6.4 Description de la conscience : l’intentionnalité.

Est-il possible de naturaliser la conscience, c’est-à-dire d’en faire un objet de connaissance comme un autre ? La conscience est-elle une propriété de l’esprit qui pourrait être l’objet d’une connaissance scientifique comme une autre ?

 La conscience n’est pas une chose à laquelle on puisse renvoyer comme s’il s’agissait de quelque chose qui existerait en dehors de nous. La conscience n’est pas une chose à quoi l’on puisse renvoyer mais c’est la source de tout ce qui apparaît. La conscience n’est pas un objet, c’est la condition de possibilité de l’objet, ce n’est pas un phénomène (phainomen en grec signifie ce qui apparaît)  parmi d’autre, c’est le fait même de la phénoménalité. Le langage nous trompe donc quand il fait référence à la conscience comme si c’était un objet.  On comprend mieux cette citation de Wittgenstein : «  la conscience n’est pas quelque chose mais elle n’est pas rien ».

Tout ce qui est dans le monde est un corrélat de la conscience. On ne peut pas se représenter un élément du monde sans que celui-ci le soit par un acte de la conscience. La conscience est ce par quoi toute chose apparaît mais en même temps elle n’existe pas indépendamment de cette apparition.

 Le problème peut se formuler ainsi : la conscience est coextensive du monde, par elle le monde apparaît mais en même temps elle est un objet du monde au sens où il existe des corrélation entre les actes mentaux et les événements cérébraux. On ne réduit donc pas la conscience à un simple processus neuronal en montrant que ce n’est que par elle que le monde apparaît.

Husserl appelle intentionnalité le fait pour la conscience d’être toujours conscience de quelque chose. «  le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, de porter en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même ». Husserl, Méditation cartésienne, §14.

 Intentio en latin signifie «  se tourner vers… ». La conscience est toujours une ouverture sur autre chose qu’elle-même. La chose visée par la conscience n’acquiert une existence que sous le regard de celle-ci. L’intentionnalité est donc cet échange interactif continuel de la conscience et du monde, par quoi ce dernier prend sens pour la conscience et la conscience pour le monde.

  N.Depraz, une commentatrice de l’œuvre d’Husserl, explique ceci :

  «  ainsi la conscience ne se réduit-elle pas, corrolairement, au cogito (le fameux «  je pense » cartésien), muni de ses cogitationes : je sens, je veux, j’imagine, je ressens, je doute, je juge, etc. Voilà qui ferait de la conscience une sphère bien trop subjective, refermée sur des actes (les cogitationes) qui irradient d’un foyer, le cogito, encapsulée sur elle-même. En s’ouvrant au monde via l’intentionnalité, la conscience phénoménologique s’élargit : elle intègre en elle son « cogitatum », à savoir l’objet même qu’il vise, à titre d’unité de sens (noème), assurément, et non pas comme chose réelle externe. A cet égard, Husserl dira de façon saisissante : à la différence de l’arbre, le noème de l’arbre ne brûle pas. Celui-ci n’est donc pas en position d’extériorité par rapport à une conscience close sur ses actes : il participe de la dynamique conscientielle à titre de noyau objectif de sens. » N. Depraz Husserl (synthèse)

Lecture de texte de Sartre sur la conscience.

Chacune de nos perceptions s’accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante », c’est-à-dire que par elle « il y a » de l’être, ou encore que l’homme est le moyen par lequel les choses se manifestent ; c’est notre présence au monde qui multiplie les relations, c’est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l’unité d’un paysage ; c’est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes masses terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf.

   Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l’être, nous savons aussi que nous n’en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoin dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n’y a personne d’assez fou pour croire qu’il va s’anéantir. C’est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusqu’à ce qu’une autre conscience vienne l’éveiller. Ainsi, à notre certitude intérieure d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée.

   J.-P. Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », Situation II.

«  Il la mangeait des yeux ». Cette phrase et beaucoup d’autres signes marquent assez l’illusion commune au réalisme et à l’idéalisme, selon laquelle connaître, c’est manger. […] Husserl ne se lasse pas d’affirmer qu’on ne peut pas dissoudre les choses dans la conscience. Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l’endroit même où il est : au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n’est pas de même nature qu’elle. […] La conscience et le monde sont donnés d’un même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle. C’est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu’aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l’image rapide et obscure de l’éclatement. Connaître, c’est « s’éclater vers », s’arracher à la moitié gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne se peut diluer en moi : hors de lui, hors de moi. Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans cette description vos exigences et vos pressentiments ? Vous saviez bien que l’arbre n’était pas vous, que vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs sombres et que la connaissance ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se comparer à la possession. Du même coup, la conscience s’est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de « dedans » ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience. Imaginez à présent une suite liée d’éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas à un « nous-mêmes » le loisir de se former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d’eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous sommes rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent, hostile et rétif ; vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : «  Toute conscience est conscience de quelque chose ».  […] Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s’anéantit. Cette nécessité pour la conscience d’exister comme conscience d’autre chose que soi, Husserl la nomme « intentionnalité ».[…] Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes ».

 

    Jean-Paul Sartre, «  Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », Situations philosophiques, Gallimard, coll. « Tel », 1998, p.9-11Ad

 

La phénoménologie est une branche de la philosophie qui est apparue avec Husserl au début du XXème siècle. Elle prône un retour à l’expérience et privilégie l’attitude descriptive sur celles d’explication ou d’analyse. Les objets du monde apparaissent dans leur qualité sensorielle, matérielle et impressionnelle et cela dans un vécu de conscience. Il y a toutes sortes de vécu de consciences, des vécus de perception, des vécus d’empathie, des vécus logiques. Mais tous ces vécus sont constitués par l’objet qu’ils visent. Un vécu de conscience est un vécu intentionnel. Cette description des vécus intentionnels doit rencontrer la force intuitive de la connaissance dans une expérience de la conscience. Mais dans la description, il ne faut pas extrapoler, c’est-à-dire généraliser, construire sur un vide d’intuition. Enfin, un vécu n’est pas propre à un individu, il doit pouvoir devenir universel et nécessaire. Pour réussir ces descriptions, il faut suspendre toute action, tout jugement. Il faut parvenir à interrompre le cours naturel de nos pensées habituelles de façon à motiver une conversion du regard.

 Exemples de descriptions de vécus intentionnels dans une Causerie de Merleau-Ponty accessible sur le blog. (le citron, le mielleux, l’eau) analyse de Sartre et F.Ponge dans le Parti pris des choses.

 

7. Suis-je ce que j’ai conscience d’être ?

Posons nous maintenant la question de savoir si ce dont nous avons conscience relève d’une connaissance. Et plus particulièrement demandons-nous si la conscience qui est un vécu subjectif est aussi un accès direct à la connaissance de qui je suis.

 Voici quelques questions que suscite le sujet : la conscience de soi est-elle une connaissance de soi ? Est-ce que l’accès que j’ai à moi-même par la conscience me conduit à avoir une connaissance de qui je suis ? Quelle est l’authenticité de ce rapport ? Il s’agit donc de savoir si je peux être à la fois le sujet d’une connaissance (je me connais)et l’objet de cette connaissance (je me connais moi-même). Ne puis-je pas me mentir à moi-même ?  nous pourrions aborder la question en nous demandant si autrui, les autres, les proches ne seraient pas plus disposés que nous, du fait de leur extériorité présumée, pour savoir qui nous sommes. Mais cela sera l’objet d’une autre étude. Nous pourrions aussi aborder le sujet en nous concentrant sur le fait que nous aurions tendance à nous imaginer être une personne que nous ne sommes pas. Mais si la conscience est source d’illusions particulière portant sur mon identité personnelle, elle est peut-être aussi, et cela plus fondamentalement  et plus généralement, source d’illusions sur la nature humaine et sur le monde.  La première illusion de la conscience serait la place qu’elle croit occuper dans la vie psychique.

 Nous nous intéresserons aux illusions de la conscience à partir de textes de Nietzsche et de Spinoza (tout le chapitre 8 est consacré aux illusions de la conscience dans la philosophie de Spinoza).

7.1 Nietzsche et la pensée de l’inconscient.

Nietzsche est un lecteur de l’Ethique de Spinoza. Or Spinoza nous apprend que la conscience que nous avons de nous-mêmes et des choses ne nous offre qu’une vue tronquée de nos volontés et de nos désirs dont nous ignorons les causes. Cette vue tronquée nous égare dans les préjugés de la liberté de la volonté et dans celui de la finalité.  Pour bien comprendre ces deux penseurs, il faut parvenir à prendre le corps comme guide. Nous ne savons pas ce que peut un corps, ce qui est étonnant c’est le corps. Le corps n’est pas une machine qui serait commandé par un pilote qui serait l’esprit. Il faut radicalement sortir du dualisme substantiel cartésien. Le corps est un guide dans la mesure où il montre qu’il dépasse la connaissance que nous en avons. De la même façon, la pensée dépasse la conscience qu’on en a. La pensée n’est pas réductible à la conscience que l’on en a.  La vie psychique ne se réduit pas à ce que la conscience en retient.

7.1 Explication d’un texte de Nietzsche sur la conscience.

La conscience n'est en somme qu'un réseau de liens entre les hommes et elle n’aurait pu prendre un autre développement.  A vivre isolé telle une bête féroce, l'homme aurait pu fort bien s'en passer.  Le fait que nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos mouvements mêmes deviennent conscients - tout au moins une partie de ceux-ci n’est que le résultat d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme : il avait besoin, lui, l’animal le plus menacé, d'aide et de protection, il avait besoin de son semblable, il fallait qu'il sût se rendre intelligible pour exprimer sa détresse , et pour cela, il avait tout d'abord besoin de la conscience, donc même pour "savoir" lui-même ce qui lui manquait, pour "savoir" ce qu’il sentait, pour "savoir" ce qu'il pensait.  Car comme toute créature vivante, l'homme, je le répète, pense constamment, mais il l'ignore ; la pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus médiocre, de tout ce qu'il pense, car il n'y a que cette pensée qui s'exprime en paroles, c'est-à-dire en signes de communication, ce qui révèle l'origine même de la conscience.

Friedrich NIETZSCHE, Le Gai Savoir, 5ème livre, § 354.

La conscience n’est pas un don divin, le propre d’une humanité qui pense. Non, l’origine de la conscience est à rechercher dans le corps, dans la vie. C’est la nécessité et le besoins de survivre qui a conduit à l’émergence de la conscience qui apparaît comme un instrument, un organe.  La tradition philosophique réfléchissant sur l'homme définit la conscience comme la capacité de savoir ce qui se passe en nous et hors de nous.  De ce fait, elle institue la conscience, la forme la plus haute de l'activité psychique en tant que manifestation de l'âme, le lieu de la pensée.  A ce titre, la pensée se prenant elle-même pour objet serait donc l'apanage exclusif de l'homme.  Mais cela est-il certain ? Dans ce texte, Nietzsche ne se contente pas de chercher à savoir ce qu'est la conscience (question de l'essence) mais encore de savoir d'où elle vient (question de la genèse).  Quelle est l'origine de la conscience ? Cette question de la généalogie de la conscience est radicale car elle conduit Nietzsche à renverser ainsi toute la tradition philosophique.

Nietzsche, en effet, affirme la primauté d'une pensée inconsciente qui est l'expression du corps, de l'organisme tout entier.

" La conscience n'est en somme qu'un réseau de liens entre les hommes' qui permet à chaque homme d'identifier ses besoins fondamentaux (exigences de la vie du corps) en vue de les exprimer pour lui-même et de les communiquer à ses semblables.  Loin d'être le tout de la vie psychique, ni l'expression d'une âme spécifique à l'homme, la conscience ne semble plus qu’un épiphénomène ou reflet du corps.

 PLAN / ARGUMENTATION.

1.  Caractéristique de la conscience.

La conscience n'est en somme qu'un réseau de liens entre les hommes".

=définition minimaliste / restrictive de la conscience : partie de la pensée qui peut s'échanger, se communiquer à autrui (idées, sentiments, sensations, émotions, informations).

 

 =la conscience comme produit de la vie en société (ce qui rend possible le lien social). expression d'un moi, être singulier déjà constitué (indépendante de toute vie sociale).

2. Origine de la conscience.

a) origine de la conscience le résultat d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme"

= Faiblesse naturelle et originelle de l'homme : situation réelle de tout être vivant (l'homme = "l'animal le plus menacé").  Primauté de la vie physique (CORPS) = (homme = animal).

= besoin : "il avait besoin de son semblable" (aide / protection / détresse) = exigences de la vie du corps.

b) conditions de son émergence : vie en société.  Nécessité de savoir identifier / formuler / tirer au clair les besoins ( = être conscient). = Définition inédite, originale de la conscience = expression claire / extériorisation d'une pensée inconsciente qui est l'expression du corps, de l'organisme tout entier.

"il avait tout d'abord besoin de la conscience, donc même pour "savoir" lui-même ce qui lui manquait, pour savoir" ce qu'il sentait, pour "savoir" ce qu'il pensait".

= La pensée est l'ensemble de l'activité psychique de tout être vivant = Perception, sentiment, expression de la vie biologique.

Différence homme / animal = La réponse apportée aux besoins est l'instinct chez l'animal et la conscience chez l'homme.

3. Conclusion générale.

a) La pensée consciente n'est pas toute la vie psychique : ne correspond qu'à cette partie de l'activité psychique qui se développe dans la vie en société.

"la pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus médiocre, de tout ce qu'il pense"

-origine de la conscience : vie du corps. (enracinement dans la vie biologique).

-conditions de son émergence : vie en société.

b) modalités de son développement : le langage articulé, càd la création et l'usage de signes conventionnels dotés de signification qui servent à exprimer et  à communiquer des sentiments et des idées à autrui.

"il n'y a que cette pensée qui s'exprime en paroles, c'est-à-dire en signes de communication, ce qui révèle l'origine même de la conscience".

- La pensée (activité psychique) n' est pas le propre de l'homme, mais le fait de "toute créature vivante".  En revanche, seul est dans la nécessité d'en formuler une partie pour communiquer / échanger avec ses semblables pour VIVRE.

III..  INTÉRET PHILOSOPHIQUE.

Critique et renversement de l'anthropologie philosophique classique (= les illusions de la conscience).

 

1.La conscience n'est pas l'expression d'une âme ou substance pensante. Elle n'est pas l’expression de toute la vie psychique dans son ensemble en tant qu'acte même de la pensée.  Cf. le Cogito de Descartes : "Je suis une chose qui pense, càd qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. (Descartes, Méditations.  Métaphysiques, 3ème).

2.La pensée n'est pas synonyme de conscience.  Nietzsche admet l'idée d'une pensée inconsciente : toutes les formations organiques participent au penser, au sentir, au vouloir.  Freud en découvrant l'existence d'un inconscient psychique confirmera cette idée de Nietzsche selon laquelle "la pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle de tout ce qu'il pense" : la pensée claire et consciente n'est qu'une partie (image de l'iceberg = les désirs refoulés dans l' inconscient sont l' expression de puisions, instincts profonds qu'ignore la conscience claire.  Ils cherchent à se manifester par des voies détournées rêves, lapsus, actes manqués, mots d'esprit,; symptômes névrotiques...) # Descartes : "Par le mot de pensée, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes", Principes de la Philosophie, 1.

3.- La conscience n'est pas préexistante à la vie en -société. - La conscience est un produit social (Marx).  "Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie; c'est la vie qui détermine la conscience." (Idéologie Allemande) La conscience n'est qu'un reflet des conditions historiques (sociales et économiques) dans lesquelles l'individu vit. (idées, pensées, idéologie = conditionnement intellectuel et social.

- Elle est une instance de compromis dans la constitution de la personnalité (Freud) : le moi s'efforce de concilier les exigences pulsionnelles du ça (principe de plaisir) et les exigences de la vie sociale : le Surmoi (principe de réalité).

7.2 Le corps comme guide.

La philosophie de Descartes de la conscience s’est construite sur un oubli ou un déni du corps. La conscience est apparue comme substance pensante définissant le sujet. Le « je » a été défini alors par les attributs  d’unité et de permanence. Nietzsche va partir au contraire d’une réflexion sur le corps. Il va faire la genèse du concept de subjectivité en montrant que cette notion est une fiction.

  Dès l’âge de 36 ans, le corps de Nietzsche a souffert. La maladie semble avoir obligé le philosophe à penser son corps. Dans la maladie, une altérité divise l’individu en mettant le corps en contradiction avec lui-même. De plus, elle oblige, si on la refuse, à un dépassement ; elle provoque une tension vers un mieux être, un être autre. Ces remarques sont importantes pour comprendre le projet nietzschéen.

1/ Dionysos

 Le début de l’œuvre philosophique de Nietzsche est marqué par un ouvrage, La naissance de la tragédie, dans lequel l’auteur  situe historiquement le moment qui précède l’émergence de l’individualité dans la civilisation occidentale. La tragédie grecque est pour Nietzsche contraire à l’idée de subjectivité dans la mesure où elle met en scène un conflit de formes qui reconnaît à la souffrance une place centrale. Deux figures sont essentielles pour comprendre cette époque pré-subjectiviste, cette époque d’avant l’existence du moi, ce sont celles d’Apollon et de Dionysos. Dionysos[1] est le dieu des pulsions animales ; il est l’élan qui vient des entrailles de l’organisme humain. Sa puissance consiste dans la réconciliation avec la Nature à laquelle  il invite, dans l’ivresse, par l’oubli de soi et de son passé. Dionysos est la figure divine qui montre les forces à l’œuvre dans l’organisme et dans la nature et qui ramène l’individualité à ce qu’elle est : une dispersion de la puissance. La figure d’Apollon, vient contrer le danger de régression à l’animalité auquel pourrait conduire la seule figure dionysiaque. Un équilibre apparaît alors sans nier pour autant la force de Dionysos.

2/ le corps comme guide

 Nietzsche se réclame de Dionysos dans son œuvre. Il prendra donc le corps comme guide.

 Et il ne cesse de rappeler l’émerveillement que suscite la possibilité du corps humain. «  Ce qui est plus suprenant, c’est bien plutôt le corps ; on ne se lasse pas de s’émerveiller à l’idée que le corps humain est devenu possible ».  Le corps humain est un ensemble de rapports de forces contraires, actives et réactives, dominantes et dominées.

  Il y a une « aristocratie des cellules » dit Nietzsche. Le corps est donc le donné le plus complexe et il n’est pas un objet déterminé pour lequel une simple explication mécaniste suffirait. Il retrouve ici l’intuition de Spinoza quand celui écrit qu’on ne sait pas ce que peut un corps. Il s’agit donc de retrouver cet émerveillement et de prendre la suprématie de la conscience pour ce qu’elle est : un préjugé. La grande activité principale est inconsciente.

 3/ la conscience est un instrument

 Il faut bien mesurer l’ignorance de l’homme quant à ce que peut son corps pour comprendre la réalité que Nietzsche accorde à la conscience. Il écrit ceci : « tous nos motifs conscients sont des phénomènes de surface : derrière eux se déroule la lutte de nos instincts, de nos états : la lutte pour la puissance. » Il écrit aussi que  « nous en sommes à la phase où le conscient devient modeste ». Ce qui vient à la conscience arrive après ; ce sont des effets de luttes entre des forces actives et réactives. La conscience est essentiellement réactive.  Mais « rien n’arrive à notre conscience qui n’ait été au préalable complètement modifié, simplifié, schématisé, interprété ». La conscience est la traduction en mots de luttes inconscientes et organiques. La conscience est donc toujours seconde et simplificatrice, falsificatrice même dit Nietzsche. Elle est réductible au langage et donc à ce qui est communicable. Gai Savoir 354. 

«  Car si j’ai quelque unité en moi, elle ne consiste certainement pas dans mon moi conscient, dans le sentir, le vouloir, le penser ; elle est ailleurs, dans la sagesse globale de mon organisme, occupée à se conserver, à assimiler, à éliminer, à veiller au danger ; mon moi conscient n’en est que l’instrument ». VP II, 185

4/ l’illusion du sujet

 Le sujet n’est plus qu’un artifice du langage (un sujet grammatical) s’appuyant sur le langage de la conscience, et submergé, en réalité, par un flot d’instincts et d’affects en tous genre qui constituent sa véritable individualité physique.

 A partir de là, l’âme, le sujet tout comme Dieu seront des idôles à renverser. Le sujet sera réduit à un acte de foi dont la fonction sera de légitimer la faiblesse de l’homme en lui faisant croire en sa liberté. «  Le sujet est une multiplicité qui s’est construit une unité imaginaire » dit Nietzsche et  cette unité fait obstacle à l’épanouissement de la multiplicité interne. L’individu n’a donc pas de fonds substantiel originel à tirer au jour, d’en soi à objectiver. Il est une multiplicité de rôles, de pulsions qui le débordent. La pensée déborde aussi la conscience et le moi. Les pensées en effet viennent à moi quand elles veulent et non quand je veux. La pensée s’impose à moi, j’en suis plus le spectateur que l’auteur. Par delà Bien et Mal 16, 17

5/ l’individu-cosmos

Nietzsche nous invite à penser le corps humain dans le cosmos ; il prône un nouvel individu-monde, c’est-à-dire un individu ouvert, irréductible à un moi limité.  Il développe la dimension cosmique du moi. Pour comprendre cette dimension, il faut considérer le corps pour ce qu’il est, non pas le résultat de la vie, mais la vie elle-même. Il y a une continuité absolue depuis la première forme vivante jusqu’à moi. Il n’y a qu’un seul type de force dit Nietzsche.

Il fallait se défaire du sujet pour pouvoir penser un dépassement de l’individu. C’est cela le gai savoir nietzschéen, c'est-à-dire un savoir qui reconstruise un moi capable d’arriver à vivre la belle humeur parce que débarrassé de ce qui fait obstacle à son émancipation. 

 

7.3  Suis-je le même en des temps différents ? La fiction du moi.

Le sujet «  Suis-je ce que j’ai conscience d’être » présuppose qu’il existe un sujet immuable qui pourrait être l’objet d’une connaissance. Mais un tel être existe-t-il ? Est-ce qu’il existe en moi quelque chose qui ne change pas et qui porterait mon identité personnelle.

L’idée du moi comme fiction : la critique de la doctrine psychologique des facultés dans la philosophie de D.Hume

Hume décrit les mouvements des idées et des impressions ; il décrit une variation d’intensités. Pour lui, ce que nous appelons sensibilité, mémoire, imagination, volonté  et entendement ne sont pas des facultés de l’âme. On pense habituellement que l’esprit est fait de parties qui ont un pouvoir propre (celui de se souvenir, celui de s’imaginer, etc.). Dans la philosophie de Hume, ces facultés n’existent pas, elles correspondent simplement à un nom que l’on donne à une série de perceptions qui ont à peu près le même degré d’intensité.  L’esprit pour Hume n’a pas de facultés, il est un flux de perceptions successives aux intensités variées. L’esprit n’est pas une substance spirituelle, c'est-à-dire quelque chose qui existerait en lui-même sans que l’on ait besoin de supposer autre chose avec lequel il serait en relation. Non, l’esprit est un flux. D’où vient alors l’idée d’une fixité de l’âme ? d’où vient cette idée de permanence que l’on attribue à l’âme et qui nous conduit à penser l’âme en terme de substance ? Pour Hume, cela relève d’une fiction ; c’est la fiction du moi ou du sujet qu’il va critiquer alors dans sa philosophie.

Pour comprendre pourquoi l’idée de moi est une fiction, il faut comprendre deux choses :

Selon la philosophie de Hume, ce n’est pas parce qu’il y a un sujet qu’il y a de la pensée, mais c’est parce qu’il y a de la pensée qu’il y a un sujet. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un sujet à l’origine des pensées si on montre que les pensées ou les idées s’enchaînent d’elles-mêmes en vertu des lois d’attraction qui sont impersonnelles.

Deuxièmement, il faut comprendre qu’il n’y a pas d’impression du moi. A chaque fois que j’ai une impression, celle-ci est particulière. «  toute idée réelle doit provenir d’une impression particulière. Mais le moi, ou la personne, ce n’est pas une impression particulière, mais ce à quoi nos diverses idées et impressions sont censées se rapporter ». Lorsque l’esprit se cherche, il ne peut que tomber sur une perception particulière. L’esprit n’est qu’un théâtre où défilent des personnages sans auteur, sans pièce et sans metteur en scène. L’identité personnelle est purement fictive.

 L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, se perdent, et se mêlent en une variété infini de positions et de situation. Il n’y a en lui proprement ni simplicité à un moment, ni identité dans des moments différents, quel que soit notre penchant naturel à imaginer cette simplicité et cette identité. La comparaison avec le théâtre ne doit pas nous égarer. Les perceptions successives sont seules à constituer l’esprit ; et nous n’avons pas la moindre notion du lieu où ces scènes sont représentées ni des matériaux dont il est constitué. D.Hume

Dans ce texte, David Hume décrit l’esprit humain en le comparant à un théâtre. Que signifie cette comparaison et quels en sont ses conséquences quant à la nature de l’esprit humain ? Quand nous allons au théâtre, nous sommes spectateur. Des scènes défilent devant nos yeux sans que nous n’y pouvions rien. Ici, Hume veut d’emblée insister sur la profonde passivité qui caractérise l’esprit humain. La nature de l’esprit humain est d’être affecté. Il est traversé par un ensemble de perceptions qui « passent, repassent, se perdent, et se mêlent en une variété infini de positions et de situations. »  Alors que nous avons tendance, spontanément, à accorder à l’esprit un pouvoir de produire les idées, ici, ce sont les idées qui viennent comme d’elles-mêmes et qui causent peut-être l’esprit.

 Mais l’intérêt du texte ne s’arrête pas à renversement entre l’esprit et les idées. Hume vise également à montrer que, dans ce contexte théorique, l’identité personnelle est inconcevable. Plus précisement, puisque mon esprit est réduit à ce flux, je ne peux jamais atteindre quelque chose qui serait stable et identique. Dès lors, l’idée du moi, c'est-à-dire l’idée de quelque chose de sous-jacent, de permanent et d’identique à soi, ne peut pas être prélevée dans ce flux et encore moins espérer le caractériser. L’idée du moi est donc une fiction « quel que soit notre penchant naturel à imaginer cette simplicité et cette identité ». Ce qui caractérise une fiction chez  Hume, c’est d’être une croyance naturelle ; voilà la réalité de la fiction.  Enfin, dans la dernière partie du texte, Hume revient sur sa comparaison de l’esprit avec le théâtre pour écarter un malentendu. L’esprit n’est qu’un mot que nous donnons au fait qu’il y ait un flux qui passe ; mais il n’a pas de réalité autre que ce flux ; il n’existe pas hors de ce flux, pas même comme  cadre ou contenant. Ainsi, l’esprit n’est pas comme un théâtre puisque le théâtre est ce dans quoi des pièces se jouent : «  les perceptions successives sont seules à constituer l’esprit ».

  L’introspection n’atteint donc jamais un soi pur, mais toujours des perceptions singulières et particulières. Si on recherche la conscience, on ne trouve jamais que des sensations et des passions, et des perceptions particulières. Hume va mettre en avant une conscience anonyme et sans subjectivité, et à partir de l’idée d’un flux d’impressions, d’un chaos d’impressions, il va critiquer la subjectivité.

 

7.4 La connaissance de soi (si elle est possible) est-elle intéressante ?

Quelle est la réalité de ce que nous appelons identité personnelle ? Cette notion renvoie à quelque chose ; quelle est la consistance de cette chose ? C’est à ces questions que nous tenterons de donner une réponse.  J’appelle provisoirement identité personnelle le monologue intérieur qui m’accompagne et l’idée qu’il constitue une unité de ma personne. La question est alors : qui parle en moi ?  On peut émettre l’hypothèse suivante (née d’une impression encore confuse mais qui oriente toutefois) que celui qui parle en moi c’est toujours un autre. L’hypothèse est déplaisante tant il me semble, à ce moment de l’analyse, que mon absence d’identité personnelle ferait de moi un non-être, un presque rien, ou tout au moins une personne banale et sans originalité. Quelque chose que l’on appellera orgueil résiste donc à cette hypothèse. Mais cette résistance n’est pas très rationnelle or nous voulons des preuves. Dire que c’est un autre qui parle en moi c’est reconnaître que sa propre identité est une identité  d’emprunt. Je le reconnais aisément pour expliquer mon enfance ; il a bien fallu un modèle parental pour me guider dans mes premiers pas. Et puis, pourquoi pas encore à l’âge adulte ; un autre pourrait bien m’influencer ; je l’imiterais, le copierais. Ou plus précisément je m’en inspirerais. Dire que l’on s’inspire de quelqu’un c’est coller davantage à la réalité la plus commune – à savoir non pas l’imitation qui se veut parfaite, comme certains imitateurs de Johnny Halliday ou de Claude François – celle qui agit et qui pense comme aurait pu agir ou penser celui qu’on imite. S’inspirer de quelqu’un, c’est plus continuer à le deviner que  reproduire à l’identique ce qu’il est. Les situations étant singulières, la copie est de fait approximative.

 L’explication chasse les passions ; et la compréhension m’aide à abandonner ce à quoi semble tenir mon orgueil. Je peux, après avoir admis la nécessité de « tuteur » dans l’enfance , remarquer que je peux non seulement changer de modèle dans le temps mais que je peux également les cumuler et continuer de passer de l’un à l’autre. 

Même, il n’y a pas de raison que je n’étende pas ce que je peux reconnaître comme vrai pour moi à tous les autres individus. Ainsi, A imite B qui imite C qui imite D. On peut penser au paradoxe du dictionnaire : il n’y a pas de premier mot mais tous se renvoient les uns les autres à l’infini. Dans un dictionnaire, chaque vocable est défini par un autre vocable lequel renvoie à un troisième vocable et ainsi de suite à l’infini. Je pourrais aller plus loin et dire A=B=C=D=E=A. 

   Mais le sentiment de son identité personnelle résiste. Voyons comment. Jusqu’à présent l’identité personnelle s’est effacée au profit d’une identité d’emprunt. La personne que j’admire est assimilée (prenons l’exemple littéraire de Don Quichotte et de sa vénération pour Amadis de Gaule). Le « je » dit Clément Rosset tire toute sa substance du « tu » qui la lui alloue. Dans l’amour par exemple, j’ai le sentiment d’avoir une identité personnelle qui est révélée par la personne qui m’aime. Le sentiment d’être aimé entraine automatiquement un sentiment d’être tout court. Idée que l’on peut formuler ainsi : si on m’aime c’est que je suis. C’est le mythe d’Aristophane que reprend Platon dans le Banquet, l’amour est recherche de sa moitié qui donc fera être. L’amour est « un don de soi » au sens non pas d’une allocation de sa personne à l’être aimé, mais bien plutôt au sens d’une donation d’une identité personnelle parce qu’enfin complétée par la personne aimée. Avant l’amour, je serais incomplet et cette incomplétude me cacherait à mon identité qui ne sera visible que dans la réunion avec l’aimé.

  Ce sentiment d’identité personnelle ne jaillit pas dans cette le cas amoureux d’un fonds personnel originel. Il est rendu possible par autrui ; si l’individu, seul, ne se suffit pas à se constituer une identité personnelle, quel crédit pouvons-nous alors encore accorder à cette notion d’identité personnelle ?

    On est donc conduit à n’accorder à l’identité personnelle aucune réalité, sinon qu’elle correspond à ce qu’on appelle l’identité sociale. Montrer que le sentiment d’identité personnelle repose sur quelque chose de profondément illusoire pourrait ne pas suffire si on ne complète pas l’analyse en montrant qu’elle en plus inutile.

 Elle est inutile biologiquement. Même, elle peut être nuisible. Elle est nuisible en ce qu’elle suppose la recherche d’une connaissance de soi. Cette recherche ne mènerait à rien, et si, elle menait à quelque chose cela serait profondément inintéressante. On peut même avancer que la recherche narcissique de soi peut susciter une inhibition ; je ne sais pad  vraiment qui je suis et au lieu d’exister, d’agir, en gros de m’épanouir, je me renferme dans une question bien mal posée. « Qui suis-je réellement » est une question qu’il ne faut pas se poser si on désire éprouver les intensités de la vie.  Il faut envisager l’individu comme un être indifférent qui va être qualifié au cours de son existence. Les qualités viendront se poser sur son être précisément dans la mesure où il aura pensé et agi dans une certaine insouciance quant à son identité personnelle. Ces qualités sont celles que synthétise mon identité sociale. Elle seule suffit. On retrouve l’intuition nietzschéenne de la volonté de puissance qui s’exprime dans un désintérêt quant à sa personne mais dans un intéressement au monde. C’est l’individu cosmique.

 

    L’utilité de la notion d’identité personnelle se trouve seulement dans le champ moral et juridique. Il faut qu’un acte soit imputable à une personne qui a eu des intentions.



[1] A l’origine, Dionysos était simplement le dieu du vin ; il devint ensuite le dieu de la végétation et de la chaleur humide ; puis il apparaut comme le dieu des plaisirs, comme le dieu de la civilisation.

 

8. Les illusions de la conscience. Parcours dans la philosophie de Spinoza. (notions du programme : désir, raison, réel, liberté, conscience, morale)

• transition avec le cours précédent : la conception spinoziste de la conscience.

L’esprit est un champ de bataille où s’affronte des puissances affectives. La conscience est l’instance d’enregistrement, elle porte témoignage de ces événements. Elle est donc l’expression de sentiments mêlés (ex. indécision affective, fluctuation de l’âme). La conscience n’est pas souveraine, elle n’est pas le gouverneur de l’action, elle n’est pas l’instance de contrôle de la volonté et de la décision.

 La conscience chez Spinoza n’est pas morale ; elle est une propriété physique de l’idée qui est de se dédoubler à l’infini (une idée de l’idée…). La conscience est seconde par rapport à l’idée dont elle est consciente. Nous ne sommes donc conscients que des idées que nous avons. Il y a donc un inconscient de la pensée comme il y a un inconnu du corps (souvenez-vous Spinoza dit que l’on ne sait pas ce que « peut un corps »). Ceci conduit à une dévalorisation de la conscience par rapport à la pensée. La pensée déborde la conscience que nous en avons. Ceci explique aussi ainsi. Nous sommes dans une situation telle que nous ne faisons que recueillir ce qui arrive à notre âme, c'est-à-dire l’effet d’un corps sur un autre. Ceci nous conduit à n’avoir que des idées confuses et mutilées, c'est-à-dire des idées séparées de leurs propres causes. La conscience va calmer cette angoisse en construisant des illusions et une certaine façon de voir les choses.

• projet de ce cours :

- introduire des problématiques relatives aux notions du programme (en particulier, celle de la liberté, du désir, du bonheur et de la religion).

- Montrer que la solution apportée par un philosophe dans une thèse nécessite une construction systématique plus large qui la rend possible.

8.1 Présentation générale

a) Spinoza et les théologiens.

Le contexte scientifique. Galilée est condamné par l’Inquisition (le tribunal ecclésiastique) en 1633 pour avoir défendu le système astronomique héliocentrique (c’est le soleil qui se trouve au centre de l’univers et non plus la terre – système géocentrique). Galilée est le créateur de la physique moderne ; il énonce des lois de la Nature. Pour lui, la Nature est écrite «  en langage mathématique ». On sort peu à peu de la représentation moyen-âgeuse du monde et l’interprétation théologique des choses.

Le contexte religieux. La religion offre moins le spectacle de l’amour et de la paix que celui de la guerre et des atrocités (cf. notamment la guerre religieuse qui oppose catholiques et protestants).

 - Spinoza (1632-1677) est juif d’origine espagnole réfugié en Hollande où règne une plus grande tolérance religieuse. En 1656, il est excommunié (c'est-à-dire exclu de la communauté juive). Cette condamnation est très grave à l’époque dans la mesure où elle implique en même temps une exclusion économique et sociale. Ses chefs d’accusation sont les suivants : il a dit qu’il n’y a de Dieu que philosophiquement parlant, que les âmes meurent avec les corps, et qu’ainsi les hommes n’ont pas besoin de la foi. Il quitte Amsterdam, privé de ses ressources commerciales. Il subsiste en exerçant le métier de tailleur de lentilles pour les loupes et les longues vues. Son métier manuel est à l’image de son activité intellectuelle.

Spinoza publie le Traité théologico-politique. Le livre est interdit en 1674 considéré par les autorités religieuses comme un ouvrage « forgé en Enfer par le juif hérétique et le Diable ». Spinoza tente dans ce livre d’analyser scientifiquement les Ecritures. Au XVIIème sciècle, il est interdit de lire seul la Bible pour les catholiques et les juifs n’ont d’accès aux textes que par les commentataires talmudistes (le Talmud est le recueil des enseignements des grands rabbins).

  L’Ethique qui est le livre fondamental de Spinoza paraitra après sa mort comme tout le reste de son œuvre.

b) esquisse de l’ontologie spinoziste.

Une ontologie (ou science philosophique de ce qui est) propose un système du monde. Elle forme le cadre théorique à l’intérieur duquel des problèmes seront posés et résolus. Le système exposé par Spinoza débute par une théologie, c'est-à-dire un discours rationnel sur Dieu.

La première partie de l’Ethique est consacrée à Dieu. Elle est difficile à comprendre dans la mesure où elle énonce en « bloc » le système philosophique de l’auteur. Elle trace le cadre ontologique des choses (que nous allons essayer de comprendre en partie aujourd’hui) dans lequel sa philosophie se déploiera. Les parties suivantes de l’ouvrage (cinq parties au total) détailleront les différents aspects de cet ensemble et surtout en traceront le chemin qui conduira à la réalisation du projet éthique, à savoir atteindre la béatitude.

Il faut envisager la philosophie de Spinoza de façon horizontale et non verticale. Il n’y a pas de verticalité dans cette philosophie (comme il existe une verticalité dans la conception religieuse de Dieu). Ici, tout est « horizontal » s’il est possible de s’exprimer ainsi et tout s’emboîte. La première partie de l’Ethique nous fait entrer dans la totalité de Dieu. Nous sommes d’emblée, comme par une intuition, à l’intérieur du système dans lequel c’est toujours le tout qui se donne et auquel tout est renvoyé. On raisonne du tout aux parties. La première partie et toute l’Ethique en règle générale nous met en présence d’une unique réalité mais les différents moments du textes correspondent à des angles d’approches différents à chaque fois. Il faut prendre position à l’intérieur de cet ordre, et cela pour comprendre et pour mieux vivre. Pour Spinoza, la philosophie ne peut pas se borner à n’être qu’un savoir désintéressé. La philosophie doit être utile à l’existence c'est-à-dire affirmer un sens à l’existence et une direction. La philosophie n’est pas qu’une connaissance elle est aussi l’énonciation de principes pour la conduite de la vie (une éthique et non une morale). 

 

L’ontologie de Spinoza est composée de trois concepts principaux, la substance, les attributs et les modes, qui vont s’emboiter d’une façon horizontale et non selon une hiérarchie verticale qui irait de la matière à l’esprit et à Dieu.

 

Le monde est un. Il y a une unité de la nature. Cette description est subversive dans la mesure où il n’y a pas d’un côté le monde des astres, des plantes, des pierres et des hommes et de l’autre un monde qui sera celui de Dieu. Il n’y a qu’un seul monde, c’est qu’il appelle la Nature. Mais cette Nature n’est pas seulement matérielle, elle est aussi spirituelle, c'est-à-dire que l’esprit humain rentre aussi dans cette nature. La nature spirituelle et la nature matérielle sont la Nature et elle est ici, pas ailleurs. Nous sommes dans l’immanence. Il n’y a pas de Dieu extérieur au monde et  c’est à l’intérieur du monde que l’on doit tout connaître et tout résoudre quant à la question du comment vivre.

 

La philosophie de Spinoza mène à la béatitude c'est-à-dire à une sérénité joyeuse. Comment ? on peut en dire déjà quelques mots, en montrant que tous les événements (physiques et spirituels) sont nécessaires c'est-à-dire qu’ils rentrent dans une causalité qui exclut du monde la magie et le mystère. Spinoza est un rationaliste c'est-à-dire que tout est intelligible, tout est en droit compréhensible ; ce qui signifie que ce que l’on ne comprend pas encore ne peut pas recevoir de réponse occulte ou être envisagé comme magique ou mystérieux. La sérénité du sage est la conséquence de la compréhension de la nécessité universelle. Comment cette sagesse est-elle établie ?

 

c) la méthode géométrique

Le premier livre énonce ce cadre en recourant à une méthode empruntée à la géométrie qui articule des définitions, des axiomes, des propositions et des démonstrations. Cette exposition est géométrique. Spinoza est fascinée par la puissance déductive de la méthode géométrique. Cette méthode est rationnelle et c’est par la raison que nous connaitrons le monde et que nous pourrons nous faire entendre d’autrui. Il pourra ainsi convaincre autrui des vérités difficiles et rares qu’il va proposer. (≠ l’opinion fragile, la seule conviction qui en rencontre une autre différente et qui reste imperméable). Spinoza veut démontrer des vérités et non des opinions, l’opinion ne convainc pas, la démonstration d’une vérité si.

Mais cette méthode  est difficile parce qu’elle ne semble pas liée, au premier abord, à l’expérience. A la fin du premier livre, dans son appendice, Spinoza donnera les raisons qui empêchent de comprendre sa philosophie, il recourt alors  à l’expérience pour faire saisir son propos. Avant d’étudier dans son détail cet appendice, nous devons essayer de comprendre ce qu’il nous dit de Dieu.

 

8.2 Les concepts principaux

a) La Substance

Spinoza commence à parler de la substance. C’est le concept fondamental de l’ontologie. C’est l’idée la plus parfaite. La partie I de l’Ethique est intitulée « de Deo » mais Spinoza rappelle que « Dieu, c'est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs existe nécessairement » (E, I, 11)

  La définition de la substance est celle de quelque chose de stable qui ne change pas qui est sous les qualités (visibles) qui elles varient. Ex. pour la matière, la couleur et les atomes. Les atomes c’est ce sans quoi il n’y a pas de couleurs (et non inversement).  

Dans l’esprit, maintenant, il y a des idées (de sable, de soleil, etc.) et derrière il y a non pas l’âme, mais la pensée. D’un côté, il y a la Pensée et de l’autre, l’Etendue. Comment ça s’articule ensemble ? Les idées sont à la pensée comme la pensée est à la substance. De même, les qualités sensibles sont à l’Etendue comme l’Etendue est à la substance.  Pour Spinoza, il y a derrière ce qui supporte les qualités matérielles et les activités intellectuelles, quelque chose qui est la substance qui est le socle universel.

 «  La substance c’est cela qui n’a besoin de rien d’autre pour être et pour être pensé ». Toutes les choses se rapportent à la substance.  La substance c’est elle qui explique tout mais rien ne l’explique elle.   La substance (la réalité) est une. Elle est la totalité parfaite, infinie. Ce qui n’a besoin de rien d’autre pour être et pour être connu, c’est l’infini. La doctrine ontologique selon laquelle il n’existe qu’une substance est un monisme. La doctrine ontologique selon laquelle il existe deux substances est un dualisme. 

 Mais il faut bien comprendre que la substance n’est pas un être lointain, caché, situé au-delà des apparences et qui serait le fondement occulte de tout le monde visible et illusoire. La substance est l’autre nom de la réalité.

Résumé :

1. la SUBSTANCE est cet être qui fonde tous les êtres, et qui par conséquent est présent partout en toute chose, en même temps qu’il est infini. Il est infini parce qu’il est totalement englobant. Substance = Etre = Nature

2. Mais l’Etre absolu n’est pas séparable du monde, il lui est non pas transcendant mais rigoureusement immanent. La substance est en somme la signification ontologique de ce monde-ci, on peut identifier substance et Etre et on peut même identifier Substance et Dieu, puisque traditionnellement on appelle Dieu un Etre infini qui ne doit son existence qu’à lui-même. Deus, sive Nature (Ethique IV, 4).

 

3. En identifiant Dieu et Nature, Spinoza combat l’ancien dualisme métaphysique qui, sous prétexte de conférer à Dieu dignité suprême et perfection, le projetait hors du monde, distinction créateur /  êtres créés: justifier le concept biblique de création.

4. Pourvu qu’on sache le considérer dans sa totalité et son infinité, c’est-à-dire son unité foncière, ce monde est en effet éternel et cause de soi. Ce monde-ci, qui est la Nature entière, et qui est la réalité unique, suffisante et nécessaire, est la perfection même.   La Nature, considérée dans sa totalité, est un fait absolu, autonome, exclusif et premier qui n’existe et ne se comprend que par elle-même.

5. Mais, cette auto-suffisance de l’infini réel ne permet pas encore de saisir, dans leur distinction, aspects multiples de cette réalité unique. L’analyse donc se poursuit et met en place ce que l’auteur appelle des Attributs.

 

b)  Les attributs.

De cette substance nous pouvons connaître des aspects : ce sont des attributs. L’attribut n’est pas moins réel que la substance, il en est une expression. Il y a une identité entre l’attribut et la substance. Un attribut est un des aspects de la substance mais il est la substance puisque comme elle, puisqu’il est infini, éternel et nécessaire. Il est à la fois un aspect de la substance et la substance elle-même. Dire des attributs qu’ils sont un aspect de la substance n’implique donc pas ici qu’ils soient ontologiquement inférieurs à la substance (c'est-à-dire qu’ils auraint moins de réalité, comme elle ils sont infinis, éternel et nécessaire). Substance et attribut sont inséparables. Comme ils sont eux-mêmes infinis, il faut les concevoir par eux-mêmes.

     L’entendement humain peut en percevoir deux : la pensée et l’étendue.  L’entendement peut connaître la nature de chaque attribut à partir de ses modes. L’attribut Etendue se donne à voir dans les corps et l’attribut Pensée dans les idées. Les corps et les idées sont les modes finis de ces attributs.

 L’Etendue.

Elle a une structure qui est tridimensionnelle. Elle est infinie en son genre. Comme elle est identique à la substance, elle est un déterminisme rigoureux. La loi universelle de l’étendue est que lorsqu’une partie du Tout en meut une autre, elle perd  autant de mouvement l’autre en acquiert. Les corps (du plus simple ou plus complexe) ne peuvent se mouvoir sans se déplacer mutuellement. Les corps sont donc en mouvement ou en repos. Ils se déterminent mutuellement à exister. Mais ils sont extérieurs les uns avec les autres. Ils s’enchainent selon un ordre rigoureux ; il ne peuvent pas former n’importe quel rapport avec n’importe quel corps. D’une cause déterminée suit nécessairement un effet. Cela signifie qu’il y a des séries causales.

 La Pensée.

Elle est donnée dans des modes finis que nous appelons idées. Mais ils se donnent différemment des corps. Tandis que les corps sont mutuellement extérieurs les uns aux autres, les idées s’impliquent logiquement. Quand l’étendue est tridimensionnelle, la pensée est sans dimension.

 

 Conséquences : Spinoza affirme l’autonomie des attributs de la Pensée et de l’Etendue ce qui signifie qu’elles ont des séries causales propre à chacune. Une pensée ne peut pas être la cause d’un corps et un corps ne peut pas être la cause d’une pensée. Les idées (perceptions, conceptions, affects) doivent être expliqués par des idées, et les corps (mouvement, repos, événements matériels du corps) doivent être expliqués par les corps. Mais pensée et étendue sont des attributs qui sont la même chose que LA substance. Il n’y a donc pas d’action de l’esprit sur le corps ou du corps sur l’esprit, mais il y a seulement un même événement qui s’exprime dans le corps et dans l’esprit. Il s’agit toujours d’un seul événement comportant deux aspects, deux manifestations.

Résumé

1. Les ATTRIBUTS ne sont plus les caractéristiques d’une Substance (c’est-à-dire les pouvoirs ou qualités qui sont liées à la substance mais en sont distinctes). Pour Spinoza, les Attributs sont la Substance elle-même, mais conçue sous un certain aspect. L’Attribut est ce que l’intelligence perçoit de la Substance: l’attribut est la Substance elle-même mais saisie d’un certain point de vue, sous une certaine perspective par l’esprit humain.

2. Puisque la Substance est infinie (la Nature est toute puissance et infinie) ses Attributs sont evidemment en nombre infini. De ce nombre infini d’Attributs (qui sont les aspects infiniment infinis d’une Nature unique) l’’homme n’en saisit et n’en connaît que deux: l’attribut Etendue et l’attribut Pensée. Les attributs sont des aspects d’une seule et même Substance, et l’Etendue et la Pensée, deux aspects d’une seule et unique réalité homogène et unifiée, la Nature.

3. Parce que tout l’être de la Nature est inscrit en chacun de ses Attributs, c’est la même Nature et par conséquence la même essence, qui s’exprime dans l’attribut pensée et dans l’attribut étendue. Etendue et Pensée ne sont donc pas deux réalité distinctes et différentes, mais les aspects homologues d’une seule réalité saisie sous deux perspectives distinctes. (les vieux débats entre l’idéalisme et le matérialisme sont caduques puisque la Nature est unique, et qu’elle s’exprime simultanément sous l’aspect de la pensée et sous l’aspect de l’étendue.

4. Se dessinent ainsi des régions de l’être qui, tout en exprimant un seul et même être, le déploient de façon distincte et spécifique, entraînant des méthodes distinctes et spécifiques (non par leur principe, qui est toujours causal, mais par leur matériau, qui est soit matériel, soit psychique).

5. Le déploiement concret du réel se fait par des actions et des réalités individuelles et singulières, et c’est pour rendre compte de cette ultime structure de la réalité que Spinoza a recours au concept de MODE.

6. La susbtance étant l’être total non encore qualifié par la connaissance; les attributs (notamment la pensée et l’étendue) étant les aspects spécifiques et infinis de cet être lorsqu’il est saisi par la connaissance humaine; on appellera modes les réalités singulières, individuelles, limitées, données au sein de ces Attributs, ou plutôt manifestant dans la réalité concrète l’existence même de l’Attribut.

 

c) les Modes, ils correspondent aux réalités singulières que nous connaissons : les idées et les corps.

 Les conséquences de ce monisme ontologique

• Création / production. Le Dieu de Spinoza n’est pas le Dieu de la religion. Il appelle Dieu, Nature ou Substance. Pourquoi Spinoza utilise-t-il le nom de Dieu si ce Dieu n’est pas celui de la religion ? C’est parce qu’il en a toutes les propriétés traditionnelles (éternité, autosuffisance, causa sui, omniprésence et omnipotence.  Le mode est à la fois un état déterminé et un effet déterminé. Appréhender les choses singulières comme mode c’est comprendre par la raison l’unicité de la substance.

 Cela implique l’équivalence de deux versions :

on peut dire que l’existence d’un mode renvoie à l’existence même de la substance unique comme à la cause en laquelle il existe. (la thèse créationniste ne retient que cette version mais en la modifiant considérablement : l’existence d’un mode renvoie à l’existence même de la substance unique comme à la cause par laquelle il existe).

Mais on peut aussi bien dire qu’un mode quelconque ne peut exister et ne peut être conçu que dans la dépendance à l’égard d’autres modes « du même genre » c'est-à-dire du même attribut.

A l’intérieur de chaque chose, je retrouve la substance, ce qui signifie qu’elle s’exprime en elle. Tout ce qui est, est à la fois singulier et universel. Une chose singulière a sa raison en elle-même, non parce qu’elle posséderait un pouvoir propre (création d’une cause extérieure) mais parce qu’en elle la totalité s’exprime. Parce qu’il n’y a qu’une seule réalité. Comme il n’y a qu’une réalité, elle est en toute chose. Chaque chose n’est qu’un état de chose ; chaque chose singulière est un certain état.

  La religion dit aussi que la raison d’être des choses est ailleurs. C’est une création. L’extériorité de la création implique la possibilité de créations de nature différente. Celui-ci sera une pierre, celui-là sera un homme, sa nature sera autre, il me ressemblera plus, etc.

Les choses pour Spinoza sont différentes ; la substance ou Dieu « produit » au sens strict, c'est-à-dire qu’elle y existe elle-même. Elle est elle-même tout l’être qu’ils possèdent, c’est en elles seulement qu’ils ont leur être.

L’immanence. Dieu est cause de soi (notons que c’est la même chose pour la religion). Mais cause de soi a un sens différent ici, c’est une absurdité si on prend l’expression « cause de soi » comme création de soi, c'est-à-dire création qui sortirait du néant. La question de la création est une question anthropomorphique ; c'est-à-dire qu’elle projette une question qui a la forme de l’homme. L’homme qui fabrique des choses suppose à toute chose un créateur. L’homme imagine alors qu’il doit en être de même pour les êtres naturels. Mais Dieu ou la Substance sont infinis. Or dire que Dieu qui  cette totalité infinie implique qu’elle n’a besoin de rien d’autre pour être et pour être connu. La substance explique tout mais rien ne l’explique elle. L’infini suppose l’éternité, la permanence absolue. Dieu est le monde. Dès lors se poser la question des rapports entre Dieu et le monde, c’est se poser une mauvaise question. Il n’y a pas deux mondes, il n’y en a qu’un et le monde n’est donc en relation qu’avec lui-même.

 

   La nature de Dieu est expressive en elle-même, il y a comme une espèce de développement du divin. L’attribut est l’essence formelle de la substance. Dans un attribut, l’essence s’exprime d’une certaine façon (comme Etendue ou comme Pensée). Toutes les essences formelles sont exprimées comme l’essence absolue d’une seule et même substance. Il n’y a pas deux moment : un premier moment de Dieu et un deuxième d’expression ; Dieu s’exprime en lui-même, dans sa propre nature, dans les attributs qui le constituent.

Dieu produit comme il existe.

   Si on attribue à Dieu des attributs moraux (bonté, charité, justice) ou  même des attributs humains (volonté, entendement), on aboutit à des absurdités. Si Dieu veut quelque chose c’est qu’il aurait pu vouloir autre chose, donc il aurait pu vouloir une autre essence ; il y aurait alors plusieurs dieux. En attribuant les puissances humaines (que nous analyserons plus tard) à Dieu, on prétend prouver la toute puissance de Dieu par une impuissance.

Dieu ne produit pas parce qu’il veut mais parce qu’il est. Dieu agit par « les seules lois de sa nature ». il n’aurait pu produire autre chose, ni produire les choses dans un autre ordre, sans avoir une autre nature.

Le parallélisme. Ce que nous percevons de la réalité (un corps ou une idée) ce sont des objets qui sont finis. Lorsque je perçois une montagne et une rivière, je les perçois sous une certaine perspective ; je perçois une perspective limitée mais je sais que c’est une partie de l’infini ; cette perspective me dirige vers l’infini, c'est-à-dire la totalité de la nature.

 Je perçois un mode singulier et fini mais je l’explique dans un attribut infini.(je l’explique par l’attribut infini)

Le mode est à la fois un état déterminé et un effet déterminé. C’est un état de l’attribut modifié et un effet d’un autre mode du même attribut sans lequel il ne peut exister et ne peut être conçu.

  La substance se donne sous la forme de deux attributs à l’existence humaine qui sont l’Etendue et la Pensée. Pourquoi la matière ne peut-elle pas agir sur l’esprit ni l’esprit sur la matière ? C’est parce que c’est la même chose. Tout ce qui se passe dans la pensée correspond à quelque chose qui se passe dans l’étendue ; les deux expriment la même chose.

Les attributs sont réellement distincts. Cette correspondance ou identité d’ordre exclut toute action causale des uns sur les autres. Il n’y a pas de prééminence d’une série sur l’autre : il n’y a pas plus de supériorité de l’âme sur le corps que de l’attribut pensée sur l’attribut étendue. Pensée et étendue sont deux langages pour dire la même chose. Quand il se passe un événement physique, il se passe un événement mental. Le second est l’autre aspect du premier. Par exemple, je produis l’idée d’infini et il se passe quelque chose au niveau neuronal correspondant. La conscience n’agit pas sur le corps ni le corps n’agit sur la conscience, il se passe un seul événement avec des expressions différentes. L’adrénaline ne produit pas de l’émotion, comme l’émotion ne produit pas de l’adrénaline (je suis brusquement émotion-adrénaline face à une explosion par exemple).

  « Que nous concevions la nature sous l’attribut de l’étendue, ou sous l’attribut de la pensée, ou sous n’importe quel autre, nous trouverons un seul et même ordre, autrement dit, un seul et même enchaînement des causes, c'est-à-dire les mêmes choses se suivant l’une de l’autre ».

« l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses ».

j’explique un mouvement du corps par un mouvement du corps et un mouvement de l’esprit par un mouvement de l’esprit.

 

8.3 Etude de l’appendice au De Deo

L’appendice du livre I va s’occuper à montrer quel préjugé fondamental empêche de comprendre la philosophie de l’être qui vient d’être exposée. Ce préjugé est le préjugé du finalisme (La cause finale est la cause qui dit ce pour quoi la chose existe). Le finalisme est la théorie selon laquelle toute les choses agissent en vue d’une fin.

Plan du texte

 Explication de la raison du préjugé central (pourquoi les hommes ont ce préjugé)

 Explication de la fausseté de ce préjugé (pourquoi c’est un préjugé)

 Les conséquences de ce préjugé dans le domaine de la morale

  I. Explication de la raison du préjugé finaliste.

Genèse de ce préjugé.

Pourquoi les hommes ont ce préjugé : parce qu’ils sont ignorants des causes qui les déterminent mais qu’ils sont en même temps conscients du désir qu’ils ont de rechercher ce qui leur est utile.

  • Les hommes se croient libres parce qu’ils ignorent ce qui les détermine. «  tous les hommes naissent ignorants des causes des choses » (état d’innocence). Les hommes  ignorent les causes des choses mais ils  ignorent même que les choses ont des causes (les hommes spontanément n’ont pas besoin de connaître les causes des choses). Ils sont occupés à autre chose, à savoir, à rechercher ce qui leur utile.

• Cette ignorance conduit l’homme à croire qu’il désire une chose parce qu’il la juge bonne, alors que c’est parce qu’il désire cette chose qu’il la juge bonne. Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, mais c’est parce que nous la désirons qu’elle est bonne. Désir = conatus =essence de l’homme = force à persévérer dans son être autant qu’il est en lui de le faire » = impulsion à être au maximum de ce qu’il peut être = fait de rechercher à s’associer à toutes les choses qui peuvent entretenir cette puissance.

• L’homme pense qu’il est une substance indépendante.( substance et mode), mais il n’en est pas une.

Cette ignorance va être à l’origine d’un délire sur l’ordre des choses. Ce que les hommes vont alors imaginer formera un ensemble imaginaire mais articulé de façon cohérente. Spinoza dit que « les idées inadéquates et confuses s’entre-suivent avec la même nécessité que les idées adéquates ou claires et distinctes ». C’est pour cette raison qu’il sera difficile de sortir de cette conception fausse mais tenace des choses.

 

 L’élan spontané et naturel de mon désir me porte vers certaines choses qui m’aideront à persévérer dans mon être. Ce sont des causes multiples qui me portent vers cette chose. Une interaction complexe de causes me détermine à désirer une chose particulière. Je ne peux pas détacher l’objet de mon désir des causes qui le déterminent. Si je dis de cet objet de mon désir qu’il est la cause de mon action, je renverse l’ordre réel des choses. J’en fais une cause (une cause finale – ce qui n’est pas possible) alors que cela n’est qu’un effet. Dire que les objets de mon désir me détermine à les désirer c’est non seulement méconnaitre les désirs qui me déterminent à désirer cet objet (qui devient un effet), mais c’est donner à ces objets une valeur objective telle que je ne pourrai les considérer que comme des fins, des buts à mon action. C’est dire que ces objets de mon désirs auraient une valeur indépendamment de mon désir.

Les hommes transforment les effets de leurs désirs en cause finales dotés d’une valeur objective indépendante (puisqu’ils séparent ces objets du réseau complexe de déterminations).

   • La racine du préjugé finaliste est double : ce préjugé repose d’une part sur l’hypothèse d’un sujet à la fois libre et sensibilisé à l’appel des valeurs.

Dans l’ordre réel des choses, des causes inconnues déterminent l’individu à désirer accomplir certains actes qui vont aboutir à un résultat. Mais dans l’ordre des choses imaginaires de l’individu, ce résultat est la fin, le but de son action. La conséquence (le résultat) se présente ainsi comme la cause. C’est la cause finale. Pourquoi cette inversion de l’ordre est-elle importante ? Un commentateur, A. Matheron, l’explique en ces termes : « il ne revient pas au même d’intégrer la fin à la cause efficiente ou de l’en séparer pour la faire agir sur elle de l’extérieur : dans le premier cas, nous reconnaissons le principe de notre appartenance à la nécessité universelle, même si celle-ci demeure pour nous lacunaire ; dans le second, nous brisons la chaine et, comblant illusoirement la lacune, nous mettons les choses à l’envers ». p.105 La question « en vue de quoi » deviendra la question explicative générale des choses et toute la nature sera interprétée à partir d’elle.

 La Nature va être alors comprise comme un immense système de moyens mis au service de nos propres fins.

   Le finalisme, c'est-à-dire que les choses existent en vue d’un but, devient le principe global d’interprétation de la nature. Les choses de la nature sont des moyens pour l’homme, il a donc fallu qu’un ou des dieux fabriquent ces moyens pour lui servir à atteindre ses buts.

Un arrière-monde va se constituer alors qui ne cessera pas de hanter notre imagination

L’invention des dieux et de Dieu

Si les hommes ont eu l’idée de dieu, c’est parce qu’ils ne peuvent pas s’empêcher d’imaginer que le monde a été fait c'est-à-dire fabriqué. A cette fabrication immense doit correspondre un fabricant immense.

On pourrait formuler dans le syllogisme suivant l’invention des dieux :

l’homme survit grâce au monde (le monde est un moyen pour l’homme)

le monde est fabriqué par les dieux

Donc les dieux en fabriquant le monde serve à l’homme et les hommes sont dépendant du monde et donc des dieux ; ils leurs rendent un culte pour les servir à leur tour.

Il y a donc un véritable « commerce » entre les hommes et les dieux, c'est-à-dire un échange de services. Trois étapes, fétichisme, ploythéisme et monothéisme vont se dégager dans le processus d’élaboration du sentiment religieux.

 Cet extrait accompagné de la préface au Traité-théologico-politique forment une analyse de la superstition. Le préjugé finaliste se transforme en superstition dès qu’il prétend fournir un modèle d’interprétation pour tous les phénomènes. Les hommes font délirer la nature avec eux : ils croient que la nature agit comme le font les hommes, qu’elle fait ceci ou cela pour telle ou telle raison, poussée par des intentions, en poursuivant des buts ayant valeur et consistance de causes finales.

En interprétant la nature des choses de cette façon, les hommes s’interdisent à eux-mêmes de comprendre la réalité telle qu’elle est et d’apprécier la véritable position qu’ils occupent vis-à-vis d’elle. L’illusion de la cause finale installe dans une imbécillité profonde l’esprit humain en le maintenant dans l’ignorance des causes réelles des choses. L’imbécillité devient parfaitement scandaleuse quand elle oblige à imaginer de la sorte l’ordre des choses

 Transition : vérité et mathématiques

Qu’est-ce que les mathématiques ont apporté ? «  si la Mathématique, qui s’occupe non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures, n’avait montré aux hommes une autre règle de vérité. »  Dans une partie des mathématiques, la géométrie, on déduit des propriétés d’une essence. Les propriétés « suivent » des essences auxquelles elles se rapportent, d’une manière nécessaire et non pas occasionnelle.

II. La critique de l’imagination

 

Spinoza distingue tout au long de son œuvre l’imagination de l’entendement ; il y a une différence essentielle et pourtant méconnue entre imaginer une chose et la concevoir. On sait maintenant que concevoir une chose, c’est comprendre cette chose par la cause. Mais il n’y a pas de cause finale qui expliquerait la Nature. Cette cause finale est une fiction qui construit une représentation du monde imaginaire mais organisée cependant. Cette représentation implique celle d’un arrière-monde qui va hanter notre imagination. L’homme serait libre et il existerait dans un monde dans lequel des valeurs d’un arrière-monde viendrait se refléter. L’homme libre serait alors appelé par ces valeurs.

 Tout ceci relève de l’imagination de l’homme. Mais celle-ci n’est pas un vice de la nature mais la simple expression spontanée d’un rapport au monde.

Qu’est-ce que l’imagination.

L’imagination est quelque chose de passif, c'est-à-dire quelque chose qui se fait en moi sans moi. Elle est la conscience d’une modification du corps en l’absence de l’objet extérieur qui a causé cette modification. Elle est la conscience de la trace laissée par l’objet extérieur sur mon corps. C’est cela une image, non pas la copie d’un modèle mais la trace laissée par cette chose. Ainsi, quand j’imagine le soleil, j’ai conscience des modification du corps que cause le soleil ; ma peau est chaude, un peu brûlée, mes yeux sont éblouis.

Conséquences de l’imagination dans la sphère de la connaissance.

Si l’image est la trace laissée par la chose extérieur sur mon corps ; cette chose n’est pas connue en elle-même mais seulement dans le rapport qu’elle entretient avec mon corps. Spinoza écrit ceci : «  que les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plutôt la constitution de notre corps que la nature des corps extérieurs ; ce que j’ai expliqué par de nombreux exemples dans l’appendice de la première partie ».(II,16, corollaire 2). Quand je dis que le soleil brûle ou ébloui, j’énonce moins une propriété du soleil qu’un effet du rapport du soleil sur mon corps.

 Or l’imagination méconnait cette enchainement : elle considère que l’image qu’elle fournit constitue l’essence de la chose, c'est-à-dire sa nature telle qu’elle est en soi et hors de nous. Ce qui signifie que l’aspect subjectif de notre rapport aux choses extérieurs nous apparaît non seulement comme une propriété de la chose mais comme étant sa propriété principale.

 Les informations de l’imagination ne correspondent pas à la nature réelle des choses. Elles constituent pourtant la plupart de nos connaissances. Elles sont rangées par Spinoza dans la catégorie du premier genre de connaissance qui est celui des idées inadéquates.

 

Conséquences dans la sphère pratique (c'est-à-dire de la conduite de la vie)

Les rapports que nous avons avec les choses peuvent être classés en fonction de leur utilité. Certains sont utiles à l’homme, d’autre ne le sont pas, certaines choses peuvent lui apporter quelque chose d’autres peuvent le gêner. L’homme ne s’intéresse qu’aux effets de ses rapports avec les choses (il n’a donc pas besoin comme on la vu de connaître les causes des choses ; c’est pour cette raison aussi qu’il les ignore). On va ainsi constituer une serie de couples d’opposés en fonction de leurs effets. Mais ces couples n’ont de sens que pour nous. Les couples d’opposés dérivent des effets subjectifs de nos rapports aux choses ; doux / amer, lisse / rugueux, chaud / froid.

Mais de ces couples vont en dériver d’autres, beau / laid, Bien / Mal. Bien / Mal, beau / laid ont été hypostasiés, c'est-à-dire considérer abusivement et abstraitement comme des réalités. Le Bien est l’hypostase du bon, de l’agréable, du doux. Le Mal est l’hypostase du fétide, du désagréable. Dire que ces effets sont hypostasiés, c’est dire qu’ils sont détachés de nous et qu’ils sont désormais logés dans la réalité dont ils sont censés constituer des déterminations essentielles.

« De fait, tout ce qui convient au bon état physique et au culte des dieux, ils l’ont appelé bien, et mal au contraire ce qui leur est contraire ».

L’imagination attribue donc une réalité objective à un rapport subjectif. Elles fondent dans l’être ces valeurs érigées en réalités transcendantes objectives.  

Toute la vie passionnelle de l’homme va se déployer dans ce cadre. Retraçons –en les  limites : c’est un cosmos soutenu par la divinité dans lequel règne la finalité de Dieu, dans lequel les êtres sont hiérarchisés par rapport au Bien, qui existe telle une réalité objective, et dans lequel enfin l’homme a une place privilégiée.

 Il ne faut pas oublier que ce cadre est une projection imaginaire du désir humain ; c’est une grille d’interprétation dont le principe se trouve en nous-mêmes.

« toutes ces choses font suffisamment voir que chacun a jugé des choses en rapport avec la disposition du cerveau, ou plutôt a pris les affections de l’imagination pour les choses elles-mêmes ».

8.4 L’illusion de la liberté

L’homme peut-il être libre (au sens de doté d’un libre-arbitre, c’est-à-dire le pouvoir de vouloir ou de désirer quelque chose sans être déterminé par rien) au sein d’une nature entièrement déterminée par des lois de la nature ?

 Comment m’assurer de l’existence de la liberté ? Et si la liberté n’était qu’une croyance, une illusion ?  On peut en effet s’étonner de l’existence de la liberté dans la nature. Si tout dans la nature est déterminé et n’est donc pas libre ; pourquoi et comment l’homme pourrait-il échapper à cet ordre et jouir de la liberté ? Le libre-arbitre signifie le pouvoir absolu de commencement, c’est l’idée d’un choix qui n’est déterminé par rien. La liberté n’est-elle alors pas énigmatique et mystérieuse au sein de l’ordre naturel ?

  

  Le libre-arbitre désigne la liberté de la volonté. C’est le pouvoir de vouloir sans être déterminé par rien. C’est le pouvoir des contraires : je veux ceci mais j’aurai pu choisir son contraire. Le vocabulaire de la philosophie définit ainsi le libre-arbitre : «  la puissance d’agir sans autre cause que l’existence même de cette puissance, c'est-à-dire sans aucune raison relative au contenu de l’acte accompli ». On appelle aussi cette liberté, liberté d’indifférence. Si l’âne de Buridan avait une âme et donc le libre-arbitre, et s’il était situé à égale distance d’un sceau d’eau et d’un picotin d’avoine, et s’il avait également faim et soif, eh bien il pourrait choisir l’un ou l’autre. Dans une perspective déterministe (celle que défendra Spinoza), l’âne, qui n’aurait pas le libre-arbitre puisque celui-ci n’existe pas et n’est qu’une illusion, devrait mourir de faim et de soif. La doctrine du libre-arbitre soutient que l’homme par sa conscience détient un pouvoir actif de décision sans cause ni motif.

 

Le philosophe Leibniz critique la doctrine de liberté d’indifférence en montrant qu’il y a toujours des petites perceptions (inconscientes) qui nous déterminent dans un sens ou dans un autre ; comme par exemple de tourner à droite ou à gauche. C’est le principe des indiscernables : je ne perçois pas clairement et distinctement la différence qu’il pourrait y avoir à tourner à droite ou à gauche mais pourtant il y en a une qui me détermine de façon insensible.

«  A parler exactement, on n’est jamais indifférent à l’égard de deux partis : par exemple de tourner à la droite ou à la gauche ; car nous faisons l’un et l’autre sans penser, et c’est une marque qu’un concours de dispositions intérieures et extérieures (quoique insensibles) nous détermine au parti que nous prenons. » Les nouveaux essais sur l’entendement humain (II, 21), Leibniz

 

On en arrive à l’idée que le sentiment de liberté est en fait une illusion. La liberté,  c’est seulement l’ignorance des causes qui nous déterminent. Comme une pierre qui aurait conscience ; qui aurait l’impression que c’est librement qu’elle tend vers le point qu’elle croit viser. De l’impulsion originaire elle n’a pas conscience.

 

 Revenons point par point sur l’opposition entre une philosophie du libre-arbitre (Descartes) et une philosophie du déterminisme universel (Spinoza).

 

Sur quelle conception métaphysique repose l’idée du libre-arbitre ? Le libre-arbitre indique un pouvoir absolu de commencement. Il désigne une puissance de choisir qui émanciperait l’homme des lois de la nature. Il suppose :

- une dualité du corps et de l’esprit

 - la possibilité d’un pouvoir de l’esprit sur le corps.

-                      l’existence d’une faculté de vouloir, la volonté qui correspond au libre arbitre.

 

La position philosophique de Spinoza va prendre le contre-pied de cette conception. Il va montrer que le libre-arbitre est une illusion, une fausse croyance en montrant :

- L’unité du corps et de l’esprit.

- l’absence de rapport de pouvoir de l’esprit sur le corps.

- la volonté comme faculté est un leurre.

Mais nous verrons qu’il ne renonce pas pour autant à la liberté. Il s’efforce seulement de rompre le lien entre liberté et libre-arbitre entre liberté et volonté. Il démasque les illusions de la conscience humaine. L’Ethique de Spinoza trace le chemin qui mène de la servitude à la liberté.  

 

Pour commencer, lisons un texte de Spinoza tiré de l’Ethique.

L’expérience enseigne plus que suffisamment qu’il n’est rien que les hommes aient moins en leur pouvoir que leur langue, et rien qu’ils puissent moins maîtriser que leurs appétits, d’où vint qu’ils croient, pour la plupart, que nous ne faisons librement que ce à quoi nous aspirons légèrement, parce que l’appétit pour ces choses peut aisément être réduit par le souvenir d’autre chose que nous nous rappelons fréquemment, et que nous ne faisons pas du tout librement ce à quoi nous aspirons avec un grand affect et que le souvenir d’autre chose ne peut apaiser. Mais à vrai dire, si d’expérience ils ne savaient que nous faisons plus d’une chose dont nous nous répentons ensuite, et que, souvent, quand nous sommes en proie à des affects contraires, nous voyons le meilleur et nous faisons le pire, rien n’empêcherait qu’ils croient que nous faisons tout librement. Ainsi croit le bébé aspirer librement au lait, et l’enfant en colère vouloir la vengeance, et le peureux la fuite. L’homme ivre, ensuite, croit que c’est par un libre décret de l’Esprit qu’il dit ce que, redevenu sobre, il voudrait avoir tu : ainsi le délirant, la bavarde, l’enfant, et bien d’autres de cette farine, croient que c’est par un libre décret de l’Esprit qu’ils parlent, alors pourtant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler ;si bien que l’expérience elle-même montre, non moins clairement que la raison, que les hommes se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées ; et, en outre, que les décrets de l’Esprit ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonction de l’état du Corps. Car chacun règle toute chose à partir de son propre affect, et, en outre, ceux qui sont en proie à des affects contraires ne savent pas ce qu’ils veulent ; et quant à ceux qui n’en ont point, il suffit de très peu pour les pousser ici ou là.

 La physique depuis Kepler et Galilée a montré qu’il y avait des lois de la nature. Spinoza apporte quelque chose de nouveau en montrant que rien n’échappe aux lois de la nature. Non seulement les objets physiques, mais aussi la colère, la jalousie, la volonté relèvent de lois naturelles. S’il ne s’agit pas des mêmes lois, il s’agit de la même nature puisqu’il n’y a qu’une nature, la substance qui est unique.

C’est par le recours aux lois générales de la Nature que Spinoza va tenter d’élaborer une connaissance de l’homme qui soit objective et rationnelle. Une connaissance de l’homme qui fasse appel aux mêmes principes que ceux auxquels il est fait appel dans les sciences de la nature. Spinoza se propose de considérer “les actions humaines et les appetits comme s’il était question de lignes, de surfaces, ou bien de corps”. (Ethique III, préface). Il pense traiter l’affectivité comme une chose, et la connaître selon des principes et des lois semblables à ceux qui s’appliquent à l’ordre de la nature. Il n’y a, pour Spinoza, qu’une seule Nature, et “l’homme n’est pas un empire dans un empire”.

 

Il n’y a pas séparation entre le corps et l’esprit mais unité. Parce que tout l’être de la Nature est inscrit en chacun de ses Attributs, c’est la même Nature et par conséquence la même essence, qui s’exprime dans l’attribut pensée et dans l’attribut étendue. Etendue et Pensée ne sont donc pas deux réalité distinctes et différentes, mais les aspects homologues d’une seule réalité saisie sous deux perspectives distinctes. L’esprit n’agit pas sur le corps ni le corps sur l’esprit: ils expriment ensemble et simultanément un même événement de la Nature mais en deux registres distincts, en deux formulations symétriques, l’une dans l’ordre de l’esprit comme activités de conscience (idée), l’autre dans l’ordre du corps comme activités du corps (et affections du corps).

 

  Spinoza évite les difficultés que pose un dualisme du corps et de l’esprit.

Le dualisme radical du corps et de l’esprit pose en effet deux problèmes : celui du spiritualisme (comme l’esprit peut-il déterminé le corps) et celui du matérialisme (comme la matière peut-elle déterminé l’esprit). Comment deux substances donc de nature absolument hétérogènes peuvent-elles être en rapport l’une avec l’autre ? Le dualisme du corps et de l’esprit cache  un dualisme de la pureté hérité de la religion.

 Ensuite, la notion de faculté de vouloir est occulte, mystérieuse pour Spinoza. En effet  tout ce qui existe ce sont des idées et des corps. Or parmi ces idées, certaines enveloppent une affirmation ; ce sont les volitions c'est-à-dire des idées singulières qui ont un pouvoir d’affirmation. Il y a une force dynamique de l’idée.  Il n’y a donc pas de volonté mais seulement des volitions qui sont des idées.  

 Pour Spinoza, la volonté est une illusion. C’est notre méconnaissance des rapports entre l’esprit et le corps et de la nature affirmative de certaines idées (les volitions) qui nous conduit à croire en l’existence d’un libre-arbitre. Spinoza va combattre une fausse conception de la liberté pour lui substituer une doctrine de la liberté véritable. La liberté ne sera pas une propriété de la volonté. Spinoza rompt le lien traditionnel entre liberté et volonté. 

Nous ne sortons jamais de la nature, c'est-à-dire du déterminisme. Ce que nous appelons la volonté n’est qu’une idée plus claire qui est donc plus déterminante. Et quand nous croyons être libre, ce n’est pas l’expérience qui parle mais l’ignorance. Dans la mesure où nous ignorons la causalité qui existe entre les idées et la causalité qui existe dans le corps, nous imaginons une causalité de l’esprit sur le corps. La conscience est le lieu de cette illusion parce qu’elle ne recueille que des effets. Elle en ignore les causes. On comprend mieux la phrase de Spinoza : si bien que l’expérience elle-même montre, non moins clairement que la raison, que les hommes se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées.

Etre véritablement libre, c’est se déterminer par soi-même à agir c'est-à-dire non pas faire ce que l’on veut, mais obéir à la nécessité de sa propre nature. La liberté est une nécessité intérieure et la contrainte une nécessité extérieure. Il ne s’agit donc pas d’échapper à la nécessité  mais de s’accorder avec elle.

 

 La passion n’est pas un péché ou un vice de la nature humaine, elle est l’expression de la puissance de la Nature et de l’impuissance humaine (puisque tout relève des lois de la nature). Il s’agira toutefois de se libérer de cette passion, et cela non pas en raison d’une imaginaire impureté morale qu’elle contiendrait, mais en raison de la douleur et de la souffrance qu’elle implique. Les affects passifs sont des diminutions de notre puissance d’agir et de penser, et en ce sens, il sont une tristesse. C’est dans ces termes de diminution et d’accroissement de la puissance que Spinoza définit respectivement  la tristesse et la joie.  Les passions plongent l’homme dans la servitude.  La servitude que vit un homme correspond à une diminution de son être ; en étant commandé par l’extériorité, l’homme est moins la cause de son existence ; sa  force d’exister est réduite dans la passion.

    Ce régime passionnel est le régime le plus courant de l’existence humaine. Dans la plupart des cas nous sommes dans la servitude. (explication par l’ontologie : c’est la  concurrence des modes c'est-à-dire bien souvent les conflits qui causent la servitude individuelle et collective. Spinoza dira comme Hobbes que l’homme est un loup pour l’homme. (mais il dira aussi que l’homme, sous la conduite de la raison, est un dieu pour l’homme).   

  Qu’est-ce qui nous rend heureux ?  Comment vivre libre ? comment déployer le désir ?

Ces trois questions sont équivalentes pour Spinoza. Si être triste, c’est éprouver une diminution de sa puissance d’agir, et si cette diminution est le fait que je suis la cause inadéquate (c'est-à-dire  partielle de mon action), alors pour être heureux,  il faut augmenter sa puissance d’agir, c'est-à-dire être la cause adéquate de ses actions. Toute la question serait de savoir comment passer de la cause inadéquate à la cause adéquate.

Pour y parvenir, il s’agira  de se débarrasser des idées fausses, des idées illusoires, de la crainte et des préjugés moralisateurs. La condition de notre libération sera la connaissance des affects et la connaissance de notre essence. Il s’agit d’écarter de nous les affects qui ne correspondent pas à notre essence pour agir par notre propre causalité.

Mais on ne combat un désir que par un autre désir,  un affect par un autre affect. La connaissance ne suffit donc pas. 

 Il est possible de connaître les affects car un affect est une affection du corps accompagnée  de l’idée de cette  affection. (un affect est toujours conscient) mais confus, tronqué, partiel, inadéquat. C’est la possibilité d’une conscience vraie (cf. réflexivité) qui rend possible la connaissance des affects et fonde du même coup le profond optimisme spinoziste.  Mais comme nous le disions, la connaissance ne peut toutefois pas suffire : la connaissance est un outil, mais l’énergie, c’est le désir lui-même. 

 

  Une liberté de l’homme est possible, non pas comme libre-arbitre mais comme libération par la raison. En effet, en tant que partie de la nature je suis déterminé par des rapports avec des éléments extérieurs. Je suis naturellement dans un état de passivité et donc de passion.   Mais l’idée a cette propriété de pouvoir devenir l’idée de l’idée, de se dédoubler. Je peux donc examiner mon idée par cette faculté qu’est la raison. Ainsi, si je vis sous la conduite de la raison, j’échappe à la servitude, j’acquiers une maitrise sur moi-même. La liberté ici est donc une libération par la raison de tout ce qui me détermine en diminuant ma puissance de penser et d’agir. Par la raison, je me redétermine dans une autre direction qui permet l’augmentation de ma puissance d’agir et de penser ; cette augmentation est une joie.