Bernard Mabille, Cheminer avec Hegel, La Transparence 2007, lu par Alain Champseix

Bernard Mabille, Cheminer avec Hegel, éditions de La Transparence, Paris, 2007. Lu par Alain Champseix.

Nous pourrions dire de Bernard Mabille ce qu’il en est de Hegel : un livre peut être un cours ou un cours peut être un livre. Cet ouvrage reprend un enseignement dispensé à la Sorbonne lors du premier semestre de 2000-2001. Il s’inspire de l’ouvrage majeur du Professeur, Hegel, L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999. Il n’en est toutefois pas le résumé car la réflexion à la fois sur et avec le philosophe allemand est reprise au bénéfice des étudiants afin de les mettre en mesure de le lire. Tel est d’ailleurs l’objectif de la première leçon qui porte sur ce que peut signifier lire en philosophie.

 

Première leçon - Lire Hegel

Pourquoi lire Hegel ? Parce qu’il permet de penser le rapport entre le rationnel et l’irrationnel, ce qui implique une nouvelle conception du premier. Pour simplifier et non pour dire exactement la vérité, on pourrait dire que Hegel permet de mettre en cause tant le pan-rationalisme d’un Leibniz que l’antirationalisme d’un Nietzsche.

Comment lire Hegel ? Il existe trois lectures possibles du philosophe : l’interne, l’historique et l’externe. La première part à la découverte du système, la deuxième le met en perspective et la troisième, le plus souvent critique voire destructrice, le rejette en partant de principes philosophiques autres. Il peut s’agir aussi bien de Kierkegaard que de Marx, de Nietzsche que de Heidegger, de l’Ecole de Francfort que de la philosophie analytique, sans oublier la logique postfrégéenne. Toutes trois ont leur légitimité mais, aussi, leurs inconvénients : l’interne sombre facilement dans le dogmatisme, la seconde ne permet pas de trancher entre la continuité ou la rupture que constituerait l’hégélianisme et la dernière peut se montrer trop aisément aveugle à ce qu’il présente de saillant. L’auteur propose une autre méthode qui se réclame d’un des fondements même de la philosophie, la lecture aporétique. Lorsque l’on rencontre une difficulté dans la compréhension interne de l’œuvre, on l’interroge, d’une part, avec l’histoire de la philosophie et, d’autre part, avec les objections externes auxquelles elle prête le flanc.

Hegel nous fournit-il lui-même un moyen de le lire ? La réponse est positive : il faut considérer les § 575, 576 et 577 de l’Encyclopédiedans l’édition de 1830 qui donnent les trois expressions possibles du système. Soit l’on va du Logique à l’Esprit en passant par la Nature : ce premier « syllogisme », au sens hégélien du terme, correspond à l’ordre d’écriture de l’ouvrage ; soit l’on part de la Nature puis de l’Esprit pour parvenir au Logique ; soit c’est le Logique lui-même qui se scinde en Nature et Esprit, ce qui est conforme à l’Idée. Le premier syllogisme correspond à un exposé extérieur du système qui ne permet pas de bien comprendre comment la nature, réalité contingente, peut bien exprimer le logique et aboutir à l’esprit. Le deuxième s’avère insuffisant car le naturel ne peut fonder le spirituel qu’arbitrairement et donc bien faire comprendre le logique. Il faut donc expliquer la nature et l’esprit par le rationnel et non l’inverse. Mais cette perspective suppose que l’on ne mette pas de côté, comme dans les deux premiers syllogismes, le sujet qui raisonne. Le système n’est pas compréhensible sans son auteur : celui qui devient philosophe.

 

Leçon 2 – Dogmatisme, dialectique et système

Selon la méthode exposée dans la première leçon, il s’agit, ici, de confronter Hegel aux objections principales qui lui ont été faites. Nietzsche s’impose : « Je me méfie de tous les systématiques et les évite. La volonté de système est un manque de probité. »(Crépuscule des idoles, « Maximes et pointes », § 26). Pourtant Hegel ne régresse pas vers le rationalisme dogmatique pré-kantien. Il convient d’étudier son rapport avec la pensée du philosophe de Königsberg.

Il reproche, en effet, au criticisme de demeurer dogmatique malgré la révolution copernicienne : la sensibilité comme l’entendement reçoivent leur contenu d’ailleurs. Il s’agit du présupposé propre à toute pensée d’entendement qui ignore l’exigence de l’absolu et qui, en même temps, érige en principe abstrait le substrat de la vérité. Tel était l’eidoschez Platon mais tel est le sujet transcendantal chez Kant. Du coup, Hegel considèrerait le scepticisme comme plus rationnel que le criticisme si, toutefois, la négation qu’il engendre ne débouchait pas, à son tour, sur une autre forme de dogmatisme.

Seule l’exigence du système peut donc sauver du dogmatisme sceptique. Il faut bien considérer, toutefois, que cette exigence est toute rationnelle. Comme Kant l’expliquait, le système est condition de scientificité, un agrégat de savoirs n’engendrant pas le savoir mais, au contraire, en détournant. Il précisait, toutefois, que le système est un horizon, une idée régulatrice : il ne peut se concrétiser pleinement sans verser dans la prétention à rendre compte de l’en soi. Mais Hegel ne pouvait s’en tenir à cette position qui n’est justement qu’une position avec la part d’arbitraire qu’elle comporte. Il ne lui restait plus qu’une solution : non pas nier toutes les thèses comme le scepticisme mais les admettre toutes en s’efforçant de penser leur enchaînement et, donc, leur nécessité ou leur sens et raison d’être. « Le système est l’accueil de toutes les thèses qui s’effondreraient si elles n’étaient pas préservées dans une totalité qui est garantie du sens. »(p31)

Il reste à se demander comment, c’est-à-dire dans quelle forme peut se produire cet accueil et ce déploiement de la totalité. Tel est le sujet de la leçon suivante.

 

Leçon 3 – Une logique spéculative

La logique tient au système et le système au dia-logue, c’est-à-dire, comme cela vient d’être vu, à « la mise en relation de toutes les thèses philosophiques ».(p34)  Tel est le Vrai. Il tient également au respect de la raison que nie toute prétention d’une connaissance qui se voudrait intuitive et au-delà du discours. Contrainte, elle serait contraire à la liberté consubstantielle à l’esprit. Mais, du coup, la logique n’a l’essence ni de la logique formelle ni de la logique transcendantale. La première, comme on peut s’en apercevoir avec Leibniz qui envisagea jusqu’à un calcul des idées, traite bien de concepts mais passe à côté de la densité du concept.  La seconde, par contre, est bien une logique du contenu puisqu’elle vise à rendre compte de l’objectivité de l’objet mais elle considère le donné comme extérieur et distinct du concept : « les concepts sans intuition sont vides ». On pourrait dire, par opposition à la réflexion kantienne, que le concept n’est pas étranger à l’absolu, ce qui revient à reconnaître, à l’inverse, que l’absolu n’est pas non plus autre par rapport à l’intelligible et, donc, la médiation. S’il y avait d’un côté l’intelligence et, de l’autre, l’absolu, l’absolu serait séparé, donc limité et relatif, il ne serait pas l’absolu. C’est donc au nom de sa nature que Hegel peut s’opposer à ses conceptions romantiques et non du fait d’un préjugé rationaliste.

Qu’en est-il du rapport de la logique avec la conscience naturelle ? Cette question que pose la Phénoménologie de l’Espritest essentielle. En effet, si l’Absolu est étranger à cette dernière, on ne voit ni comment il peut être l’Absolu puisqu’il ne la considère pas ni comment celle-ci pourrait l’atteindre puisqu’elle lui serait extérieure. Il faut donc une introduction à la science de la logique. La phénoménologie déploie en réalité la prise de conscience par la conscience de son appartenance au logique. Le sujet fini philosophant découvre, pour s’en faire le miroir, le Sujet de la philosophie. Il se dépasse et ainsi et s’accomplit sur une autre scène : son sens tient au Sens.

Il ne s’agit pas de résumer la Science de la logique car le contenu ne se comprend qu’avec et dans le processus et il convient de bien être conscient que la Logique est immanente « aux deux « parties réelles » que sont la Philosophie de la nature et la Philosophie de l’esprit ».(p45) Il s’agit donc, plutôt, de mettre en évidence les « trois régimes processuels ». Il y a l’immédiateté et le passage pour la Doctrine de l’être, la réflexion, la médiation et le paraître pour la Doctrine de l’essence et l’être-revenu-en-soi, l’être-chez-soi et le développement pour celle du concept.

En guise d’illustration, on peut aisément comprendre, par exemple, que l’être pur, immédiat, sans détermination, n’est rien. On voit bien, aussi, que l’essence consiste à considérer l’être non comme immédiat mais comme fondé tout en sachant que le fondement n’a lui-même de sens que par ce qu’il fonde : l’apparence est l’apparence de l’essence. Enfin, cette réflexion se pose elle-même : elle est la Chose-même ou l’idée ou le sujet ou la liberté. Elle s’extériorise mais en elle-même, pourrait-on dire. Bernard Mabille termine cette leçon par deux exemples : l’un touche au rapport être/ détermination, l’autre au rapport fond/existence.

 

Leçon 4 – Nature et raison

Dans cette leçon, B. Mabille montre que Hegel est incompréhensible sans les interrogations de droit que l’on est amené à examiner dès lors que l’on s’intéresse au rapport entre la raison et la nature. Inévitables, elles peuvent aussi bien s’être manifestées dans l’Antiquité que dans la période contemporaine pourtant postérieure au philosophe. 

Résumons : soit on estime, comme Galilée, que « la nature est écrite en langage mathématique » et l’on pense que le mathématique est immanent au réel lui-même,  soit, à l’inverse, on est porté à poser son caractère divin. Elle exprime alors le Verbe (Logos) à la manière des Renaissants ou des Romantiques. Mais sur quoi peut bien reposer la thèse d’un tel rapport entre le rationnel et le naturel ? Deux réponses possibles – donc insuffisantes - se présentent. Ce peut être une croyance (Einstein) mais on passe alors assez vite à une autre possibilité selon laquelle la science n’a jamais affaire qu’à la rationalité qu’elle a elle-même bâtie. Il ne s’agit pas de la rationalité de la nature (Heisenberg). Autrement dit, si Hegel soutenait ce pan-rationalisme qu’on lui prête si souvent, il serait totalement incompréhensible. B. Mabille démontre, au contraire, que le raisonnement développé par ce philosophe est inséparable de la compréhension précise qu’il a du caractère problématique de la rationalité de la nature et de son affirmation.

Nous laisserons au lecteur de cet ouvrage le soin de découvrir comment l’analyse hégélienne met en évidence la prise de conscience de ce hiatus entre nature et raison pour indiquer la solidarité foncière de ces deux réalités. Si la raison s’expliquait purement et simplement par la nature – tel est un des sens de l’empirisme – elle manquerait à l’exigence d’intelligibilité qui la définit. En même temps qu’elle ne serait pas libre, elle ne serait pas elle-même. Si, à l’inverse, c’était la nature qui s’expliquait par la raison – soit d’une manière idéaliste comme le veut la Naturphilosophie, soit d’une manière transcendantale (plus rationnelle), alors, la raison, faute d’autre véritable, ne serait pas synonyme de médiation, elle ne serait pas non plus elle-même et il manquerait à la nature la part de contingence qu’elle comporte malgré ses lois. Par conséquent, il est bien vrai que la raison ne parvient pas à rendre pleinement compte de la nature mais il est vrai, aussi, que la nature n’accède pas à la plénitude de la rationalité : il est dans son essence de ne pas coïncider avec son concept. Si Hegel soutient que « tout ce qui est rationnel est réel (wirklich) et que tout ce qui est réel est rationnel"  la nature n’est pas entièrement effective. Il ne faut pas confondre la Realiät avec la Wirklichkeit.

 

Leçon 5 - Philosophie de la nature et sciences naturelles

Une question se pose donc : quel rapport y a-t-il entre la philosophie de la nature et les sciences de la nature ? Dans la mesure où la première n’a rien de commun avec l’idée d’une sorte de déduction du réel à partir d’une prétendue connaissance a priori, métaphysique ou mystique, elle ne saurait aller à l’encontre des sciences de la nature. A bien des égards, elle les sauve même d’une philosophie hasardeuse – par conséquent peu philosophique - à laquelle Newton même n’échappe pas. Certes, son « hypotheses non fingo » exclut toute construction étrangère au mathématico-expérimental mais pas les hypothèses métaphysiques qu’il semble appeler de lui-même : pour rendre compte de l’action à distance, il évoque l’hypothèse d’un éther qui n’est autre que la présence de Dieu en tout point de l’espace.

C’est donc en toute logique, si nous osons dire, que Hegel recherche un fondement plus conceptuel aux sciences de la nature. A la différence de la Naturphilosophie, elles pensent – elles sont donc éminemment scientifiques - mais pas assez. Par exemple, elles ne vont pas jusqu’à rendre compte et exposer à partir de l’Idée les notions d’espace, de temps, de mouvement ou de corps qu’elles considèrent comme seulement données. C’est ce que fait Hegel dans « la mécanique ».

 

Leçon 6 – Les trois relations de l’esprit au monde

Tout est dit au § 386 de la Philosophie de l’Esprit. A propos de la libération de celui-ci, Hegel écrit : « dans l’absolue vérité de celle-ci, c’est pour lui une seule et même chose que de trouver devant [soi] un monde comme présupposé, de l’engendrer comme quelque chose de posé par lui et de se libérer de lui en lui. »

Au premier point de vue, l’esprit est conscience face (gegen) à un objet (Gegenstand) mais l’esprit ne se réduit pas à la conscience car il pose un monde comme on le voit, par exemple, avec le droit et, plus généralement, avec les œuvres de l’esprit (Kultur). Tel est l’esprit objectif. Ce dernier, cependant, est fini et s’inscrit dans le temps, il est l’esprit déterminé d’un peuple. Il ne faut toutefois pas en conclure que l’esprit est finalement ailleurs ou au-delà : c’est en laissant les choses « manifester leur propre essence», « respectivement dans l’ordre de la sensibilité, de la représentation et du concept » (p79) que l’esprit se libère tout en libérant son autre à travers l’art, la religion et la philosophie. Tel est l’esprit absolu.

Il est possible de montrer comment l’esprit passe d’un de ses moments à un autre. Par exemple, « ce qui porte l’Esprit subjectif au-delà de lui-même, c’est d’abord le langage" (p84) car, en parlant, nous sommes déjà dans l’universel. C’est déjà vrai avec la jouissance, « expérience d’un accord entre nous-mêmes et notre autre (qu’il s’agisse d’une chose ou d’une personne) " mais cet accord est instable et contingent, il n’a sa vérité que dans le verbe. Quant au « passage » de l’esprit objectif à l’esprit absolu, il ne peut se comprendre qu’à partir de la logique (de l’essence, donc) du premier. Le droit naît de la nécessité de régler la rencontre des volontés individuelles. Il suppose le contrat lequel engendre, certes, une volonté commune mais pas une volonté universelle. Le droit ne peut donc engendrer la justice. Celle-ci est plutôt à rechercher dans la moralité telle que Kant l’a formulée : l’universel est dans le sujet, il le porte. Il reste qu’il se trouve ainsi isolé du monde qui ignore la moralité. Soit il se replie vainement sur lui-même et découvre le vide de la « belle âme », soit il s’efforce de s’arranger de toutes les situations en dégénérant en hypocrisie soit il tente d’imposer la vertu par la force à l’instar de la Terreur. L’esprit se trouve alors perdu mais, en réalité, c’est dans l’Ethicité (Sittlichkeit) qu’il se développe vraiment car c’est par elle qu’il se réconcilie avec le monde. L’État, irréductible à un « État extérieur » qui régirait les relations entre les individus, ne découle pas d’eux car il est leur milieu et il intègre aussi bien le droit que la culture, notamment par le biais des corporations en lesquelles l’individu acquiert une consistance universelle. Cependant, contrairement à un préjugé répandu, l’État n’est pas de lui-même l’esprit absolu, « Dieu sur terre ». L’histoire du monde le confirme : l’État relève toujours en partie de la contingence. L’esprit absolu suppose une autre scène même si elle n’existerait pas sans lui et même si c’est en lui qu’elle se dresse.

Mais qu’est-ce à dire ? La finitude caractérise l’esprit subjectif et l’esprit objectif, l’infini l’esprit absolu. Encore ne faut-il pas se tromper car si l’infini est extérieur au fini, il est fini et la critique nietzschéenne des « arrière-mondes » est parfaitement justifiée. L’infini ne peut donc être que « l’auto-suppression du fini."(p91) « Esprit subjectif et Esprit objectif ne sont pas en-deçà de l’Esprit absolu, mais sont ses manifestations." 

Les leçons 7, 8 et 9 constituent des approfondissements de l’ « Anthropologie (Âme), de la phénoménologie (Conscience) et de la Psychologie (Esprit au sens étroit) 

La leçon 10 a pour objectif de mieux faire comprendre le moment du politique au sein de l’esprit. Il s’agit de montrer en quoi la politique est esprit et l’esprit politique.

 

Leçon 11 – État, culture et histoire

Cette leçon, à l’instar des leçons 7 à 9, développe certains points annoncés dans la sixième leçon et prépare la dernière qui seule peut permettre de mieux prendre en compte ce qui est en vue avec l’Etat et l’histoire. Il s’agit, notamment, pour l’auteur, de remettre en cause le mythe d’un Hegel assurant l’assomption de la raison dans l’État et l’histoire.

Le premier, ainsi, est à comprendre à partir de ce qui en fait, certes, la nécessité mais, également, la contingence essentielle. Contre une conception purement juridique du politique, Hegel insiste sur le lien vivant qui existe entre le peuple, la substance éthique qui le définit, et l’État. Il tient, d’une part, à l’élévation de l’individu à l’universel – un peuple n’est pas un assemblage d’individus purement particuliers– et, d’autre part, et pour cette même raison, à l’existence de l’universel par le particulier. L’opinion publique résulte de ce rapport dialectique en même temps qu’elle le produit. Mais, du coup, on peut comprendre la fragilité de l’État, le peuple pouvant toujours se détruire soit par la sur-culture (Überbildung) – le Bas-Empire romain dégénère en ce raffinement excessif qui débouche sur la satiété puis l’écoeurement – soit par la perte du sens de l’universel– un peuple cesse d’être parce qu’il cesse de se former. L’État n’est jamais que l’Esprit fini. En tant que tel, il est voué à la mort, tout comme la nature, et c’est par là qu’il s’inscrit dans l’histoire.

« Mais comment comprendre cette inscription ou absorption (…) dans "l’histoire du monde"? (p161Telle est la question qui est finalement abordée en cette leçon.

Tout part d’un texte célèbre écrit de la main de Hegel dans un cours de novembre 1830 édité par Hoffmeister, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte. Pour formuler la thèse selon laquelle « la raison gouverne le monde », le philosophe s’appuie sur deux justifications complémentaires. D’une part, il ne s’agit pas de constater un fait – les faits pouvant plutôt faire douter d’une telle affirmation – mais d’un présupposé qu’il ne faut pas ici confondre avec un préjugé : il ne serait pas rationnel de ne pas le penser. D’autre part, une preuve est annoncée : elle n’est autre que le processus historique lui-même. Mais qu’entendre par là ? « La philosophie est la science des pensées nécessaires » alors que la contingence règne dans l’histoire. L’entendement est incapable de surmonter ce dilemme. Il faut donc se placer à un autre niveau. La théologie, qui existe chez Hegel, en donne déjà comme un aperçu. « Le Verbe éternel (Raison) se fait chair (entre dans la finitude temporelle) jusqu’à mourir (la kénoseest une exinanition). La Résurrection est le triomphe de l’Esprit sur la mort – la réconciliation à la faveur de la quelle la contingence du temps peut être pénétrée par la lumière du Verbe."(p165) C’est, toutefois, la logique spéculative qui donne la clé : « La raison (c’est-à-dire, en dernière instance, l’intemporalité du Logique) ne s’oppose pas au temps historique, mais se réalise, devient effective en s’extra-posant comme temps. Par la conception du philosophe (c’est-à-dire par la puissance de l’Esprit), cette contingence historique, dans ce qu’elle peut avoir de plus éloigné du sensé, est parfaitement recueillie, c’est-à-dire intériorisée dans le travail de notre raison finie. » Deux interprétations possibles se présentent. Soit on estime, un peu à la manière kantienne, que la raison finie ne parvient jamais à découvrir le Logique dans l’histoire – mais, alors, la notion d’Esprit absolu disparaît ; soit on suppose que l’homme peut parvenir à se placer au point de vue de l’absolu : il se dépasse alors et se place comme aux côtés de Dieu (du Logos). La dernière leçon aura pour tâche de montrer que ces deux orientations manquent la logique spéculative.

 

Leçon 12 – Esprit absolu et philosophie

Il est d’abord primordial de comprendre que l’Esprit absolu n’est ni l’art ni la religion ni même la philosophie mais les trois malgré leurs différences. Avec l’art, l’esprit absolu est intuition ; avec la religion, il est re-présentation(Vorstellung) ; avec la philosophie, il est conceptionmais il n’y aurait pas de conception sans intuition (l’art fait donc partie du concept, le concept n’est étranger à l’art) et de religion sans son dépassement logique dans la philosophie.

Pour nous en tenir aux limites d’une recension et cerner au mieux le problème central développé en cette leçon, nous allons laisser de côté les riches indications à propos de l’art et de la religion et, notamment, de leur rapport avec l’histoire, pour nous efforcer de circonscrire l’essence de la philosophie qui est la clef de voûte tant de cet ouvrage que d’une lecture de Hegel. 

Au bout du compte, il s’agit de penser, dans l’élément du Concept, ce qui est présenté dans l’art et représenté dans la religion, à savoir l’Absolu. Mais qu’est-ce que cela signifie ? L’objection – le défi, faudrait-il dire - de Heidegger ne peut être évitée tant elle vise Hegel au premier chef. Dans Was heiβt denken ? celui-là « rapproche pensée (Denken) et recueillement (Andacht), acte de penser et acte de remercier (danken)."(p183)  La signification de la pensée est ainsi considérée, certes, comme irréductible à la « raison calculante » qui cherche « à établir un contrôle total sur l’ensemble de ce qui est » mais, aussi, à « la violence essentielle de toute rationalité." Pour ce qui est du premier point, il n’est pas difficile de montrer que Hegel n’a jamais confondu le logique avec le calcul. Il suffit de se reporter à la 3eleçon. Pour ce qui est du second, il faut bien voir que l’esprit est bien maîtrise, qu’il est rejet par conséquent de toute intuition muette de l’Absolu, comme si Dieu était jaloux de la raison humaine – la Religion n’est pas mystique, la mystique n’est pas religieuse - mais il est maîtrise de soi, non de l’étant. Il ne fait pas violence à son autre. Ce serait plutôt l’inverse qui serait vrai tant penser c’est se livrer à un travail d’intériorisation. « L’exercice de la pensée est, comme le montre en particulier la Phénoménologie de l’Esprit, une épreuve qui exige la prise en charge souvent douloureuse de "la tension du concept".(p184)

Que faut-il entendre par « Savoir absolu » dans ces conditions ? Ni totalisation juxtaposante, arbitraire, par conséquent, des connaissances humaines comme l’Encyclopédiede Diderot et d’Alembert ni fusion immédiate dans un absolu indéterminé, ni extériorité sans intériorité, donc, ni unité sans différence mais savoir qui sait sa limite. En sachant sa limite, il laisse place à l’irréductible contingence de la nature ou de l’histoire mais comme c’est lui qui sait sa limite, cette dernière ne lui est pas étrangère, elle est non pas sa négation mais son « négatif ».

 

 

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Ce cours à la concision sans défaut, qui évite aussi bien le verbalisme qu’un schématisme par trop imprécis, est l’expression d’une pensée qui s’est formée à l’école de Hegel plusieurs décennies durant. Il permet de se libérer des caricatures souvent à charge mais, également, parfois trop dévotes qui empêchent toutes de lire réellement ce philosophe et de comprendre les problèmes qu’il affronte. Si l’on assume le risque d’un résumé, on pourrait avancer que, par cet ouvrage, l’auteur parvient à montrer que le Savoir absolu n’est ni l’aboutissement ni le télosdes savoirs relatifs mais leur vie et, donc, leur vérité. Il se trouve donc aussi bien dans les analyses portant sur l’art que sur la nature, sur la société que sur l’histoire et il permet à Hegel de trouver le sens et l’essence du détail un peu à la manière d’un Aristote ou d’un Auguste Comte. Par définition, rien n’est étranger à l’absolu. Il se peut aussi que la profondeur, la justesse et la justice de ce livre aillent jusqu’à montrer ce qui peut être moins convaincant chez ce très grand philosophe. La critique de la « moralité », parfaitement éclairante dans et par le système, repose tout de même sur une erreur à propos de Kant pourtant cité en référence. Tout l’argument de ce dernier repose, en effet, sur l’idée selon laquelle l’universel est susceptible d’être un mobile par lui-même pour la volonté mais il ne s’agit pas d’en conclure qu’il est le seul mobile possible et, surtout, qu’il est envisageable de s’identifier à lui car cela reviendrait à nier que l’homme est un être sensible, que la prise en compte de l’universel est un devoir et que la sainteté est un exemple mais pas un modèle ou une fin. La moralité commune dont Kant prend en charge l’analyse ne justifie pas la « belle âme » qui ne veut pas souiller sa pureté et qui, de ce fait, s’étiole. Point de détail ? Non, car partant de là, il est possible de prendre la mesure de tout ce qui sépare ces deux philosophes allemands. Hegel, par exemple, explique l’importance de l’opinion publique dans la vie de l’État (cf. leçon 11) mais cela revient à soutenir que ce dernier est par nature étranger à la philosophie et au dialogue qu’elle suppose - rapport radical et rationnel tant avec soi qu’avec les autres et, donc, dépassement de l’opinion. En toute logique, Hegel en tire cette conséquence que l’histoire vérifie : l’État est mortel. Certes, Kant n’est pas naïf et sait très bien que les hommes ne font pas aisément preuve de bonne volonté, y compris quand ils discutent du bien public, mais il se demande tout de même s’il faut désespérer d’eux pour autant. L’opuscule Qu’est-ce que les Lumières ?et l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique donnent une clé : c’est parce que les hommes sont contraints de vivre « dans l’enclos de la société civile » (au sens premier, non hégélien donc), qu’ils peuvent s’envisager autrement (pas uniquement) que comme des ennemis les uns pour les autres (ce qu’ils sont pour une part dans les faits) mais comme formant possiblement un peuple de citoyens unis par un contrat qui n’a rien de commun avec ce que Hegel envisage par là. Ce peuple a même la vocation de s’unir avec tous les autres peuples en vue de constituer l’humanité. Certes, il ne s’agit là que d’une idée qui est très loin d’être réalisée, même si deux ou trois événements dans l’histoire y font songer et encouragent à aller dans ce sens, mais il est impossible de l’ôter d’être doués de raison. Quand Hegel pense à l’État, Kant pense à la République… Il faut aller plus loin cependant car ce qui importe avec une telle idée c’est qu’elle a une portée pratique, elle montre qu’avec la société c’est autre chose qu’uniquement la science – fût-elle le Savoir absolu – qui est en jeu mais l’être que les hommes peuvent se donner en tenant compte de la loi de leur volonté. Ils ont la possibilité de se considérer, aussi (pas seulement bien entendu !), au point de vue d’un monde intelligible mais cela n’est pas affaire de logique mais de respect et d’espoir.

 

Alain Champseix