Santiago Espinosa, L'Impensé, Belles Lettres 2019, lu par Jordan l'Hostis le Hir

Santiago Espinosa, L'Impensé. Inactualité de Parménide, « Encre marine », Les Belles Lettres, avril 2019 (123 pages). Lu par Jordan l'Hostis le Hir.

 

J'ouvre les yeux et des choses apparaissent, voilà tout.

L'Impensé est l'ouvrage récemment publié par Santiago Espinosa. À l'appui de fragments connus du Poème de Parménide, il y soutient l'idée que l'être est tout ce qui existe, jamais ce qui fait que les choses sont, et que le non-être n'existe pas.

Comment comprendre alors que l'on soit porté à considérer le réel comme insuffisant, et incapable de nous satisfaire ? Qu'est-ce qui nous conduit à penser que ce qui est n'est pas tout ce qui est ? Et pourquoi cette autre réalité aurait-elle plus de valeur que ce qui existe ? La position défendue est que le problème de la vérité nous détourne de la réalité immédiate. C'est en cherchant la vérité que la philosophie s'est – depuis Platon, et jusque dans son histoire récente – interrogée sur ce qui est vraiment réel, plutôt que sur ce qui existe. Et ce premier refus du réel au nom de la vérité s'est accompagné d'un deuxième refus, plus grave : le non-être, ne pouvant pas n'être rien, est. L'impensé, qui donne son titre à l'ouvrage, est ce néant déguisé en être, en pensée de quelque chose, là où il n'y a rien. De même que ce qui est est, ce qui n'est pas n'est pas. Le non-être n'est pas seulement faux ni mal pensé, mais il est impensé. La conclusion proposée par l'auteur est alors que cet affublement – qui fait désormais tradition – est l’œuvre d'une interprétation, donc une tentative d'échappatoire et un anathème porté sur le réel au profit de son « double ». L'Impensé, « inactualité de Parménide », propose une réactivation de l'autre tradition, l'homérique, celle qui invite à une adoption du Père des philosophes, après le prétendu parricide.

 

Son auteur, Santiago Espinosa, est philosophe et traducteur, né au Mexique en 1978. Professeur agrégé et docteur en philosophie, il est l'auteur de L'Inexpressif musical paru en 2013, Voir et entendre en 2016, et le Traité des apparences en 2017. Introduit à la philosophie par la lecture d'une lignée de penseurs caractéristiques – Gorgias, Pyrrhon, Lucrèce, Montaigne, Spinoza, Berkeley, Hume, Nietzsche, Bergson, Wittgenstein et Ortega y Gasset –, sa réflexion se déploie sur des sujets aussi variés que l'interprétation, l'art, dont la musique, le langage et l'expérience. Son intérêt philosophique, enrichi par un compagnonnage intellectuel avec Clément Rosset, qui nous a quitté en mars 2018, le porte désormais à interroger l'existence à partir des théories classiques de l'Être. Issues du « pseudo-problème » qui consiste à se demander pourquoi quelque chose existe, donc à rechercher la vérité au-delà des apparences sensibles, les théories de l'Être attesteraient l'inactualité de Parménide, en refusant de s'en tenir à ce qui apparaît, au réel tel qu'il est, et de l'approuver.

 

Dire et penser que ce qui est est.

Car l'être est, et le rien n'est pas.

                                 Parménide.

 

Le premier chapitre de l'ouvrage, intitulé « De ce qui existe », convoque une philosophie opposée à celle de Platon, échappant à l'attitude morale de refus de ce qui est donné comme seul existant. Écarter la réalité immédiate en faveur d'une autre – plus vraie, authentique, et meilleure –, d'une réalité qui transcende les choses, est le dessein d'une philosophie que la recherche de la vérité détourne du réel. C'est avant tout le problème de la vérité qui incite à dédoubler ce qui existe, au lieu que le monde apparent est le seul ; pas nécessairement le vrai monde, mais le seul. Le Poème de Parménide suggère à cet égard une conception de la vérité qui est une vérité de l'immanence ; celle de l'être et de la pensée, celle de l'être et de la réalité immédiate, celle enfin de la conscience et de la présence aux choses. Ce qui existe est ce qui est donné, que l'on ne construit pas, qui s'impose et nous résiste. Que le réel soit un pur apparaître sans raison nous condamne à y faire face, sans illusion ni superstition, avec une certaine joie, comme une réalité unique, inexpressive et d'où la transcendance est finalement rejetée.

Cet égarement au-delà des choses, de ce qui existe, est l’œuvre d'une interprétation, d'une volonté de connaissance, appuyée par l'exigence de vérité de la raison humaine. Le fait de penser que quelque chose est a été associé à la connaissance de l'être, donc à l'exigence de l'expliquer et à celui de le dire. Or ce qui est pensable, et qui peut être dit, ce sont les choses, qui seules existent – et rien de plus, puisque la vérité est ce qui est. La correspondance entre l'être et la pensée fait de la réalité ce qui nous est présent à l'esprit. La pensée, entendue comme intuition plutôt que comme raisonnement, coïncide avec la présence de ce qui existe, elle est une pensée de l'actuel, de ce qui existe tout simplement parce qu'il est perceptible. La pensée ne peut avoir d'autres objets que ce qu'elle pose comme existant, quelque chose qui est, un objet présent, positif, ce qui donc est donné immédiatement à l'esprit comme ce qui apparaît. Ainsi l'Être, ce sont les choses qui s'imposent par la pure et simple apparition de leur existence, simplement présente, et aussi toujours changeante. L'Être, qui a bien peu à voir avec la possibilité, se confond avec la réalité, ou avec l'effectivité, entendue comme présence à la conscience de ce qui s'offre aux sens comme un fait, et ce au degré le plus immédiat du rapport au réel, le niveau de la perception. Penser le vide, ou l'autre, ne répond donc à aucun acte, et nulle négation, ou pensée du néant n'a de sens, si l'existence est un fait présent à l'esprit, un objet qui s'offre immédiatement à nous, ainsi qu'une donnée de la conscience.

 

Le deuxième chapitre, intitulé « De ce qui n'existe pas », met en garde contre une certaine conception du langage adoptée dans notre rapport ordinaire au monde. C'est à une prétention du langage à vouloir se substituer à la réalité immédiate que Parménide nous rend vigilants, en orientant la philosophie vers l'acceptation du réel tel qu'il se manifeste. Penser et parler, avoir présent à l'esprit et nommer, sont deux modalités du rapport au réel qu'il convient de distinguer. La pensée, entendue comme intuition, est éminemment tautologique, selon que la vérité est ce qui est, et que ce qui existe se présente à l'esprit. Le langage, lui, ne permettant pas de dire l'être, nous confronte au possible, également à ce qui n'existe pas : le vide, l'autre, le néant. Il permet de dire ce qui n'est pas présent à l'esprit, et ainsi nous invite à penser que le non-être est tout autant que l'être. Alors qu'on ne se représente rien à parler de ce qui n'existe pas, et donc qu'on refuse la seule réalité, une tendance générale nous fait considérer que ce qui n'existe pas existe d'une certaine manière – les chimères, les superstitions, la mort surtout, et Dieu peut-être.

Le langage est traditionnellement conçu comme une instance d'appréhension théorique du monde qui, en pensant l'être, l'astreint à ce qui en peut être dit. Moins que de servir la connaissance – le discours rationnel sur le réel – en désignant les choses, le langage sert de matrice au dédoublement (fantasmatique) de la réalité en être et paraître. En parlant, se modélise une image du monde, la vérité idéalisée, et hypostasiée, qui laisse planer un soupçon de mensonge sur la réalité perçue. La connaissance de la réalité par le biais du langage nous fait penser au monde tel que nous le disons, jamais tel que nous le percevons, car les mots sont incapables de désigner les choses, le leurre étant de croire qu'ils en sont les images, y compris ceux qui ne nomment rien. Le langage n'est donc pas une représentation, mais un moyen de communication ; il n'est pas un outil de connaissance du réel, mais une boîte à outils, permettant d'agir dans le monde, et d'interagir avec les autres.

Le Poème vise avant tout à dire ce que l'être ne peut être, et ainsi semble exister entre la pensée de Parménide et celle de Wittgenstein une parenté. Si le langage est limité aux frontières de ce qui est présent à mon esprit, le lien entre le langage et la réalité n'existe pas en dehors de la pensée. Plutôt que les éléments d'un discours désignent quelque chose, les mots sont évocateurs, et nous inscrivent dans une situation à plusieurs d'interaction avec ce qui existe. Aucun mot ne dit plus que ce qui est, aucun non plus n'exprime au-delà de ce qui apparaît, aucun enfin ne révèle des vérités autres que ce qui se présente à l'esprit. Si le langage n'a pas de lien naturel avec la réalité, mais plutôt avec le rapport des hommes entre eux, qui en font un ensemble de signes conventionnellement admis pour communiquer, dire par exemple d'un objet qu'il est rouge ne fait pas exister la couleur – moins encore si l'objet est non-rouge. La vision tragique de l'être proposée par Parménide est l'acceptation de l'être tel qu'il se présente, sans néant ou non-être. Il signale ainsi le refus de s'en tenir à l'intuition, qui sous-tend toute recherche d'une réalité autre que celle qui est perceptible, et par-là seulement dicible.

 

Le troisième et dernier chapitre, intitulé « De l'interprétation », révoque la démarche d'interprétation adossée à cette conception du langage, à même de prédiquer, de contredire et de dire faux. L'interprétation fait surgir un sens qui n'est pas immédiatement sensible, et qui est censé exister entre ce qui apparaît et ce qui est vraiment. Interpréter, c'est aussi bien réduire une incompréhension que faire venir à l'existence, clarifier que donner à être, expliciter que faire apparaître. Ainsi en est-il du texte que l'on éclaire en l'interprétant, et du rôle que l'on joue sur scène, qui laisse paraître tel personnage aux sens du spectateur. De l'interprétation d'un texte à celle du réel, un même appel est prononcé, qui est à décliner invariablement : penser autre chose que ce qui est, quoiqu'en prétendant par-là rendre raison de l'existence de cela même qui est.

L'interprétation revient bien à échanger ce qui existe contre ce qui fait exister, ce qui apparaît contre ce qui est censé le faire apparaître, tandis que l'être est tout ce qui se donne. Interpréter est une certaine manière de refuser ce qui se présente à l'esprit, donc de déprécier ce qui apparaît et de faire de ce qui existe le signe d'autre chose. L'attitude psychologique de refus du réel tel qu'il se présente, de dépréciation du réel, est à la source de l'interprétation, tout autant que la confusion concernant le langage, comme « expression », ou traduction de la pensée ; la pensée est articulée par le langage, et le langage permet seul de penser, partant de dire quelque chose. Si le langage est bien articulé à la pensée, ce qu'on perçoit immédiatement est qu'il y a être, donc un certain manque de sens. Refuser que ce qui est donné est tout ce qu'il y a, au profit d'une recherche de la vérité, suppose l'affirmation d'un sens de l'existence. Mais en se présentant comme pur il y a, l'existence est dépourvue de sens, sauf à supposer un sens coïncidant avec elle. La réalité immédiate ne présente aucun sens qu'une interprétation aurait à dévoiler. Elle est une présence insignifiante, où ce qui est apparaît indéfectiblement. Si donc l'être est tout ce qui se donne d'emblée, le non-être est un impensé, l'impensé une hallucination de pensée.

Saisir la présence de la réalité n'implique nullement « comprendre » quoi que ce soit à son égard, si ce n'est qu'elle est : ni comment, ni pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, ni à quelle fin. Ainsi en va-t-il d'un texte comme de la réalité : l'insatisfaction toujours pressante à l'égard de ce qui est, de ce que l'on vit également (« c'est pas une vie, ça! »), du monde dans lequel nous évoluons, nous porte à ne pas penser le réel comme suffisant. Au lieu de s'y accommoder, la réalité aurait à être autre que ce qu'elle est, pour répondre à nos attentes et pour lever nos craintes. Et certaines des nombreuses interprétations du propos de Parménide souffrent d'un même refus de lire ce qui y est écrit ; que ce qui existe existe – ce qui n'existe pas n'existe pas.

 

 

Proposition d'ontologie du paraître, le Poème de Parménide vise à démolir toute métaphysique du double par une critique du langage. L'auteur de L'Impensé se prononce bien contre l'idée que la réalité perceptible est transcendée par une autre réalité non perceptible. Et force est d'admettre que le refus de la présence de ce qui existe est un rejet de ce qui s'impose à la pensée. Car c'est bien la réalité telle que nous l'avons sous les yeux qui est réelle, et seule réelle. Santiago Espinosa cherche moins, dans cet ouvrage, à formuler une nouvelle interprétation du Poème, plus authentique que les autres, qu'à en analyser certains fragments, pour rendre compte de la lignée philosophique tracée depuis Parménide, ou Homère, jusqu'à Nietzsche et Clément Rosset, d'acceptation du réel, contre son double imaginaire. Ce qui rend cet ouvrage bien plus personnel qu'universitaire, et en fait une œuvre de filiation, d'inscription dans une tradition de penseurs, et d'hommage à son ami défunt. L'appel renouvelé à l'acceptation du réel est tout autant un élément de philosophie qu'une conduite de vie. L'injonction à accepter le réel aurait tôt fait de se muer en simple impératif catégorique matérialiste : se contenter du monde tel qu'il s'impose à nous, si Santiago Espinosa s'en tenait à la critique de l'illusion qu'une réalité intelligible existe. Il s'agit bel et bien, dans L'Impensé, de répudier la croyance en un monde plus authentique, et le discours rationnel qui la porte. Mais la thèse, plus générale, suggère que c'est dans la force de tout discours moralisateur, opposé au monde donné, au nom de Valeurs et de désirs, que réside le caractère indéterminé de cet autre du réel. Faire bon accueil à ce qui existe, accepter la réalité, n'est jamais se rendre complices des horreurs existantes ni se complaire à la médiocrité ambiante. Accepter le réel, c'est chercher son objet de désir en lui, et non transformer l'ordre des choses pour le plier à ses attentes. C'est aussi, supposément, placer la « raison » hors de la philosophie, pour ne plus se venger de la vie en lui opposant la fantasmagorie d'un monde autre et meilleur, préférable à la vie que nous menons. En nouant ainsi avec Nietzsche une familiarité de pensée, la lecture proposée de l'existence par Santiago Espinosa suggère cette portée morale du double, qui va bien au-delà de l'ontologie : une méfiance à l'égard de l'aspiration de chacun à un monde meilleur, quel qu'il soit. La question et la réponse philosophiques du Poème, qui n'est rien d'autre que « qu'y a-t-il » : Il y a être, nous porte à l'approbation sans conteste du réel – et de la vie. Mais l'homme, précisément parce qu'il est mortel, et par surcroît superstitieux, cherche à détourner le regard de cette présence ; et dans sa quête d'un réel meilleur, il n'hésite pas à détruire celui qu'il a sous les yeux.