Ruwen Ogien, Mes mille et une nuits. La maladie comme drame et comme comédie, Paris, Albin Michel, 2017, lu par Alexandre Klein.

L'équipe de l'Œil de Minerve se joint à l'hommage rendu à la mémoire de Ruwen Ogien, disparu le 4 mai dernier.

 

Ruwen Ogien, Mes mille et une nuits. La maladie comme drame et comme comédie, Paris, Albin Michel, 2017, 254 p.

              

À l’origine de la philosophie, de l’acte de philosopher, il y a un étonnement, une surprise, le surgissement d’une nouveauté qui déplace les repères, transforme les représentations et suscite l’interrogation. Celle-ci peut-être un bruissement infime, un évènement anodin ou encore une rencontre décisive. Parce qu’elle bouleverse le cours de l’existence, tant dans son quotidien que dans son devenir, la maladie est de ces éléments qui engendrent le questionnement, engagent la réflexion et conduisent à la remise en question. C’est ce qu’a découvert le philosophe français Ruwen Ogien lorsqu’il a été diagnostiqué, en 2013, d’un cancer du pancréas. Ce spécialiste de philosophie morale, directeur de recherche au CNRS, s’est trouvé plongé dans un monde nouveau : celui des rendez-vous médicaux, des diagnostics difficiles à annoncer (et à entendre), des traitements de chimiothérapie épuisants, des opérations lourdes, des séjours à l’hôpital qui s’éternisent. Un monde fait de peur, de tristesse, d’inquiétude, d’angoisse et parfois d’espoir. Un monde où le temps change de rythme et où les autres changent d’attitude à mesure que l’on change d’apparence. De cette expérience singulière, le philosophe a tiré une réflexion nouvelle et un livre particulièrement intime.

 

À la frontière de l’essai philosophique, de la réflexion partagée à haute voix et du journal de malade, Ogien interroge dans ses Mille et Une nuits cette vie nouvelle, entre drame et comédie, qu’est la vie de malade du cancer. Loin du récit de soi tirant sur le pathos, le philosophe entend ici avant tout défendre une thèse forte. Il souhaite critiquer le dolorisme, cette doctrine qui met de l’avant la maladie comme une expérience enrichissante, permettant, notamment à travers la souffrance qu’elle implique, de se renouveler, de se transformer, de renaître plus fort. Relisant Nietzsche, Simone de Beauvoir ou Virginia Woolf, il tente ainsi de soutenir l’invalidité tant épistémologique que politique de cette conception qui, selon lui, renie l’expérience propre du malade, favorise le paternalisme médical, mais surtout repose sur des propositions infondées.

Mais au-delà de cette ambition philosophique affichée, l’ouvrage d’Ogien est surtout le récit de sa plongée dans un monde jusqu’alors inconnu, la narration de son incursion, bien involontaire, dans un univers qui lui était jusqu’alors totalement étranger : celui de la médecine. Au fil des pages et des évènements, le philosophe découvre notamment les théories classiques de la sociologie de la santé – depuis l’étude sur le rôle de patient de Parsons jusqu’aux analyses des enjeux anthropologiques de la maladie réalisées par Herzlich et Augé –, ainsi que les grandes conceptualisations philosophiques qui s’y rapportent. Face à la souffrance et à la mort qui entachent plus rapidement que prévu son horizon, le moraliste se mut ainsi en philosophe de la médecine amateur, abordant avec un œil frais, et parfois un peu naïf (au sens le plus noble du terme), les fondements de la réflexion contemporaine sur les questions de santé. Sans y apporter nécessairement d’éléments nouveaux, la fraicheur de son regard et la sincérité de son émerveillement parviennent à donner à ces idées bien connues une saveur nouvelle, et parfois même une dimension encore inaperçue. Puis, progressivement, la réflexion philosophique semble de plus en plus céder le pas à un vécu débordant, envahissant, au point qu’Ogien finit par faire de l’un de ses chapitres ce qu’il semblait pourtant au départ exécrer : un journal de malade où les dates s’égrènent au rythme des évènements médicaux et des bribes de réflexions qui les accompagnent. Comme si le philosophe ne pouvait finalement faire taire, dans l’exploration de sa nouvelle condition, la voix du patient qu’il est devenu.

L’ambition critique du philosophe analytique semble en effet s’amoindrir au fil de l’ouvrage, au profit d’une mise en récit (des plus continentales ?) de sa rencontre philosophique avec la maladie et la médecine. Comme si le livre témoignait lui-même de ce pouvoir qu’a la maladie, non pas donc de nous rendre plus forts, mais bien de nous ouvrir à d’autres horizons, de favoriser des réflexions nouvelles, de nous inviter à transformer nos représentations et nos croyances. Ogien admet d’ailleurs finalement qu’il n’a pu mener à bien son projet de « proposer des arguments en faveur de l’idée qu’il serait bon de nous débarrasser complètement de ces questions de “sens” qui encombrent nos façons de penser la maladie » (p. 234). Mais il a produit, entre temps, quelque chose d’autre, tout aussi intéressant et valable. Ainsi, involontairement, presque contre son gré, il confirme que la maladie, et la médecine qui l’accompagne, si elles sont définitivement de ces matières étrangères les plus aptes à nourrir la réflexion philosophique ainsi que le soutenait Georges Canguilhem, sont aussi des compagnes exigeantes, omniprésentes. L’immersion dans la souffrance et le doute, de même que la confrontation concrète à l’arrivée prochaine de la mort transforment inévitablement la réflexion et l’écriture philosophiques, à l’aune d’un vécu, d’une expérience personnelle, d’un ressenti qui ne peut désormais plus être ignoré ou simplement tu. En explorant sa nouvelle condition de malade, Ogien ne s’est donc pas contenté d’entrer dans un nouveau territoire philosophique, celui de la médecine et de la santé, il a découvert et expérimenté une nouvelle manière de philosopher. Il a ainsi produit un essai aussi intime qu’original, voire même original parce qu’intime.

 

Alexandre Klein