fonde­ment de toute prospérité. Tout d'un coup, il semble qu'on n'accorde plus autant de prestige à toutes ces méta-activités qui consistent à spéculer sur l'excédent créé par le travail des autres, et qu'il devient de nouveau possible de nourrir une idée aussi simple que : « Je voudrais faire quelque chose d'utile. »Retour aux fondamentaux, donc. La caisse du moteur est fêlée. Il est temps de la démonter et de mettre les mains dans le cambouis ».Eloge du carburateur (introduction) de M. Crawford

 

 

 

 



[1] Défrichement de terrain