Pierre-Yves Quiviger, Le secret du droit naturel ou après Villey, Classiques Garnier, Paris, 2012, 190 pages, Lu par V. Alain

Pierre-Yves Quiviger, Le secret du droit naturel ou après Villey, Classiques Garnier, Paris, 2012, 190 pages, Lu par V. Alain

Il est habituel d’opposer le droit positif au droit naturel. Le premier définit la loi par la volonté générale, le contrat, la convention ; le second soutient l’existence d’une loi naturelle fondée en raison. L’un fait de l’État l’instigateur de normes, l’autre affirme l’existence de valeurs transcendantes. Villey subvertit cette opposition en soutenant d’une part que le positivisme juridique n’est lui-même que la conséquence du jusnaturalisme et d’autre part que le droit naturel des modernes n’est, quant à lui, qu’un droit dénaturé. Villey déclare alors « ce que je recherche reste (…), à titre principal, le secret du droit naturel » .

Pierre-Yves Quiviger publie en 2012 aux éditions Classiques Garnier dans la bibliothèque de la pensée juridique un dense essai de 190 pages intitulé précisément Le secret du droit naturel ou Après Villey. Cette étude entend prolonger la critique villeyenne et cherche à révéler le secret du droit naturel. Deux convictions étayent alors cet essai. D’une part, le positivisme juridique en s’opposant à l’idée d’un droit naturel tend à défendre un « scepticisme plus ou moins agressif ou amusé, qui a pris acte de la relativité des formes positives du droit ». D’autre part, les amis du droit naturel loin d’en servir la cause l’enterrent en confondant la morale et le droit. Renvoyant ainsi dos à dos partisans et adversaires, cette étude souhaite décrire « les conditions de possibilité (…) »  d’un jusnaturaliste cohérent. Cette position suppose avant tout le refus d’une norme transcendante s’appuyant sur une certaine idée d’humanité (Kant) et sur une « origine mythique de la société comme l’état de nature »(Rousseau). À l’école du jusnaturalisme est adressé le reproche de faire du sujet de droit un « empire dans un empire », donc de s’appuyer sur une certaine conception de la nature humaine. Cette nouvelle perspective subvertit alors l’opposition métaphysique du fait (sein) et du droit (sollen) et cherche à établir que le sollen (devoir) est en quelque sorte immanent au sein (affaires humaines). Ce droit naturel est dévoilé par le bon juge lorsqu’il interprète la loi. Ce réalisme s’appuie sur une phronêsis juridique déjà mise en évidence chez Aristote par Pierre Aubenque. Cette prudence se laisse saisir dans la « réalité grise du droit », la jurisprudence. Cette thèse se déploie en trois chapitres intitulés respectivement « le droit n’est pas la loi », « la question de la propriété », « l’obligation juridique ».

 

Le droit naturel dénature le droit en le réduisant à la loi. Cette idée maîtresse développée dans le premier chapitre ne saurait se comprendre indépendamment de la méthode exemplaire mise en œuvre dans cette étude. Elle tire ses principes à la fois de l’école française d’épistémologie (Bachelard, Canguilhem, Foucault) et de Villey. L’idée d’un droit naturel ne peut être établie a priori. Ce droit n’est pas un concept transcendantal, il n’est pas la forme de la loi comme chez Kant. Le secret du droit naturel doit plutôt être cherché dans les codes, les jurisprudences et les pratiques. Cet essai ne cesse alors de s’élever contre les théories du droit propres aux philosophes qui négligent trop souvent l’humble réalité grise du droit. Un tel parti pris méthodologique éclate dans la déclaration liminaire : « le « droit ne saurait se réduire à la loi ». Un tel renversement de la doxa ne peut que surprendre. P-Y Quiviger la justifie en écrivant : « Il n’y a de droit que dans l’acte du juge qui attribue à chacun ce qui lui revient (suum cuique tribuere), la loi n’étant qu’un élément parmi d’autres qui aide le juge à accomplir le partage, la distribution ». La fonction du droit consiste donc à opérer le bon partage, le juste tri, la bonne répartition. Une telle approche se fonde sur le livre V de l’Éthique à Nicomaque dont Villey fait dériver le droit romain. Aristote écrit en effet : « le droit (dikaion) a pour objectif la réalisation de la justice (diakosunê) ». Cette finalité est résumée par Ulpien en une formule : suum cuique tribuere (donner à chacun le sien). Le droit naturel ne repose donc pas sur une loi naturelle ou une conscience morale (Antigone), mais il s’appuie sur cet adage classique qui décrit l’action d’un tiers (le bon juge) qui tranche et partage. La justice est alors distributive ou commutative en fonction du type de distribution et d’égalité qu’il s’agit de mettre en œuvre. Bref, le droit ne se réduit pas à un système de normes, à un édifice conceptuel. Il est un effort de justice et cherche à donner à chacun ce qui lui revient de droit (naturel). Une telle perspective rappelle la fonction essentielle, la finalité de tout jugement qui n’est pas d’appliquer aveuglément la loi, mais de restaurer l’équilibre brisé par les actions injustes. Ce droit naturel secrètement à l’œuvre au sein du droit positif tend à rétablir la paix. Telle est la seule vraie « norme juridique ».

Le second chapitre, le plus long, puisqu’il fait quatre-vingt douze pages, porte sur la question de la propriété, c’est-à-dire sur son droit. Si le droit consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient (suum cuique tribuere) alors il suppose un mien et un tien. Dès lors, il ne peut y avoir de droit sans droit de propriété. Car enfin si rien n’appartient à personne, peut-on encore dire le droit et donner à chacun ce qui lui revient ?

A rebours des travaux historiques qui déconstruisent la notion juridique de propriété, cet essai tente d’en reconstruire la cohérence. La thèse défendue est alors que l’unité du concept juridique de propriété est à chercher dans la catégorie du propre. La propriété peut se définir comme un « mécanisme de désignation » qui permet de donner le nom de celui qui est en droit d’accomplir un certain nombre d’actions sur une res. Ce deuxième chapitre propose donc une étude rigoureuse, précise et serrée du champ conceptuel recouvert par la notion de propre (idion). L’étude de l’idion se divise alors en quatre moments : la propriété singulière (idiôtes), l’approprié (oikeion), l’appropriation (oikeiôsis), et enfin le droit de propriété (ktêsis).

Le propre ne se confond pas avec la propriété d’une res (l’attribut d’une substance). Celle-ci est certes distinctive et entre dans la définition, mais elle n’est pas un propre, car elle est commune à plusieurs choses (l’étendue aux corps par exemple). L’idion renvoie bien plutôt à une idiosyncrasie (idiôtes) que personne d’autre ne peut posséder. Ce propre ontologique ne peut être ni transmis ni échangé. S’emparer du génie de Mozart revient à devenir Mozart, donc à ne plus être soi, mais un autre. Que peut-on alors s’approprier, si l’idiôtes ne peut être volée ? Il ne reste que les propriétés communes. Celles-ci se divisent en être et avoir, hexis et ktêsis. Il est en effet possible d’acquérir des habitudes et de s’approprier une manière d’être (la frugalité ou la voracité). À cette propriété-état (hexis), il convient de distinguer une propriété-possession (ktêsis) objet de toutes les appropriations. Pourtant, toute appropriation n’est pas appropriée (oikeiôsis). N’importe qui ne peut s’approprier n’importe quoi. Penser le propre revient donc à décrire l’approprié, c’est-à-dire à définir les limites de l’appropriation. Pourtant, en l’absence d’une essence individuelle et dans l’hypothèse d’une affirmation radiale de la liberté humaine (Sartre), on peut penser que le propre consiste précisément à n’en avoir aucun. Peut-on alors distinguer l’approprié de l’appropriation ? L’appropriation légitime, l’approprié, ne peut correspondre qu’au complémentaire (oikeion). L’appropriation légitime est donc appropriée à une existence, à une situation, à une société. L’inapproprié quant à lui renvoie à l’individualisme possessif travaillé par un appétit de possession qui fait de toute res un objet possible d’appropriation. 

Cette clarification de la notion de propre conduit naturellement à l’examen du régime juridique de l’appropriation (les articles 544 et 545 du Code Civil). Le droit distingue classiquement la simple possession de la propriété. Celle-ci suppose un titre : « dans le contrat de propriété une partie déterminée du monde sensible est attribuée en propre de façon exclusive à un individu comme sphère de cette action réciproque qui est la sienne. » Tout semble alors fort simple. Le droit se distingue du fait, le droit de propriété de la brutale possession. La propriété juridique repose sur un titre garanti par un État (le Contrat social). La possession par contre n’est qu’une force qui s’approprie. Le quid juris s’oppose donc au quid factis. Pourtant, ce bel édifice conceptuel d’inspiration kantienne ne rend pas compte de la complexité du droit de propriété. Le droit français reconnaît en effet « un mécanisme d’appropriation par la possession » : l’usucapio. Non seulement la simple possession peut donner un droit, mais un tel accès à la propriété est « sous certaines conditions et après un certain temps » supérieur. Fort de ce constat cette étude propose à partir d’une discussion serrée de la Doctrine du droit de Kant une révision de la distinction classique du fait et du droit. Cette critique du criticisme porte sur l’interprétation kantienne de la formule Ulpien : suum cuique tribuere. Pour Kant, cet adage commande d’entrer « dans un état tel que pour chacun, le sien puisse être garanti à l’égard de chaque autre ». Certes, ce droit n’est pas celui de « s’approprier n’importe quel bien (…) , mais le droit de transformer tout bien en propriété » . Il n’y a donc pas de limite à l’appropriation. En conséquence, les divisions kantiennes empêchent de penser l’unité du concept juridique de propriété.

Ce long parcours s’achève par l’étude des ktêmata (biens). La propriété est une appropriation et le droit décrit les modalités légitimes de cette appropriation : droit du premier occupant, héritage, cessions, travail. Cette étude insiste alors sur l’assise ontologique de tout mécanisme d’appropriation. L’appropriation renvoie à « un amour de la domination » décrit par Locke, c’est-à-dire à une libido possidendi. Cette pulsion d’appropriation est présente dès enfance. De même que le pouvoir pour Locke est toujours tenté par l’abus, de même l’appropriation est toujours travaillée par l’excès et déborde la légitimité donnée par le travail. La réponse à la question du droit de propriété ne peut alors qu’être ambiguë. Si la propriété comme appropriation est toujours excessive, elle n’en reste pas moins inscrite en chacun au titre d’une structure ontologique originaire et fondamentale. S’opposer au droit à la propriété reviendrait à nier la réalité de cette pulsion d’appropriation et à prendre les hommes non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils devraient être. La tâche politique, dès lors, ne peut consister à réformer les hommes, mais à organiser et à harmoniser les appétits de chacun. La discussion finale de la clause lockéenne suggère qu’il appartient à l’État de gérer au mieux cette libido possidendi au moyen d’un droit administratif. Au juge administratif incombe la responsabilité de trancher entre l’appropriation légitime et l’illégitime en énonçant ce qui revient à chacun (suum cuique tribuere). L’originalité de cette réflexion est de développer une véritable philosophie du droit administratif trop souvent ignorée des philosophes au profit du droit pénal.

            L’étude de la propriété conduit alors analytiquement à la notion d’obligation juridique. En s’appuyant sur la seconde dissertation de la Généalogie de la morale de Nietzsche, l’obligation est définie comme une relation entre un débiteur et un créancier. L’obligation ne renvoie donc pas à une psychologie, à une promesse, à une volonté autonome, bref à une subjectivité, mais à l’objectivité d’une créance. Du côté du créancier un droit s’affirme, celui d’exiger le paiement d’une dette ; du côté du débiteur une obligation s’impose, celle de la rembourser. L’obligation est juridique dans la mesure où cette relation repose sur un tiers, un juge, chargé de rétablir l’équilibre entre le créancier et son débiteur. L’obligation ainsi définie permet alors de décrire le droit non comme un édifice normatif, mais comme une théorie des obligations.

Certes, le droit et la morale relèvent tous deux du prescriptif. Toutefois l’obligation morale se distingue nettement de l’obligation juridique. La première est une proposition optative respectée par conviction. La seconde est un énoncé performatif, car lorsqu’un juge « énonce la norme, elle est alors un fait ». Cette performativité de l’énoncé juridique rend tout jugement dépendant « d’une totalité sociale », d’une « collectivité ». Bref, l’obligation morale révèle de l’éthique de la conviction alors que l’obligation juridique est conséquentialiste et s’inscrit dans une Sittlichkeit. Le droit naturel ne peut plus alors être le supplément d’âme du droit positif. Il ne peut donc consister en l’introduction d’une norme morale.

Cette analyse s’appuie sur la catégorie juridique d’obligation « naturelle ». Celle-ci correspond, par exemple, à l’obligation réciproque d’assistance d’un frère et d’une sœur. Toute obligation ne repose donc pas sur un contrat, sur un acte autonome de la volonté. Une telle définition de l’obligation conduit à réviser la division classique entre les droits-libertés (droit de) et les droits-créances (droit à). Cet essai défend alors la thèse d’une réduction des premiers aux seconds. Tout droit-liberté « cache » une dette. Dans le cas contraire il perd toute consistance et il n’a plus de droit que le nom. Le droit de circulation, par exemple, n’a de réalité que s’il peut induire une réparation en cas d’empêchement.

Une telle théorie de l’obligation juridique, issue en partie du droit administratif, est-elle transposable au droit pénal ? Une infraction à la loi (crime ou délit) est-elle bien une dette ? La question est d’autant plus complexe qu’il convient de bien distinguer dans l’action délictueuse le versant civil du versant pénal. Au civil, il est évident que l’infraction est quantifiée et qu’elle se définit naturellement comme une créance. Au pénal pourtant, la dette n’est pas moins réelle. L’infraction doit même être interprétée comme une double dette : l’une contractée envers la société dont l’équilibre a été perturbé, l’autre envers une personne qui a été lésée. Il convient alors de substituer à la notion d’imputation celle de nexalité (nexus).  Ce concept « désigne le nœud complexe unissant le créancier  à son débiteur ». À la logique prédicative classique, impuissante à rendre compte de cette nexalité, il convient donc de substituer une logique complexe des prédicats. Le lien juridique appelle ainsi une autre logique du droit plus conforme à sa réalité et à ses pratiques.

            Cette étude renverse bien entendu la perspective classique développée par Leo Strauss dont elle critique implicitement les présupposées métaphysiques (sujet de droit) et les conséquences philosophiques (dilution du droit dans la morale). Le positivisme juridique n’est plus ici en procès. Le droit positif n’est plus cité à comparaître devant le tribunal du droit naturel. Il est au contraire interrogé dans ses textes, dans ses lois, dans sa jurisprudence et dans ses pratiques.  Il est pensé comme l’unique dépositaire du secret d’un authentique droit naturel. Le droit positif est alors porteur de philosophèmes qu’il convient d’expliciter afin de les discuter. Si l’inspiration aristotélicienne rapproche cet essai des travaux de Villey, cette étude s’en sépare pourtant en cherchant non pas à restaurer un droit naturel antimoderne, mais en se proposant de reconstruire un jusnaturalisme conséquent.

Cette recension bien entendu ne saurait rendre compte de la richesse des analyses développées dans cette dense étude de philosophie du droit. Celle-ci instruit le lecteur en lui permettant de se familiariser avec les notions les plus importantes. Elle rappelle qu’il ne saurait y avoir de réflexion philosophique sans une solide culture juridique. Une telle entrée en philosophie du droit est d’autant plus magistrale qu’elle n’est pas une œuvre de vulgarisation. Bref, cet essai exigeant donne vie à cette humble « réalité grise du droit » la rendant soudain passionnante, mieux essentielle.


                                                                                                                                                      Lu par V. Alain